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SAINT-CLOUD. — IMPIIIMEIUE DE M"" \' EUGÈNE BELIN
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CE. AlillERTIN
HISTOIHE
LA LANGUE
F.T J)R
LA LITTERATURE
FRANC M9E^
TOMÎ II
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D'EUG.
BELIN
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HISTOIRE
LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE
FRANÇAISES
AU MOYEN AG-E
D'APRtS LES TRAVAUX LES PLUS RÉCENTS
M. CHARLES AUBERTIN
»NCIBH il \iTRE DES CONFÉRENCES DE LITTÉRATLKE FRANÇAISE A l"ÉCOLE
NORMALP. SlIFÉRlI'L'Ri;
RECTEUR DE l"aCADH,MIE DK POITIERS
CORIIESPONDANT DE l'INSTITUT
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE D'EUGÈNE DELIN
RUIi DE VAlIGlTlAnD, N» 32
1878
HISTOIRE
DE LA
LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE
FRANÇAISES
HISTOIRE
UE I.A
LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE
FliANÇAISES
AU MOYEN AGE
D'APRÈS LES TRAVAUX LES PLUS RÉCENTS
M. CHARLES AUBERTIN
ANCIEN MAÏTHE DES CONFÉRENCES DE I.ITTÉR ATL'HE FRANÇAISE A LÉCOLE
NORMALE SCPÉRIEURK
nECTEUn DE l'aCADKNUE DE rOITlERS
CORtlESCONDANT DE l'iNSTITLT.
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE D'EUGÈNE BELIN
lUE Di: VAIGIRARD, N° 52.
1878
Tout exemplaire de cet ouvrage non rcvôUi de ma griffe sera
réputé contrefait.
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SAINT-CLOUU. — IMIMU.MEUIE Dlî M"*^ V° KUG. BliLlN.
AVERTISSEMENT
Ce second volume compi'end la lin de noire étude sur la
poésie du moyen âge, et l'histoire entière des genres en prose.
Il termine le travail dont nous avons précédemment expliqué
le dessein et la méthode.
Ici, comme dans le premier volume, l'érudition contempo-
raine nous a fourni des indications et des secours que nous
aimons à déclarer et à reconnaître. Pour achever l'analyse
de la poésie, nous a^■ons pu consulter les savants articles de
MM. Paulin Paris et J.-V. le Clerc siu' les genres satiriques
et didactiques : nous nous sommes aidé, pour la prose, des
beaux travaux critiques de MM. Natalis de Wailly et Siméon
Luce, sur nos historiens, et du remarquable ouvrage de
M. Lecoy de la Marche, sur les sermonnaires du xin'= siècle.
Certaines questions, dans cette partie de notre sujet, res-
taient entières et n'avaient pas encore été, sinon traitées, du
moins approfondies; par exemple, l'explication des origines
de l'éloquence politique et de l'éloquence du barreau. Nous
-avons essayé de combler, par nos recherches personnelles,
ces regrettables lacunes.
Un examen des causes qui ont ralenti les progrès et pré-
VI AVERTISSEMENT.
cipilé le déclin de notre ancienne litléralure complète cet
exposé. Nous avons saisi l'occasion de i'aii'e connaître le
système d'enseignement public qui fut en vigueur jusqu'au
temps de la Renaissance, et d'apprécier l'effet des méthodes
scolastiques sur l'esprit français.
Ainsi se trouve rempli, dans notre pensée du moins et
selon nos forces, le dessein annoncé par nous de résumer et
de mettre en ordre, sous une forme précise, les plus solides
résultats des travaux dont le moyen âge a été récemment
l'objet en France et en Europe, et qui sont l'honneur de la
science contemporaine.
C. A.
HISTOIRE
DE LA
lANCUE ET DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISES
DEUXIÈME PARTIE
TliOISIÈME ÉPOQUE
LA POÉSIE SATIRIQUE, MORALE ET DIDACTIQUE.
— LES DERNIERS POETES LYRIQUES.
CHAPITRE PREMIER
LA POÉSIE SATIRIQUE
Les Fabliaux ; leurs origines et leurs espèces diverses. — Tableau
satirique de la société française au moyen âge. — Autres petits
poèmes satiriques : Débats, Dits et Disputes. — Rutebœuf et les
principaux auteurs de satires. — Les grands poëmes satiriques.
Les deux parties du Roman de la Rose. Guillaume de Lorris et
Jean do Meung. — Les branches multiples du Roman du Renart.
— L'ancien Renart, Renart le Novel et le couronnement de
Renart; Renart le Contrefait. — Diffusion de notre poésie
satirique dans la littérature de l'Occident.
Presque toutes les formes de l'inspiration poétique ont
paru ou se sont annoncées dès la naissance de notre littéra-
ture. On peut citer des satires, des poésies morales ou didac-
tiques, contemporaines des premières chansons de gestes et
de nos anciennes romances et pastourelles. ,La société
française du moyen âge étant composée de classes distinctes,
dont les mœurs, les opinions et les sentiments différaient en
plus d'un point essentiel, rien d'étonnant que la poésie nais-
1
2 LA POÉSIE SATIRIQUE.
santé, soumise à cette variété d'influences, ait exprimé, avec
tous leurs contrastes, les impressions qu'elle recevait. Mais
autre chose est l'apparition "d'une forme poétique, autre chose
son développement et sa prédominance. Si les genres les
plus opposés peuvent éclore et se montrer à l'origine des
littératures, ils ne fleurissent pas dans le môme temps ;
leur règne est successif, chacun d'eux a son heure et sa
saison pour charmer les esprits et s'élever à l'empire. Évi-
demment, lorsqu'au xiii" siècle les chansons de gestes et les
chansons lyriques jetaient leur plus vif éclat ; lorsque la
faveur publique accueihait avec transport une poésie fière et
gracieuse, expression des plus généreux et des plus doux sen-
timents, les autres formes poétiques, qui dos lors existaient,
ne pouvaient lutter contre ce victorieux ascendant ; elles dis-
paraissaient en quelque sorte dans cette gloire.
On ne saurait soutenir non plus, malgré la vogue rapide
des fabliaux, que le genre satirique ait exercé une action plus
prompte et plus puissante que le drame, notamment que le
drame liturgique, dont le prestige sacré captivait les imagi-
nations populaires longtemps avant la naissance de notre
littérature nationale. Nous devions donc commencer par
faire l'histoire de ces genres antérieurs et supérieurs oii l'àme
de la France féodale, chrétienne et chevaleresque parle avec
éloquence et se produit avec énergie ; tel a été l'objet principal
de notre premier volume. Nous arrivons maintenant à cettc^
autre poésie moins magnanime qui nous présente la même
société sous de plus vulgaires aspects. Si nous avons réservé
pour la fin l'étude de ces genres inférieurs, en les réunissant
dans une troisième époque de notre histoire littéraire, bien
qu'ils aient donné signe de vie dès le xn"^ siècle, c'est parce
que leur plein épanouissement a été plus tardif; c'est aussi
parce que l'esprit général dont ils s'inspirent, l'esprit de mo-
querie sceptiijue et frondeuse, n'a pris toute sa force et n'a
vraiment dominé qu(^ dans le déclin des mœurs, des croyances
et des institutions du moven âge.
LES l'ABLIAUX. 3
§ I"
Les Fabliaux. — Tableau satirique de la société du moyen âge.
La pnrsic des fabliaux csl Icxpressioii la plus ancienne el la
plus populaire de Tesprit satirique en France. Fabliau veut
dire : petit récit lictif, licencieux et moqueur; ce terme est à
peu près synonyme de conte i'i de nouvelle^ . C'est la narration
plaisante el légèi'e, en regard des longs récits de l'épopée
et de l'histoire, sérieux et vrais, ou prétendus tels. Entre la
l'abl(^ ou apologue et le fabliau, il y a cette différence qu(;
l'apologue, borné au choix de certains sujets et de certains
acteurs, n'est qu'une variété de ce genre poétique ; il occupe
un domaine à pai't dans les limites les plus larges où se déploie
librement le fabliau. L'origine de ce petit poëme remonte hjrt
loin ; nul doute qu'il n'ait figuré, à côté de la cantilène épique
et de la légende pieuse, parmi les pièces qui composaient le
l'épertoire primitif des jongleurs populaires-, ces devanciers
des trouvères et des troubadours. Il est, chez nous, aussi an-
cien que la verve même de l'esprit gaulois'. Oii l'imagination
\. Du latiii fabuhi. fabcllu, l'ancien français a tiré fable, pibel, et, par
uiélatlièse, fablel, fabhau, fabliau.
2. Histoire liltrraire, t. XXIII, p. 112. — Voir notre premier volume,
p. 156-169, 28.'(-290.
3. L'antiquité grecciue et romaine a connu le fabliau ou quelque chose
d'équivalent. Ouelques épisodes de VOdysiée, par exemple, le récit des
mésaventures de Vulcain,* peuvent rivaliser avec les narrations les plus
gaies de nos conteurs. Les Nymphes ou Xaiades qui au fond des eaux, dans
leurs palais de cristal, charmaient d'éternels loisirs en racontant, comme
Clymène. les petits scandales de l'Olympe, ressemblaient fort aux interlocu-
teurs du Dccamtron ou des Cent Nouvelles nouvelles :
Aque Chno densosDivum numerabat amores.
ViRG., Géorg., IV, 347.
Un Grec, du ii'' siècle avant notre ère, Aristide de xMilet, avait composé
k l'imitation des Orientaux, un recueil de contes licencieux, les Fables
milésiennes, qu'on traduisit en latin au temps de Sylla et qui eurent un
prodigieux succès. Dans la préface de l'Ane d'or, Apulée, deux siècles
après notre ère, voulant amorcer le lecteur, déclare qu'il va écrire des
contes à la milésinque.
4 LA POÉSIE SATIRIQUE.
française a-t-elle pris la matière de ces piquants récils?
Elle l'a puisée à des sources fort diverses : en elle-même,
d'abord, dans sa fécondité inventive, puis, dans les inven-
tions d' autrui, dans la société et dans les livres. La Bible,
la littérature sacrée, les poêles et les historiens anciens, quel-
ques épisodes des chansons de gestes et des romans d'aven-
tures, certains recueils de narrations orientales, importées
en occident et traduits de l'hébreu ou de l'aralje en latin,
ont fourni beaucoup de sujets à nos conteurs*; mais les
mille incidents de la vie sociale et l'observation des mœurs
contemporaines les ont plus souvent et plus heureusement
inspirés.
La plupart de ces petits drames, où agissent et parlent les
Iwurgeois et les vilains, sont le produit du sol de la France ; on
y reconnaît aussitôt la physionomie du pays. Quand ils ont fait
le tom' de l'Europe, comme nos grands poëmes de chevalerie,
quand on les a reproduits en prose dans les langues étran-
gères, les imitateurs, même les imitateurs italiens, n'ont pas
toujours surpassé le naturel, l'abondance, la facihté, l'en-
jouement, l'esprit vif et libre qui sont les qualités originales
d'une poésie éminemment française. Les fabliaux, en géné-
ral, sont composés sur le même rhythme, en vers de huit syl-
labes; ils comptent plusieurs centaines de vers.- Ce vers
octosyllabique, à rimes plates, qui fut nommé longtemps le
vers Ijurlesque, comme le vers de dix ou de douze syllaljes
1. Ils doivent ii Pétrone la Matrone d'EpItàe; à Apulée, le conte ilu Cnvier;
à Ovide, le sujet de Narcisse, ceM de l'tjrame et TImbc. Ils ont emprunté
à l'ancien recueil des Vies des Pères {'Ermite et le duc Malaquin, le Larron
qui se recommande à Notre-Dame, etc. — Les principaux recueils oiientaux
importés en Europe par les Juifs, les Sarrasins d'Espagne et les Croisés
sont : Calila et Dimna ou le livre de Bidpaï, d'origine indienne, traduit de
l'hébreu en grec au xi" siècle, puis en arabe, en latin, en espagnol; le
roman de Sendabad, Vllistoire des sept Sarjcs, de même provenance, traduit
du syriaque en grec sous le litre ûeSyntipas, puis imité en latin et en fran-
çais à la fin du xii» siècle sous le titre de Dolopathos. D'autres collections
latines formées un peu plus tard, comme les Gesta Romanorum, les His-
torié latinx ont pu faire connaître en France, du xi" siècle au xiv« siècle,
les contes de l'Orient. — Histoire littéraire, t. \XilI, p. 7i)-79.
LES FABLIAUX. b
était le vers héroïque, nous paraît monotone aujourd'lmi;
injiis il était animé par la récitation dramatique des jon-
gleurs, et il faut qu'il ail eu quelque attrait pour l'oreille de
nos pères, puisque, déjà employé dans les poëmes de la
laùle ronde et dans beaucoup d'autres poëmes d'aventures,
adopté aussi fort souvent par les imitateurs allemands et an-
glais des trouvères conteurs, nous le voyons transmis de
poëte en poëtc, comme un apanage de la littérature légère,
jusqu'au xvii" siècle, où il se retrouve, après cinq cents ans
de popiûarité, dans les bouffonneries de Scarron, dans un
grand nondjre de mazarin;ules, et dans quelques poésies de
la Fontaine ' .
Le premier caractère, le trait le plus frappant de la poésie
satirique primitive qui a pris la forme de contes et de récits,
est de s'attaquer h toutes les conditions sociales et de n'épar-
gner aucune classe, si puissante qu'elle soit. Elle nous présente
un tableau fidèle et complet des mœurs du temps. Nous
pouvons donc distinguer en plusieurs classes ces poëmes eux-
mêmes, selon la nature particulière des sujets qu'ils traitent
et des ridicules dont ils font la peinture : nous aurons ainsi les
fabliaux qui s'occupent du clergé, ceux qui mettent en scène
des personnages nobles, ceux enfin, et ce sont les plus nom-
breux, qui se moquent des bourgeois et des vilains. Nous
allons parcourir successivement, ces contes à la main, tous
les rangs de la société.
Les fabliaux où le clergé paraît sont de deux sortes : les
uns, sans intention méchante, développent de pieuses histoires
entremêlées d'incidents fort libres; ce sont les Contes dévots;
les autres font la satire des mœurs ecclésiastiques. Les contes
dévots ont commencé, dès les premiers siècles du christia-
nisme, par ces ouvrages apocryphes qu'on écrivait pour l'amu-
sement et pour l'édification des fidèles : le Pasteur d'Hermas,
gracieuse alliance du génie grec et de l'inspiration orientale,
Y Itinéraire ou le voyage de saint Pierre, les Ti^aditions orales
1. Uùloire liHérain, i.WlW, p. 80.
t' LA POÉSIE SATlRiOUE.
(les temps apostoliques recueillies par Hégésippe et Papias,
les NaiTations d'Aristée, d'Abdias, les Actes de saint Paul et
et de sainte Thècle, les Aventures de Barlaam et de Josaphat,
les légendes douteuses de saints et de martyrs non reconnus
par l'Eglise sont des contes dévots * .
On peut y joindre quelques poésies dont les auteurs appel-
lent au secours de la prédication chrétienne les Visions, les
Songes, les Voyages dans l'autre monde; classe abondante et
variée à laquelle appartiennent la Voie de Paradis par Rute-
beuf, la Cour de Paradis, le Verger de Paradis, le Songe et
le Salut d'Enfer par Raoul de Houdenc, le Mariage des Filles
du Diable par un trouvère anonyme-. Un auteur fécond de
ces romans de spiritualité, souvent blâmés pour leurs men-
songes, souvent absous ou du moins excusés par riionncteté
de l'intention, est le prieur de Saint-Médard de Soissons,
Gautier de Coinsy, qui rima soixante-quinze Myracles de
Nostre-Dame, un poëme sur Madame sainte Léoeade, et le
roman de la chaste Empereris ' : le tlié-àtre, nous l'avons dit
1. Hermas, chrétien du premier siècle, était, dit-on, l'un des anciens
disciples de saint Paul. Il existe une version latine du Pasteur; le texte
grec s'est perdu. — Hégésippe, le plus ancien des historiens de l'Eglise,
vécut au ii« siècle; Papias, disciple de saint Jean rÉvangéliste, mourut
en 136. — Les ouvrages apocryjjhes dont nous donnons ici les titres sont
réunis dans le Codex apocryphua Novi Teslamenti puhlié par Fabricius (1719-
1743.) Voir aussi un mémoire de M. de Burigny, sur les apocryphes, dans le
tome XXVII de l'Académie des Inscriptions, etc. Nous avons analysé la
jdupart de ces mêmes ouvrages dans notre Etude sur Scncque et suint Faut,
3eédit.,p. 414-420 (1872).
2. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 117-118. — Sur Raoul de Houdenc,
trouvère des commencements du xiii'- siècle, et sur ses œuvres, voirffis-
toire littéraire, t. XVI, p. 214-227; t. XVIH, p. 786-7%; t. XXH, p. 868-870,
et la publication de M. Miciielant (Stuttgart, 1869). — M. Marins Sepet a
publié en 1876 (Journal VVnion, 28 août), une étude neuve et savante sui'
les Visions épiques et les Songes pieux qui abondent dans notre plus
ancienne littérature et qui n'ont certes pas échappé ii l'auteur de la Divine
Comédie. La vision poétique passa de France en Italie où elle trouva le
génie qui devait la lixer en un poëme immortel.
3. Gautier de Coinsy, né en 1177 à Amiens, mourut en 1236. Il fut suc-
cessivement moine dans l'abbaye de Saint-Médard de Soissons, prieur de
Vic-sur-Aude, et prieur de saint Médard. — L'Histoire littéraire a analysé
ses ouvrages, t. XIX, p. 839-857, et t. XXHI, p. 119.
LES FABLIAUX. 7
ailleurs, a largement puisé, au xiv" et au w" siècles, dans les
inventions bizarres de cet infatigable rimeur*. On peut ap-
pliquer à la plupart des contes dévots, imaginés par la fer-
veur indiscrète et trop peu scrupuleuse du moyen âge, cette
maxime célèbre : la lin justifie les moyens. Dans le but de
prouver la toute-puissance de la Vierge ou des anges ou de
(juclque saint, ils nous donnent en spectacle les plus effrontés
pécheurs, et quand ceux-ci sont tout noirs de crimes, un seul
acte de dévotion fait h propos efface la souillure. Sur un
signe de l'intercesseur dont 1(^ crédit est invoqué, le ciel
s'ouvre et reçoit ces âmes criminelles subitement justifiées
et transfigurées. Une péripétie, toujours la même, précipite
un invariable dénoûment. Le récit conduit tout le monde en
paradis ; mais avant le coup final de la grâce, avant cette
miraculeuse conversion qui nous mène au terme inespéré, les
personnages et les lecteurs du poëme ont longuement par-
couru le droit chemin de l'enfer. De là un mélange équivoque
de grossièretés licencieuses et d'effusions dévotes, une cré-
dulité puérile entée sur une imagination cynique, une révol-
tante promiscuité des choses les plus saintes avec ce qu'on
peut inventer et concevoir de plus profane.
C'est à peine si nous oserons caractériser, par ses traits les
moins scandaleux, l'aberration naïve de cette poésie aussi
extravagante que bien intentionnée. Un voleur, chaque fois
qu'il détroussait et tuait les gens, faisait une prière à la
Vierge : il est enfin pris et pendu ; la Vierge, reconnaissante
de ce culte fidèle, soutient de ses mains le larron au gibet
pendant deux jours et deux nuits et lui sauve la vie-. Une
sacristine, dévote à la Vierge, est enlevée et séduite ; la
Vierge, pendant dix ans, prend sa place h la sacristie et rem-
1. T. I", p. 457-458.
2. Méon, Fabliaux eî Contes des poètes français, du xii" au xV siècles (publiés
par Barbazan en 1756), 4 vol. Paris 1808. — Nouveau recueil, 1823. —
t. II, p. 443-446. — Le Grand d'Aussy, Fabliaux ou contes du xii» et du
xiii» siècles, traduits (en prose) ou extraits des manuscrits, 4 vol. 1779-
1781, t. IV, p. 1.
8 LA POESIE SATIRIQUE.
plit son oflîce jusqu'au jour où la pécheresse repentante vient
pleurer sa faute et l'expier*. Une femme ayant commis un
inceste va demander l'absolution au pape ; celui-ci lui impose
pour pénitence de vivre pendant sept ans enveloppée et cousue
dans une peau de bœuf et d'abandonner tout son bien aux
pauvres. Au terme fixé, elle meurt comme une sainte, et les
anges, qui portent son âme en paradis, chantent glorieusement
Te Deum laudamiis^. Nous n'insisterons pas; analyser ici de
pareils contes, ce serait imiter le mauvais goût de ceux qui
lèsent inventés^.
Nous toucherons avec la môme réserve aux fabliaux qui
médisent des prélats, des curés et des moines : les satires
contre le clergé, au moyen- âge, sont presque aussi nombreu-
ses en langue vulgaire qu'en langue latine, et elles se compo-
sent le plus souvent des mêmes lieux communs '* . Si accoutumé
qu'on soit à la hardiesse des trouvères, à la licence de leur
langage, on a peine h comprendre que dans ces âges de foi
leur verve téméraire ait si peu respecté la robe et le caractère
du prêtre ; mais c'est précisément l'universelle sincérité des
croyances et la profonde sécurité de la foi religieuse qui, en
diminuant le danger de l'attaque, rendaient possible cette au-
1. Méon, t. H, p. 154-172.
2. Jubinal, Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux, 2 vol. 1839-1842,
t. I, p. 42-72.
3. On peut consulter, pour de plus amples informations, outre les Recueils
de Méon, de Le Grand d'Aussy, et de Jubinal, le t. XXIIl de VHistoire
littéraire, p. 116-133. Il est inutile de recommencer l'étude si complète que
M. J.V. le Clerc a faite de ces fabliaux dans les pages cpie nous indiquons.
Bornons-nous à signaler quelques titres : le Bit de la Borjoise de Narbonnc
(Jubinal, t. I, p. 32); le Sénateur de Rome, (Méon, t. II, 394) ; le Dit du
chevalier et de l'Escuyer (Jubinal, t. 1, 118); le Bit du Povre chevalier (Jubinal,
t. I, 138); d'un Chevalier qui umoit une Bame, (Méon, t. I, 347); du Jeu de
/tpz (Jubinal, t. Il, 229); de l'Abeesse que H Beubles emprainfjna (Méon, t. II,
314); Bu chevalier qui ooit la 7Hes,sc (Méon , t. I, 82); de Martin Hapart
(Jubinal, t. Il, 204); de l'Ermite qui s'accompaigna à l'ange (Meon, t. II,
314); de l'Ermite que la femme voulait tenter (Le Grand d'Aussy, t. IV, 38);
le l'revosl d'Aquilée (Le Grand d'Aussy, t. IV, p. 87.
4. Ces attaques banales sont presque toutes rassemblées dans une
invective qui a pour inscription : Ci commance des Ckrs. — Ms. de Berne
354, fol. 57. — Anecd. litlér., p. 66.
Lt:S FABLIAUX. 9
daco et pcrmottaiciil de la lolérci'. On savait que ces critiques
frappaient uniquement suc l'inévitable alliage d'imperfections
et de souillures que la faible bumanité porte avec soi dans
l'exercice des plus augustes fonctions et conmiuni(pie aux
choses les plus saintes ; la majesté de l'Église elle-même
demeurait inviolable, et il ne venait à l'esprit de personne de
croire que la religion pùtètrt^ atteinte et blessée à travers ses
ministres. Que reprochent donc nos malins rimeurs au clergé
de leur temps? Les plus modérés plaisantent sur sa gourman-
dise et sa mollesse ; en général, on l'accuse de ne respecter
ni les commandements de Dieu ni ceux de l'Église. Fait digne.
de remarque : le haut clergé, dans nos fabliaux du xni" siècle,
est presque toujours épargné ' . Serait-ce l'effet de la crainte
salutaire qu'inspiraient aux rimeurs les prisons de la juridic-
tion épiscopale où plus d'un poëte a jeûné et pàti? Nous
aimons mieux croire que si l'on ne raillait pas les hauts pré-
lats contemporains de saint Louis, c'est parce qu'on les
admirait : il était difficile que la plaisanterie, même la plus
téméraire, parvint cà rabaisser au rang de personnages comi-
ques des hommes tels que Pierre de Corbeil, archevêque de
Sens, Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, Maurice de Sulli
et Guillaume d'Auvergne, évêques de Paris, Guillaume
Duranti, évêque de Mende^; leur gloire protégeait le corps
entier de l'épiscopat, si respectable et si éclairé, contre les
saillies indiscrètes de la satire.
Une même raison nous explique pourquoi les moines, qui
plus tard ont été fort maltraités, occupent si peu de place dans
les moqueries de nos anciens conteurs '. Les communautés les
1. Nous avons bien un conte manuscrit où un évèque, qui punissait dans
ses prêtres tous les pécliés qu'il connnettait lui-même, est pris un jour en
flagrant délit par un curé qu'il a interdit; mais c'est là une exception. —
Ms. (le Berne 354, fol. 88. Vllistoire littéraire donne l'analyse de ce
fabliau. T. XXIII, p. 135-136.
2. Sur ces noms, consulter Vllii^toire littéraire, t. XVII, p. 223-228; t. XXI,
p. Ct6-f)30; t. XVIII, p. 357-385; t. XX, p. 411-497, etnotre cbapitre sur
la Chaire au xiii* siècle, un peu plus loin, dans ce même volume.
3. Les fabliaux où l'on se moque des moines sont : le Bit de Coquaigne,
description des béatitudes de l'état monacal; le Dit des deux chevaux, et le
10 LA l'OÉSlE SATIRIQUE.
plus puissantes, les plus populaires, avaient au xiii"^ siècle
l'ardeur féconde de la jeunesse et le prestige de la nouveauté ;
elles produisaient en abondance des vertus et des talents;
l'arme de l'inquisition, confiée aux dominicains, suffisait,
d'ailleurs, à tenir à distance les mauvais plaisants. On ne rit
pas volontiers quand on risque d'être brûlé pour un ]jon mot.
Dans les siècles suivants, les ordres religieux affaiblis, discré-
dités, envahis par les abus, ont donné prise à la malignité
publique ; ils sont devenus alors une proie facile, et la satire
s'est ruée sur leur décadence.
Du côté du clergé sécidier la matière, paraît-il, était dès
lors plus riche, ou le risque était moindre pour les gens d'es-
prit; c'est par Là que la raillerie, contrainte ailleurs, a fait
ses ravages et pris ses dédommagements. Elle a choisi les
héros de ses récits badins pai'uii les simples clercs, les pau-
vres curés ou (( provoires, » dans le tiers état du royaume
ecclésiastique. Tout ce monde du clergé inférieur qui vivait
dispersé, isolé au milieu du peuple et sous son regard, qui
n'avait ni l'éclat de la richesse pour imposer, ni l'appui des
grandes communautés pour se soutenir, ni les armes du pou-
voir pour effrayer, était l'objet préféré, le point de mire des
observations malveillantes. On médisait de lui sans scrupules
comme sans réserve, parce qu'on savait bien qu'on pouvait
oser beaucoup contre lui avec impunité*. Ajoutons, pour
finir, une réflexion. La gravité de ces scandaleuses fictions se
trouvait singulièrement diminuée par le caractère même de
Bit du sacristain, assez insigniïiant l'un et l'autre; le fabliau de la Vessie du
prêtre, dirigé contre l'avidité des couvents et contre leur ardeur à poursuivre
les héritages. — Méon, t. I, p. 80-90, ai8-337; t. II, p. 232, 154-172,
314-330; t. III, p. 197-204; t. IV, p. 175-181. — Histoire littéraire,
f. XXIII, p. 149-159.
1. Quelques-unes de ces histoires sont simplement gaies; par exemple :
le Vrovoire qui menja les mures; le Provost à l'aunmsse; du Vrestre qui dist
la Passion; le Prestre et les deux ribaus; les Trois aveugles de Compiengne;
(Méon, t. I, p. 95-99; t. Il, p. 442-444; t. III, p. 186-190, 398-408; Le
(Irand d'Aussy, t. Il, p. 272.) — Mais il en est d'autres qu'il est im|iossib!e
d'analyser : du Prestre qu'on porte; du Bouchier d'Abbeville; de Gombert et
des deux Clercs; du Prestre et de la Dame; le Fabel d'Aloul; le Dit des
LliS FABLIAUX. 11
conx qui les inventaient ou les propageaient : les jongleurs
anilnilants, colporteurs ordinaires de ces facéties, gens sans
aveu pour la plupart et méprisés, ne pouvaient certes donner
aucune autorité à ce qu'ils (h'bi (aient. Cette poésie comique et
satirique, contenue dans leur répertoire, était traitée comme
une bouffonnerie sans conséquence, et il s'en fallait qu'elle eût
la force d'expansion du livre imprimé ou la puissance imper-
sonnelle et collecti^■e du j(turn;il moderne.
Protégés par les seigneurs et vivant de leurs libéra-
lités, les trouvères ont dû ménager des patrons si nécessaires
et si redoutables. Il y a bien quelques fabliaux, comme le Dit
dwpovre mercier et celui du Chevalier au barizel^, qui plai-
santent sur les bizarres caprices d'un baron haut justicier et
sur les mésaventures d'un chevalier déloyal et félon ; mais la
satire évite de s'égayer aux dépens des nobles, elle n'ose
presque jamais toucher aux rois et aux princes; souvent
môme, comme dans le conte de la Vieille qui oint lapalme au
chevalier^, elle réserve les beaux rôles aux puissants de ce
monde. Le franc parler n'exclut pas la prudence. Elle ne prend
un peu de liberté que dans ces badinages où elle est sûre que
les pouvoirs les plus ondu'ageux entendent raillerie; elle
médit volontiers des galanteries illustres et narre avec com-
plaisance les infidélités des grandes dames. C'est Là une
matière licite, autorisée par l'exemple des trouvères héroïques
et lyriques; nos conteurs ont su varier et rajeunir ce lieu
commun en l'enrichissant d'assez agréables inventions. Nous
trouvons dans le Dit de Bérenger un Georges Dandin, et un
Perdriz; le Povre Clercs; le Dit de Connebert; le Frestre cvacifié,elc. (Méon,
t. I, p. 104-123; 307-317; 165-169; t. 111, p. 181-196; 14-17; 238-244 ;
326-357; t. IV, p. 1-19; 181-187.) —L'Histoire littéraire donne quelques
fragments de ces fabliaux. T. XXIll, p. 137-149.
1. Méon, t. m, p. 17-25. — T. 1, p. 208-242.
2. Méon, t. 1, p. 183-185. — Voir, en outre, les fabliaux suivants : la
Plantez (Méon, t. I, p. 338-342); la vieille Truande (Méon, t. III, p. 153-
160); les Trois bossus (Méon, t. III, p. 245-254); Estormi (Méon, t. IV,
p. 425-372); le conte don Sot. (Bibl. nationale, Ms. 6988.) — Histoire litté-
raire,LWIU, p. 159-167.
12 LA POÉSIE SATIRIQUE.
Clirysale dans la Maie Dame ' : le chevalier qui se déguise en
moine pour confesser sa femme ^ , et qui se repent de son indis-
crétion, a mis en verve tous les imitateurs italiens, Boccace,
Bandello, Malespini, Doni, les Cent Nouvelles nouvelles ', et
jusqu'cà la Fontaine; n'est-ce pas aussi une heureuse idée que
celle de ce Court niantel ou de ce Mantel mautaillé qui s'al-
longe ou se raccourcit selon la vertu de la dame qui le revêt?
On est parfois choqué, en lisant nos vieux poètes, des mœurs
grossières et du langage vulgaire qu'ils donnent aux plus
grands seigneurs; cela est surtout sensible dans certains
fabliaux, tels que le Vair Palefroi, le Sentier battu, les Jeux
d'aventure'*^ dont les acteurs, empruntés au monde féodal,
n'ont de noble que le nom. C'est que le trouvère et le jongleur
satirique ne décrit pas toujours fidèlement le monde réel; il
rabaisse à dessein ou travestit involontairement ses person-
nages, il les peint naïvement d'après lui-même et met tous les
rangs à son niveau.
Aussi est-il entièrement à l'aise et sur un terrain vraiment
à lui, quand il conte quelque aventure d'où sort tout déconfit
et tout penaud un bon bourgeois ou un vilain. Là, ni crainte
ni respect ne l'arrêtent ; il lâche la bride cà son humeur rail-
leuse, à ses ressentiments personnels, aux folles imagina-
1. Méon, t. IV, p. 287-295 et 363-386.
2. Méon, t. III, p. 229-238.
3. Boccace, l'auteur du Décaméron, naquit à Paris en 1313 et mourut à
Florence en 1373. Bandello, né dans le Milanais à Castel-Nuovo en 1480,
fut évèque d'Agen en 1330 et mourut en France eu 1561. Il a laissé un
recueil de Nouvelles. Doni, Florentin, né en 1303, mort en 1374, a écrit la
Libraria, la Zucca, les Lettres Italiennes, etc. Les Ducento Novelle di Celio
Malespini ont été imprimées k Venise en 1609. — Quant aux Cent Noiivelles
nouvelles, rédigées par Antoine de la Salle, de 1456 à 1460, il en sera
question plus loin.
4. Biblidllièque Nationale, Ms. 7218. — Le Grand d'Aussy, t. I, p. 60. —
Citons encore : le Yarlet aux douze femmes; de Guillaume au faucon; les Trois
chevaliers et la chemise; la Gageure; le Chevalier à la robe vermeille; les
Tresces; le Chevalier à la Corbeille; le Revenant; le Dit desAnelcs. — Méon,
1. 1, p. 91-103; 174-182; t. III, p. 148-153; 272-282; t. IV, p. 393-406; 407-
427. Jubinal, t. I, p. 1-32. — Deux de ces fabliaux ont été publiés séparé-
ment par M. F. Michel en 1835 et 1850. — Histoire littéraire, t. XXllI,
p. 168-181.
LES FABLIAUX. 13
lions de son esprit inventif. Déjà écliite, dans 1rs récits du
xiri" siècle, l'antipathie instinctive et réciproque du poêle et
du bourgeois; l'opposition des deux natures s'y prononce avec
vivacité : le tromi're insouciant, homme de vie dissipée, tou-
jours pauvre parce qu'il est prodigue, déteste ces marchands,
ces hôteliers, ces prud'hommes, âpres an gain comme à la
peine, qui aiment mieux être avares que de rester pauvres, et
qui ne débourseraient pas une maille pour payer le plus
galant couplet, ou le conte le plus spirituel. L'a^arice bour-
geoise est châtiée par ces vers mêmes qu'elle se refuse à
récompenser.
Dans la plupart des fabliaux, le bourgeois est représent(''
sous les traits du mari que sa femme trompe ou opprime :
la comédie naissante s'est heureusement inspirée de la
verve facile qui égaie la Bourgeoise d'Orléans, les Braies
du cordelier, Sire Hain et darne Anieuse, le Pré tondu, les
Quatre souhaits saint Martin, la Veuve ' : le type immortel du
mari malheureux, accommodé par nos conteurs au goût et
aux mœurs du moyen âge, a passé de ces ingénieux récits sur
le théâtre, dès qu'une scène française et populaire s'est élcA ée.
Un autre type comique, l'entremetteuse, est es(]uissé dans
les fabliaux de Dame Aiiberée et de Boivin de Provins-; le
conte iVFstula nous prouve que le quiproquo et les calem-
bourgs sont des jeux d'esprit qui datent de loin'. Nous préfé-
1. Méon, t. I, p. 289-292; t. III, p. 161-180; 380-393: t. IV. p. 387.—
Le Grand d'Aussy, t. III, p. 55. V. notre premier volume, p. 528-536.
2. Jiibinal, t. I, p. 199-122. — Bibliotk. Nation., Ms. 7595. — Méon,
t. III, 357-359.
3. Méon, t. III, p. 393-397. — Un bourgeois avait un chien nommé Estuln.
L'ne nuit, il entend du bruit dans son courtil on jardin; c'étaient deux vo-
leurs qui lui prenaient l'un un chou, l'autre un mouton. Il envoie son fils à
la découverte. L'enfant appelle le chien : Esttda!\]n des voleurscroyant que
son compagnon l'appelle, répond : Oui, j'y suis. EfTrayé d'entendre le chien
parler (c'est du moins ce qu'il croit), l'enfant conte le miracle à son père
qui va quérir un prêtre. Celui-ci vient avec l'étole et l'eau bénite. Pendant ce
temps les voleurs, faisant allusion à leur capture, se disent entre eux :
« Nous allons leur couper la tête » (au chou et au mouton). Le prêtre s'en-
fuit en laissant accrochée à un arbre Tétole que les voleurs emportent avec
le chou et le mouton. — Ui»t. littér., t. XXIIl, p. 185. — Une imitation de
14 LA POÉSIE SATIRIQUE.
rons de beaucoup à ces inventions vulgaires ou licencieuses la
Housse partie, ou partagée, qui renferme une leçon de morale
sous une forme piquante ^ . Recueilli et plus ou moins embelli
par les prcklicateurs et les moralistes, ce sujet a inspiré trois
poètes modernes : le jésuite, auteur de Conaxa; Piron, dans
les Fils ingrats, Etienne, dans les Deux Gendres^.
Les vilains n'ont pas toujours un rôle sacrifié dans les
fabliaux. Nos conteurs les traitent de deux façons Irès-diffé-
rentes. Tantôt on les bafoue, on les ravale au-dessous de la
brute ; on flatte un auditoire noble en les outrageant. Beau-
coup de récits, comme les Vingt-trois manières de vilains, le
Vilain asnier, le Despit au Vilain, sont animés contre eux
d'un esprit de liaine et de mépris ^ ; il en est un certain nombre
où l'on met sur leur compte les liistoires les plus ignobles,
devant lesquelles ont reculé les explorateurs les plus détermi-
nés et les plus indulgents des facétieuses inventions du
moyen âge * . Mais quelquefois la fable est en leur lionneur ;
ce conte se trouve dans les l}\ouvelles de la reine de Navarre (n» 34) et dans
les Œmrcsde Paul-Louis Courier, p. 275, édit. de 1839.
1. Méon, t. IV, p. 472-484. — Un riche bouriîeois d'Âbbeville a marié
son fils à une fille noble, à une demoiselle. Il commet la faute de leur aban-
donner tout son bien. Les deux époux le laissent mourir de faim et de froid
et consentent seulement à lui céder la housse de leur cheval pour se cou-
vrir en hiver. Ils envoient leur enfant, âgé de dix ans, la chercher. L'enfant
la coupe en deux (de là, liousse partie, de partiri, partager) et dit à sou
père: «Je garde une moitié pour vous. Je vous la donnerai quand je serai
grand. » Averti par cette leçon, le fils ingrat se jette aux pieds du vieillard
et expie ses torts. — V. d'autres fabliaux : l'Escureail, la Bourse pleine de
sens, la Saineresse, les Deux Chan'jeors (Méon, t. 111, p. 38, 254, 451; t. IV,
p. 187).
2. Les Fils ingrats, ou l'Ecole des pères, sont de 1728; les Deux Gendres ont
été joués en 1811. — Conaxa est une comédie latine faite par un jésuite de
Rennes, vers la fin du xvii" siècle, d'après la Discipline de Clergie, où le
sujet dont il s'agit avait trouvé place.
3. Jnbinal, t. I, p. 128. — Id., Jongleurs et Trouvères, p. 107. — Edit.
de F. Michel (1833).— Histoire littéraire, t. XXIII, p. 175. « Li vilains purs
si est cil ki onkes ne mist francise en son cuer. » Délinition du vilain
dans le fabliau des Yingt-trois manières de vilains.
4. Les trois Meschines, les Souhaits desvez. Quatre sottliaiz Saint-Martin,
le Fèvre de Creil, Gauteron et Marion, Audigier, tiichaut, etc. (Méon, t. I,
p. 38; t. III, p. 55, 439, 456, 466; t. IV, p. 194, 197, 217, 386, 265. —
/'/., Nouveau Rervcil, t. I, p. 170, 286, 293. — Jubinal, t. I, p. 199-317.)
LES FABLIAUX. 15
lo parallèk' qui s'y établit entre eux et les autres classes
tourne à leur avantage. Le Vilain Mire, le Dit du Buffet,
Brunain la vache au prestige, Constant du Ilarael, le Vilain
qui conquist Paradis par plait, nous nionlreiU l'Injinmc du
peuple suppléant ])ai' l'adresse ou l'astuce à la force et aux
autres garanties qui lui manqui-nt, prenant ses adversaires
dans le piège qu'ils lui tendent, et revendi({uant, au moins
devant Dieu et à la porte du ciel, l'égalité*. M(jlière connais-
sait-il le fabliau du Vilain Mire, lorsqu'U a fait le Médecin
magré /«//-? Rien n'est moins probabh;; mais il avait lu sans
doute l'une des nombreuses imitations de l'ancien récit qui se
sont répandues dans presque toutes les littératures de l'Oc-
cident'^.
Nous louchons au terme de ce dénombrement qui est à la
fois une revue des fabliaux et de la société contemporaine ;
il ne nous reste, pour finir, qu'à signaler une classe de récits
sans grande importance et d'un attrait médiocre; nous vou-
lons parler de ceux dont le sujet est tiré des poètes ou des his-
toriens anciens; par exemple : Narcissus, Pyrame et Thisbé,
petits poëmes d'un mdlier de vers chacun, et le Dit d'Aris-
tote qui en compte environ six cents*. L'antiquité y est tra-
vestie comme dans les poëmes épiques, les romans d'aventure
et les Miracles que nous avons précédemment analysés.
Nos fictions satiriques se sont répandues en Europe aussi
vite et aussi loin f|iie les inventions de nos trouvères épiques ;
la poésie française primitive, sous ces deux formes si diffé-
1. 3iéon, t. III, p. 25, 2G4, 296; t. IV, p. 114. — V. en outre : le Meu-
nier d'Arleux ; le Yilain de Bailleul; De la Feme qui dist quelle rnorroit, etc.; les
Troix Dames et l'anel; le Pécheur de Pont-sur-Seine ; le Dit des Chevaliers; des
Clercs et des Vilains ; un Enseignement à pre udomme ; Barat et Haimet ; Brifaut ;
le Yilain de Farbu; le Dit de la Dent ; le Preudome qui rescout son compère de
noier. (Méon, t, IV, p. 233. — Jubinal, t. I, p. 312. — Le Grand d'Aussy,
t. II, p. 413 ; t. III, p. 122, 347. — biblioth. nat., Ms. 7278 et 7593.)
2. Le Vilain Mire ou le vilain médecin. C'est le même sujet au fond que
celui du Médecin malgré lui.
3. Sur ces imitations françaises, latines, espagnoles, V. Histoire littéraire,
t. XXIII, p. 197.
4. Méon, t. II, p. 171; t. IV, p. 143, 326.
16 LA POESIE SATIRIQUE.
rentes, a exercé le même empire et oljtenii le même succès.
Plus que toute autre contrée de l'Occident, Tltalie ressentit l'in-
fluence de l'imagination doucement ironique de nos conteurs ;
le caractère lui en est resté, et elle a dû à celte imitation un
genre littéraire qui est devenu pour elle un titre de gloire. Boc-
cace et ses disciples ont connu nos fabliaux; leurs Nouvelles
sont, pour la plupart, un écho des récits inventés en France au
XIII'' siècle. Une aventure contée par Guillaume, clerc de Nor-
mandie, dès le temps de Philippe-Auguste, le Prêtre et Alison,
a f(jurm à Boccace son Prévôt de Fiésole; un autre nouvelle
du Bécameron \ienl du fabliau de Gombert et les deux clercs;
le Psautier, que la Fontaine a imité, était une imitation des
Braies du Cordelier et d'un épisode du Renart contrefait, ter-
miné vers l'an 13:20; le Poirier enchanté, dont la Fontaine
encore a fait honneur aux Italiens, avait été emprunté à des
fabliaux latins d'origine française.
On pourrait faire bien d'autres rapprochements, soit avec
le Décanieron, soit avec d'autres Nouvelles italiennes ; on re-
trouverait de semblables réminiscences dans les Cento Novelle
antiche, dans Sachetti, le Pecorone, Massuccio, Sabadino,
Bandello, le Lasca,Malespini, Straparola, Sansovini, le Pogge
et Arlotlo ' . L'Arioste aussi nous doit plusieurs contes que lui
a repris la Fontaine : la Coupe enchantée, dont le Mantel mal
taillé est la pensée primitive, et l'histoire de Joconde, à laquelle
\. Les Cenio Nûvelle antiche, recueil anonyme, composé après le Bccamc-
ron et sur le même plan ; Pecorone, Florentin du xiv» siècle, auteur de l^ou-
velles écrites en 1378; le Lasca, fondateur de l'Académie délia Crusca,
publia à Florence un recueil de Nouvelles en 1559; le Pogge, né en 1380,
mort en 1459, auteur des Facetix, qu'Antoine de la Salle imita dans les
Ciiiit Nouvelles nouvelles; le curéArlolto, Florentin, né en 1395, mort en 1483,
publia aussi, mais en italien, un recueil de Facéties, contes et bons mots;
Celio Malespini, autre Florentin, auteur des Bacento novelle, et Sansovini,
romain, auteur des Cent nouvelles, vivaient dans la seconde moitié du
xvi<= siècle; Massuccio, auteur des Cinquante Nouvelles, était de Salerne, il
vivait encore en 147G; le liolonaisSabodino, mort après 1506, fit aux bains
de la Porrelta un recueil intitulé Facetiarum porctanarum opus. Straparole,
mort vers 1557, a publié, dans ses l'iaceroli XoHf-, soixante-treize contes qui
se débitent dans la société de Lucrèce de Gonzague en 1524.
LES FABLIAUX. il
fait allusion un de nos plus anciens manuscrits de jongleurs'.
On a félicité l'auteur des Contes de Canterbunj d'avoir
changé heureusement quelques détails des nouvelles qu'il
prenait à Boccace : tout le uK-rite de Chaucer est d'avoir fidè-
lement transcrit nos anciens fal)liauv modifiés par l'auteur ita-
lien. La même remanpie s'afjplique à Parnell, et aux autres
imitateurs anglais, Gower, Lygdate, Thomas Chestre,qui ont
prouvé qu'ils savaient estimer nos vieux poètes plutôt que les
égaler-. L'Allemagne, qui depuis Wolfram de Eschenl)ach a
traduit plusieurs de nos grands poëmes chevaleresques', s'est
moins facilement accommodée de notre poésie moqueuse,
trop frivole pour sa gravité. Il lui a suffi d'en recueillir de
vagues souvenirs dans ses facéties latines et de mettre en
distiques quelques fabliaux. L'Espagne aussi en conserve à
peine des traces fugitives dans certains épisodes de ses ro-
mans ; elle aime mieux imiter le merveilleux des contes orien-
taux ou la galanterie héroïque des poëmes de la Table ronde
que la malicieuse bonhomie de nos fictions légères. La
Jinesse de l'esprit gaulois lui répugne ou lui échappe.
En France, dès qu'on cesse de lire dans le texte original
les vieux fabliaux, on les traduit en prose; ou bien encore,
on répète, par voie de transmission orale, un grand nombre
des histoires qu'ils ont popularisées*. Les compilateurs
1. Arioste, né à Reggio en 1474. mort en 1553. L'Orlaado furioso parut
en 1316. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 81-83.
2. Chaucer, né à Londres en 1328, mort vers 1406. Page du roi Edouard III,
ami du duc de Lancastre, fils de ce roi, il fut chargé de plusieurs missions
diplomatiques en Italie, ce qui lui permit d'étudier les grands écrivains de ce
pays. Gower, né en 1320, mort en 1402, jurisconsulte attaché à la cour
de Richard II et de Henri IV. C'est un des plus anciens poètes anglais.
Lygdate, né en 1380, mort en 1480, était hénédictin; il imita Chaucer.
Parnell, l'auteur du poëme de l'Ermite, naquit à Dublin, en 1679 et mourut
en 1717. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 83-84.
3. Wolfram de Eschenbach, minnesinger du xiii" siècle, né dans le haut
Palatinat, vécut à la cour du landgrave de Thuringe. Ses principaux poëmes
sont le Titurel et le l'arcival, histoire mystique des gardiens du saint Graal,
d'après nos romans du cycle d'Artus. — Sur ce cycle, V. notre premier vo-
lume, p. 205-270.
4. Les fabliaux, sous leur forme poétique, ont duré deux siècles en
2
18 LA POÉSIl:: SATIRIQUE.
d'anecdotes latines à l'usage des sermonnaires joignent sans
scrupule aux légendes les plus respectées les récits des jon-
gleurs. Il se forme ainsi dans la mémoire popidaire, dans
les recueils savants, dans les compilations en français, un
vaste répertoire et comme un trésor de traditions satiriques
sans date et sans nom où nos conteurs modernes ont libre-
ment puisé. C'est là que les ont recueillies tour à tour les fai-
seurs de contes moraux, comme le chevalier de la Tour-
Landry % les auteurs des Cent Nouvelles nouvelles, écrites à
Genappe vers 1'ao6, Marguerite de Navarre dans son Hepta-
meron, Bonaventure des Périers, Rabelais, Guillaume
Bouchet, Noël du Fail, l'auteur des Contes d'Eutrapel,
Béroalde de Yerville dans son Moyen de parvenir, et le sieur
d'Ouville qui a conservé plusieurs des facéties dont son frère
Boisrobert amusait Richelieu^.
Tandis que cette masse confuse, anonyme de légendes sa-
tiriques, accrue incessamment et diversifiée par les imita-
tions françaises ou étrangères, se transmettait aux générations
nouvelles comme un bien sans maître, comme une succession
en déshérence, les véritables inventeurs étaient profondément
oubliés et l'on ignorait jusqu'à l'existence des textes primitifs.
Le seid président Fauchet avait lu les manuscrits, comme l'at-
France. Nous n'en possédons aucun qui soit avec certitude du xiif" siècle;
tous les manuscrits sont du xiii« et du xive siècle. Au xv^^ siècle, il n'y a
plus de fabliaux. L'élément comique contenu dans ce petit poëme a passé
dans la farce. La farce a remplacé le fabliau.
1. Le livre du chevalier de la Tour-Landry j^our l'enseignement de ses filles.
Anatole de Montaiglon, 1854. Il en sera question plus loin, à propos des
ouvraijes didactiques en prose.
2. Marguerite de Navarre, sn'ur de François I^r, née en 1492, morte en
1559, lit, à l'imitation de Boccace, VReptamcrony qui parut après sa mort.
On a de son valet de chambre, Bonaventure Despériers, i\m se tua en 1554,
un recueil de Contes et joyeux Bevi^. Guillaume Bouchet était juge et consul
des marchands à F'oiliers; ses contes, en trois parties, sont intitulés Sérces.
11 vécut de 152(5 à 1606. Noël du Fail, conseiller au parlement de Rennes,
publia en 1548 des Baliverncries ou contes nouveaux d'Eutrapel; après sa
mort, en 1586, parurent les Contes et Discours d'Eutrapel, ouvrage qui difl'ère
du premier. Béroaid de Verville, philosophe et mathématicien, mourut vers
1612. — Le livre du sieur d'Ouville, les Contes aux heures perdues, parut ea
164:5.
LES FABLIAUX. 19
teste son livre sur les Poètes français avant l'an 1300* ; après
lui, Bord, Ménage, du Cang'e, (lalland, Lanionnoye consul-
tèrent les sources, mais leur témoignage, timide et mal
assuré, n'éclaira personne - . Vers le milieu du siècle dernier,
M. de Caylus, [)arcouraut plusieurs de ces contes dans un
manuscrit de Saint-Gt'rmaiu des Prés, fut étonné de tant de
verve, de naturel, d'élégance même ; Barbazan en 1756
publia une soixantaine de fabliaux*; Le Grand d'Aussy
en 1779, s'aidant des riches éludes amassées par Sainte-
Palaye, traduisit nos anciens conteurs dans une prose facile,
mais tr(jp peu fidèle à leur caractère et au ton de leur style.
Imbert et Gudin rimèrent cette prosaïque version, en défigu-
rant l'antique naïveté des sujets parles périphrases banales de
leur fade poésie*. Les travaux de notre siècle ont été plus sé-
rieux. En 1808 et en 1823, Méon réimprima, en l'augmentant
de plusieurs volumes, le recueil de Barbazan"' ; nous devons
1. Recueil de l'origine de la langue et poésie franroiscs, ryme et romans,
1584.
2. Pierre Borel, né en 1G20, mort en 1689. Il publia en 1653 un Trésor des
recherches et antiquités gauloises et franroises. —Ou a de Ménage les Origines
de la langue françoise, livre publié en 1630. — Du Cange, né à Amiens, en
1610, mort en 1688, est célèbre par son Glossariurn medicV et infinur latini-
tatis et par son édition de Joinville. — Galland, né en 1646, mort en 1713,
a traduit de l'arabe les ilille et l'ne Nuits, ainsi que les Contes ou Fables de
liidpai et Lokman, publiés après sa mort. — Lanionnoye, critique et philo-
logue, auteur de Noéls bourguignons et de contes qui sont pleins d'esprit,
naquit à Dijon en 1641, fut reçu à l'Académie française en 1713 et mourut
en 1728.
3. Le l'omte de Caylus, célèbre archéologue, fils de la marquise de Caylus
dont on a des Souvenirs, publia en sept volumes un recueil d'Anliquités
égyptiennes, étrusques, grecques et gauloises. Né en 1692, il mourut en 1763.
11 fut reçu il l'Académie des inscriptions en 1742. Barbazan, savant philo-
logue, auteur d'un glossaire qu'il ne voulut pas publier et de manuscrits qui
sont encore à la Bibliothèque de l'Arsenal, mourut en 1770.
4. Le Grand d'.\ussy, ancien jésuite, né à Amiens, en 1737, avait pro-
fessé la rhétorique à Caen. Après la dissolution de son ordre, il se livra à
des recherches philologiques et littéraires avec Sainte-Palaye. — Sur ce
dernier, voir notre premier volume, p. 272. Imbert, né en 1747, mort en
1790. On a de lui quelques faibles comédies, un volume de Fables nouvelles
(1773) et un choix de fabliaux (1788). — Paul Gudin, mort en 1812, publia
en 1803 des Recherches sur l'origine des contes'.
5. Méon, né en 1748, était conservateur à la Bibliothèque royale; il
mourut en 1829.
20 " LA POÉSIE SATIRIQUE.
d'autres textes du môme gem*e à MM. Jul)inal, Francisque
Michel, Robert, Arthur Dinaux, Thomas Wright, Adelbert
Keller^ Enfin, après tant d'estimables études, après tant de
publications savantes mais incomplètes, M. Anatole de Mon-
laiglon vient d'entreprendre en 1872 cette édition collective^,
rigoureusement revue sur les manuscrits, correcte, méthodi-
([ue, tju'appelait de ses vœux M. J.-V. le Clerc, dans le tome
x\iii de Y Histoire littéraire, en 1856.
Autres formes légères de notre ancienne poésie satirique : lubat» et dis-
puti-^, Bibk», Lufj^, Tedmiunt^, Batailk^, l'arocUiS, Ilf.srt'ci't',s et Futrasies.
— La chanson ou satire politique. — Nos plus anciens poètes satiriques :
Les auteurs des Fabliaux. — Rutebeuf et ses contemporains.
La poésie des fabliaux n'est pas la seule forme vive et
légère que la satire naissante ait inventée et inspirée ; une
foule d'autres petits poëmes, animés du môme souffle,
marqués du môme caractère, mais un peu différents d'allure
et plus ou moins affranchis des habitudes du genre narratif,
ont exercé l'imagination des trouvères et charmé les goûts
moqueurs du moyen âge : nous devons en dire un mot avant
1. Jongleurs et Trouvères, par Achille Jubiiial, 1 vol., 1S35. — Nouveau
Recueil de contes, dits et fabliaux, par le même, 2 vol., 1839-1842. — Le Dit
lie la gageure, etc., par F. Michel, 1835. — Fabliaux inédits, par Robert,
1834, 1 vol. — Trouvères, Jongleurs et Ménestrels, par Arthur Dinaiix, 3 vol.,
1837-1843. — Zwei Fabliaux, von Adelbert Relier, 1 vol., 1840, Stuttgart.
— A sélection of latin stories, etc., by Thomas Wright, 1 vol., 1842, London.
2. Recueil général et complet des fabliaux des xii<= et xiii« siècles, imprimés
ou inédits, publiés d'après les manuscrits, '\S12. Le premier volume, qui seul
a paru, contient vingt-neuf fabliaux. M. de Montaiglon s'est attaché k distin-
guer et séparer les vrais fabliaux des autres récits, comme les Contes dévots,
les Dits, les Débats et Disputes, etc., qui ne sont pas des fabliaux proprement
dits. « Le fabliau, dit-il dans sa préface, est un récit comique d'une aven-
ture réelle ou possible. Tout ce qui est invraisemblable, historique, pieux,
d'enseignement, de fantaisie romanesque, lyrique ou même poétique, n'est
à aucun titre un fabliau. Aussi ce recueil ne réimprimera qu'un tiers ou une
moitié des précédents recueils. » (P. viii.) — Tel est le caractère de cette
nouvelle édition.
DITS, DÉBATS ET DISPUTES. 21
d'examiner ces vastes compositions, véritables cycles d'une
inspiration forte et durable où s'est recueilli et condensé
l'esprit satirique, jusque-là disséminé dans mille pièces
fugitives.
Nous avons déjtà signalé, sous le titre général de Dits, un
petit poëme, libre dans ses formes, fait à l'occasion de tout
objet dont on prétendait énumérer les qualités. Les plus
anciens Dits n'offraient sùu^ ent que des nomenclatures fort
prosaïques et fort sèches, comme ceux des Rues de Patois, des
Ci'is de Paris, des Moks tiers de Paris ^ ; mais bientôt on y
fit entrer la critique des choses et des personnes qu'on passait
ainsi en revue. Le Dit prit dès lors un caractère satirique et le
[)lus souvent devint synonyme de fabliau. Beaudouin dt^
Condé, qui vivait à la fin du xni'' siècle, a composé un grand
nombre de Dits, la plupart envers équivoques, c'est-à-dire sui-
des rimes faites avec le môme mot pris dans un double et
triple sens. Ce poëte est languissant et monotone ; rarement
on trouve chez lui des images heureuses et quelques traits
piquants. Ses meilleures compositions sont : le Dit de la Voie
de lunes, où il provoque la noblesse à une nouvelle croisade
après la mort de saint Louis ; le Dit du bachelier, dou Baceller,
sur les conditions et les devoirs delà véritable prud'homie;
la Voie de Paradis, sujet traité déjà par Raoul de Houdenc et
par Rulebeuf- ; le Dit de Gentillece, paraphrase de cette idée
li])érale et chrétienne : c'est le cœur qui fait le chevalier^.
\. Méou, Fabliaux, t. II, p. 237-307. — Hintoire litlcrairc, t. XXlli,
p. 266.
2. Histoire liltcraire, t. XVIII, p. 780-790; — t. XX, p. 721-781.
3. Nul n'est vilains si de cuer non ;
Nul n'est gentils hom ensement
S'il n'uevre de cuer gentement.
— Voici les autres Bits attribués à Beaudouin de Condé : le Dit du Garde-
corps (ancien nom de la blouse ou saie jrauloise); le Félican; Dits d'amour,
de la Rose, du Monde, de la Mort, du Siècle, de la Pomme d'Adam, de l'Envie;
Salut Nvtre-Dame; le Dit des Hiraus (hérauts d'armes); dou l'reuz avari-
scienx; dou Dragon; le Manteau d'honneur; le Preud'homme; les Trois Mors
22 LA POÉSIE SATIRIQUE.
Pour achever de connaître la variélé des sujets qui forment
!a matière de ce petit poëme et les tons fort divers du style tour
à tour lyrique et narratif, mais toujours diffus et négligé, que
nous y pouvons observer, qu'on lise, parmi les Dits anonymes,
celui des Quinze Sù/nes, liomélie d'environ trois cents vers
où la lin du monde est annoncée ; le DU des Mais, oii le con-
traste ordinaire des apparences et de la réalité est très-spiri-
tuellement indiqué ; le Di( des Patenostres, qui passe en revue
les imperfections de l'espèce humaine'. Rutebeuf contempo-
rain de Beaudouin de Condé, est auteur d'un certain nombre
de Dits supérieurs à tout ce que nous avons cité. Les uns,
comme la Vie du monde, les Plaies du monde, Y Estât du
monde, la Chanson des Ordres, le Dit des Béguines, sont une
satire amère et cuisante de la société en général, de l'Eglise
surtout, et de certains ordres religieux en particulier; les
autres sont des pièces de circonstance, inspirées par des que-
relles d'école et par des événements récents du quartier
latine
Le Débat, la Dispute ou Disputoison, la Bataille, formes
dramatiques de la satire, mettent en présence et en conflit des
êtres inanimés ou des êtres abstraits, plus rarement des êtres
réels et des personnes vivantes ; c'est un cadre commode dont
le moyen âge s'est beaucoup servi. Nous trouvons dans
Kutebeuf la dispute du Croisé et du Descroisé, sujet sérieux,
très-suffisamment expliqué par le titre, et traité avec une
i-t les Trois Yifs. Ces poésies sont analysées dans le tome XXIII de Ylliatoire
Unéraire, p. 2G7-282. — JubinaJ, Nouveau Recueil, t. II, p. 50-57.
1. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 282-280. — Jubinal, Nouveau Recueil de
contes, dits, etc., t. I, p. 184-190, 245-248. — Citons en outre, dans cette
catégorie, le Dit du. Cors et de l'Auie, en dix-huit stances de douze vers;
un autre Dit de la Rose, fort ingénieux; li Traitor et li Mauves; le Dit des
Feures, le Dit des Boulangiers. — Jubinal, Jongleurs et Trouvères, p. 110,
128, 138.
2. Citons, par exemple, le Dit des Ordres de Paris, le Dit des Cordeliers^
le Dit de l'Université, le Dit de Guillaume de Saint-A7nour, le Dit des Règles.
Le Dit de l'Œil se rapporte à certains faits de la vie du poëte lui-même;
le Dit de l'Erberie roule sur les médecins, piiysiciens et charlatans. — His-
toire littéraire, t. XX, p. 734-754.
DITS, DÉBATS KT DISPUTES. 23
singulière énergie par le poëte ; la Disputoison de Chariot et
du Barbier de Meleun, qui est du môme auteur, a le mérite
(l'une! ingénieuse vivacité'. Nous avons d'Henri d'Andeli et
de Jelian le Teinturier, trouvères du xui* siècle assez peu
connus, une Bataille des Vins, une Bataille et un Mariage
des sept Arts, morceaux curieux parles indications qu'ils nous
fournissent sur les études de ce temps et sur la réputation
comparée des meilleurs vins français. Nous y voyons, non
sans surprise, citer parmi les bons crus les vins d'Argenteuil,
d'Aubervilliers, de Montmorency ; notre étonnement cesse
([uand le trouvère fait l'éloge des vins de Beaune, de Saint-
Kmilion, de la Moselle et d'Épernay^, D'autres /^z's/îM/es ano-
nymes se distinguent de la foule de ces petites compositions
par l'agréable et abondante facilité du style, par mille détails
intéressants et instructifs : sans doute on ne retrouvera ni
l'originalité inventive ni la Jjonliomie malicieuse de la poé-
sie des fabliaux dans la Bataille du vin et de l'eau, dans le
Débat de l'hiver et de l'été, ou de Carême et de Charnage ;
cependant on ne lira point sans quelque profit ces poëmes,
et d'autres semblables, si l'on y cherche ce qu'ils nous révè-
lent des usages et des habitudes de la vie privée''. Quand on
les a parcourus, on a vu d'un peu plus près, on connaît plus
à fond quelques-uns des recoins de cette société que nous
ignorons presque à l'égal des sociétés grecque ou romaine, et
que nous devons étudier avec autant de soin assidu et
de curiosité pénétrante que la plus lointaine des antiquités.
Plusieurs trouvères, pour accréditer leurs satires, imagi-
nèrent de les intitukn\ Bibles, donnant à entendre par là
1. Uistoire littéraire, t. XX, p. 741. — Bartsch Ta citée dans sa Chres^td-
mathie, p. 367, 3e édition (1875).
2. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 217-228. — Méon, t. I, p. 152.
3. Jubinal, Nouveau Recueil, etc., t. I, p. 293-311; — t. II, p. 40-49. —
Méon, t. IV, p. 80-99. — Histoire littéraire, t. XXIII, p. 230-234. — Dans ce
même tome XXIII, sont en outre analysés les poëmes suivants : la Disputoison
de la Synagogue et de sainte Eglise; le Débat entre un juif et un chrétien;
Harguet convertie, Bataille d'Enfer et de Paradis; le Denier et la Brebis.
(P. 216-235.)
24 LA POÉSIE SATIRIQUE.
qu'elles ne contenaient que des vérités. Guyot de Provins,
moine de Clairvaux ou de Cluny*, qui vivait à la fin du
xn" siècle, déclare en commençant sa (( Bible, )> composée de
deux mille deux cent quatre-vingt-onze vers âpres et durs,
qu'elle n'est en rien losengière, ou mensongère, mais /îrie,
vraie et droiturière. Il y attaque, avec une véhémente éner-
gie et non sans talent, le pape, les cardinaux, tout le haut
clergé, bon nombre d'ordres religieux, quelques princes, les
légistes, les devins et les médecins. C'est la production d'un
moine irrité contre le monde et qui n'excepte guère de ses
invectives que lui-même et son couvent^. Tout autre est le
caractère de la Bible au seigneur de Berze. L'auteur, qui
avait fait en 1202 l'expédition de Constantinople avecQuesnes
de Béthune et Yillehardouin, était un esprit délicat, une âme
tendre ; après avoir usé et un peu abusé des joies et des plai-
sirs de ce monde, il en avait senti le vide, et, sur ses vieux
jours, il consacra huit cent trente-huit vers d'un ton mélan-
colique à exprimer ses plaintes, ses dégoûts et son repentii'.
Entre ces deux poètes il y a la même différence d'humeur et de
génie qu'entre les deux auteurs du Romayi de la Rose, Jean de
Meun et Guillaume de Lorris * .
C'est Jean de Meun qui le premier, croyons-nous, fit usage
de cette forme de poésie que plus tard Villon a rendue
célèbre : le legs ou le testament satirique. Une idée semblable
avait inspiré le Congé adressé par Adam de la Halle aux habi-
tants d'Arras '' . Dans les deux pièces connues sous le nom de
1. 11 dit qu'à l'époque où il écrit il y a douze ans passés qu'il est dans
les noirs drap, en d'autres termes, sous le froc :
11 a plus de doze ans passez
Qu'en noirs dras fui envelopez.
2. Un passage de cette Bible prouve que, dès le xii^ siècle, on faisait
usage de la boussole. (V. C56 et suiv.) — Le tome XVllI de VHiitoire lit-
téraire (p. 808-816) contient une analyse du poëme de Guyot; on peut lire
en outre celle que M. Lenient eu a donnée dans son Histoire de la Satire
(p. 114-118).
3. Histoire littéraire, t. XVIll, p. 816-821.
4. Vers 1264. — Méon, t. I, p. 106. — Histoire littéraire, t. XX, p. 638-
C74. Deux autres poètes d'Arras, Jean Bodel, vers 1205, et Baudin Fastoul,
LEGS, TESTAMENTS, PARODIES, CHANSONS POLITIQUES. 2:i
Testament et de Codicille^ Je;in de Meun se moque des reli-
gieux et des femmes de son temps, ce qui ne l'empêche pas de
terminer cette satire par une courte exhortation à la charité,
et par une prière où la Vierge est invoquée en termes assez
touchants. Un rimeur fort obscur .du xy"" siècle, Jehan Régnier,
seigneur de Guerchy, bailli d'Auxerre, fait prisonnier en 1431
au milieu des guerres contre les Anglais, composa pendant sa
captivité un recueil de pièces de toute mesure et de toute
forme sous le titre de Fortunes et Adversités ; il y inséra
d'interminables legs, tour à tour élogieux et ironiques, rem-
plis de noms amis ou ennemis. Villon les avait peut-être lus
en manuscrit, car ils n'ont été imprimés qu'en 1526 ; il est
encore plus probable qu'il connaissait l'œuvre récente d'un
jeune bourgeois de Paris, le Testament de Jenin de Lesche qui
s'en va au Mont Saint-Micliel : voilà, du moins, quels ont été
ses devanciers dans un genre de satire qu'il s'est, en quelque
sorte, approprié par sa verve originale et par la supériorité
de son génie poétique * .
Ne faut-U pas compter aussi parmi les inventions de l'es-
prit satirique les parodies que le moyen âge a connues et
ciûtivées sous le nom de Resveries et Fatrasies? Serait-
ce, enfin, étendre à l'excès les limites du domaine de la satire
que d'y comprendre la plupart des chansons politiques publiées
par M. Leroux de Lincy-? Ces couplets de circonstance, dont
tout le mérite était dans l'à-propos, nous semljlent continuer
jusqu'aux temps modernes la tradition semi-lyrique, semi-
satirique du sirvente et du serventois primitifs. Il est peu
d'événements ou de personnages marquants dans notre his-
toire qui aient échappé cà leur verve raiUeuse.
quelques aimées après, avaient aussi écrit ua Congé; mais leurs pièces
n'ont rien de satirique. Histoire littéraire, t. XX, p. 606-638. — Un peu
avant Jean de Meun, Rutebeuf avait composé le Testament de l'âne, sorte
de fabliau. Si l'on voulait remonter beaucoup plus haut et jusqu'à l'anti-
quité, on rencontrerait les Adieux de l'Umbritius de Juvénal (III" satire),
qui présentent certaines analogies avec les petits poèmes français dont il
est ici question.
1. François Villon, par Antoine Campaux, 1859, p. 17-32.
2. Rfcueil de chants historiques français, 2 vol., 1841.
26 LA POÉSIE SATIRIQUE.
Lorsque saint Louis, vers 1260, supprima le duel judiciaire
et tenta de réformer la justice féodale, les seigneurs chanson-
nèrent sa réforme; lorsque le prévôt de Paris, Rugues Au-
briot, ministre fidèle des sévérités de Charles V, fut mis en
prison après la mort du roi, le peuple insulta à sa disgrâce en
fredonnant une complainte ironique dont chaque couplet se
terminait par un proverbe ^ Le schisme d'Occident et l'élec-
tion de l'anti-pape Benoît XIII inspirèrent la Ballade de la
lune à Eustache Deschanips ^ ; la Ballade des asnes volaïis,
vers 1-464, tourna en ridicule l'évoque la Balue et les autres
favoris du nouveau roi Louis XI : la guerre du Bien-Public,
en 1465, et les factions qui divisèrent la cour en 1484, à
l'avènement de Charles VIII, provoquèrent presque autant de
pamphlets rimes et de refrains moqueurs que la guerre même
de la Fronde, au plus beau temps des mazarinades^. Recon-
naissons dans ces saillies de l'esprit de liberté, dans ces ca-
prices de la manie d'opposition, l'une des variétés les plus im-
portantes du genre que nous étudions, c'est-à-dire, la satire
politique.
Les parodies sont de deux sortes. Les unes travestissent la
messe, l'Évangile, les prières et les cérémonies de l'Église, la
vie et les miracles des saints ; de là, ces commentaires bur-
lesques sur le Pater et le Credo, ces Miracles de saint Tortu,
ces Sermons de saint Oignon, de saint Baisin; de là aussi, ces
intitulés satiriques très -fréquents : li Epystles des Fenies,
Y Evangile as Femes'*. Parfois le travestissement s'applique
à la grande poésie chevaleresque, connue dans le poëme
bouffon (ÏAudigier^, ou bien aux romans héroïques, comme
dans le Bit d'aventures^. Les autres parodies riment, sur
1. Chanson sur les E^tiibtiinements de saint Louis. — Leroux de Lincy,
l. L p. 215 et 21().
2. Benoit XIU, élu en l^QA, s'appelait Pierre de Lune.
3. Leroux de Lincy, t. I, 349-357, 406-409.
4. Jubinal, Jongleurs et Trouvères, p. 21-26.
5. Méon, t. IV, p. 217-23S. — Ms. de Saint-Cierniain, n" 1939. — Histoire
iilli:raire,L XXIll, p. 493-501.
C. Publié par Trébulien, Paris, 1835, in-S». — ///s/, litt., t. XXllI, p. 501.
RUTEBEUF. 27
dos airs à la mode, dos parolos vides de sens; c'est un caqiic-
tage sans raison et sans suite, qui se dispense dos idées et se
contente des sons : on peut les comparer aux amphigouris et
aux coq-à-l'âne de Panard et de Colli'. Voilà ce que le moyen
âge appelait liesveries et Fatrasies^.
Ces petits poëmes, si nombreux, d'un tour si varié, d'une
inspiration parfois bizarre et triviale, mais facile, nous sont
parvenus presque tous sans nom d'auteur. On a recherche avec
soin les indices que l'histoire de la littérature peut nous four-
nir sur les trouvères satiriques ; on a composé une liste d'en-
viron trente-cinq noms, dont on ne sait qu'une chose, à savoir
que ces poètes vivaient au xiii'^ siècle^. Au lieu de reproduire
cette nomenclature un peu sèche, qu'il est aisé de consulter,
nous aimons mieux nous arrêter à parler du plus célèbre de
ces satiriques, le trouvère Rutebouf, qui vivait sous le règne
de saint Louis; la vie de Rutebeuf éclairera, croyons-nous,
l'histoire entière des satiriques de son temps.
Rutebeuf est né vers 1230; on sait du moins qu'il se maria
dans l'hiver de 1260^. Etait-il parisien ou champenois d'ori-
gine? L'une et l'autre conjecture ont été soutenues, sans
compter l'opinion qui le fait naître aux environs de Sens. Pour
sûr, il a vécu à Paris, il s'y est formé; il s'est inspiré de
l'esprit et du goût parisien; c'est un poëte de la Cité. Point
d'allusions à sa famille dans les cinquante-six morceaux qu'on
a conservés de lui ; cela prouve qu'il avait f[uelque bonne raison
d(! ne pas faire bruit de ses débuts. Son nom, sur lequel
il joue et dont il plaisante volontiers * , est un nom de poëte,
1. VEiitoire littéraire en cite plusieurs exemples, t. XXIII, p. ^503-511.
Une pièce de ce genre est imprimée dans le recueil de M. Jubinal, Jon-
ijh'nrs et Trouvères, p. 34. Nous y renvoyons le lecteur.
2. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 114-H6.
3. Voir l'une de ses pièces, le Mariage Rutebeuf.
4. Rudes est et rudement euvre,
Li rudes homs fait la rude euvre...
Rudes est, s'a nom Rudebeus, etc..
— Sire, sachiez bien sans doutanee
Que hom m'apelle Rutebuef,
Qui est dis de rude et de buef.
— Edition Jubinal, t. I, p. 328 et t. II, p. 67.
28 LA POÉSIE SATIRIQUE.
un nom de guerre, et nullement celui de ses ancêtres. Il
mena d'abord la vie de hohôme, la vie de jongleur forain, de
chanteur ambulant, dispersant aux quatre vents des places et
des carrefours une poésie licencieuse et bouffonne; on rap-
porte à ces commencements une dizaine de pièces que l'édi-
teur moderne appelle yon^/erzes pour en marquer le caractère.
Le Dit de l'Œil, le Dit de l'Erherie, la complainte sur son Ma-
riage, et plusieurs fabliaux semblent appartenir à cette époque
et nous représenter, comme on dit, sa première manière*.
Le séjour de Paris, au sortir de sa vie errante, ne paraît
pas l'avoir enrichi, mais il profita à son talent en lui
fournissant un meilleur public et de plus dignes matières.
Attentif aux événements petits et grands qui agitaient
le public parisien, Rutelieuf se jeta dans les querelles du
quartier des Ecoles, dans la mêlée bruyante des partis
théologiques; il disait son mot, à l'occasion, sur la politique
du roi et sur la conduite des princes : son caractère original
est d'être pendant vingt-cinq ans l'interprète hardi, véhé-
ment de l'opinion de Paris. Les satires que nous avons citées
de lui, âpres censures du haut clergé et des ordres reli-
gieux, respirent l'ardeur des passions contemporaines, et l'on
a pu croire avec quelque vraisemblance que la bulle du pape
Alexandre IV dirigée contre le champion des droits universi-
taires, Guillaume de Saint-Amour, et contre les trouvères qui
soutenaient la même cause, frappait les poésies de Rutebeuf-.
1. Le Miiriijrje comprend 46 tercets; le Dit de l'Œîi estime requête, un
placet ; le Dit de VErberie se moque des médecins et des charlatans ; le Dit
de la Griesche J'étr et celui de la Griesdie d'yvtr décrivent la passion du
jeu, dont Rutebeuf n'était point exempt; les fabliaux sont: Frère Denize
le cor délier, le Testament de l'asne, Cliarlot le juif, Chariot et le Barbier, la
Dame qui ala trois fois entour le vioutier. — Hist. litt., t. XX, p. 733, 745.
2. Histoire littéraire, t. XX, p. 729. La bulle est antérieure à 1261.
Rutebeuf composa le Dit de Guillaume de Saint Amour et la Complainte
maistre Guillaume. Le début de cette seconde pièce est remarquable :
Vous qui aies parmi la voie,
Arestés vous; et chascuns voie
S'il est dolor tel com la moie,
Uist sainte Eglise. ..
« C'est un rapprochement sint,'ulier, dit M. J.-V. le Clerc, que celui qu'on
RUTEBEUF. 29
D'autres pièces, d'un accent plus t''lcvé et plus touchant, ses
belles complaint(!S funéraires sur les comtes de Nevers et de
Champagne, ses exhortations à la croisade ou bien à la guerre
de Sicile, la Complainte d'outremer, la Complainte de Cons-
tantinoble, le Dit Monseigneur Joffroi de Sargines, le Bit de
\a.voie de Tunes ^^ marquent la part qu'il prit aux émotions
pieuses et guerrières de son temps ; ce noble rôle lui concilia
la faveur d'illustres personnages. Le brave et impétueux
Charles d'Anjou, roi de Sicile, l'aima et le protégea; il res-
sentit les effets de la libéralité d'Alphonse, comte de Poitiers,
de Thibaut, roi de Navarre, et de Hugues, duc de Nevers; son
talent ne fut pas méconnu de saint Louis qui oublia les bouf-
fonneries du jongleur, les hardiesses du satirique pour se sou-
senir uniquement des beaux vers consacrés à célébrer les
croisades.
Avant de mourir, Rutebeuf fit sa paix avec l'Église et
sanctifia sa verve en traitant des sujets de dévotion. Il rima
des Miracles de la Vierge, écrivit la Repentance Rutebeuf,
la Voie de Paradis, une Vie de sainte Elisabeth de Hongrie
et de sainte Marie l'Egyptienne, le Miracle de Théophile^- ,
sans compter des Chansons ou cantiques sur Notre-Dame. Sa
rudesse native acheva de s'y adoucir, et ce trouvère énergique,
mordant, trivial et grossier, mais toujours sincère dans ses
sentiments, impétueux dans son style, dut à ces inspirations
de la dernière heure une poésie facile, abondante, ingénieuse
peut faire entre ce début et les premiers vers du second sonnet de la V/e
HvHvelle de Dante :
O voi che per la via d'Amor passate,
Attendete e guardate
S'egli è dolore alcun quanto 7 mio graoe.
Dante étudiait à Paris les sept arts au commencement du règne de Phi-
lippe le Bel. — Uht. litt., t. XXIII, p. 510. — Sur Guillaume de Saint-Amour,
docteur de Sorbonne, né en 1200, mort en 1272, auteur du livre les Périls
des derniers temps publié en 1250, voir VHist. iittér., t. XIX, p. 198, 260,
et t. XX, p. 727-730, 751.
1. Histoire littéraire, t. XX, p. 759-709.
2. Histoire littéraire, t. XX, p. 709-783.
30 LA POÉSIE SATIRIQUE.
et souvent pleine d'onction. Nous verrons un jour un autre
poëte des rues de Paris, François Villon, l'auteur des Deux
Testaments ' , le héros àenBepues Tranches, sembla])le à Rute-
beuf par plus d'un trait, chanter la Vierge et prier Dieu : il
est bien rare que chez les rimeurs les plus lil^res du moyen
âge ces audaces de l'imagination et du style n'aient pas à la
fui pour collectif une amende honorable et un acte de foi.
§ 111
Le Roman de la rose. — GuiUaame de Lorris et Jean de Meun (1240-1280.)
L'esprit léger et moqueur, qui a inspiré toutes les fictions
que nous venons d'énumérer, anime aussi deux vastes poëmes,
monuments célèlires de la satire au moyen âge : le Roman de
la rose et le Roman du renard. Entre les fabliaux et ces deux
compositions puissantes, il y a la môme différence qu'entre
les cantilènes épiques primitives et les cycles des Chansons de
gestes.
Le Roman de la rose, on le sait, est l'œuvre de deux au-
teurs et comprend deux parties très-distinctes : le caractère
satirique se marque surtout dans la seconde partie ; l'allégorie
subtile et quintessenciée, qui remplit les commencements du
poëme, relève plutôt de la poésie descriptive ou didactique que
de la satire proprement dite. Guillaume de Lorris, l'ingénieux
et tendre auteur de ce début, était du Gàlinais, comme son
nom l'indique; il le composa à l'âge de vingt-cinq ans et
mourut vers 1240 d'une mort sans doute prématurée; c'est
tout ce que l'histoire nous apprend de lui. Peut-être môme
serait-il resté inconnu dans l'histoire, si la gloire de Jean de
1. On trouverait facilement, en parcourant les poésies de Rutebeuf, les
éléments d'une comparaison entre ce satirique et Villon. Nous indiquerons
surtout, au t. I, de ses œuvres, les pages 3, 5, 24, 38, 5G, 57, 127, 210,
et au t. II, les pages 10, 33, 67. — M. Jubinal a publié en 1873 une seconde
édition des œuvres de Rutebeuf. C'est la reproduction pure et simple de la
première. — Homaniu, juillet 1874, p. 401.
LE ROMAN DE LA ROSE. 31
Meuiî, en rojaillissanl sur l'œuvre entière, n'avait sauvé do
l'oubli son devancier. Guillaume de Lorris a le mérite de l'idée
première; il a imaj^iné l'allégoi-ie principale, celle qui l'ait le
ibnd du poëme et dont les autres fictions ne sont que le déve-
loppement; il a écrit quatre mille soixante-dix vers : voilà sa
part dans la composition. Povu'quoi a-t-il laissé inachevée
cette œuvre entreprise h vingt-cinq ans? On l'ignore; il y a
grande apparence que la mort est venue brusquement inter-
rompre son dessein'. Ce dessein était, non pas d'enseigner,
à l'exemple d'Ovide, l'art d'aimer, mais de raconter les peines
et les plaisirs réservés à ceux qui aiment. Guillaume de Lor-
ris a voulu faire l'histoire et, comme on dirait aujourd'hui,
la physiologie de cette passion-.
A l'entendre, il ne suffit pas d'être jeune, sinon pour la res-
sentir, du moins pour avoir le droit de s'y livrer; il faut être
riche, bien élevé, exempt d'ambition, d'avarice et d'envie, libre
surtout de disposer de son temps. Aussi le poëte nous conduit-
il d'abord devant les hauts murs d'un vaste jardin, séjour de
tous les plaisirs des sens et fermé à la haine, à la trahison,
à l'avarice, à l'envie, k l'hypocrisie, à la pauvreté. Il feint que
les murs sont surmontés de statues qui représentent ces vices
et ces infirmités de la société humaine*. Nous sommes aux
premiers jours du printemps ; l'amant, c'est-cà-dire, le poëte lui-
même % est dans sa vingtième année ; il s'est endormi et il rêve.
1. La plupart des copistes ont eu soin de distinguer son œuvre de celle
de Jean de Meun, en ajoutant après le dernier vers de Guillaume : « Cy
commence maistre Jehan de Meung. » Une des plus anciennes leçons porte
une rubrique plus longue : « Ci endroit fine maistre Guillaume de Lorriz
cest roumans, que plus n'en fist, ou pour ce qu'il ne volt ou pour ce qu'il
ne pot.» — Bibl. N'at., ms., n» 6988.
2. Tel est le sens de ces deux vers placés eu tête du poëme :
Ci est le Roman de la Rose,
Où Tart d'amour est toute enclose.
3. HiMoire littéraire, t. XXIII, p. 3.
4. Guillaume de Lorris avait été amoureux; son poème s'inspire du sou-
venir de la passion qu'il avait en effet ressentie pour une dame dont la
fortune, les sentiments et l'éducation répondaient à ce qu'il a représenté.
II a prodigué ces gracieuses peintures de l'amour dans l'espérance de plaire
à l'objet airaé. — Vers 28-40.
32 LA POÉSIE SATIRIQUE.
C'est en songe qu'il se dirige vers le jardin où règne Déduit,
le Plaisir, dont l'épouse est Liesse, et qui a pour compagnes
assidues la Jeunesse, la Beauté, la Noblesse de cœur, la Libé-
ralité, la Courtoisie. Une fois admis dans ce brillant séjour par
un petit guichet que lui om re Oiseuse, la meilleure amie de
Déduit, l'amant pense à l'aire un choix parmi les fleurs qui
ornent le verger d'Amour ; il remarque bientôt une rose plus
fraîche et plus parfumée que les autres : c'est l'allégorie trans-
parente de la femme qu'il aime et dont il veut être aimé.
L'Amour, dirige cinq flèches contre lui : Beauté, Candeur, Sin-
cérité, Courtoisie, Doux-Entretien. Grâce à Bel-Accueil, il
peut du moins faire l'aveu de la blessure qu'il a reçue ; mais
dès qu'il s'enhardit jusqu'à toucher la rose et à tenter de la
cueillir, Bel-Accueil abandonne la place à Honte, à Crainte, à
Jalousie; Raison intervient et prononce un long sermon.
Le malheureux amant, éconduit et sermonné, promet à la
dame d'être plus discret et obtient un demi-pardon. Elle con-
sent à le revoir, mais de loin et par dehà les haies qui ferment le
verger des roses. Dès qu'oubliant sa promesse il veut franchir
les haies, donner et recevoir un baiser, Malebouche ou Invec-
tive écarte Bel-Accueil : Dangier * ou Résistance contraint le
téméraire à reculer. Il obtient cependant, grâce à Vénus, le
baiser tant souhaité ; mais aussitôt Malebouche amène Jalou-
sie, et celle-ci élève une redoutable forteresse. Chacun des côtés
de ce bâtiment carré, long de cent toises, se termine par un
château dequatre tours environnées de fossés profonds : un
de ces châteaux est confié à Dangier, un autre à Jalousie, le
troisième à Honte, le quatrième à Malebouche. Dans l'inté-
rieur, une tour principale retient Bel-Accueil prisonnier. Hue
d'obstacles à surmonter! Le premier mouvement est d'en
gémir. Guillaume de Lorris s'arrête au miheu des plaintes que
1. « On ne peut guère se méprendre sur le rôle souvent discuté de
Dangier dans le Roman de la Rose. Ce n'est pas le mari, le père, ou le
maître de la personne aimée ; c'est, de même que Honte et Jalousie, un des
sentiments, une des passions, qui tour à tour conseillent et déterminent la
volonté.» — Uist. liW'r., t. XXIII, p. 5.
Lli ROMAN DE LA ROSE. 33
la captivité de Bol-Accueil et Fabsence de sa dame inspirent à
l'amant*.
Ce n'était pas la première fois, sans doute, (jue l'allégorie
paraissait dans la poésie française, et nous avons dé'jà elle des
romances du xii" siècle, quelques chansons des commence-
ments du siècle suivant, où se montrent les fictions ingénieuses
et puériles dont est rempli le Roman de la Bose^. Rien d'éton-
nant que les entités et les quiddités écloses sur les bancs de
l'école aient envahi de bonne heure l'imagination de nos trou-
vères, et que ces lourdes a])stractions, transformées par eux en
personnages légers et subtils, aient peuplé d'ombres diapha-
nes, de figures brillantes et vaporeuses le domaine poétique :
mais on n'avait pas encore vu jusque-là l'essaim de ces êtres
fantastiques se déployer et prendre leur essor avec cette fécon-
dité bruyante. Guillaume de Lorris, d'un coup de sa baguette,
a fait germer et fieurir les aridités et les épines de la scolas-
tique*.
On a beaucoup loué les portraits qu'il a tracés des fi-
gures taillées sur les murs extérieurs de la maison de Déduit ;
on oubliait que les sermonnaires et les auteurs ascétiques
avaient, bien avant lui, caractérisé la haine, la dureté et la
bassesse de cœur, la convoitise, l'avarice, la tristesse, l'hypo-
crisie, et que les modèles ne lui ont pas manqué. La nouveauté
était de fonder tout un poëme sur le développement d'une
allégorie principale, de gi'ouper autour de l'idée première un
1. « Nous ne croyons pas qu'il faille lui attribuer, comme l'a fait le der-
nier éditeur, les soixante-dix-neuf vers qu'on trouve dans un ou deux ma-
nuscrits de la tin du xiv^ siècle et qu'un anonyme aura sans doute ajoutés
à la première partie du poëme pour lui donner une sorte de conclusion. »
llist. littcr., t. XXIII, p. 8.
2. Tome I, p. 369.
3. Dans son édition du Roocni ik la Ros^c (1864), M. F. Michel signale
comme étant les principales sources de cette vaste composition: !<> les
chansons d'amour où se rencontrent déjà les personnilications de Tendre-
Soupir, Loyal-Amour, etc.; 2" les œuvres des troubadours et en particulier
les Nouvelles allégoriques de Pierre Vidal (mort en 1229) où Pudeur,
Merci, Loyauté, etc. figurent à titre de personnages; 3° des poèmes latins
du moyen âge, tels que la rs^ychomachic de Prudence, l'Eglogue de Théo-
dule, etc., remplis de semblables personnifications. — Préface, p. i-ix.
3
34 LA POÉSIE SATIRIQUE.
monde d'abstractions devenues visibles et palpables, de les
lier entre elles par des rapports réguliers et de répandre dans
cet ensemble artificiel un souffle de vie. Nous touchons ici au
mérite original de l'auteur ; nous indiquons le trait caractéris-
tique de ce singulier esprit. Guillaume de Lorris développe
avec un talent naturel une conception froide et alambiquée ;
la grâce et le mouvement de son imagination animent, colo-
rent, au moins pour un instant, une monotone succession
de fantômes ; son style clair, précis, élégant, corrige la fadeur
inévitable de ces combinaisons industrieuses et enfantines.
On ne peut refuser h Guillaume de Lorris un senti-
ment juste et vif de la poésie. Il aime la nature, il la décrit
avec aisance, il la peint d'une touche aimable et délicate; il
y a de la fraîcheur et du piquant jusque dans ses mignardises.
Talent souple et gracieux, plus abondant que le royal chan-
sonnier de Champagne et de Navarre, plus doux et plus biillant
que Rutebeuf, il a déjà la politesse et le bon ton de Charles
d'Orléans. Peu surchargé d'érudition, il cite un fort petit
nombre d'auteurs anciens, Macrobe,Til)ulle, Catulle, Ovide, et
le versificateur latin qu'il prend pour Gallus* ; il imite Ovide,
son auteur favori, avec goût et discernement. Sa parole est
chaste ; il évite une stérile abondance, et ne se noie pas, comme
tant d'autres, dans d'infinies digressions. Ses personnages
parlent bien, et comme ils doivent parler ^. Un autre agrément
de son livre est la précision des détails descriptifs qu'il con-
tient sur les habits, les parures, et sur les usages variés de la
toilette; on pourrait faire, d'après lui, une histoire des modes
du xni'' siècle '.
1. On a, sous le nom de Gallus, six élégies qui paraissent être d'un ver-
sificateur du M" siècle. Cet ami de Virgile, qui se tua à l'âge de qua-
rante ans, avait composé quatre livres d'élégies qui sont perdus. — Macrobe,
philosophe platonicien et grammairien latin, vivait au commencement du
ye siècle.
2. lliatoire liltrnnir, t. XXIII, p. 14.
3. On peut lire, sur Guillaume de Lorris, outre le chapitre de Vllist.
littér., t. XXIII, p. 1-15, un article développé de iM. Ampère dans la Revue
des deux Mondes (Nouvelle série, t. III, 1843, p. 441), et quelques pages
LE ROMAN DE LA ROSE. S.'i
Jean de Meiin, conliniialeur de Guillaume de Lon-is et
presque son conipalriote ' , a imité la réserve de son devancier
sur lui-même, et si nous ne savons rien du premier auteur de
ce roman célèbre, la vie du second ne nous est pas beaucouf)
plus connue. On l'appelait Clopinel, parce qu'il était boiteuv^.
11 s'appl.iudit, dans un passage de son Testament^, d'avoir
vécu riche et honoré, et d'avoir servi a les plus grandes gens
de France ; » on peut supposer, ^d'après cela, qu'il fut attaché
à la maison de quelque illustre personnage, peut-être môme
à quelque prince de la famille royale. Jean Boucher, auteur
des Annales d'Aquitaine''^ dit qu'il était docteur en théo-
logie, ce qui n'a rien d'invraisemblable : il ajoute à ce titre
celui de Frère prêcheur, ce qui contredit singulièrement
tant de violentes satires lancées par Jean de Meun contre
les ordres religieux et tant d'opinions téméraires qui ' ne
se rencontrent guère dans les cloîtres. Selon le Président
Fauchet, il fut docteur en droit; ses livres prouvent, du.
moins, la variété, la profondeur, l'étendue de son savoir,
et la hardiesse, parfois cynique et brutale, de son esprit ^ . Les
dix-huit mille vers qu'il ajouta au roman incomplet de Guil-
fortes et incisives de M. Nisard. {lïht. de h Uttcrainre friDirnise^ t. 1,
p. 103-121.)
1. Meun est à quatre lieues d'Orléans sur la Loire. De là ce vers de
Clément Marot :
De Jean de Meun s'enfle le cours de Loire.
— Lorris, dans l'arrondissement de Montargis, est à douze lieues d'Orléans.
2. Au moyen Age, il n'y avait presque pas de noms patronymiques dans
le peuple et la bourgeoisie. Chaque individu se distinguait par son prénom
ou nom de baptême ; on s'appelait Jean ou Guillaume, etc. A ce prénom
s'ajoutait souvent un surnom, tiré d'une infirmité ou d'une particularité
quelconque, Clopinel, par exemple. Les poètes, les savants, ceux qu'on
appelle aujourd'hui les gens de lettres, prenaient volontiers le nom de leur
pays: Jean de Meun, Guillaume de Lorris, Jean de Gersou, etc.
3. Vers 53. — Nous avons déjà cité ce Testament qui est une satire de
la société contemporaine.
4. Il vivait à Poitiers, de 1476 à 1353.
5. Outre le Roman de la Rose, son Teslament et son Codicille, il a com-
posé un poëme tbéologique intitulé le T)czor, les Proverbes dorés et les
Remonstrances au Roy; il a traduit la Consolati^jn de Bocce en prose, le
36 LA POÉSIE SATIRIQUE.
laiiinc de Loi'ris, paraissent être l'œuvre de sa jeunesse, et
comme le premier jet d'une imagination forte et ardente; il y
a déversé l'exubérance confuse de science et d'idées qui fer-
mentait dans son cerveau * . Guillaume de Lorris avait voulu
raconter l'histoire d'un ^ éritable amoureux ; Jean de Meun
s'est proposé de parler de tout, à l'exception du véritable
amour : il a fait un ouvrage de'marqueterie, une sorte d'échi-
ijuier, dans lequel il a placé avec plus ou moins de symétrie et
d'à-propos l'histoire de toutes les passions humaines. Ne lui
demandons pas de plan régulier ; il a vu surtout dans la con-
tinuation du Roman de la Rose une occasion de donner carrière
à son érudition, à ses opinions philosophiques et au liberti-
nage de son esprit-.
Il garde, en apparence, les personnages allég(3riques ima-
ginés par son devancier et le cadre qui lui est fourni; mais
les noms seuls et les dehors subsistent; tout le reste a
changé, sentiments, idées et caractères. Nous revoyons
des figures connues. Raison, Bel-Accueil, Malebouche, Dan-
gier, l'Amant et l'Ami ; mais dès qu'elles parlent, dès que
chacune d'elles essaie de renouer le propos interrompu depuis
quarante ans, la métamorphose intérieure se déclare; la voix,
l'accent, le style annoncent qu'un esprit nouveau agite et ins-
pire ces fantômes ressuscites. Ils sont devenus raisonneurs,
érudits, philosophes, astronomes, alchimistes et physiciens ;
ils argumentent yoro et contra ; ils ont sans cesse l'antiquité à
la bouclie; ils traduisent Platon, les vers dorés attribués à
Traité de Végèce sur Y Art militaire, les Lettres d'Hcloïsc et d'Abailard, les
Merveilles d'Irlande. — Sur sa tiaductioii de Hoëce, on peut consulter l'ar-
ticle de M. Léopold Deiisle dans le tome XXXIV de la liibliotIi'}que de VEcole
des Chartes (1873).
1. Au vers 6600 il est fait mention de Charles d'Anjou comme étant alors
roi de Sicile. Or, ce prince, couronné roi en 1;^()(3, mourut en 1285. C'est
donc entre ces deux époques que Jean composa sonpoëme. — Cela renverse
l'opinion de ceux qui s'appuyant sur un passat^e d'un historien du xyi^^ siècle,
Papire Massoii, prétendent que Philippe le Bel conseilla à notre poëte de
continuer le Roman de la Rose. Philippe le Bel n'avait que dix-sept ans en
1285 lorsqu'il connnenca de régner.
2. Paulin Paris. — Histoire litténtire, t. XXIII, p. 15.
LE ROMAN DE LA ROSE. 37
•Pythagore, Ovido, Horace, Cicrnm, Lncain, Solin, Claiulicii,
Suétone, VAlmagesfe de Ptoléniée ' , les Insiitutes de Justinieii,
Juvénal, Boëce, Virgile, Valère Maxime, Salluslc ; ils
connaissent Aristote par Boëce, ils savent ce qu'étaient
Homère, Socrate, Sénèque, Tii)ulle, Catulle, Gallus, Hippo-
crate, Gallien, Parrliasius, Apelle, Myron, Polyclète, Euclide,
Empédocle, Ennius. La mythologie ne leur est pas moins
familière que l'Evangile ; déj(à paraît chez eux ce paga-
nisme de langage et presque de croyance, cette idolâtrie éru-
dite et poétique qui éclatera deux siècles plus tard dans
l'enthousiasme de la Renaissance. Guillaume de Lorris avait
dispersé parmi les bosquets du Jardin d'Amour un essaim
de sylphes gracieux ; Jean de Meun en a fait une académie,
un collège d'encyclopédistes. A leur tête il a placé deux
personnages créés par lui, dame Nature et son chapelain
Genius : l'un et l'autre ont le secret de la pensée du poète et
reçoivent la mission spéciale de faire connaître le fond de la
doctrine.
Raison descend de sa tour et interpelle l'amant qui gémit
et se désespère, — on s'en souvient, — K la porte de la
prison où Bel-Accueil est enfermé. Elle lui demande s'il a tou-
jours sujet d'estimer le maître qu'il s'est choisi; là dessus elle
recommence un long portrait de l'Amour, rempli de pointes
et de jeux de mots. Dans son discours entrent pôle-mèle le
blâme de la jeunesse, l'éloge de la vieillesse, imité du de
Senectute de Cicéron, la satire des femmes, une suite de dis-
tinctions sur l'amour et l'amitié, une comparaison entre
l'amour et la justice, ce qui fournit au poète un prétexte pour
déclamer contre les iniquités qui régnent parmi les hommes.
Il faut s'attendre à voir aussi Jean de Meun saisir et provo-
1. Ouvrage astronomique dont le titre VL'ritai)le est la Grande Compositioti,
S-jvTa^'.? [izyhxr^. Les Arabes le désignèrent par l'épithète seule, (isytai-r), en
la faisant précéder de leur article al; de là, le nom ù'Almugeste. Divisé en
treize livres, cet ouvrage contient toutes les notions astronomiques des
anciens, et un catalogue de 1,022 étoiles. Le texte grec fut retrouvé au
xv siècle. Plolémée vivait au ii^ siècle à Alexandrie.
38 LA POÉSIE SATIRIQUE.
quer toutes les occasions, bonnes ou mauvaises, de censurer
les vices, les erreurs, les abus de la société contemporaine. La
critique des abus le conduit à rechercher l'origine et les
fondements du pouvoir politique ; il cite, tour à tour, les
notables exemples de tyrannie que l'histoire grecque et
romaine nous présente, et les plus cél^bres fictions des poètes
païens sur la capricieuse souveraineté de la fortune. Des faits
récents, des noms connus, le souvenir de catastrophes
célèbres, tirées de l'histoire de France, viennent à l'appui des
citations antiques. L'amant écoute avec beaucoup d'attention
les tirades véhémentes de dame Raison ; mais cette éloquence,
surchargée de pédantisme, agit faiblement sur son cœur et
ne change pas ses résolutions : la Raison, dit-il, perdait toute
sa peine, car l'Amour tenait près de ma tête une pelle qui
poussait hors d'une oreille tous les sermons qu'on introduisait
dans l'autre ' .
Il prend enfin congé delà sermonneuse déesse et va chercher
d'autres conseils plus agréables et plus pratiques, auprès de
l'Ami, que déjà Guillaume de Lorris avait mis en scène. Celui-
ci est plus Ijavard encore que dame Raison, mais son bavar-
dage ne manque pas d'originalité, et ses digressions sont si
variées et si hardies qu'on est tenté de les lui pardonner.
D'abord il indique à l'amant par quelles séries de ruses et
d'artifices, par quelles ressources ou d'esprit ou d'argent on
peut tourner des obstacles qui semblent insurmontables. Cet
ami est un roué, sceptique et libertin, un vrai don Juan ; il
professe cette opinion que la vertu s'évanouit, comme une
trompeuse apparence, dès que la séduction devient pressante;
l'honnête femme, dit- il, est plus rare que le phénix-. Oppo-
sant l'état de nature, où tout est bien, à l'état civilisé, où tout
est mal, il attrijjue les maux de ce monde au mariage, à la
propriété, à la royauté ; on a élu des rois pour défendre et
consacrer parla force les inégalités sociales \ Ces maximes
1. Vers 405/..
2. Vers 8727.
3. Vers 9(i/i5.
LE ROMAN DE LA 110812. 39
révoliitioiinaiirs ne sont dans l'esprit de Jean de Meun
qu'nne des formes variées de son immense érudition ; notre
auteur est bien aise de faire voir que rien ne lui écliappe de
tout ce qui a pu se penser et s'écrire chez les anciens, et qu'il
a recueilli, pour les étaler en temps et lieu, leurs plus outrés
paradoxes.
Après ce beau discours, raclion avance de quelques pas.
Le dieu d'Amour, prenant pitié de l'amant, fait venir ses
barons, Loisir, Noblesse de cŒ'ur, Richesse, Franchise,
Largesse, Courage, Honneur, Courtoisie, Simplesse, Enjoue-
ment, Beauté, Patience, Discrétion, et met le siège devant la
tour où languit Bel-Accueil. Sous la bannière de ce dieu on
remarque un étrange soudard ; il a wnw Faux- Semblant, et
symbolise cette idée que pour réussir auprès des Dames il
faut, parfois, les tromper ou du moins payer de mine.
Guillaume de Lorris avait sculpté sur les murs du palais de
Déduit une figure hypocrite, Papelardie, qui portait la haire
et tenait en sa main un psautier ' ; Faux-Semblant n'est pas
une statue, c'est un personnage vivant et agissant, un Frère
prêcheur et quêteur, qui vit d'aumônes, qui est muni de Ijiûles
papales, donne l'absolution aux riches et repousse la confession
des pauvres gens ^ . Le dialogue qui s'engage entre l'Amour et
lui n'est pas indigne de la bonne comédie^. Pendant le siège,
une vieille matrone que Guillaume de Lorris avait empruntée
à Ovide et qui deviendra Macette dans la xiii*^ satire de
Régnier, consent, pour de l'argent, cà plaider auprès de la dame
la cause de l'amant. Son discours, plein des maximes de l'Art
d'aimer, offre une théorie complète de ce qu'on a plus tard
1. Vers 413.
2. Vers 11437.
3. Amour : « Tu semblés estre un saint hcrmites. »
Faux-semblant : « C'est voirs, mes je sui ypocrites. »
Amour : « Tu vas precseliant astenance. »
Faux-semblant : « Voire, voir, mes j'emple ma panse
De bons morsiaux et de bons vins,
Tiex come il afiert à devins. »
Amour : « Tu vas preeschant povreté. »
Faux-semblant : « Voir, mes riches sui à plentc. » — Vers 11423.
40 LA. POESIE SATIRIQUE.
appelé la coquoUerie des femmes. AiTacher aux hommes leur
dernier écu, les <( plumer jusqu'à la dernière plume, » voilà le
fond de son enseignement. Entre autres conseils de toilette,
la vieille recommande à la femme galante de se couvrir la tcte
de faux cheveux, à défaut de véritables, et de les teindre au
besoin. Si le coloris naturel lui manque, elle se fardera en
secret ; avant de sortir, elle aura soin de se mirer; dans les
rues elle marchera d'une allure gracieuse et plaisante'.
Entre les assaillants et les défenseurs de la rose, une
guerre fertile en incidents se poursuit. Du château (( deCithé-
ron, » bâti au sommet d'une montagne, Vénus accourt, portée
sur un char traîné par huit colomljes ; sa vue et ses paroles
enflamment le courage des barons du dieu son fds. Mais voici
que, brusquement éloignés de la mêlée, nous sommes trans-
portés dans l'atelier où dame Nature travaille à remplacer les
êtres que la mort moissonne par d'autres êtres également des-
tinés à mourir. L'Art est à ses genoux, épiant ses procédés,
cherchant à les contrefaire, et demandant à l'alchimie cette
recette « blanche, fine et pénétrante » qui lui donnera une
puissance créatrice égale à celle de la nature. Nulle part la
doctrine du grand œm re n'est exposée avec plus de clarté
apparente, d'ordre et de concision. Tout en travaillant, la
Nature se désole de voir que, dans le vaste empire confié par
Dieu à ses soins, l'homme seul, être volontaire et libre,
échappe aux lois immuables, universelles, dont eUe assure
l'exécution. Pour se consoler, elle va trouver son chapelain
Genius, qui met alors aumusse et chasuble et se dispose à
l'entendre en confession. L'épanchement de dame Nature se
prolonge cinq mille vers durant ; il forme à lui seul un grand
poëme didactique où Jean de Meun ne se contente pas d'ex-
poser le système du monde, mais abordant les problèmes de
la métapliysiqne la plus ardue, s'efforce de concilier le liljre
arbitre de l'homme avec la justice e'I la toute-puissance de
Dieu. Rempli de beautés d'expression, ce poème a le mé-
1. Vers 13901 et 13516-13741.
LE ROMAN DE LA. ROSE. 41
rite (le résumer rélat des cnnnaissances cosmogoniques et
philosophiques du moyen âge dans une analyse bien supé-
rieure aux Trésors, aux Miroirs et à toutes les encyclopédies
latines ou françaises que multipliait alors un savoir indigeste
et prétentieux ^
Il faut cependant en iinir. Genius, dépêché par sa maîtresse
vers l'armée du dieu d'amour, adresse aux barons une dernière
exhortation avant l'assaut qui doit tout emporter. 11 lit tàhaut(!
voix la charte de dame Nature. Cette charte excommunie tous
ceux qui résistent à leurs penchants, elle promet le ciel à
ceux qui ont largement et librement aimé. C'est une audacieuse
réhabiUtation de la chair, un manifeste de la révolte des sens
écrit dans un style brutal qui a certainement inspiré les
pages les plus cyniques de Rabelais. Quand Genius a parlé, il
lance sur la prison de Bel-Accueil le flambeau que l'Amour lui
avait mis entre les mains : la tlamme pénètre dans les rangs
des assiégés ; leur résistance faiblit ; les barons de l'Amour,
guidés parvenus, surmontent les derniers obstacles, et la tour
qui protégeait la rose est forcée. Le songe se dissipe, le
poëte se réveille; le rôve et le roman sont terminés^.
Malgré l'incohérence d'une composition désordonnée et
pleine de contrastes, malgré les trivialités diffuses, les ti-
rades pédantesques dont ce poëme est alourdi et démesu-
rément allongé, un talent si vigoureux, si hardi, un savoir
si abondant, des idées d'une bizarrerie si provocante de-
vaient produire une impression forte et durable. 11 y a,
dans les vers de Jean de Meun et dans la tournure de son
esprit, une vivacité, un relief, une plénitude d'énergie qu'on
trouve rarement dans les autres poëtes de ce temps; même
aujourd'hui nous pouvons comprendre sa longue vogue et sa
réputation. Au xiv'' siècle, Pétrarque fait l'éloge du Roman de
1. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 39 et 40.
2. Histoire littéraire, t. WlU,\iA^- 'S. — Revwe des Deux-Mondes {iSiii),
article de M. Ampère, p. 440-A81. — Nisard, Histoire de la littérature fran-
çaise, t. I, p. 121-151. — Lenient, la Satire au moyen âge, p. 156-169.
42 LA POÉSIE SATIRIQUE.
la Rose, Gower l'imite*, Chaucer veut le traduire; il reste
sept mille sept cents vers de la traduction qu'il avait com-
mencée^. Au xvi'^ siècle, cette gloire subsiste dans tout son
éclat. Etienne Pasquier oppose le seid Jean de Meun à
Dante et aux autres poètes italiens réunis; Thomas Si-
])ilet, dans son Art poétique, dit que le Roman de la Rose
est notre Iliade et notre Enéide; Clément Marot rajeunit ce
livre populaire dans une édition où il change et met à la
mode les parties du style qui ont vieilli*.
Comme toutes les œuvres puissantes, où d'énormes défauts
se mêlent à des beautés supérieures, le poëme de Jean de Meun
souleva de violentes protestations; ses détracteurs furent
moins nombreux, mais aussi passionnés que ses admirateurs.
Christine de Pisan, en 1399, réclama, dans sonÉpitre au dieu
d'Amour contre les coups portés à l'honneur du sexe féminin
par les théories et par les diatribes du poëte ; trois ans plus tard,
sans doute à propos de la publication de quelque brillant exem-
plaire du fameux roman, le chancelier de l'Université, Gerson,
composa, en prose française, sous la forme allégorique, un
vrai réquisitoire, et prit à partie Jean de Meun, sa morale
relâchée, ses opinions téméraires, ses expressions cyniques*.
Les débats engagés ne s'arrêtèrent point Là. Deux champions
du poëte, maître Jean Joannes ou Jean de Montreuil, prévôt
de Lille % et Gontier Col, secrétaire du roi, relevèrent le gant.
1. Gower, né vers 1320, mort en 1402, a écrit un poëme anglais en huit
livres, intitulé Confemo amanlis, sur la métaphysique de l'amour.
2. Le chanoine Molinet de Valenciennes, à la tin du xv siècle, le traduisit
en prose française.
3. C'est dans les prisons du Châtelet, de 1525 à 1520 que Marot, en
relisant Jean de Meun, eut l'idée de cette publication nouvelle et de ce
rajeunissement.
4. Traité contre le roumant de la Rose. Ms. de Colbert, n» 7599 3.3. a. —
Fonds de saint Victor, n" 517. « Il jeté partout feu plus ardent et plus
puant que le feu grigoiset soulfre, par paroles luxurieuses, ordes et délTen-
dues... Il a meslé miel avec venin, sucre avec poison, serpent venimeux
cachiés sous herbe verte de dévotion... » — Sur Gerson, voir plus loin le
chap. II de VEloquence religieuse au xiv» siècle.
5. On a publié de Jean de Montreuil, qui fut plus tard secrétaire du roi
LE ROMAN DE LA ROSE. 43
<'n français ot en latin; Christine de Pisan, encouragée par le
renfort d'un allié tel que Gerson, re^int bravement à la charge
dans ses épîtres sur le Roman de la Rose * : elle riposta aux
raisons comme aux invectives du prévôt et du secrétaire, et
adressa, en 1 407, les pièces du procès k la reine de France
Isabeau de Bavière, puis à Guillaume de Tignonville, prévôt
de Paris. Ses adversaires lui demandant avec ironie comment
elle avait osé lire un ouvrage qu'elle jugeait un crime si offen-
sant pour la pudeur des dames : « Vray est, répondit-elle,
que pour sa grant renommée je désiray le veoir, mais en
aucunes parties qui n'estoient h ma plaisancejepassoyeoultre
comme coq sur breise"^. »
Le succès du Roman de la Rose nous est encore attesté par
le grand nombre des manuscrits de ce poëme qui nous ont été
conservés. La seule Bibliothèque Nationale de Paris en pos-
sède soixante-sept, la plupart accompagnés d'ornements et de
miniatures'. On en trouve souvent dans les bibliothèques par-
ticulières, et il est peu de collections puljliques, en France, en
Belgique, en Allemagne et en Angleterre, qui n'en comptent
plusieurs, tous rédigés avant les premières années du xvr siècle.
Les anciennes éditions imprimées sont aussi fort nombreuses.
Dix au moins, parmi celles qui subsistent, appartiennent au
Cliailes VI, un grand nombre de lettres latines. — Marlène et Durand,
Amplissima CoUectio, t. II, col. 1310-1464.
1. Bibliothèque Nationale, Ms. 7087 2. — Sur Christine de Pisan, voir plus
loin le chap. iv sur les historiens.
2. Hist. littér., t. XXIII, p. 46-52. L'auteur anonyme du Jardin de Plai-
sance, dont la date semble être de l'année 1499, et Martin Franc, dans son
« Champion des Dames » dédié à Philippe le Bon, essayèrent aussi de réfuter
Jean de Meun, mais c'était pour mieux compléter leur apologie des femmes.
Ils opposaient unautrejeu d'esprit à un jeu d'esprit. Martin Franc, chanoine
de Lausanne et protonotaire apostolique, mourut en 1460. — Guillaume de
Guilleville, moine de Citeaux, composa entre 1330 et 1358 Trots Pèlerinages,
à l'imitation du Roman de la Rose. Chacun de ces « pèlerinages » est long de
dix ou douze mille vers.
3. Sur ce nombre, douze semblent remonter auxv^ siècle; vingt-deux aux
dernières et trente aux premières années du xiv« siècle; trois enfin au
xin<^, c'est-à-dire précisément au temps où Jean de Meun continua l'œuvre
de Guillaume de Lorris.
44 LA POÉSIE SATIRIQUE.
xv" siècle ' . La leçon suivie dans toutes ces éditions est tirée
d'un manuscrit passable duxv'' siècle. Lorsque Clément Marot,
en 1526, eut rajeuni le texte du célèbre roman ^, les éditions,
assez rares d'ailleurs, qui parurent après la sienne, prirent ce
rajeunissement pour modèle ; c'est de notre temps seulement
qu'on est revenu au texte ancien. L'édition de Méon, la plus ré-
pandue aujourd'hui, a été faite en 1814 sur un manuscrit de
1330^ Le profond discrédit où tomba le moyen âge, dès la
seconde moitié du xvf siècle, n'a pas épargné le poëme si long-
temps populaire de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun;
lui aussi perdit, après la victoire de Ronsard et de la Pléiade,
ses admirateurs et ses lecteurs. Plus heureux cependant que
tant d'autres œuvres, dont le mérite poétique lui était bien
supérieur, il ne disparut pas entièrement du mobile souvenir
des hommes : il lui resta de son ancienne gloire une vague
renommée; le public, môme savant, qui oubliait, sans y
prendre garde, trois siècles de poésie française, savait du
moins qu'il avait existé jadis un Roman de la Rose.
IV
le Roman du Renart. — Ses origines et ses développements successifs.
— Renart le Novel. Renart le contrefait.
Ce roman n'est pas un poëme unique, composé sur
un plan régulier par un seid et même auteur. Il com-
prend une multitude d'ouvrages différents, qui n'appartien-
nent ni au même temps ni à la même littérature; c'est un
1 . Quatre ne portent aucun nom d'imprimeur, trois sont de Vérard, d'au-
tres ont été faites par Jean du Pré et Nicolas Desprez. Les deux premières du
xvi" siècle, de 1509 et 1519, sont de Micliel le Noir.
2. Les plus remarquables éditions du texte rajeuni par Marot sont celles
de Galliol du Pré, 1520, 1529, et 1531; deux autres, sans date, d'Alain
Lotrian et Jehan Jehannot; une enfin de Jehan Longis, à la date de 1538.
3. lliftuire liltéraire,l. XXIII, p. 52-50. — M. FrancisqueMiciieladonné.en
1864, une nouvelle édition du Roman de laRone où les manuscrits du xiii" siècle,
ignorés ou négligés par Méon, ont été consultés.
LE ROMAN DU RENART. 45
ensemble de productions détachées qui n'ont entre elles d'autrci
communauté que celle du sujet. Ces fragments, d'une lon-
gueur très-inégale, sont des s('ries de fables ou d'apologues
qu'on pourrait appeler épiques, en se fondant sur leurs carac-
tères dominants et sur leur étendue; les animaux y figurent
comme héros, au lieu de personnages humains ; ils nous repré-
sentent une société monarchique gouvernée par le lion. La
poésie, donnant à ce roi et à chacun de ses sujets un nom
propre, a fait d'eux tous des individus déterminés, des per-
sonnalités distinctes : le goupil, le vulpes des Latins, porte le
nom de Beinhart ou Renarl^^ et le loup, celui à'Isengrim ou
Isengrin. Voilà les deux vrais héros du poëme, <( les deux
barons, » comme disait le moyen âge, dont la rivalité célèbre,
pleine de combats, de ruses et d'aventures, remplit le cadre
sans cesse élargi de l'action fondamentale; tout ce qui les en-
toure se partage entre eux et forme deux factions : la lutte
des chefs, la discorde renouvelée et perpétuée de leurs par-
tisans compose l'histoire tragique et plaisante de cette sin-
gulière monarchie. Pendant plusieurs siècles, Fimagination
des trouvères a varié, amplifié, retourné en tous sens ce fond
primitivement très-simple ; l'assemblage incohérent et dispa-
rate de ces inventions successives nous est parvenu sous le
titre populaire de Roman du Renart.
L'examen d'une production aussi étendue, aussi complexe,
aussi dépourvue d'unité, soidève plusieurs questions obscures
et difficiles. Nous allons essayer de les éclaircir. Un point à
1. Quand le poëte veut désigner l'animal par son nom comnnin et géné-
rique, il emploie l'expression formée du latin, goupil, yorpil ou gorpil {vulpes) ;
Renart est un nom d'homme, un surnom ou un nom de guerre donné dans le
poëme au goupil ou gorpil. Ce surnom est devenu si populaire qu'il a effacé
le nom générique et s'y est substitué. Rien de semblable n'est arrivé aux
autres héros du poëme. Le loup, leu {lupus), est surnommé Isengrin; le
lion, s'appelle Noble; l'ours, Brun; le coq, Chantecler; le léopard, Firapel;
le cerf, Brickemer; l'âne, Bernard;^\e limaçon. Tardif ;\e chat, Tybert ; le
milan, Escoffle; le blaireau, Grimbert; le singe, ('ointériaux ; le corbeau,
Tiercclin; le bélier, Belin; etc., mais aucun de ces noms propres ou de ces
noms de guerre n'est resté dans la langue française et n'a remplacé le nom
commun et générique de chacun de ces animaux.
46 LA POÉSIE SATIRIQUE.
disciiler avant tout est celui-ci : Quelle est l'origine de cette
fiction? Qui le premier en a conçu l'idée, ou du moins, en quel
pays a-t-elle pris naissance? Quelle est la plus ancienne
ébauche de ce vaste cycle? Des branches multiples du ro-
man, quelle est celle qui a paru d'abord? Et celle-là est-elle
la branche primitive?
Au dire des Allemands, cette fiction est d'origine germa-
nique. Pour appuyer leur revendication, ils citent d'anciennes
fa])les tudesques qui, sans être primitivement identiques avec
celles du Benart, sont du moins de même nature et se ratta-
chent de môme à des histoires idéales d'animaux. Quelques-
unes remontent jusqu'au viii" siècle'; il en est une, notamment,
où Renart figure à la cour du lion dans un grade éminent, et
joue un personnage conforme à son naturel fourbe et pervers * .
Une pareille raison nous semble médiocre; car l'antiquité,
orientale ou grecque, avait donné, longtemps auparavant, des
rôles d'honimes aux animaux, et il ne serait pas difficile de
trouver, dans les nombreux apologues qu'elle nous a laissés,
l'idée de cette opposition de la ruse scélérate et de la force
brutale, telle qu'elle est figurée par la longue rivalité qui rem-
plit de ses incidents notre roman-. Un autre argument plus
solide est tiré des noms que portent les deux héros dupoëme,
Renart et Isengrin. Selon M. Grimm, le premier signifie, en
haut allemand, « conseiller, homme de conseil ; » le second
nous offre l'équivalent des épithètes « cruel et féroce, »
l'image de quelque chose de dur et de tranchant comme le fer.
Remarquons enfin que la popularité de ce roman, très-inéga-
lement répandue en Occident, s'est fixée et a persisté dans les
contrées du Nord, en Allemagne, en Flandre, aux Pays-Bas,
dans les provinces de France comprises entre le Rhin et
la Loire ; c'est là, par conséquent, dans cette région septen
trionale, en deçà ou au-delà du Rhin, que la fiction a pris nais-
\. Reinliaii Fuclis, von Jacob Giimm; Berlin, 1834.— Histoire littéraire,
t. XXII, p. 891.
2. lliatoire Ultà-uire, t. XXII, p. 890.
LE ROMAN DU RENART. 47
sance'. Contient-elle, comme on l'a dit, une allusion à la riva-
lité opiniâtre et sanglante de deux personnages réels , histori-
ques? Cela est possible mais n'a été nullement prouvé^,
A quelle époque est-il l'ait mention du liotnan du Rmarl
pour la première fois? Quelle date peut être assignée aux plus
anciennes Lranches de cette composition qui s'est prolongée
pendant près de trois siècles? Nul indice de l'existence de ce
roman n'apparaît avant le xu" siècle. On a, de la première
moitié de ce siècle, deux fragments latins en vers élégiaques,
intitulés, l'un Jsengrinus, l'autre, Reinhardus * ; le premier
comprend deux fables, en six cent quatre-vingt-huit vers, le
second se compose d'une quinzaine de fables qui font ensemble
six miUe cinq cent quatre-vingt-seize vers. Des fragments du
cycle aujourd'hui connus, c'est la partie la plus ancienne.
L'examen de ces textes et des notions historiques qu'ils ren-
ferment nous autorise à penser que V Isengrinus a précédé de
trente ou quarante ans le Reinhardus : il ne serait qu'un mor-
ceau détaché d'une version latine de la fiction populaire ; une
seconde traduction, plus complète, aurait paru sous le titre de
Reinhardus, dans l'intervalle de 1130 cà 1161 *. On ne connaît
pas les auteurs de ces deux poëmes, dont le style est assez
1. « Il n'en est pas question, du moins pour des temps anciens, en Italie
ni en Espagne, non plus que parmi les nations slaves ou Scandinaves. »
Histoire littéraire, t. XXII, p. 393. — Elle pénétra de bonne heure en Pro-
vence et en Angleterre où les trouvères français la firent connaître.
2. L'éditeur d'une des branches latines du Renart, M. Mone, renouvelant
et amplifiant l'ancienne conjecture d'Eckhart, a vu dans cette fiction une
allégorie continue, relative à la guerre qui éclata, vers la fin du ix^ siècle,
entre Zwenlibold, fils de l'empereur Arnulfe, roi de Lorraine, et un certain
Reginaire ou Reszjianus, ministre de ce prince. Le perfide et rusé Reginaire
serait le type du Renart de notre roman. Rien n'autorise cette supposition.
— HiMoire littéraire, t. XXII, p. 895.
3. hengrinus a été publié en 1834 par M. Grinim, dans son recueil du
Reinhart Fuchs. Reinhardus a eu pour éditeur M. Mone en 1832 (Stutt-
gart).
4. Dans le poëme de Reinhardus on trouve une mention très-précise de
deux dignitaires ecclésiastiques flamands, de la vie desquels plusieurs dates
sont connues avec certitude. Ce sont Walther, qui fut abbé d'Egmond de
1148 à 1161, et Beaudoin, abbé de Lisborn, qui vivait de 1130 à 1101.
— Histoire littéraire, t. XXII, p. 89G.
48 LA POÉSIE SATIRIQUE.
correct et même assez concis; selon toute apparence, ils
liabitaient la Flandre, car ils en parlent souvent ; ils
étaient prêtres ou moines, puisqu'ils écrivaient en latin avec
une certaine élégance ; mais, évidemment, ces poëmes en
vers élégiaques ne nous représentent pas le texte primitif et
la plus ancienne expression de la légende du Renart. En
quelle langue était écrit le roman populaire qu'ils ont plus ou
moins librement imité ?
Il est vraisemblable qu'il a existé de bonne heure dans le
nord de l'Europe occidentale des fables et des légendes sur ce
même sujet, et que ces anciennes formes, triviales et semi-
barbares, de la fiction, se sont produites, soit en latin
rustique % soit dans l'idiome propre à chaque pays. Elles ont
dû paraître en plusieurs contrées voisines, à peu près vers le
même temps. Tout ce qu'on peut dire, sur la question de prio-
rité, c'est que le plus ancien texte populaire dont l'existence
soit prouvée par des inductions ou par des témoignages histo-
riques, est un texte français. La branche flamande ne sem-
ble pas antérieure au xiv'' siècle, bien qu'on ait essayé de la
rajeunir de deux cents ans^; l'imitation de poëmes étrangers
et de traditions venues d'ailleurs y est évidente. Les rédac-
tions allemandes du Renart remontent au xn" siècle. Vers
lloO, un minnesinger de Souabe ou d'Alsace, Heinrich
de Glichesœre, arrangea un Renart dont le texte s'est perdu;
un peu plus tard, un autre poëte allemand retoucha le poëme
1. «Il ne faut jamais perdre de vue, quand on traite de l'histoire litté-
raire de ces temps obscurs, que c'est par rintermédiaire du latin rustique que
le germe de productions, devenues promptemenl populaires, a pénétré dans
les littératures modernes. Notre roman pourrait donc avoir été d'abord
rédigé en prose latine plus ou moins familière, plus ou moins rapprochée
dn ton et des idiomes néo-latins. « — llUt. litt., t. XXII, p. 89S.
•2. Roman du Renart, d'aprcs un texte flamand du xii® aiêcle, [jublié par
J.-F. Willems; traduit par Delapierre, Bruxelles, 1837. — Histoire littéraire,
t. XXII, [).898. — Les deux poëmes latins cités plus haut, et qu'on suppose
avoir été écrits en Flandre, ont pu être faits sur un texte tlamand primitif au-
jourd'hui perdu, ou sur un texte étranger, soit allemand, soit français. Les
auteurs de ces traductions latines étaient des hommes lettrés; ils vivaient
sui' une frontière par où se touchaient divers peuples, diverses littératures.
LE ROMAN DU RENART. 49
de Glichesœre ; ce remaniement s'est rt^trouvc. On a décou-
vert aussi un fragment d'une autre rédaction, en haut alle-
mand, qui parait être de la première moitié de ce mêm(!
siècle * .
Au delà de cette époque, nul indice ne nous signale un
texte allemand plus ancien; il est possible que les fragments
aujourd'hui retrouvés aient été précédés de rédactions pri-
mitives qui ont disparu ; la conjecture ne manque pas de
vraisemblance, mais rien ne l'autorise et ne force à l'accep-
ter. Or, les rédactions allemandes que nous possédons doi-
vent être considérées, au fond et dans leur ensemble, comme
l'imitation expresse d'un original français. La plupart d(!s
noms propres donnés aux animaux qui y figurent sont fran-
çais, les uns purement français, les autres francisés de noms
germaniques. Le coq y est nommé Chanteckr ; la poule,
Pinte, Pinlaùi ; Vouvs, Bi'un; le mouton, Belin;le lièvre,
Coarz; l'expression Uebelloch traduit exactement 3/a^er^w/s,
le repaire fameux de Renart^ Il est de toute évidence que
les rédacteurs allemands n'ont pu emprunter ces noms qu'en
empruntant aussi les objets, les choses, les aventures où
ils se trouvaient mêlés. On ne possède plus, ou l'on n'a pas
encore retrouvé l'original français qui était connu et imité en
Allemagne avant 1150, mais l'existence de cet ancien poëme nii
saurait être contestée. D'autres indices, fournis par des his-
toriens latins du xn"" siècle, corroborent l'induction littéraire
que nous venons d'exposer et la changent en certitude.
En 1112, Gaudri, évêque de Laon, fut massacré par les habi-
tants de la ville ; le chef du complot, Teudegald, surnommé
Isengrin par l'évèque à cause de sa ressemblance avec le loup,
lui rendit cette injure le jour de l'assassinat. Au moment de
tuer l'évèque réfugié dans un coin obscur du palais, il
s'écria : <( Où est donc caché cet Isengrin? » Gnibert de
Nogent, auteur contemporain, qui raconte ce massacre, nous
j. Grimm, Reinhart Fuc/is, p. cviii.
2. Histoire littéraire, t. XXII, p. 906.
50 LA POESIE SATIRIQUE.
apprend, pour expliquer le motif de ce sobriquet, que l'usage
du pays était de donner au loup le nom d'Isengrin*. Le
roman du Renart, sous sa forme primitive, devait être déjà
très-populaire à Laon et aux environs, vers l'an 1112 :
comment admettre, en effet, ou supposer que des fables qui
avaient une prise si forte sur l'imagination de la multitude
ne fussent pas écrites en français ^ ?
Tel est l'ensemble des renseignements que la critique l;t,
plus scrupuleuse a pu recueillir sur les origines de cette fiction
célèbre. Voilà ce qu'on appelle l'ancien Renart, le Renart pri-
mitif. A la fm du xn'' siècle et dans les commencements de
l'âge suivant, les trouvères français se passionnèrent plus que
jamais pour cette fiction, ils la refirent, l'ornèrent, l'altérèrent
dans tous les sens, suivant en cela leurs nouvelles idées et
leurs nouvelles fantaisies. De ce travail, qui dura plus d'un
siècle, est sorti le Roman du Renart, tel qu'il nous reste en
français ; mais, comme on le voit, ce roman n'est qu'un
remaniement des fables dont se composait l'ancien Renart,
et dont quelques fragments latins ou allemands nous sont
seuls parvenus. Le Renart français, œuvre de cette seconde
époque, imitation embellie, développée et modifiée de la
légende primitive, comprend une trentaine de branches et
donne un total d'environ trente mille vers. Marquons rapi-
dement l'ordre et la suite de ces narrations diverses, en carac-
térisant les plus importantes.
Les deux plus anciennes branches du cycle français sont
îittribuées à Pierre de Saint-Cloud', l'auteur du Testament
1. « Solebat autem episcopus eum hemirhiam irrideiido vocare, proplei-
liipiiiam scilicet speciem; sic enim aliqui soient appellare liipos. Ait ergo
sceleslus ad piœsulem : Iliccine est dominiis /s('»;/rm((s repositus? » — Gui-
bert de Nogent, de Xita sua, liv. III, cii. viii. — Histoire littéraire, t. X,
p. 448.
2. Histoire littéraire, t. XXII, p. 900-901. Le Vhysiologus, opuscule attri-
bué k l'évèque du Mans, Ilildcbeit, mort en 11:56, ou bien, à un certain Tiii-
bauld, qui vécut avant Ilildebcrt, contient quelques fables sur le renard qui,
très-probablement, sont cnipiunlées au vieux poëme français.
3. Sur ce poêle, voir tnnie I'''', p. 254.
LE ROMAN DU RENART. 51
d'Alexandre^ ; ce trouvère, dont la vie est peu connue, sem-
ble avoir écrit dans les premières années du xiii'= siècle. 11
conte la naissance de Renart et d'Isengrin, l'origine d(! leur
querelle, les perfidies de Renart, ses amours adultères avec
dame Hersent, femme d'Isengrin, les incidents de la longue et
dure guerre qui éclate entre (( les deux barons, » la défaite de
Renart qui s'enferme dans son château de Malpertuis et se
venge en déshonorant son rival, enfin, la réconciliation
brusquement imposée par le lion aux deux adversaires. Un
trouvère anonyme, contemporain de Pierre de Saint-Cloud,
jugea que ce poëte, malgré son talent et l'intérêt répandu dans
ses ingénieux récits, n'avait pas tiré tout le parti possible
d'une matière aussi féconde en négligeant de développer
l'histoire du procès intenté à Renart par Isengrin devant le
tribunal du Lion. Il voulut réparer cet oubli et combler cette
lacune ; il imagina de décrire le plaid royal où l'afïaire s'était
débattue solennellement. De là, un nouveau récit très-étendu,
plein de verve et d'invention poétique ; c'est la meilleure
bronche du cycle français. Les animaux sont réunis en cour
plénière au logis de Noble le Lion ; Isengrin fait sa plainte ;
tous ceux que Renart a trompés, lésés, maltraités se lèvent et
l'accusent. Renart, qui a fait défaut, est condamné, mais
il refuse de subir sa peine, et, dans son repaire de Malpertuis,
nargue la puissance du roi. Celui-ci vient l'assiéger avec
toutes ses forces : après une résistance fertile en stratagèmes,
Renart est pris dans une sortie nocturne ; il s'évade en-
core ; Noble le Lion, désespérant de le reprendre, invite
quiconque pourra le saisir à l'attacher au gibet sans autre
forme de procès ^ .
Nous n'essayerons pas d'indiquer, même brièvement, les
prodiges d'habileté, les raffinements de ruse et de malice, les
toiH's variés à l'infini, les aventures et les péripéties dont la
légende de Renart, fécondée par l'imagination des trouvères.
1. Vllhloire littéraire, t. XXII, p. 908-912, analyse ces deux brandies.
2. Histoire littéraire, t. XXII, p. 912-919.
52 LA POÉSIE SATIRIQUE.
s'est enrichie progressivement. Ce personnage étant devenu le
type de la fourberie victorieuse, inépuisable en ressources, il
y eut une sorte d'émulation et de concours entre les poètes
pour créer des occasions nouvelles et propices au déploiement
de son génie ; ainsi s'est formée autour de son nom une épo-
pée comique et satirique dont il est le héros. L'un conte
comment il prit Chantecler le Coq et dépeupla une riche
basse-cour ; un autre, comment il fit descendre Isengrin au
fond du puits d'un couvent ; puis viennent les fables de
Renart teint en jaune, de Renart jongleur, de Renart man-
geant son confesseur ; le duel de Renart et dlsengrin, la ven-
geance de Drouineau ^ : quelques-uns de ces épisodes étaient
indiqués ou ébauchés dans l'ancien Renart, et l'on peut s'en
convaincre en consultant les fables latines et les rédactions
allemandes du xii"" siècle mentionnées précédemment ; mais la
plupart sont de l'invention des trouvères du xiii" siècle. Si l'on
compare ce nouveau Renart, amplifié, embelli, au ^enar/ pri-
mitif, sur tous les points où ils se ressemblent, on voit que
les fictions anciennes, antérieures auxm" siècle, ont passé des
formes simples et concises de l'apologue à des formes épiques
de plus en plus complexes, larges et pittoresques ; elles se
sont dégagées de cet état où l'art touchait encore à sa naïveté
primitive, pour s'élever à ce degré, qiù peut n'être pas toujours
un perfectionnement, où il recherche déjcà la nouveauté, la
variété, un certain luxe d'accessoires et une certaine subti-
lité de style et d'idées. Telles sont les vicissitudes naturelles
de l'art lorsqu'il se développe librement ; telles sont celles qu'il
a effectivement éprouvées dans son active et longue exploi-
tation des aventures de Renart, en Allemagne et en France-.
Il n'y a rien à dire ni des trouvères contemporains ou
successeurs immédiats de Pierre de Saint-Cloud, auteurs
1. (( Si comme Renart prùt Chantecler le Coc.» — Méon, t. I, p. 49, vers
1207-1720. — « Si comme Renart fis^t avaler hençirin iledenz le jiniti. » Id.,
ihid., p. 240, vers 6455-7027. — Méon, t. II, p. 89, 109; — t. III, 291.
— Ilii^t. liltér., t. XXII, p. 919-932.
2. Histoire littéraire, t. XXII, p. 925, 926.
LE ROMAN DU HENAUT. 53
de ces remaiiicnicnts, ni des époques diverses où furent
écrites les nombreuses parties du nouveau Benart : deux
de ces poètes se sont nommés, et l'on est réduit sur leur
compte à cette simple mention*. Selon toute apparence, bon
nombre des trouvères connus ou inconnus à qui l'on doit
les trente-deux branches du Renart français ont vécu au
xni" siècle ou fort peu au-delà. L'unique chose que l'on puisse
affirmer sur ce point, et qui ait quelque importance, c'est que
ces fables, ou nouvelles ou renouvelées, appartiennent à une
seconde époque et représentent un âge intermédiaire dans l'his-
toire de la légende qui nous occupe. Cette légende n'avait plus
sa première simphcité, mais elle n'avait encore rien perdu ni
de sa vogue ni de sa fraîcheur ; les rimeurs, encore scrupu-
leux et réservés, n'auraient pas osé trop altérer les motifs
originaux et les premières inspirations^.
Mais voici une troisième époque où l'on prendra d'étranges
libertés avec la célèbre fiction ; nous ne rencontrerons plus
alors fjiie des plagiats grossiers, des redites insipides, des
hardiesses scabreuses destinées à réveiller la curiosité blasée,
ou bien des digressions contraires à l'esprit général du ro-
man, en un mot, les inventions m.alheureuses d'une fan-
taisie qui s'évertue à trouver du nouveau dans une matière
épuisée. C'est la période d'altération et de décadence, suc-
cédant à la période de maturité et d'éclat, comme celle-ci
avait remplacé l'âge obscur des origines. Un cycle particiûier,
qui se divise en trois poëmes, est l'œuvre de cette dernière
époque : il comprend le Couronnement de Renart, Renart
le Novel, Renart le Contrefait, et l'ensemble de ces poëmes
donne un total d'environ soixante-deux miUevers^.
1. Dans l'édition de Méon, la seconde branche du tome III est donnée
sous le nom de Richard de Lison; la sixième du tome II passe pour être
d'un curé de la Croix en Brie. Il y a en Normandie un village de Lison, où
il parait qu'était né l'auteur d'une de ces branches ; « mais on n'a pas une
syllabe k ajouter à ces désignations.» — HiM. littér.,\. XXII, p. 907.
2. Histoire littcruin; t. XXII, p. 932.
3. Ce total se décompose ainsi: le Couronnement de Renart, 3400 vers;
Renart le NoveJ, 8048 vers; Renart le Contrefait, 50900 vers.
54 LA POÉSIl:: SATIRIQUE. ■
Il ne faut chercher ni invention ni talent poétique dans le
Renart couronné ; le langage en est habituellement plat, et
manque souvent de clarté. La seule nouveauté qui s'y trouve
est une protestation contre le règne de renardie ^ , c'est-cà-dire
contre l'esprit même qui avait inspiré la légende du Benart et
que celle-ci avait développé. A ce triomphe de la ruse, de la
souplesse et de la fausseté, à l'art nouveau d'acquérir du pou-
voir sans mérite, et de la considération sans lionneur et sans
courage, le poëte anonyme, picard ou flamand d'origine,
oppose le tableau des vertus chevaleresques ; et pour donner
])lus d'expression h sa peinture, il nous présente, comme un
modèle de la vraie chevalerie, le comte Guillaume de Flandre,
compagnon de saint Louis en Palestine et tué récemment
dans un tournoi par trahison, en 1251 -.
Jacques ou Jakemart Gelée, qui écrivit à Lille le Renai^t
le Novel, terminé en 1288, n'a fait que rassembler en huit
miUe vers des réminiscences usées et mutilées de fictions
plus anciennes ; un trait original, pourtant, se remarque et
nous frappe au milieu de ces plagiats : tous les quadru-
pèdes, héros du poëme, sont mélomanes ; ils chantent à
l'envi des chansons amoureuses dont le premier ou les deux
premiers vers, rapportés textuellement avec leur notation mu-
sicale, entrent dans la suite du récit. Ces chansons, aujour-
d'hui perdues et inconnues, étaient-elles l'œuvre de Jacques
Gelée ? A-t-il vu dans son Renart le Novel une occasion de
consacrer sa gloire lyrique? La supposition nous paraît
vraisemblable^. Deux trouvères champenois, dont l'un était
épicier, ont composé en deux parties le Renart le Contrefait:
la première version fut écrite de 1319 k 1322, la seconde
de 1328 à 1311 *. Le sujet y dégénère et s'y défigure de plus
1. Volpilhatgc, en provençal, exprime une idée semblable.
!2. Méon, t. IV, p. 1-123.'
3. Histoire littéraire, t. XXII, p. 930. — La Romans du Renart exaininës,
anulyaés et compares par M. A. Rothe. Paris, 1815. — Méon, t. IV,
p. 124-461. — limart le Novel, par Hondoy. Lille, 1874.
4. Notices et extraits des inanuscrils de la Bibliothèque Naliounk, t. V,
LE ROMAN DU RENART. oa
en plus. Celle œuvre confuse el prolixe ii'esl qu'un vasle
répertoire satirique où s'accumulent une érudition indi-
geste, des chroni([ues scandaleuses, la satire de t(jus les
états, un fatras d'utopies el de déclamations. L'allégorie
et le pédantisme y débordent. On y récapitule l'histoire
du monde jusqu'en 1319*.
Pour achever l'examen des transformations d'une légende
si longtemps populaire, nous devons signaler certaines pièces
fastidieuses, la plupart inédites, où la fable du Renart ne fut
plus qu'un argument tout lyrique, thème banal de réflexions,
de moralités, d'allégories, de satires locales. C'est à ce
genre qu'il faut rapporter l'inintelligible et insipide Renart le
bcstourné du trouvère Rutebeuf, qui du moins rachète ses
défauts par sa brièveté, car il ne compte que cent soixante-
deux vers-. Au xiv'= siècle, on traduisit en prose plusieurs
branches du cycle, ancien ou nouveau, et ces traductions
se récitaient comme les vers, en public. Le Roman du Renart
eut le sort de toutes les grandes compositions poétiques
du moyen âge, et l'on a pu reconnaître, dans le dévelop-
pement trois fois sécidaire de celle vasle légende, les vicis-
situdes et les fortunes diverses qui caractérisent l'histoire
de la poésie épique'.
p. 330-357. — Robert, Fables, etc., t. I, p. cxxxiii-cl. — Paulin Pari?,
Mss. français, t. 1I(, p. 172. — Rothe, p. 459-514.
1. On peut lire, daus le volume de M. Lenient sur la Satire au moyen âge,
une piquante analyse de ce dernier poëme et du cycle entier de la légende
du Renart. P. 136-154; 200-207. — Résumons, avant de finir, les indica-
tions éparses que nous avons données plus haut sur l'étendue comparée
des diverses parties de ce cycle. 1° Ancien Renart, sue siècle, hengrinus :
(ÎSS vers ; ReinharduA : C596 vers. — Rédactions allemandes: 9150 vers. —
Même texte que plus loin. — 2o Deuxième époque : Renart français,
xiiio siècle : 32 branches, 30,362 vers. — 3" Troisième époque, fin du
xiii" siècle, et siècle suivant. Renart le Couronné : 3398 vers. — Renart le
Novel: 8048 vers. — Renart le Contrefait (inédit), environ 50,000 vers.
— Le total général est d'environ 120,000 vers.
2. Supplément à l'Edition de Méou, par M. Chabaille, p. 31-38. — llist.
littér., t. XX, p. 755-758.
3. ffis(oî>e littéraire, t. XXII, p. 939-946. — Le lecteur trouvera,
daus le chap. x de la Satire au vioyen âge, par M. Lenient, d'intéres-
o6 LÀ POÉSIE SATIRIQUE.
santés indications sur quelques ouvrages satiriques encore inédits et très-
peu connus. Ces renseignements compléteront notre étude sur la Satire.
Le Romun de Fauvel, composé par François de Rues, sur le conseil de
Philippe le Bel, est une longue satire allégorique k l'adresse du pape, des
ordres mendiants et des Templiers. [Bibl. Nat., mss. n» 6812). M. Lenient
cite, en outre, le Bit du Pape, du Roi et des monnoies, œuvre anonyme, qui
se rapporte également aux querelles de ce temps {Mss. fonds Noîre-Bame,
74 bis). Ajoutons les Avisements au roy Louis, écrits par Godefroid de
Paris, l'auteur présumé de la Chronifiue métrique qui fut rédigée de 1300 k
1317. (Lenient, p. 173-180.) — Un autre travail, utile k consulter sur
l'histoire de la Satire, est l'étude en trois articles que M. Louandre a publiée
dans la Revue des deux Mondes sous ce titre: VEpopêe des animaux (1er et 15
octobre 1853, 15 janvier 185'»). Le Roman du Renart y est analysé.
CHAPITRE II
LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE
Ancienneté et fécondité de ce genre poétique. Ses deux principales
formes : poésie didactique et poésie morale proprement dite. —
Les plus anciens auteurs connus de poëmes didactiques : Piii-
lippe de Than, Evrart, Samson de Nanteuil, Priorat. Guillaume
de Normandie. — Les Bestiaires, les Volucraires, les Lapidaires.
— Les arts poétiques. — Les fables. — Marie de France et les
Ysopets. — Poëmes sur la chasse, sur la géographie et l'astro-
nomie. — li'Ordènc de chevalerie. — Image du monde. —
Poésie morale proprement dite. — Les vies des Saints et des
Pères. — Les paraphrases des Ecritures. — Prières et Sermons
en vers. — Les Castoiements. — Le Dolopathos,, le Doctrinal
sauvage, etc. — Le Tournoiement de l'Ante-Christ. — Poésies
morales du xiv" et du xv" siècle : le Miroir de Mariage, le Bré-
viaire des Nobles. Autres pièces d'Eustache Deschamps, de Guil-
laume de Machaut, de Christine de Pisan et d'Alain C.hartier.
La richesse de notre poésie d'enseignement a frappé de
très-bonne heure les critiques étrangers ; Dante l'a signalée en
comparant les langues et les littératures nouvelles de l'Occi-
dent : il place nos pommes « du genre doctrinal » au même
rang que nos célèbres romans épiques, et il attribue à la
langue d'oïl une égale supériorité dans ces deux sortes de
compositions*. Bien des causes ont favorisé chez nous le
développement précoce de cette forme de poésie qui est le
plus souvent un fruit tardif de l'imagination vieillissante et
la suprême ressource des littératures qui s'épuisent. Deux élé-
ments très-distincts se mêlaient et se tempéraient, comme on
sait, dans la constitution de ces jeunes sociétés du moyen
1. De vxdgari eloquio, I, 10.
B8 LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
âge, et c'est ce mélange qui leur donnait un caractère ori-
ginal. Les mœurs, la langue, l'esprit de la nation, tout
était vigoureux, naïf, ardent, spontané ; une source profonde
d'inspiration épique et lyrique y débordait de toutes parts :
mais à côté de cet épanouissement de féconde jeunesse, la
vénérable antiquité, nnitilée, défigurée, et toujours imposante
dans ses débris, se conservait pieusement sous la garde des
universités. La tradition de la science et de l'expérience du
passé dominait, du haut de ses glorieux souvenirs, l'igno-
rance aimable, la naïveté joyeuse de la poésie naissante ; elle
tentait les esprits tout à la fois par l'éclat de sa longue
renommée, par la rareté de ses trésors, et par les obstacles
qui en défendaient l'accès aux curiosités vulgaires.
Il était naturel que le vers français, le premier-né de tous
les rbythmes nouveaux, prêtât sa vive clarté et sa popularité
rapide à cette exploration des trésors antiques, et fût l'ins-
^.^_ trument préféré de tous ceux qui voulaient ouvrir à la foule
ces dépôts précieux. Aussi le genre didactique a-t-il com-
mencé avec la langue et la poésie françaises. Ce monde clé-
rical, partout répandu et si puissant partout, ne se bornait
pas à garder les restes de l'ancienne civilisation et à les
commenter ; il écrivait sans cesse, il composait en latin des
livres d'une utilité générale et d'un caractère pratique, qui,
traduits presque aussitôt, alimentaient la poésie morale et
religieuse. Nos trouvères les plus illustres, comme les plus
frivoles, se livraient avec zèle à ce travail de traduction.
N'ignorant pas tout ce qu'ils avaient à se faire pardonner,
ils rachetaient leurs licences les plus téméraires en <( trans-
latant du latin en rimes françoiscs )) les sujets graves de
la littérature édifiante : c'était la pénitence qu'ils impo-
saient sur le déclin à leur muse convertie, en expiation des
folies de la brillante saison. Les poètes versifiaient les ma-
tières de religion et de science, comme les moines trans-
crivaient les manuscrits anciens, pour faire leur salut. De là
une abondance de traités et d'autres ouvrages de doctrine,
presque tous traduits du latin ; la poésie morale et didactique,
PHILIPPE DE THAN. 50
surtout au xii'= et au xiii" siècles, ne se compose guère que de
traductions : on distingue toutefois, dans cette foule de pro-
ductions imitées, quelques œuvres originales inspirées par le
sentiment rcdigieux. Horace a remarqué que la poésie
naissante, en Grèce, avait servi d'interprète aux dieux et aux
sages ' : dans la France du moyen âge, elle a célébré les saints
et les martyrs, elle a présenté au peuple les modèles accom-
plis que lui fournissait l'histoire des héros chrétiens.
Pour étudier avec ordre les nombreuses productions du
genre moral et didactique, attachons-nous h la distinction qui
s'offre d'elle-môme entre les ouvrages de science et les ouvra-
ges d'édification. Non pas que la différence soit toujours bien
tranchée ; certains écrits ont h la fois ce double caractère ; il
est également difficile, assez souvent, de séparer la poésie
morale de la poésie satirique, puisqu'il y a des leçons qui
ressemblent fort à des satires. Cette division néanmoins
nous semble, à tout prendre, simple et juste, et nous nous y
tiendrons.
P
Les pins anciens antenrs et les principales productions de la poésie
didactique.
Notre plus ancien poëte didactique, aujourd'hui connu, est
Philippe de Than qui vivait en Angleterre sous le règne de
Henri F"", au commencement du xn'= siècle. Originaire de
Normandie, comme tant d'autres trouvères qui suivirent au
delà du détroit les conquérants de la Grande-Bretagne, il
appartenait à l'ancienne famille des de Than, seigneurs de la
terre de ce nom à trois lieues de Caen^. On ne sait rien de
plus sur sa vie^ Nous avons de lui deux poëmes dont le titre
1. Art poét., V. 402.
2. Le nom de notre poëte, en latin Taoncnsis dans les manuscrits, est
quelquefois écrit en français, de Thaon ou de Thaun, par la critique moderne.
3. Histoire littéraire, t. Xlil, p. 60.
60 LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
seul est en latin : le Liber de Creaturis, et le Bestiarius^ . Le
premier est un traité chronologique versifié ; l'auteur y traite
des jours, des semaines, des mois solaires et lunaires, des
éclipses, et en général de tout ce qui sert à la connaissance du
comput ecclésiastique. H explique avec assez de précision les
calculs des Juifs, des Grecs et des Romains, l'histoire du
calendrier institué par Numa Pompilius, et celle de sa ré-
forme par Jules César. Philippe de Than composa ce traité
pour l'usage du clergé et le dédia à Homfrei de Than, son
oncle, qui était chapelain du sénéchal de Henri P"", Hugues
Bigod, comte de Norfolk. On pense qu'ilTécrivit en 1119. On
y trouve, à la date de janvier, à propos du double visage
attribué h. Janus, une explication légendaire empruntée au
roman indien des Sept Sages; c'est le récit du siège de Rome
oîi Janus, un des sept sages de la ville, se couvre la tête d'un
masque à deux visages, la surmonte d'un miroir resplendis-
sant, prend une épée dans chaque main et, debout sur la
plus haute tour, entrechoque ses épées qui lancent des étin-
celles et mettent en fuite l'ennemi épouvanté. Comment
cette légende, reproduite plus tard par toutes les imitations
occidentales du roman indien, avait-elle pénétré en Europe
avant ce roman lui-môme ? Elle était déjà dans un traité
latin du vm" siècle, de Divisionibus temporum, attribué à
Bède ; c'est là, ou dans quelque imitatem' de Bède, que
l'a prise, sans doute, Phihppe de Than^.
Le second ouvrage du même trouvère, le Bestiarius,
pareillement écrit en vers de six syllabes à rimes plates,
et dédié à la reine d'Angleterre, Adélaïde de Louvain, est un
traité sur les animaux, sur les oiseaux, et sur les pierres pré-
cieuses. Adélaïde ayant épousé Henri P' en 1121, on a fixé
1. Ces titres en latin ont fait croire à quelques historiens de la littéra-
ture française que le premier de ces deux ouvrages était « en vers latins. »
2. Rfjinania, janvier 1875, p. 123-128. Gaston Paris. — Un autre article
de la Romania (janvier 1877), publié par M. Paul Meyer, nous indique un
Calendrier inséré dans un manuscrit bourguignon du xiv" siècle. Ce ma-
nuscrit appartient au musée britannique. (Addit.) 13006. Il est rempli d'ou-
vrages inédits du genre didactique. — Romonin, p. 3 et 4.
PHILIPPE DE THAN. Gl
avec quelquo. vraisemblance raiinée 1125 pour lacoiiipositiou
(lu Bestiarius. Ces deux ouvrages ne sont que des traductions ;
l'auteur le déclare au commencement du second, sans citer
les sources oti il a puisée Malgré leur ancienneté, les
poëmes de Philippe de Than sont d'une lecture assez facile ;
la langue est vieille, mais le style est net et d'un tour vif.
Us nous présentent ce caractère distinctif des ouvrages di-
dactiques du moyen âge, et notamment des Bestiaires :
nous voidons dire, l'intention de moraliser à tout propos et
de chercher dans la science des règles de conduite et des
leçons de vertu. Chaque description se divise en deux par-
ties, l'une scientifique, l'autre allégorique et interprétative ^.
N'oublions pas que le moyen âge considérait le monde
comme un vaste symbole ; au lieu de s'en tenir aux réalités
apparentes, il tendait sans cesse à s'élever, par la médita-
tion, de la lettre à l'esprit, du fait à la signification, de
l'objet matériel à l'enseignement moral. De là cet ascétisme
étrange, parfois ténébreux, des traités de zoologie que la
littérature de ce temps nous a légués ; les animaux y sont
décrits et le plus souvent défigurés avec une scrupuleuse
attention ; les fables les plus absurdes s'y confondent
avec les préceptes les plus sages, avec les traits satiriques
les plus vifs, et les plus ferventes aspirations du mysticisme ^
Ce caractère marqua d'abord les traités de zoologie composés
en latin par des théologiens ou des moines, avant le
xii" siècle ^ ; il passa ensuite dans les Bestiaires français.
1. Histoire littéraire, t. XIII, p. 61. — La Romania (article déjà cité),
annonce une élude de M. Mail sur les sources de Philippe de Than.
2. Barlsch, Chrestomathie, p. 77.
3. Cette appréciation de la science du moyen âge est développée dans
les remarquables articles de M. Louandre, intitulés YEpoyéc des animaux. —
Revue des Deux Mondes, année 1853, p. 1138-1141.
4. On attribue à saint Epiphane, archevêque de Chypre, mort en 40(i.
un commentaire sur un traité de zoologie en vers grecs intitulés l'iiysio-
logus, et récemment publié dans VAnnuaire de l'Association pour l'encourage-
ment des études grec(iues en France (1873). Saint Âvit, à la fin du \^ siècle,
avait écrit un poëme sur la Création; citons encore le poème latin, sur les
animaux, aUribué à Hildcbert, qui fut évêque du Mans et archevêque de
62 LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
en vers et en prose, traduits ou imités de ces pieux écrits.
Un manuscrit du musée britannique*, acquis en 1870 par
un libraire de Paris, contient un Bestiaire qui jusqu'alors
avait échappé aux recherches de la critique. Composé de
douze cent quatre-vingts vers octosyllabiques, ce poëme est
l'œuvre d'un certain Gervaise absolument inconnu ; tout ce
qu'on sait, grâce au prologue, c'est que ce texte français a été
traduit d'un traité latin qui était renfermé dans une armoire
de l'abbaye cistercienne de Barbery, au diocèse de Bayeux.
Gervaise était donc Normand, comme Philippe de Than ; on
suppose qu'il a vécu à la fin du xii" siècle et l'on croit le
reconnaître dans un curé de Fontenay-le-Marmion, qui portait,
le même nom et qui figure dans une charte antérieure à
l'an 1204^. L'ouvrage latin qui a servi de modèle à Gervaise
paraît avoir différé sensiblement de celui qu'imita Philippe de
Than ; quant au mérite du traducteur, il est médiocre ; sa
langue ni sa versification ne présentent rien de remarquable.
Nous ne possédons pas même le texte original de ce second
Bestiaire français ; le manuscrit conservé n'est qu'une copie
faite par un lorrain ou un champenois : tous les caractères du
dialecte normand en ont été effacés^.
Un compatriote et un contemporain du curé de Fontenay,
Guillaume clerc de Normandie (c'est le nom qu'il se donne),
versifia un troisième Bestiaire, également tiré du latin et
assez différent des deux premiers. Ce Guillaume, qui vécut
sous les règnes de Jean sans Terre, de Louis YIII et de saint
Louis, auxquels il fait allusion assez souvent, était un des
trouvères les plus hardis et les plus féconds de son temps.
Tl a écrit un roman du cycle d'Artus, le Chevalier au bel
Tours au xi^ siècle, enfin, les InMiintionei^ vionnaticx de Be»tni> de Hugues
(le Syinl-Victor mort en 1140. — « Les BiblioUièqucs de Fiance et d'Angle-
terre renferment d'innombrables Bestiaires latins, qui n'ont pas encore été
classés.» — P. Meyer, Romaniu, oct. 1872, p. 423.
1. Coté Addit. 28,2(50.
2. Fontenay-le-Marmion est à trois lieues de Caen.
3. Sur ce poème, voir la îiomania (octobre 1872), où M. P. Meyer l'a tran-
scrit, p. 421-443.
LES BKSTIAIRKS KT LES CALENDRIERS. 63
Escu ' ; on a de lui deux contes ou fabliaux, la Maie Honte, le
Prêtre et Alison; il a composé, outre son Bestiaire divins, un
autre poëme didactique intitulé le Besant de Dieu ^ . Toutes ses
œuvres attestent une imaninalion vive et facile ; la dernière,
le Besant de Dieu, se distingue par l'audace des digressions
satiriques. Guillaume y prend à partie les rois et les princes
qui ne se plaisent que dans le fracas des armes ; il maudit la
guerre des Albigeois, Rome qui l'a déclarée, et le roi de
France qui en a profité. C'est assurément l'un des plus libres
esprits que la littérature anglo-normande ait produits.
Les « Computs » et les Bestiaires versifiés, que nous avons
vu commencer h paraître dès le xu" siècle, continuent à
figurer parmi les œuvres des trouvères dans le siècle suivant.
Un manuscrit de 1285 renferme un Cojnpuf en cent quarante-
deux vers ; un autre manuscrit du même temps contient un
comput à peu près semblable, mais plus court qui, ainsi que
le premier, enseigne la règle pour trouver Pâques, l'Ascen-
sion, la Pentecôte, le Carême, les années bissextiles et les
fêtes mobiles ' . Les pronostics tirés de chacun des jours de la
lune sont le sujet d'un autre opuscule en vers''. Un clerc
1. Histoire littéraire, t. XIX, p. 654-660.
2. Le besant était une monnaie d'or, frappée à Byzance, que les croisés,
à lenr retoui', rapportèrent en assez grande abondance, et qui eut cours,
surtout en Angleterre et en Normandie, pour sa valenr intrinsèque. C'est
dans un sens niétapliorique que notre poète prend le mot besant. Le besant
est le don que Dieu lait à chaque homme en le lançant dans la vie, don que
tout mortel est chargé de mettre k profit. — Hiatoire littéraire, t. xlx,
p. 661. — Li Beaant de Dieu, par E. Martin (Halle, 1869).
3. Dans certains diocèses, le peuple, par une réminiscence fidèle des
siècles où l'on parlait latin dans les Gaules, appelait quatiorlemiire le jevine
« des quatre-temps »; c'est l'un de ces computs qui nous l'apprend :
Ont establi une jeune
Qui qualiortemprc est nommée
De la gcnt qui n'est pas lelrée,
Et des clers, où plus a de sens,
La jeune des quatre tens.
« iMais il se trouve, dit M. J. V. le Clerc, que c'étaient précisément les let-
trés qui s'éloignaient bien davantage de l'origine latine. » Ils étaient moins
savants que le peuple. — Histoire littéraire, t. XXIll, p. 288. — Manuscrits
de Notre-Dame, nos 273 bis et 7019 3.
4. Des Jours de la lune, ms. de Saint-Victor, n" 647.
64 LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
inconnu, nommé Osmons, est auteur d'un Volucraire qu'il
nous donne comme traduit du latin ; il y compare le chant du
paon à la parole du prédicateur, car, dit-il, le paon <( hydeu-
sement chante » et épouvante autrui, en quoi il est l'emblème
du prédicateur qui doit nous effrayer par ses discours sur
l'enfer * . Ce ne sera pas trop forcer les analogies que de ratta-
cher à ces deux classes d'écrits quelques poëmes cosmogra-
phiques, comme le Di( des Planètes et les Vers du Monde'^,
où l'on s'efforce de chercher dans les astres, le soleil et la lune
des leçons pour le pécheur et des moralités à l'usage de tous
les états. A'oici le résumé du Dit des Planètes : le lundi
engage les gens d'Eglise cà être humbles et charitables ; le
mardi, les hommes d'armes à combattre les infidèles et à ne
point piller les chrétiens; le mercredi, les marchands à être
honnêtes, loyaux et à ne pas employer de fausses mesures ;
le jeudi, les laboureurs à être moins avides et plus respec-
tueux pour les prêtres ; le vendredi, tout le monde à éviter la
luxure ; le samedi, les riches cà secourir les pauvres. C'est un
almanach (( moralisé » en vers de huit syllabes. La parabole
de V Unicorne et du Serpent^ , tirée des traductions latines de
Calila et Dimna, le Roman de la Panthère, imité du Roman
de la Rose et faussement attribué à l'auteur d'un Bestiaire en
prose, Richard de FournivaP, rentrent aussi dans le vaste
domaine de la littérature zoologique.
Puisqu'il s'agit du rôle des animaux dans la poésie didacti-
que du moyen âge, c'est le lieu de citer les poëmes sur la
chasse qui devaient certainement plaire aux grandes familles
féodales. Un trouliadour des environs de Rodez, le chanoine
Deudes de Prades, mort avant 1230% avait écrit trois mdle
six cents vers de huit syllabes en l'honneur des oiseaux
chasseurs, dels Auzels cassadors ; les gentilshommes du
1. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 322.
2. Bibl. Nat., uis. 7218. — Ms. de Notre-Dame, 198.
3. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 257.
4. L'Histoire littéraire analyse celte pièce, t. XXIII, p. 727-732. — Ms.
de Notie-Daiiie, u" 198.
5. Histoire littéraire, t. XYIII, p. 558-560.
POEMES SUR LA CHASSE. Co
centre et du nord de la France ne pouvaient manquer non
plus d'encourager de telles compositions. La Cliace clou cerf,
long poëme anonyme du xm*^ siècle, en vers de huit syllabes,
abonde en détails techniques propres à faire connaître quelle
était alors la langue de la vénerie. C'en est presque le seul
intérêt. La forme du dialogue entre le maître et le disciple, et
môme quelque mérite de style ne peuvent rien contre l'aridité
et la monotonie du plan où les leçons minutieuses du chasseur
ne laissent aucune place à l'invention du poëte'. Il y a un
autre Bit de la Cace don cer/'qui doit être distingué du pre-
mier; il est inédit et on le nomme aussi le Cerf amoureux :
ce n'est réellement pas un poëme sur la chasse, mais un
parallèle, en trois cent vingt vers obscurs et embarrassés,
qui fait de l'amant le chasseur, et de la dame, le cerf
d'amom'. Cette comparaison fournit un prétexte à l'auteur
pour se moquer de la haute coiffure des femmes, raillée,
comme on sait dans le Dit des Comètes-.
Voici encore un parallèle, également manuscrit, institué en
cent quatre-vingt-dix-huit vers octosyllabiques entre le pauvr*;
et le riche, par un rimeur inconnu, sous ce titre : la Compa-
raison dou Faucon^. Le superbe faucon, c'est le riche ; et le
pauvre est représenté par un innocent poulet. Le premier,
environné d'honneurs pendant sa vie, est, dès qu'il meurt,
abandonné sur le fumier aux pourceaux et aux chiens ; le se-
cond, sans cesse tourmenté par le faucon et par d'autres puis-
sants ennemis, s'étale avec pompe, après sa mort, sur les plus
magnifiques taljles : telle est l'image fidèle du sort qui attend,
après leur passage sur cette terre, le riche et le pauvre.
L'allégorie ne règne pas moins dans le Uvre célèbre du Roi
Modus et de la Reine Ratio, dialogue sur tous les genres de
chasse, mêlé de prose et de vers, et composé entre 1322 et
1. llktoire littéraire, t. XXIII, p. 291. — La Chace dou cerf â été imprimée
deux fois: en 1839, par M. Jubiaal,A'oureau Recueil, 1. 1, p. 164-172, et en 1840,
sous ce titre : la Chasse du cerf en rime françoise. — Bibliotti. Nat., ms. 7615.
2. Ms. (le la Vallière, n» 81. — Ms. 6988, II, n. — Histoire littéraire,
t. XXIII, p. 290.
3. Ibid., mêmes manuscrits.
66 LA. POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
1327 : l'auteur anonyme avait vu le roi Charles le Bel chas-
ser le sanglier dans la foret de Breteuil. Ses préceptes un
peu diffus ont été retouchés'. Un chapelain, nommé Gace de
Bigne, choisi par le roi Jean prisonnier pour enseigner l'art
de la chasse à son jeune fils le duc de Bourgogne, rima vers
1360, sur ce sujet, des vers que lui-même jugeait médiocres;
mais il se croyait digne d'indiûgence, dans ce monde et
dans l'autre, ayant été chasseur passionné ^ Les Z>eWM?V5
de la chasse, ouvrage en prose du fameux comte de Foix,
Gaston Phéhus, qui posséda, dit-on, seize cents chiens,
avaient paru en 1387 : ils furent imités dans un Trésor de
Vénerie, écrit vers 1394 par un gentilhomme d'une ancienne
race de l'Anjou, Hardouin, seigneur de Fontaines-Guérin,
qui mourut en 1399. Le Trésor de Vénerie compte douze cent
quatre-vingt-quatre vers de huit syUahes ; on l'a imprimé
en 1856^ ; mais ce n'est, sans doute, pas le mérite poétique
de ce plat opuscule qui a pu séduire et décider l'éditeur.
Ces rimeurs vertueux, ces « prud'hommes » qui, dans une
intention meilleure que leur style, tournaient en quatrains
moraux l'histoire naturelle, comme d'autres plus tard ont mis
en madrigaux l'histoire politique, ne pouvaient négliger un
genre de poésie didactique où l'on se sert d'animaux pour
instruire les hommes : nous avons nommé l'apologue. Le
moyen âge connaissait les fables d'Esope par des traductions
latines, les fables de Phèdre par les imitations d'un certain
Romulus* ; il possédait le recueil d'Avianus qui avait mis en
1. Ms. (le la Biblioth. Nat., t. I" du Catalogue, vfi^ C14, Ç,ia. — îlUtoire
littéraire, t. XXIII, p. 289, et XXIV, p. 450.
2. Que Dieu H pardoint ses défauts ;
Car moult ama chiens et oyseaulx.
— lliatoirt littéraire, t. XXIV, p. 450.
3. Edition Michelant. — Il est question, dans la préface, d'un Art âe
vénerie en français, écrit au xiii^ siècle par Guillaume de Twici, venour le
roi Enijkterre. — les Déduits de la Chasse de Gaston Phébus, en quatre-
vingt-sept chapitres, ont été publiés assez récemment (1854), avec une inté-
ressante Introduction, par M. Joseph Lavallée, « aux frais de M. Léon Ber-
trand, diiecteur du Journal des Chasseurs, n
4. Un inconnu, du i.v siècle probablement, composa, sous le nom de
LKS FABLES DE MARIE DE FRANCE. 07
vers latins, au v" siècle, le livre de Babrias ; les apologues
orientaux, traduits en toute langue, enrichissaient et va-
riaient cette classique matière où Marie de France prit le
sujet de la plupart des cent trois fables qu'elle versifia dans
les premières années du xm'' siècle.
Qu'était-ce que Marie de France ? On sait qu'elle vécut en
Angleterre, sous le règne de Henri HT, peut-être cà sa cour,
avec la faveur du comte Guillaume Longue-Epée, fils naturel
du roi Henri IL Elle a dédié ses lais à Henri HI, qui régna de
121G à 1272, et ses fables au comte Guillaume qu'elle appelle
(( fleur de chevalerie, de sens et de courtoisie. » Un poëte
contemporain, Denis Pyram, auteur de Partonopeus de
Biais ^, roman d'aventures, nous apprend que les poésies
de Marie faisaient les délices des comtes, des barons, des
chevaliers et des dames- : là se borne l'histoire de cette
femme célèbre. Ce brillant succès, signalé par un témoin
non suspect, était dû non-seulement au talent si fin et si
délicat de Marie, à la pénétrante sensiljililé qui est le
charme de ses lais, mais aussi, sans doute, à la pureté de
son langage, mérite assez rare chez ses rivaux dont la plu-
part, nés en Angleterre, parlaient un français fort mêlé ; elle
avait soin de se distinguer d'eux en rappelant qu'elle était née
en France*. L'expression semble indiquer qu'elle était ori-
ginaire de l'Ile-de-France, c'est-à-dire, du cœur môme du
royaume et du domaine du roi : c'était là le pays français par
excellence, souvent désigné sous le nom de doulce France
Romulus, quatre livres de fables en prose qui ne sont en général que des
paraphrases de celles de Phèdre.
1. Sur ce poëte et sur ce roman, voir Vllistoire lit(craire,l. XIX, p.629-
648, où se trouve une analyse de cette composition.
2. Vie de saint Edmond, rimée par Denys Pyram. Ce poëte fut longtemps
l'un des plus galants trouvères de la cour de Henri 111. Il se convertit,
comme tant d'autres, et versifia des sujets pieux.
3. Au finement de cest escrit,
K'en roman ai turné et dit,
Me numcrai par rcmembrancc ;
Marie ai num, si sut de France.
— Epilogue des fables, t. II, p. 401.
68 LA POÉSIK MORALE ET UIDACTIOUE.
dans les chansons de Gestes; le dialecte qui s'y parlait et s'y
écrivait, fier d'une suprématie dès lors reconnue, a donné s(jn
nom et son caractère propre à notre langue. Ainsi se justi-
fierait mie conjecture qui fait naître Marie de France à Com-
piègne, sur la foi d'un vers de Y Evangile des Femmes, satire
du trouvère Jehan Dupain, où elle est nommée Marie de
Compiègne * .
On a d'elle trois sortes d'ouvrages : quatorze lais, imités
des anciennes poésies bretonnes ou celtiques - ; le Purgatoire
de saint Patrice, poëme de trois mille trois cent deux vers de
huit syllabes, traduit de la prose d'un moine de Saltrey qui
vivait en lliO^ ; enfin, le recueil de ses fables, tiré d'une
version anglaise d'Esope. Marie savait trois langues, le latin,
le breton et l'anglais ; elle a dû à ce savoir les ressources
variées qui ont fécondé son talent. La légende du Purgatoire
de saint Patrice, invention d'origine irlandaise, née au
xii'^ siècle dans l'esprit de quelques moines, avait été rédigée
en latin deux ou trois fois ; Marie, qui la première mit ce
conte dévot en français, fut à son tour imitée par des trou-
vères du XIII'' siècle dont on garde en Angleterre les pièces
manuscrites et anonymes*. Tous ces récits nous parlent d'un
chevalier nommé Owen, qui descendit aux enfers par la
caverne que saint Patrice, apôtre d'Irlande au v*" siècle, avait
signalée comme étant une entrée du noir séjour : le chevalier
revint de son hardi voyage réconcilié avec Dieu et purifié de
ses péchés ; de là ce nom de Purgatoire de saint Patrice
jippliqué à une légende où d'évidents souM'uirs mythologiques
s'unissent au merveilleux chrétien^.
i. HUtoire littéraire, t. XIX, p. 793.
2. Edition de Roquefort, t. Icr. — Sur cette forme de poésie et sur ses
origines, voir notre touie I''"', p. 205-210.
3. Ce moine se nommait Henri. L'abbaye cistercienne de Saltrey est dans
le duché de Lancastre. Un autre moine de cette abbaye, nommé Jocelin,
rédigea en latin cette histoire. — IliMoiri' littéraire, t. XIX, p. 799. —
Roquefort, Œuvres de Marie de France, t. II, p. /i03-410.
A. Histoire littéraire, t. XIX, p. 804.
5. La caverne était située dans le comté de D;ingal en Irlande, à deux
LES FABLES DE MABIE DE FllANCE. 60
(Chacun de ces trois ouvrages a son trait distinctif et son
ni(''i'ite propre. Une donre mélancolie, une grâce atten-
drissante, une aimable nonchalance caractérisent la poésie
des lais ; le Purgatoire de saint Patrice est écrit d'un style
simple, vif et précis ; on n'a pas médiocrement loué ses
fables lorsqu'on a dit quelquefois, mais sans preuves, que la
Fontaine les avait lues et s'en était inspiré. La vérité est que
la délicatesse des pensées, le tour fin et naïf de l'expression,
les saillies d'un cœur généreux et d'un bon sens piquant,
relèvent singiûièrement la forme vieillie de ces apologues,
et nous donnent^omme une idée première et lointaine des
([ualités qui formeront un jour l'incomparable génie de notre
grand fabuliste. Parmi les cent trois fables dont se compose
le recueil de Marie de France, il y en a soixante-cinq qui sont
empruntées soit à Eso])e, soit au pseudo-Romulus ; les autres
ont été prises à ce fond commun et anonyme des sujets fabu-
leux de toute provenance où le moyen âge a puisé largement
et qu'à son tour il a beaucoup enrichi. Mais comme on était
alors aussi peu soucieux que peu capable d'étudier les sources
et de discerner la diversité des origines, Marie a donné le
nom d' Ysopet à toute la collection; elle l'avait traduite, nous
dit-elle, d'une version anglaise faite par le roi Henri, c'est-à-
dire, probablement, par Henri I" Beauclerc, qui régna de
1100 à 1133^ Le texte français contient un certain nombre
lieues de la ville de ce nom, au milieu d'une ile formée pai' les eaux sta-
iïnantes du Derg. — Roquefort, t. II, p. 405.
1. Histoire littéraire, t. XiX, p. 80(). — Roquefort, t. Il, p. 2S-20, 42-45.
— Voici le témoignage de Marie :
Par amiir le ciimte Willaume,
Le plus vaillant de cest royaume,
M'entremis de cest livre feire
Et de l'angleiz en roman traire.
Ysopet apcluns ce livre
Qu'il traveilla et fist escrire ;
De Griu en Latin le turna.
Li rois Henns qui moult l'ama
Le translata puis en engleiz,
Et jeo l'ai rimé en franceiz.
— Epilogue, t. II, p. 401.
70 LA. POÉSIi: MORALE ET DIDACTIQUE.
d'expressions anglaises, de nombreuses allusions aux coutu-
mes féodales et aux usages particuliers de l'Angleterre ; il
serait intéressant de l'examiner par ce côté et de l'observer
attentivement sous cet aspect.
L'exemple donné par Marie de France fut suivi sur le con-
tinent. Au xiv" siècle, des rimeurs anonymes, non dépourvus
de talent, traduisirent les différents recueils latins des fabu-
listes, et, comme elle, intitiûè^rent leur travail Ysopet /'''■ ou
Ysopet II ; l'un d'entre eux pour indiquer les emprunts faits
au rhéteur Avianus ajouta ce nom à celui d'Esope, et l'on eut
ainsi en français un Ysopet Avianet ^. A la même époque, le
fécond versificateur Eustache Deschamps, dont il sera question
plus longuement ailleurs, écrivait sous forme de ballades onze
fables qui sont comme perdues et submergées dans les qua-
tre-vingt mille vers, la plupart inédits, qu'il nous a laissés'.
La meilleure est celle qui a pour titre, les Souris et les Chats,
et pour refrain ce vers : Qui pendra la sonnette au chat. Ces
fables, comme celles de la Mothe ou de Florian, sont l'œuvre
d'un homme d'esprit ; mais tout l'esprit du monde est
insuffisant dans l'apologue. Le style naïf de Marie de France
nous paraît très-supérieur au style ingénieux d'Eustache
Deschamps ' .
Presque toutes les sciences qui étaient alors connues ont
fourni des sujets et des inspirations aux poètes didactiques.
On a mis en vers le droit * et la médecine '" ; on a rimé un
1. Voir le recueil |iublié par Roiiert : Fabki inédites des xn", xmc et
xivc j^iixles; 2 vol., 1825.
2. Edition Crapelet (1832), p. 187-201. — Celte édition contient tout
au plus la dixième partie des œuvres complètes.
3. On publié à Chartres en 1834 une quarantaine de fables écrites au
xiiie siècle par un clerc de Voudai ou Vodoi qui avait été jiendaut trente-
sept ans maître d'école. Ce recueil est distinct des Ysopets.
4. Histoire littéraire, t. Xill, p. 305. Pierre de Beaugenci, au xii« siècle,
lit des vers sur le recueil de Canons et de Décrétales publié vers 1140 par
le professeur Gratien de Bologne. — Voir aussi \eDit de Droit composé par
le clerc de Voudai. — Histoire littéraire, t. XXIII, p. 202.
5. Citons, par exemple, les vers d'Eustache Deschamps sur l'Epidémie
de 1373 et le Notable enseignement iioiir la santé maintenir. P. 116, 145, 103.
TRAITÉS DE (JRAMMAIUE ET DE GÉOGRAPHIE. 71
commontaire de l'alpliabeU ; on a a moralisé » le jeu
d'échecs '^ 11 y a une foule de Dits sur les monnaies, sur
les métiers, sur les rues de Paris '. Jehan Priorat, dont on ne
connaît que le nom, a traduit en vers de huit syllabes, au
xn'= siècle, Y Art militaire de Végèce^ Un trouvère anonyme,
vers la fin du même siècle, sous le titre d'Ordène de Cheva-
'lerie, a décrit les cérémonies qui accompagnaient la réception
des chevaliers dans l'ordre, et rimé avec un soin minutieux
tous les articles de ce règlement'. La Mappemonde du
rimeur Pierre, ou, pour parler comme lui, la iSape du monde,
est une traduction en huit cent soixante-seize vers octosylla-
biques d'un extrait du Polyhistor de Solin^
Dès le xu" siècle, un trouvère anglo-normand rédigeait en
vers de dix syllabes une sorte de traité grammatical pour en-
seigner aux jeunes anglo-saxons l'art de parler en bon fran-
çais. Son livre a pour titre la Femme, et ce titre est ainsi
expliqué : c'est la femme, c'est la mère ou la nourrice qui
apprend à l'enfant la langue qui pour cela est appelée ma-
ternelle; de même ce livre se propose d'apprendre aux jeunes
gens à s'exprimer élégamment en « français'^. » Le Dit de
vérité, écrit vers 1256, donne des conseils sur l'art de prê-
cher* ; ce même sujet fut traité en 1288 par le trouba-
1. La Sencfiance de Va b c, par Rois de Cambrai (xiii'^ siècle). — Histoire
linéraire, t. XXIII, p. 263.
2. Li Jus des Esquics, titre d'un Dit en 298 vers de huit syllabes. Ce
sujet a été traité ensuite avec beaucoup plus d'étendue par Jacques de
Cessoles. — Manuscrit de la Bibliolhique Nationale, t. l^r, n»* 372, 380,
812. — Voir aussi le Dit du Gieu de I)ez, dans Eustache Descliamps,
p. 171.
3. Dit dou Denier, Dit des Changeurs, Dit d'Ai^otr et de Savoir, Dits des
Marchéans, des Fevres, des Boulangiers, des Vaintres, des Cordoaniers, des Tis-
seranz, des Bochiers, des Cordiers; les Cris de Paris, les Rues de Paris, etc.
— Histoire littéraire, t. XXIll, p. 263-266.
4. Histoire littéraire, t. XV, p. 491-494.
3. Histoire littéraire, t. XVIII, p. 752-760.
6. Histoire littéraire, l. XXIII, p. 293.
7. Histoire littéraire, t. XVII, p. 63:;. L'explication est donnée eu latin :
« Liber iste vocalur Fœmina, quia, sicut fœniina docet infanteni loqui ma-
ternani linguam, sic docet iste liber juvenes rhetorice loqui gallicam.»
8. Histoire littéraire, t. XXIIl, p. 292.
72 LA POÉSIE MORALE ET DIDACTIQUE.
dour Erniengaud de Béziers dans son Breviari d'amor^.
Mais le pins important des poi'mes didactiques dn moyen
âge, celui qui les résume en quelque sorte, puisqu'il embrasse
tout l'univers, c'est cette vaste composition, Ylmage du
monde, attrijjuée non sans vraisembl;ince à (îautier de Metz-.
Les modèles en latin n'avaient pas manqué à l'auteur, quel
qu'il soit. Sans vouloir remonter jusqu'au traité de Universo.,
composé par Raban Maur, vers le milieu du ix'' siècle, nous
trouvons, au xii% l'ouvrage élémentaire d'Honoré d'Autun,
Imago mundi, qui a presque toujours servi de guide au ver-
sificateur français; nous y trouvons encore YHortus deli-
ciarum de l'abbesse Herrude, le traité de Guillaume de
Couches, Philosophia mundi, souvent imité dans V Image du
monde.
Vers ce même temps, on avait traduit de l'hébreu en
latin le Trésor de Sidrac, qui plus tard fut imité en prose
française sous le titre de Fontaine des sciences ; nous pour-
rions citer encore le Mégacosme et le Microcosme, poèmes
latins de Bernard de Chartres; tous ces essais d'enseigne-
ments sans limite attestent un vif désir, une intention gé-
nérale de rendre la science accessible et saisissable en la
présentant rassemblée, expliquée dans un abrégé^. Gautier
1. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 332. — Sous le titre de Jardin deplaisance,
un art poétique en vers a paru, à la fin du xv" siècle. L'auteur, qui se cache
sous le nom de l'Infortuné, y donne des préceptes généraux appuyés sur
un recueil d'exemples, empruntés aux poëtes contemporains. — Ce Jardin,
composé sous le règne de Charles VIII, a été imprimé trois fois au
xvie siècle. — Bibliothèque de l'ahbé Goujet, t. X, p. 396-408. — T. III,
p. 90-92. — Le t. X du RfCiteil de Poésies françaises, publié par M. de
Montaiglon, contient un traité assez court, en vers alexandrins, intitulé :
Art et science de bien parler et de se taire. Cet opuscule, accompagné d'une
ballade, avait été imprimé à Ilouen en 1498. Le dessein de l'auteur ano-
nyme est plutôt moral que littéraire.
2. Un manuscrit qui s'est perdu portait cette suscription : « Si le fist
maistres Gautier de .Mè» en Loheraine, un très-boin philosophe. » — His-
toire littéraire, t. XXIII, 296, 297. On ne sait rien de plus sur cet auteur;
son ouvrage prouve qu'il avait étudié longtemps à Paris.
3. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 294, 29a. — Honoré, scolastique d'Au-
tun, mourut en 1143; Herrude, abbcsse du mont Odile, au diocèse de
Strasbourg, mourut en 1196 ; Dcrnard de Chartres, surnommé Silvestris,
TRAITÉS DE GIIAMMAIIIK ET DE GÉOGRAPHIE. 73
(le Metz, voulant joindre l'agréiible à l'utile, mit en vers
français, à la date de 12i5, ces encyclopédies latines. Son
ouvrage, qui est une imitation de plusieurs modèles i)lutôt
que la traduction d'un seul original, contient cinquante-cinq
chapitres distri]jn(''s en trois parties : la' première se com-
pose de quatorze chapitres et traite de cosmogonie ; la seconde
formée, de dix -neuf chapitres, peut être considérée comme
un traité de géograi)hie, en comprenant dans cette science
l'étude physique du globe ; la troisième partie, en vingt-
deux chapitres, est toute astronomique. Un épilogue assez
long récapitule les principaux points de ce développement
qui ne manque pas de méthode, puistpie les grandes divisions
que nous venons d'indiquer se résument en ce peu de mots :
Dieu et l'homme, la terre et le ciel'. Quant au style, la
correction générale du langage et plusieurs traits heureux
doivent nous rendre indulgents pour la dureté, l'embarras,
la sécheresse et les autres défauts que la difficulté de la ma-
tière, surtout alors, peuvent faire excuser.
La célébrité de cette composition nous est suffisamment
attestée par le grand nombre des manuscrits qui nous l'ont
transmise^, par les imitations en prose et en vers qu'elle a
suscitées de bonne heure, en France et à l'étranger. Bor-
nons-nous à signaler, parmi ces imitations, un poème d'Oli-
vier de la Marche sur la puissance de la nature : écrit en
vers français de huit syllabes, au commencement du règne
de Louis XI, il est et restera sans doute inédit. Telles sont
professait dans cette ville la grammaire et les humanités au xii" siècle, il
mourut avant 1156 ; Guillaume de Conches, né en 1080, mort en 1154, pio-
fessa la grammaire et la philosophie à Paris. — Histoire littéraire, t. XII,
p. 165-184; 2(>l-274; 455-566. — T. XIII, p. 588-590.
1. Un résumé encore plus concis nous est fourni par l'auteur lui-même :
Ci fenist l'Image du monde.
A Dieu comence, à Dieu prent fin.
— On trouvera, dans Vllistoire litti'raire, une très-substantielle et très-
clairc analyse de l'ouvrage entier. T. XXIII, p. 301-320.
2. La seule Bibliothèque Nationale en compte une trentaine. Toute cette
partie de la question est traitée à fond dans l'Histoire littéraire, t. XXIII,
p. 320-330.
74 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
les œuvres qiii, du xii" au xvi" siècles, ont représenté chez
nous ce genre mixte où l'on prétend allier la science et la
poésie et dans lequel, bien souvent, même à des époques plus
cultivées, on ne réussit guère qu'à produire, tantôt des
poëmes qui ne sont pas assez savants, tantôt des traités
qui ne sont pas assez poétiques'.
§n
Poésie morale et religieuse.
Nous avons passé en revue les livres d'enseignement ;
venons maintenant à la littérature d'édification. On peut
comprendre dans cette seconde classe non-seulement les vies
des saints rimées, les traductions ou les paraphrases poéti-
ques des livres sacrés et des prières de l'Eglise, mais encore
les traités de sagesse et les fictions morales imités des
anciens ou de l'étranger. Le moyen âge prêtait au monde
entier ses croyances et sa piété ; de môme qu'il « moralisait »
la science, il « christianisait » le paganisme ; en traduisant
les auteurs anciens ou les orientaux, il les convertissait. Les
formes diverses de cette littérature édifiante se montrent dès
le XII" siècle.
Un anglo-n(jrmand, Samson de Xanteuil, contemporain
d'Etienne de Blois, roi d'Angleterre (1135-1 loi), traduisit en
vers français de huit syllabes les proverbes de Salomon, à la
prière d'Adélaïde de Condé femme d un seigneur de Horn-
Castle dans le Lincolnshire. Son style, pour le temps, ne
manque pas de clarté ni d'une certaine aisance-. On attribue
à Thibaut de Yernon, qin était chanoine de Rouen vers le
milieu de ce même siècle, trois vies de saintes en vers fran-
çais, celle de sainte Thasie, de sainte Catherine et de sainte
Marie l'Egyptienne ; cette poésie est divisée en strophes
1. Sur les prin(-i|iales imitations de V Image du Monde, voir Ylliftoire
littéraire, t. XXllI, p. 330-335.
2. Histoire litléniire, t. XIII, p. ()2.
VIES DES SAINTS. 75
d'alexandrins monorimes. Une vie rimcc de saint Antoine,
aussi ancienne, et une vie de sainte BaUiilde, femme de
Clovis II, paraissent avoir été écrites, l'une, par un certain
Alfrius attaché h la maison des comtes de Guines et cité par
Lambert d'Ardrcs en sa chronique, l'autre, par Lambert de
Liège qui mourut en 1177 '. Deux récits en vers du martyre
de saint Thomas, archevêque de Gantorbéry, furent composés
en 1172 et peu après 1180 par Garnier, clerc de Pont Sainte-
Maxence, et par Pierre Longatosta, chanoine régulier de
Bridlington en Angleterre'-. On a, du même temps, une vie
de saint Barlaam, une vie de saint Josaphat, l'histoire rimée
de la sortie d'Egypte, une explication allégorique et morale du
cantique des cantiques en vers de huit syllabes ; ce sont des
ouvrages anonymes^. L'auteur le plus fécond en ce genre de
compositions est le chanoine de Yalenciennes, Herman, qui
vivait h, la fin du xii" siècle : il a écrit une Vie de Tobie, en
quatorze cent huit vers ; les Joies de Notre-Dame, en onze cent
cinquante-deux vers ; Y Histoire de la Madeleine, en sept cent
douze vers ; la Mort de la sainte Vierge, V Histoire des
SibijUcs, en deux mille quatre cent quatre-vingt seize vers ;
un grand poëme, intitulé Genesis ou Bible de Sapience, où il
s'est proposé de raconter les principaux événements contenus
dans l'ancien Testament ; ce poëme est en vers alexan-
drins*.
Les traductions d'auteurs profanes sont d'une égale ancien-
neté. Un moine de rab])aye de Kirkliam, dans le duché de
Lancastre, traduisit les Distiques de Caton un peu avant 1 1 45 :
ses vers de cinq pieds, à rimes croisées, répartis en strophes,
ne manquent ni de facilité ni de clarté ; il est remarquable
1. Histoire littéraire, t. XIII, p. 112-114.
2. Histoire liltcraire, t. XIII, p. 471.
3. Histoire littéraire, t. XV, p. 479-483.
4. Histoire littéraire, t. XVIII, p. 830-837. — Bartscb, Chrestomathie,
p. 86-91. — On attiiljue, en outre, à Herman : les Trois mots de l'cvéque de
Lincoln, en 844 vers; VAssomption de Notre-Bame; la Yie de saint Alexis;
la Vie de sainte Agnes; la Passion de Jésns-Clirist ; Vnistoire du précieux
sang ; la Yie de saint Sébastien; la Yie de Jehan Paulus. — P. 831.
76 LA POESIE MORALE ET RELIGIEUSE.
qu'un rimour du xn" siècle ait été si hahile dans l'art d'entro-
mcler et de croiser les rimes. Un grammairien du m" siècle,
Dionysius Cato, avait composé quatre livres de distiques
moraux ; son nom les accrédita. Trompé par cette ressem-
blance du nom et par le caractère de cet écrit, le moyen âge
crut posséder une œuvre du fameux Gaton le censeur ; il
l'admira conune un oracle. Ce travail d'un rhéteur obscur,
traité à l'égal des monuments du génie et de la sagesse anti-
ques, fut à l'envi commenté, paraphrasé, appris dans les
écoles et devint un livre d'éducation pour toute l'Europe.
Outre les vers du moine de Rirkham, Everart, nous avons
les traductions d'Adam de Suel et du procureur Lefèvre : la
première est du xin° siècle, la seconde du siècle suivante
Pierre de Vernon, autre versificateur du xii" siècle, aussi
peu connu qu'Adam de Suel, Lefèvre et Everart, traduisit
du latin une lettre imaginaire d'Aristote au roi Alexandre son
élève ; ce poëme sentencieux, rempli de lieux communs sur
l'art de régner, contient deux mille deux cents vers de huit
syllabes et n'a rien de remarquable que son ancienneté-. Il y
a plus de mérite dans l'imitation que fit Simon de Fresne de
la Consolation de Boëce : Simon était chanoine de Herefort
dans le pays de Galles, il vivait au commencement du
xin'" siècle ; sa version, en seize cents vers, est écrite d'un
style ferme et précis. La critique y signale deux curieux:
passages : l'affirmation nette et positive de l'existence d'une
(c quatrième partie du monde, » et les vingt premiers vers du
poëme dont les lettres initiales donnent cette phrase : Simun
de Freisne me fist. C'est, croyons-nous, le plus ancien de nos
p<it'les qui ait employé l'acrostiche pour révéler son nom^
1. Ilisloin Utth-um, t. XIII, p. 67. — T. XVllI, 827-829. — Il existe
sept anciennes Iraduclions françaises en vers des distiques de Dionysius
Cato : celles d'Hélie de NVinciiester, d'Everarl, d'Adam de Suel, de Jehan
du Ciiastelet, de Lefèvre et deux anonymes. On compte jusqu'à treize
exemplaires manuscrits de celle d'Adam de Suel. — Ro'iuHua (janvier 1877),
p. 20.
2. Uidoire littéraire, t. XIH, p. 115-117,
3. Histoire littéraire, t. XVIII, p. 822-824.
LC ROMAN DES SEPT SAGES. 77
■On ne s'est pas contenté de traduire en vers les anciens ; on
a traduit aussi les poètes orientaux, par l'intermédiaire, il est
vrai, d'une version latine. Un Indien, Scndebad, qui vivait un
si6cle avant notre ère, avait écrit le Rojnan des sept Sages
où prirent place une foule d(! légendes et de fictions depuis
longtemps inventées et diversifiées par l'imagination orien-
tale. Ce roman passa successivement dans toutes les langues
d'Asie et d'Europe : traduit en persan, et du persan en arabe,
de l'arabe en hébreu, de l'hébreu en syriaque, puis
en grec et en latin, et de Yk en français, en flamand, en
allemand, en anglais, en espagnol, en italien, il fit rapidement
le tour du monde alors connu. Remanié et transformé par
tant d'auteurs et pour tant de lecteurs si différents, l'ouvrage
original a subi de graves altérations : on ne retrouve, dans
la plupart des versions particidières, ni les mômes faits, ni
les mêmes noms, ni les mêmes personnages ; mais partout on
a conservé à peu près la fiction qui sert de cadre aux nom-
breuses histoires contenues dans le texte le plus ancien que
nous possédions.
Vers la fin du xu" siècle, don Jehan, moine de l'abbaye de
Haute-Selve, au diocèse de Metz, mit en latin le texte grec
du roman et le dédia à Bertrand, évoque de Metz, qui occupa
ce siège de 1179 à 1210*. Un autre moine, nommé Herbert,
contemporain de Philippe-Auguste, rima cette traduction en
vers français de huit syllabes pour l'instruction de Louis,
fils du roi, qui régna plus tard sous le nom de Louis VIIL
La version française a pour titre Dolopathos ; c'est le nom
du roi dont le fils est le principal héros des aventures qui
remplissent le roman : ce nom de souffre-douleurs fait allu-
sion aux longues et nombreuses infortunes de celui qui le
porte. Dans le grec, c'est le sage Syntipas, précepteur du
jeune prince, qui donne son nom au poëme. Il s'est conservé
une seconde forme française du même récit, œuvre ano-
1. L'original grec existe encore; le t. XLI des Mémoires de V Académie
des Inscriptions en contient l'analyse.
78 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
nyme d'un trouvère du même temps ; elle se distingue de la
première par de notables différences * .
Dissipons ici une confusion qui s'est produite assez souvent
dans les analyses critiques du Dolopathos et du Roman des
sept Sages. Ces deux poèmes, imités du môme original, qui
est le li^re de Sendebad, sont deux ouvrages distincts. Le
Dolopathos dérive de la traduction latine faite par le moine
Jehan ; le roman français des sept Sages procède d'une autre
traduction. La différence qui existe, entre ces deux copies d'un
modèle unique, est que la seconde est plus fidèle que la pre-
mière : le Roman des sept Sages reproduit plus exactement le
type de l'ouvrage indien. Nous venons d'indiquer les deux
versions françaises du Dolopathos, qui sont sorties de la
rédaction latine du moine Jehan ; la rédaction latine plus
fidèle qui a donné naissance au roman français des sept Sages
a provoqué de nombreuses imitations. Les plus anciennes
sont certaines versions françaises qu'on possède encore en
manuscrit. Ces versions ont été à leur tour traduites en latin,
vers 1330, dans VHistoria Sapientum ; et cette seconde
rédaction latine, qui s'est conservée, a été imitée dans
d'autres versions françaises plus récentes et dans un poëme
pulîlié par M. de Relier en 1836. Telle est l'histoire abrégée de
ces deux branches de la légende orientale de Sendebad-.
Le Castoiement d'un père à son fils est aussi d'origine
orientale^. Un juif aragonais, Pierre-Mphonse, né en 1062,
converti au christianisme en 1106% avait publié, peu de
1. Histoire liltcrnire, t. XIX, p. 809-825. Le roman, qui est longuement
analysé dans ce volume, a été publié en 18:58 par M. Leroux de Lincy.
2. Consulter sur cette question : 1° Li Romans de dolopathos, par
Ch. Brunet et A. de Montaiglon, 1856 ; 2" Vllistoire des sept sages de Rome,
par G. Paris, 1870; 3° li Romans des sept safjes, von Keller, Tiibingue, 1874.
— L'IIistoria Sapientum, a été imprimée au xv« siècle; la traduction fran-
çaise de VHistoria a été publiée à Genève en 1472. M. Leroux de Lincy a
publié quelques fragments des plus anciennes versions de la même légende,
antérieures à VHistoria ; M. G. Paris en a publié deux.
3. Castoiement, instruction, castigatio.
4. Son nom juif était Rabbi Moïse Sephardi. A son nom de baptême,
Pierre, il ajouta celui du roi lie Castiile Alphonse VI qui fut son parrain
LA DISCIPLINE DE CLERGIE; LES CASTOIEMENTS. 79
temps après son abjuration, un livre latin intitulé Disciplina
clericalis : c'était, nous dit-il lui-même, un emprunt fait à la
morale des philosophes, aux fal)les des Arabes, et cà l'histoire
des animaux. On y reconnaît, en elîet, une imitation d'un
poëme indien, le Pantchatanlra^ . Le Castoiement est une des
nombreuses traductions anonymes que les trouvères ont faites
de la Disciplina clericalis; formé d'apologues réunis entre eux
par un faible lien, comme les contes des Mille et une nuits, ce
poëme, en vers de huit syllabes, a été publié en 1762 par
Barbazan et en 1808 par Méon^.
Au XV* siècle parut une traduction en prose du texte latin
sous ce titre : Discipline de clergie. On joint d'ordinaire au
poëme que nous venons de citer un (c Castoiement » d'un
genre tout différent, et qui ne ressemble que par le titre au
précédent : c'est le Castoiement des Dames, dont l'auteur est
Robert de Blois, un protégé du célèbre Thibaut comte de
Champagne^. Figurons-nous un manuel de civilité à l'usage
des dames. Robert de Blois, qui vivait dans un monde ga-
lant et poli, a voulu leur enseigner le bel air. Il leur recom-
mande avant tout de bien veiller sur leur maintien et sur
leur démarche : elles ne doivent être ni trop libres, ni trop
prudes ; qu'elles répriment avec soin les libertés indiscrètes
des hommes ; qu'elles refusent tout cadeau ; qu'elles évitent
de trop manger et de trop boire, et lorsqu'elles ont bu,
qu'elles se gardent bien de s'essuyer le nez et la bouche à la
nappe. Suivent des conseils sur l'art de se bien conduire
et qui lui donna la charge de médecin royal. — Il composa aussi des Dia-
logues en latin où il réfute avec vigueur le judaïsme et élucide les obscu-
rités des prophéties. [Max. Fatr. Biblioth., t. XXI, p. 172-221.)
1. Essai sur les Fabks indiennes et sur leur intrûduction en Europe, par
A. Loiseleur-Deloiigchamps, 1838.
2. Il est analysé dans Vllistoire liUcraire, t. XIX, p. 82G-833, et dans le
chapitre vi de la Salire au moyen âge, par M. Lenient, p. 105-109. — Voir
aussi Bartsch, Chrestomathie, p. 266.
3. Le «Castoiement» n'est qu'un épisode du roman de Robert de Blois
intitulé Beaudous. Outre ce roman, Robert a écrit celui de Flore-Florie et
Lyriope, et plusieurs chansons. — L'analyse des dix mille vers de Beaudous
est dans le t. XXIII de VHistoire littcraire, p. 735-749.
80 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
en amour. Ce poëme de onze cents vers, ou plutôt ce frag-
ment détaché d'un plus long poëme est écrit d'un style
un peu diffus, mais il abonde en traits d'observation, en
aperçus curieux et piquants sur les usages et les modes du
xiii" siècle.
Tous les auteurs de poésies morales et didactiques ne sont
pas de simples traducteurs ; quelques-uns ont fait preuve
d'invention et d'originalité. Il y a de l'énergie, de la verve et
une certaine ampleur de style dans les deux poëmes du
Reclus de Moliens, intitulés le Miserere et le Roman de
Charité : l'un et l'autre sont en vers de huit syllabes, et
divisés par strophes de douze vers ; le premier contient deux
cent soixante-qmnze strophes et le second deux cent quinze.
Chaque strophe est sur deux rimes entrelacées ; le plus
souvent, l'une des rimes est masculine et l'autre féminine.
Or, ce trouvère qui décrivait et censurait les mœurs
pubhques, dans ses deux poëmes, avec tant de vigueur
et d'une plume si habde, appartient au xu" siècle ; il vivait
sous le roi d'Angleterre Henri II qui régna de 1134 à 1189'.
Un mérite semblable caractérise les Stances sur la mort,
composées avant l'an 1200 parHéUnand moine de Froidmont
en Beauvoisis-. Avant d'être moine, Hélinand avait été
trouvère ; il avait chanté ses poésies à la table, du roi
Philippe- Auguste. Fatigué des agitations d'une vie errante et
licencieuse, il dit adieu au monde, entra au couvent et
devint l'un des plus éloquents prédicateurs de son temps ; il
reparaîtra, à ce titre, dans une autre partie de cette histoire.
Ses Stances, dont chacune contient douze vers de huit
syllabes sur deux rimes redoublées, comme dans le Miserere
du Reclus de Moliens, sont au nombre de quarante-neuf;
l'auteur envoie la Mort saluer ses amis et ses protecteurs
afin qu'elle ne les enlève pas de ce monde inopinément, et
tout le poëme roule sur cette idée principale. Il existe beau-
1. Histoire littéraire, t. XIV, p. 33-38.
2. Sur cet ouvrage, on peut consullei' une savante note de la Rvinanin,
juillet 1872, p. 3f,4.
LES ENSEIGNEMENTS ET LE DOCTRINAL FRANÇAIS. 81
coup (le manuscrits de cette composition ; en revanche, les
autres poésies d'Hélinand, ses pièces profanes, sérieuses ou
légères, se sont perdues, et l'on n'a de lui que des ouvrages en
latin, c'est-à-dire des sermons, un fragment d'une chronique
qui commençait à la création, et trois ou quatre opuscules
moraux ou politiques intitulés Flores Helinandi^.
Bien que l'antiquité soit largement mise à contribution
dans une foule de traités versifiés qui s'intitulent Enseigne-
ments, nous ne pouvons pas assimiler ces écrits aux traduc-
tions ordinaires, car les auteurs ont librement paraphrasé,
développé et modifié ce qu'ils empruntaient. Les Enseigne-
ments Trébor, œuvre d'un poëte du xni° siècle, qui nous a dit
son nom sans se faire connaître davantage^, sont une com-
pilation encore inédite de proverbes, de maximes et de fables
absolument dépourvue de mérite et d'intérêt. Les mêmes
recueils manuscrits contiennent le Doctrinal de Corteisie,
le Doctrinal sauvage, le Doctrinal français, variantes d'un
texte primitif plusiem's fois remanié et interpolé. L'ouvrage
de Trébor est en vers de huit syllabes à rimes plates ; les
trois autres poëmes se composent de quatrains alexandrins
monorimes. Cette forme du couplet monorime était déjà celle
qu'on adoptait d'ordinaire pour les préceptes moraux ; elle
est rigoureusement observée dans le poëme de Chastie
musart, écrit vers le même temps pour prémunir la jeunesse
contre les dangers de la vie, et surtout contre ceux de
l'amour'. Il paraît que ces quatrains moraux étaient appris
1. Histoire littéraire, t. XVIII, p. 87-102.
2. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 236, an. fonds de N.-Dame, n" 273, 6tV.
3. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 241. — Bibl. Nat., ms. no^ 1239, 7613.
Ce poëme contient quatre-vingt-trois quatrains. — Sur le Doctrinal sauvage,
voir une note importante de la llomania (janvier 1877), p. 21. Ce même
article de M. Paul Meyer contient des appréciations nouvelles sur des
ouvrages déjà connus, ou des indications fort curieuses sur des poésies
encore inédites, telles que celles-ci : 1° Por chatoier les orguilloz; 2a les
Quinze Signes tJe la fin da monde; Z° un poëme allégorique, anonyme, de
l'an 1180, sur le Siège de Jérusalem, par Nabucliodonosor ; 4° une para-
phiase du psaume Eructatit ; 5o un Traité de lu messe; 6° une légende
pieuse sur la Descente de saint Paul aux Enfers (168 vers alexandrins mo-
0
82 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
par cœur dans les familles et dans les écoles, où ils furent
insensiblement remplacés par ceux de Pibrac, du président
Favre, et par les <( doctes tablettes » du conseiller Pierre
Mathieu*. Nous pouvons rapporter au siècle du Chastie
musart, du Doctrinal et des Enseignements plusieurs des
quatrains, ou monorimes, ou à rimes croisées, ou rimant
deux à deux, publiés en 1835 par M. Monmerqué ^ ; mais on
sait qu'il faut quelquefois faire remonter très-haut dans le
passé la première rédaction de ces formules rimées pour
l'éducation de l'enfance, qui s'accommodent ensuite aux va-
riations du langage ; car il est nécessaire que le respect dû à
l'ancienneté des préceptes ne nuise jamais à la clarté qu'exige
une leçon ^.
Citons encore les Moralités des philosophes, énorme poëme
moral inédit d'Alars de Cambrai, en trois mille vers, oii
Tulle et Cicéron sont deux personnages distincts ; les
Quatre complexions de l'homme, par Pierre de Maubeuge ;
les Proverbes des philosophes, en neuf quatrains; un
Enseignement à preudomme , petit poëme de cinquante vers
faiblement écrits ; plusieurs Dits, tels que Triade et Venin,
ou contre-poison et poison, en vers alexandrins; la Chante-
pleure'*, la Vigne, en sept cents vers octosyllabiques forl
médiocres, les Sept vices et les sept vertus, pièce inédite,
en quarante» strophes de six vers chacune, les Vins d'Ouan,
sorte d'homélie rimée, le Dit de Pcrèce, le Dit des Quatre
norimes) ; 1° des prières, un seniioii rimé ; 8" un Enm<jnement moral
écrit en sixains de vers octosyllabiques, rimant par aab aab (216 vers).
P. 1-40.
1. Le seigneur de Pibrac, qui fut conseiller au parlement de Paris et
conseiller d'Etat, naquit en 1529 et mourut en 1584 ; le président Favre,
né en 1557, mort en 1024, présida le Sénat de Savoie; le conseiller
Matthieu, historiographe de France, mourut en 1621.
2. L'Hôtel de Cluni au moyen ûge, par M""^ de Saint-Suiin, p. 103-132.
3. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 242.
4. Une note sur la Chantepleure ou Plenrechante se trouve dans la
Romania (janvier 1877), p. 26. — On y peut lire aussi un Poëme moral en
444 vers octosyllabiques, publié pour la première fois par M. Paul Meyer.
C'est le Dit des deux Chevaliers, p. 28-35. •
LES SF.RMONS lUMES. 83
Sœurs, prédicalion aussi froide que diffuse où figurent
Miséricorde, Vérité, Justice et Paix, la Cotnparaison du
Pré y en cent quatre-vingt-quatorze vers obscurs, et la
Brebis dérobée en deux cent soixante-dix-huit vers alam-
biqués. Ces poésies, presque toutes inédites, sont du
xiii" siècle*.
On peut aussi considérer connue se rattacliant au genre
moral et didactique les Sermons rimes : quelques-uns sans
doute ont été récités au peuple dans les églises, en même
temps que les vies des saints mises en vers français; mais
d'ordinaire, ils étaient simplement destinés à être lus. Deux
ont été de notre temps publiés à part, l'un sous le nom
de Guicliard de Beaulieu, l'autre sans nom d'auteur. Le
premier, en longs couplets de grands vers, qui ne riment quel-
quefois que par assonances, sur les vices du siècle, les
horreurs de Tenfer et les joies du Paradis, semble appartenir
au xn" siècle, et cette conjecture, que le style ne dément pas,
serait une certitude si ce Guicliard était le moine de Cluni
appelé par Gautier Map Giscardus de Bellojoco^. L'autre
sermon se compose d'environ sept cents vers qui paraissent
d'origine normande ; ce n'est guère, jusqu'au milieu, qu'un
abrégé de l'ancien Testament, et, dans le reste, qu'une décla-
mation banale sur la brièveté delà vie et la vanité des choses
humaines. Le C hapel à sept fleurs est un sermon allégorique,
d'une invention gracieuse, souvent imitée depuis, oii sept
fleurs figurent autant de vertus qui sont la plus aimable
parure de la jeunesse^.
Ces mêmes trouvères, qui donnaient à leurs poésies mo-
rales la forme du sermon, faisaient d'autres emprunts au
rituel de l'Eglise ; ils paraphrasaient les hymnes, ils imi-
taient et 'parfois travestissaient les oraisons consacrées
1. IlUtoire littéraire, t. XXIII, p. 243-262. —L'indication des manuscrits
qui contiennent ces pi'ces est dans Vllistoire littéraire.
2. Histoire littéraire, i. XXIII, p. 250. — Le Sermon de Gaichard de Beau-
lieu. Paris, 1834. — Sermon anonyme, par Jubinai. Paris, 1834.
3. nibl. Nat., nis. n" 7595, 7265. — Histoire littéraire, t. XXIII, p. 249.
84 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
par la liturgie : on a des patenostres en français, comprenaiiL
plus de mille vers, des patenostres farsies, dans un mauvais
jargon, mi-partie de latin et de français, des Ave Maria
glosés en rimes dévotes, des gloses rimées de l'hymne Salve
Regina^ une paraphrase du livre de Job on trois mille trois
cent trente-six vers ; rien n'est plus commun que ces para-
phrases, pieuses ou bouffonnes, faites sur les textes sacrés ^
Nous n'insisterons pas davantage sur cette partie de notre
histoire littéraire oîi, selon la remarque de M. V. le Clerc,
une étude approfondie apporterait plus d'ennui que de profit
véritable. Si aux ouvrages déjà mentionnés nous ajoutons
quelques pièces peu étendues et de fort médiocre valeur, les
Trois Signes, ou les signes précurseurs de la fin du monde,
le Vi'ai Anel, qui guérit tous les maux, le Songe du Castel,
peinture allégorique de l'homme assiégé par les sept péchés
capitaux, les Six manières de Fans, en couplets de quatre
grands vers sur une seule rime, la Folle et la Sage, débat
entre deux femmes dont l'une aime son mari tandis que
l'autre trahit le sien, le Dit du Bacheler d'annes, rempli de
conseils à la jeunesse guerrière, le Dit de Cointise contre
l'amour effréné de la parure, le Dit de Guersai contre les
ivrognes; cette énumération complémentaire épuisera, ou
peu s'en faut, la série des productions de ce genre, impri-
mées ou manuscrites, que nous a léguées le xiii'^ siècle^.
Les deux siècles suivants n'ont pas laissé tomber et dé-
croître cette fécondité de la poésie morale; on peut même
remarquer que les poètes moralistes de la fm du moyeu âge
traduisent moins, pensent et écrivent avec plus d'originalité,
et l'emportent sur leurs devanciers par le mérite de l'invention.
Pour le prouver, il nous suffira de citer les exemples les plus
1. Ms. (le l'Arsenal, ii" 175. — Bibl. NaL, siipplém. fr., n»* 428, 7218,
7609, H:i2, 428. — iMs. de Berne, 354. — Iliatoire lilimiire, t. XXIii,
p. 254-259.
2.'Ms. (lu Fonds la Vallière, n» 81, art. 32, 27, 58, 30, .31, 39, 35. —
Ms. 7218. — Jiitiin.il, Nouveau Recueil, t. II, p. 65-72. — Uisluire littcraire,
t. XXIII, p. 259-2ti3.
LE BRÉVIAIRE DES NOBLES. 85
significatifs. Bon nomlji-c do Ijalladcs dans les œuvres d'Eus-
lache Descliamps ' ne sont que des pièces morales sous une
forme lyrique; un poëme entier du même auteur, qui ne
compte pas moins de treize mille vers, le Miroir de Mariage,
appartient au genre que nous examinons en ce moment. L'ins-
piration qui l'a dicté se résume en ce vers : Qui femme prend,
plus est que sot-. Eustache Descliamps eut pour ami le musi-
cien-poëte Guillaume de Mâchant, dont les œuvres sont encore
pour la plupart manuscrites ; parmi les pièces analysées dans
le tome XX de Y Académie des Inscriptions nous distinguons
le Confort d'Amy, écrit en 1364 et dédié au nouveau roi
Charles V : c'est un ouvrage moral et politique rempli de
conseils sur l'art de gouverner*.
Vers le môme temps, Honoré Bonnet, prieur de Salons
en Provence, auteur de Y Arbre des batailles, dont il sera
question plus loin, écrivait Y Apparition de maître Jehan
de Meung, poëme bizarre, entremêlé de vers et de prose,
qui est k la fois un roman, un traité de morale et une satire
des désordres du siècle*. Christine de Pisan, dans le Livre de
Paix, dans le Livre de Mutation de Fortune, dans YÉpître
d'Othéa à Hector, prodiguait à la famille royale ses avis et
ses exhortations ; dans les Dits moraux ou les Enseignements
de Christine à son fils, elle continuait la tradition de ces qua-
trains et de ces distiques si fort en vogue durant tout le
moyen age^ Alain Charlier, au xv'' siècle, composait le B)é-
1. Eustache Deschamps, né au commencement du xiv siècle, vivait encore
en 1403. Il sera question plus longuement de lui dans le chapitre suivant.
2. L'édition Crapelet ne donne que de courts fragments de ce Mirover,
p. 205-258.
3. Celte analyse comprend trois Mémoires; le premier est de l'abhé
Lebeuf, les deux autres, du comte de Caylus, p. 377-433. — Nous revien-
drons ailleurs sur Guillaume de Mâchant.
4. Ce poëme est inédit. — Biblioth. Nation., nis. n» 811. On peut en lire
l'analyse dans le livre de M. Lenient, ch. xvi, p. 259-2()l. — Honoré Bon-
net avait composé, si;r l'invitation du roi Charles V et pour l'instruction du
Dauphin, son Arbre rfes Balaillcs, dont on a quinze manuscrits et qui fut,
d'ailleurs, imprimé eu 1481 et 1493. Il y traite en prose de matières histo-
riques, religieuses et politiques.
5. Les poésies de Christine de Pisan sont inédites. — Biblioth. Nal., ms.
B6 LA POÉSIE MORALE ET RELIGIEUSE.
viaire des Nobles où figurent personnifiées les principales
vertus qui doivent orner l'âme du parlait gentilhomme, c'est-
tvdire foi, lionneur, droiture, prouesse, amour, com'toisie,
diligence, netteté, largesse, sobriété, persévérance. Chacune
est décrite à son tour dans mi style ferme et précis, et les
maximes que contiennent ces descriptions forment le Bréviaire
de la Noblesse ^ . Nous bornerons ici cette étude du genre moral
et didactique dont il importait surtout de faire connaître les
origines et les plus anciens développements-.
n"s 452, 603, 826. M. Thomassy, dans son Essai sur les Ecrits politiques de
Christine (1838;, a donné l'analyse de celles qui se rapportent à son sujet.
— Christine de Pisun, née à Venise en 1363, morte en 1415, était lille
d'un astroloi;iie de Charles V. Nous parlerons d'elle plus auiplenient à pro-
pos des historiens.
1. Alain Chaitier, qui reparaîtra dans le chapitre suivant, vécut de 1386
à 1458. Le Bii'viaire des Nobles est en vers de six et huit syll.ibes. Kdit. de
1617, p. 580-594. — M. Delaunay dans sa Thèse récente sur Alain Chartier
(1876) a longuement apprécié cette composition, p. 115, 142-152.
2. Parmi les poètes ou versificateurs moralistes du second ordre, au
siv** siècle, on peut citer Renax, Pierre de Nevon et une foule d'anonymes qui
mettent en rimes fiancaises la Bible, les Vies des Saints, les miracles de la
Vierge. Viennent ensuite des poésies édifiantes, comme les trente histoires
pieuses du Tombel de Chartrose ; le Miroir de la vie et de la mort, par
Robert de Lnrmes (1366); le livre de Pauvreté et de Richesi^e, par Jac-
ques Bruant, parisien; les Trois Maries, par Jean de Venette; les trois
Pèlerinages que fait en songe Guillaume de Guillcville, vers 1330; 3/aii-
devie, autre songe en prose et en vers, par Jehan Dupain, moine de Vaucelles
(1340); le ReqjH de la mort, composé en 1376, par Jean le Fèvre, auteur
de l'anti-Mulheolus, où il répond au Mutheolus, satii'C contre les femmes.
On peut ranger dans cette liste, on nous n'admettons qu( les poëmes de
vaste dimension, les Mètamorplioses d'Ovide moralisées, en 71,000 vers par
Philippe de Vilry évêque de .Meaux. — Histoire lilléraire, t. XXIV, p. 449.
— Goujet, Bibliolliêquc française, t. IX, p. 72-112, 146-154, 176-186. —
T. X,p. 129-157. — M. Tarbé a publié, en 1850 (Reims), (|uelques fragments
des Métamorphoses de Philippe de Vitry et de ses autres poésies morales.
— 1 vol. de 180 pages, dans la Collection des poètes champenois atitérieurs au
xvie siècle.
CHAPITRE III
LES DERNIERS TOËTES LYRIQUES DU MOYEN AGE
La poésie lyriijue aux xiv<= et xv^ siècles. — Vogue des formes nou-
velles : le Chant royal, la Ballade, le Rondeau, etc. — Le livre
des Cent Ballades. — Poètes ou versificateurs connus : Guillaume
de Machaut, Froissard, Eustache Deschamps, Alain Chartier. —
L'inspiration patriotique. — Les chants nationaux. — Olivier
Basselin. — Les deux plus célèbres poètes de cette époque :
Charles d'Orléans et Villon. — Nouveaux documents sur l'auteur
du Petit et du Grand Testament. — Poètes et rimeurs de la fin
du xv^ siècle : Coquiliard, Crétin, Molinet, Jean Marot, Octavien
de Saint-Gelais, etc. — Les « grands rhétoriqueurs. » — Fin de
la poésie du moyen âge.
Au xiv" siècle, la décadence et l'épuisement sont les carac-
tères de la haute poésie française. Les chansons de gestes,
les longs poëmes narratifs se répètent, tournent à la parodie,
ou se traduisent en prose. Le genre satirique lui-même a pro-
duit, avant cette époque, ses meilleurs fabliaux et la partie la
plus originale de ses vastes compositions. Dans tout le
domaine poétique s'arrête le progrès de l'esprit inventif.
N'exagérons pas, toutefois, ce déclin et ne croyons pas que la
poésie ait été dès lors frappée d'une absolue stérilité. Sans
parler du théâtre qui, sous sa forme séculière est réservé à de
brillants destins, la poésie lyrique, dont nous avons déjà
retracé les développements féconds • , ne manquera, jusqu'à la
fin, ni d'inspirations heureuses, ni de talents nouveaux.
n est VTai qu'au lendemain du xni" siècle l'imagination des
poètes lyriques semble languir; un art subtil et quintes-
1. Tomeler, p. 345-371.
88 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV'' SIÈCLE.
sencié raffine les formes anciennes et les hérisse de difficultés,
comme si l'on voulait suppléer, par un redoublement de labeur
industrieux, au génie poétique aiîaibli. De ce savant et bizarre
travail, poussé parfois jusqu'à la puérilité, sortirent les chants
royaux, les ballades et les rondeaux; ces petites pièces rem-
placèrent, dans les goûts et la faveur des classes élevées, les
grands poëmes narratifs dont on parlait encore, mais qu'on
lisait peu. Comme dit Pasquier, on « enta ces nouveaux
fruits sur la vieille tige de notre poésie * . » Les règles qui furent
alors inventées avaient l'inconvénient grave d'enfermer l'ins-
piration dans des cadres étroits, de lui imposer une habileté
toute mécanique, et de réduire l'art délicat du poëte à un
exercice pédantesque; du moins, ces entraves forcèrent les
rimeurs diffus à serrer leur style, à condenser leur pensée,
à peser et à choisir leurs mots. Toute gène, en exigeant un
effort, provoque l'esprit à s'enrichir d'une qualité. Expliquons
d'abord les principales lois de la nouvelle poétique ; selon l'ex-
pression de Pasquier, donnons le <( formulaire » de ces genres
compliqués que de vrais talents ont cultivés et fait fleurir, et
qu'un fatras de prétentieuses frivolités a fini par discréditer.
Le Chant royal était l'ode du moyen âge. On n'y traitait
que de hautes et sérieuses matières; le plus souvent, il célé-
brait la Vierge et Dieu lui-même. Dans les concours ouverts
par les sociétés littéraires qui sous les noms de puys , de jeux
sousl'ormel et de chambres de rhétorique % couronnaient des
vers d'amour et de dévotion, le grand prix, le prix d'honneur
se décernait à cette composition ; l'auteur couronné était eu
quelque sorte déclaré roi du concours : de là, le nom donné
aupoëme comme un titw; de noblesse et de supériorité ^ Cinq
stroplies, de onze vers chacune, formaient le Chant royal; les
vers étaient de dix syhabes, et toutes les strophes, faites sur
1. L^?, Ikcherches de la Vrnnce, t. VII, cli. v.
2. Des clianibres de rhétorique s'élablirent à Valenciennes en 1229, k
Diest en 1302, à Douai en 1330, à Amiens en 1388. —Histoire littéraire,
t. XXIV, p. 451.
3. Pasquier, ibid.
LE CHANT ROYAL. LA BALLADE. 89
le modèle de la première, en reproduisaient les rimes ainsi
que le dernier vers qui servait de refrain. On ajoutait un envoi
de cinq vers qui résumait l'idée développée dans le poëme et
adressait le tout au prince, c'est-à-dire au président du con-
cours.
La Ballade tirait son nom du verbe baller, danser, parce
qu'elle avait été dans l'origine une chanson de danse. Au
xiv^ siècle, elle prit une allure plus étudiée et, selon le mot de
Boileau, s'asservit à des « maximes » plus rigoureuses. C'était,
comme dit encore Pasquier, un chant royal a raccourci au
petit pied; » elle comprenait trois stances ou strophes, de
même mesure et sur les mômes rimes, terminées toutes les
trois par un refrain, et suivies de la demi-strophe appelée
envoi : la longueur des vers, leur nombre dans chaque strophe
variaient au gré dupoëte ; la strophe en comptait, d'ordinaire,
huit ou dix, et les vers étaient de sept, huit ou dix syllabes le
plus souvent. Le rondeau simple, qu'Eustache Deschamps dans
son Ai't de dicter et faire chansons, etc., appelle (c rondel
sangle * » , et qu'on nomma plus tard triolet, se composait de
huit vers sur deux rimes ; le premier se répétait après chaque
distique, et le second k la fin^ Le rondeau double était de
douze vers, et quelquefois de vingt-quatre sur deux rimes ; on
répétait le premier vers au milieu et à la fin de la pièce ^. Le
1. Edit. Crapelet, p. 277. — Cet art poétique en prose fut écrit vers 1392.
2. Il y a des rondeaux de sept vers: souvent aussi c'est le premier vers
qui se répète au milieu et à la fin. Voici un exemple tiré d'Eustache Des-
chanips :
Je ne vueil plus à vous, dame, muser ;
Vous pouvez bien quérir autre musart :
Tari m'apperçois qu'on m'a fait amuser.
/(' ne vueil plus à vout, dame, muser.
Ne plus n'espère en vous mon temps user,
Quant d'esprevier scavez faire busart,
Je ne vueil plus à vous, dame, muser. P. 277.
3. Exemple tiré de Charles d'Orléans:
Gardez le trait de la fenestre,
Amans, qui par rues passez;
Car plus tost en seres blessez
Que de trait d'arc ou d'arbalestre.
N'allez à destro n'a senestre
Regardant; mais les yeulx baissez :
90 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV SIÈCLE.
virelai, chanson vive et légère, beaucoup plus longue que le
rondeau, tournait aussi sur deux rimes, et le premier vers,
ramené à la fin de chaque stance ou couplet, formait le
refrain ^ .
Ces règles générales, qui gardent encore dans leurs combi-
naisons un reste de simplicité, ne peuvent nous faire com-
prendre à quel excès de subtilité et de raffinement le mauvais
goût du siècle, l'esprit de puérilité laborieuse et pédantesque,
qui régnait alors, s'est par degrés porté. Eustache Deschamps
s'épuise à distinguer les ballades en « léonines, sonnantes,
équivoques, rétrogrades ; » un siècle après, Henry de Croy dans
son Art et science de Rhétorique'^ ^ subdivise la ballade en
« commune, balladante, fratrisée ; » il nous enseigne à ne point
confondre (( les lignes doublettes ou distiques ; les vers sixains,
septains , huitains , alexandrins ; la rime batelée , brisée ,
enchaînée, à double queue. )> Vient ensuite une espèce
de combinaison appelée « ricquerac ; » il y en a une autre
appelée « baguenaude'. » Les bouts rimes, les logogriphes,
Gardez le trait de la (enestre.
Si n'avez médecin bon maistre,
Si tost que vous serez naviez,
A Dieu soyez recommandez.
Mors vous tiens ; demandez le prestre.
Gardez le trait de la [enestre.
1. Voir dans les poésies d'Eustache Descliamps la gracieuse pièce inti-
tulée : Portrait d'une jeune fille, édit. Crapelet, p. 86.
2. Ouvrage en prose, imprimé et dédié au Roi en 1493; réimprimé par
Crapelet en 1832. — Dans le prologue, l'éloquence du roi est comparée
«à la harpe d'Orplieus, à la cliallemelle de Pan, à la flûte de Mercure et
à la vielle d'Amphion.»
3. Un seul exemple signilicalif nous dispensera de plus longs détails.
Voici la première strophe d'une ballade «équivoque, rétrograde et
léonine» d'Eustache Descliamps. La rime y est « annexée et fratrisée : »
Lasse, lasse ! malheureuse et dolente!
Lente me voy, fors de souspirs et plains.
Plains sont mes jours d'eiinuy et de tourmente.
Mente qui veult, car mes cuers est certains ;
Tains jusqu'à mort, et pour ccUi que j'uniS,
Ains mais ne fut dame si fort atainte,
Tainte me voy, quant-il m'ayme le mains.
Mains, entendez ma piteuse complainte.
« Et sont les plus fors balades qui se puissent faire, car il convient que
LES RONDEAUX, LES VIRELAIS. 91
les énigmes, les chronographes, les acrostiches, les fatrasies
et autres inepties, non moins recherchées des beaux esprits de
ce temps, ont aussi leur place marquée dans les comparti-
ments de Henri de Croy, qui nous apprend à bien distinguer
les fatras simples des fatras doubles. Toute celte (( rhétorique »
est pieusement recueillie, méthodiquement classée, dis-
tinguée, étiquetée dans les Traités de vei^ si fi cation composés au
xvf siècle. V Art poétique français de Thomas Sibilet, publié
en 1548% « pour l'instruction des jeunes sludiens encore peu
avancés en la poésie, » énumère longuement et défmit les
diverses espèces de rimes : la kyrielle, suite de rimes redou-
blées à l'infini ; la rime dite annexée, lorsque la dernière syl-
labe d'un vers est la première du vers suivant, ou fratrisée,
quand le dernier mot d'un vers est le premier du vers suivant ;
la rime baielêe, senée, couronnée, l'emperiere à triple cou-
ronne* : c'est un héritage de subtihtés scolastiques, transmis
par les derniers poètes du moyen âge au siècle de la Renais-
sance'. Voilà donc, — pour emprunter les expressions d'un
savant historien de notre littérature, — voilà où en est à cette
époque la poésie française : déchue de sa grandeur, on la par-
la dernière sillabe de chascim ver soit reprinse au commencement du ver
ensuivant, en autre signification et en autre sens que la tin du ver pré-
cédent....» — P. 271.
1. Chez G. Corrozet, au Palais, 27 juin.
2. Livre II, cli. xv. — La rime est se/idt', quand tous les vers de la
strophe, ou tous les mots d'un vers commencent par une même lettre ;
elle est fiaxiTQmxh, quand les deux derniers mots du vers ont la même
désinence :
La blanche colombelle belle...
L'emperiève est une rime trois fois répétée dans le même vers :
En gra.nd remord Mort mord...
La rime est batelée quand la finale d'un vers se répète à la césure du
vers suivant.
3. La rhétorique (]& Fabri en prose, publiée en 1544, entre dans les mêmes
détails. Fabri ou le Fèvre, qui était curé de Méray en Normandie, a beaucoup
imité le Jardin de Plai>iaiice que nous avons cité plus haut. Deux autres
opuscules du même genre furent publiés vers le même temps; l'un est ano-
nyme, et l'autre a pour auleur Gratien du Pont, de Toulouse, et pour date
1539. — Biblioth. Nation., Imprimés, n»» 4326. A. et 3290.
92 LA POÉSIE LYRIQUE AU Xl\^ SIÈCLE.
tage, on la découpe, on (( l'amenuise » de plus en plus ; on la
réduit en dentelle, en broderie, comme la sculpture des stalles
ou du portail des églises ' .
On connaît les genres nouveaux que le goût public a sub-
stitués aux formes libres et simples créées par nos anciens
trouvères; venons aux poètes qui les ont cultivés.
§ I"
Poètes lyriques du XlVe siècle. — Le livre des Cent Ballades.
A défaut de talent, les poètes lyriques du xiv" siècle se
distinguent par l'inépuisable facilité de leur verve et par une
rare longévité. Presque tous, ils ont vécu et versifié pendant
quatre-vingts ans et au delà ; rien d'étonnant s'ils nous ont
laissé d'énormes manuscrits ^ Une autre particularité à
signaler, c'est leur existence aventureuse. Attachés à la
personne de quelque prince, ils le suivent en voyage et à la
guerre, partagent sa destinée, chantent ses exploits, ses féli-
cités et ses malheurs ; ils trouvent dans les mille accidents de
cette vie agitée le sujet et l'occasion de ces poésies légères
qu'ils prodiguent si aisément et qui durent si peu. Guillaume
de Machaut, l'un des moins connus, est cependant l'un des
plus féconds. Il a laissé plus de quatre-vingt miUe vers,
presque tous inédits et qui ne méritent guère d'être publiés,
du moins en entier^. Eustache Deschamps, dans une ballade
sur les poëtes de Champagne, le revendique comme une des
gloires de cette province. Sa famille possédait le fief de Ma-
chaut dans la Brie française. Son nom se trouve, à la date
de 1301, sur les tables de cire, conservées à Florence, qui
1. J. V. le Clerc, Hbloire littéraire, t. XXIV, p. 454.
2. Guilliuine Mâchant, né selon les uns, en 1282, selon d'autres en 1295,
mourut eu 1380; Eustache Deschamps, né avant 1328 ne mourut qu'après
1415; Kroissarl vécut 77 ans, de 1333 à 1410; le poëte satirique Jehan
Dupain, l'auteur déjà cité de Man dévie, \ècnl sous sept rois, depuis Philippe
ie Bel jusqu'à Charles V; Alain Charlier vécut 72 ans, de 1386 à 1438.
3. Quelques fragments ont été publiés en 1849 par M. Tarbé.
GUILLAUME DE MACIIAUT. 93
relatent les voyages du roi Philippe le Bel en celte même
année ; on y lit, dans l'état dt; la Reine : Guillelmus de Ma-
cholio, valetus camerx. Sept ans après, il est qualifié valet
de chambre du roi. Le quarante et unième registre du
Trésor des Chartes contient des lettres du roi par lesquelles,
en considération de ses bons et loyaux services, on lui aban-
donne au mois d'août 1308, les biens, profits et revenus,
échus de la confiscation de Jean dePouville de Bouilly écuyer,
pour les posséder lui et ses héritiers légitimes à perpétuité*.
Vers 1314, après la mort de Philippe le Bel, Guillaume
alla en Bohème et se mit au service de Jean de Luxem-
bourg qui en était roi. Il loue beaucoup ce prince- dont il
fut le secrétaire et posséda la confiance pendant plus de trente
ans. Le roi de Bohême ayant succombé à Crécy, en 1346,
Bonne de Luxembourg, sa fille, qui avait épousé le futur
roi de France, Jean II, recueillit notre poëte et le garda jusqu'à
l'année 1349, où elle mourut. Guillaume de Mâchant ne per-
dit point la protection du roi Jean ; il « fut nourri, )> dit-il,
aux dépens de ce prince, et lorsque Jean, pris à Poitiers,
passa en Angleterre, il se retira à Reims où il avait une
prébende de soixante livres par an. En 1364, à l'avènement
de Charles V, il composa pour le nouveau roi le Confort
d'Amy : dans cette pièce, écrite en vers de huit syllabes, il
lui propose pour modèle la vie et les hauts faits de son aïeul
le roi de Bohême'. A la cour de France, il connut le roi de
1. M. Tarbé pense que c'est au père de notre poëte que fut faite cette
donation. Pierre de Mâchant, père de Guillaume, était chambellan du roi.
11 laissa six enfants. — Les dates et les particularités de la longue existence
de notre poëte ont été fort discutées. Saisissons cette occasion de signaler
un article savant et précis de M. de Mas Latrie où sont résumées et exami-
nées il fond toutes ces controverses. — Bibliothèque de l'Ecole (/es Chartes,
187G, p. 4'i5-470. M. de Mas Latrie a lu, en outre, à l'Institut (Académie
des inscriptions et belles-lettres), dans la séance du 9 février 1877, un mé-
moire sur le même sujet.
2. Le livre du Jugement du roi de Behaifjne. (Acad. des Inscript., t. XX,
p. 393.)
3. Un assez long fragment est cité par l'abbé Lebeuf dans le tome XX
des Mémoires de l'Académie des inscriptions, p. 382-394.
94 LA POÉSIE LYRIQUE AU XlV SIÈCLE.
Chypre, Pierre de Liisignan, qui était venu solliciter les
secours de la chrétienté : malgré son âge, il s'attacha paraît-
il, à ce prince aventureux ; du moins, il a décrit ses voyages
et ses expéditions dans un long poëme qui ne finit qu'avec la
vie de Pierre de Lusignan, assassiné dans son lit le
16 janvier 1370*.
Comme poëte et comme musicien, Guillaume de Machaut
eut au xiv" siècle une grande réputation, qui disparut avec
lui. Eustache Deschamps, dans la ballade qu'il a écrite sur sa
mort% l'appelle (( fleur de toutes fleurs, noble poëte et faiseur
renommé : n quelle est la cause de ce prompt et profond oubli
succédant à une éclatante célébrité ? Deux raisons, ce nous
semble, peuvent expliquer une si brusque disgrâce. Musicien
d'un talent original, Machaut n'était qu'un rimeur prolixe ; il
avait inventé des airs nouveaux, (( des tailles nouvelles, » et
le succès de ces innovations mit à la mode ses poésies lyri-
ques. Comme il arrive souvent, l'air faisait passer et réussir
la chanson. Mais la vogue ainsi obtenue est nécessairement
éphémère ; tous les prestiges de la musique ne peuvent cou-
vrir et dissimuler longtemps l'irrémédiable faiblesse de vers
sans poésie. Ajoutons que le style monotone et prosaïque de
Machaut ayant retenu les formes de l'ancien français, sans en
avoir la piquante naïveté, a vieiUi très-vite dans cette époque
de crise et de transformation; à peine mort, cet écrivain
célèbre s'est trouvé hors de mode et ses œuvres ont été
marquées de vétusté. Les manuscrits nous ont conservé de
lui plus de deux cents ballades, cent rondeaux, cinquante lais
ou virelais, complaintes et chants royaux ; une chronique
rimée des exploits de Pierre de Lusignan ; le livre du Vov'
Dit^ \ le Vergier ; YEcu Bleu ; le Jugement du roi de Be-
1. Ce poëme, qui remplit 88 pages du manuscrit et contient 12 000 vers,
est longuement analysé par M. de Caylus dans le tome XX de l'Académie des
Inscriptions, p. 415-438. — Les détails qu'il renferme avaient été contés
au poëte par Gautier de Conflans, genlilhomine champenois, son ami.
2. Edition (Irapelet, p. 81.
3. Le Yoir Dit, ou histoire véritable, fui écrit à la demande d'une jeune
princesse de dix-sept ans, Agnès de Navarre, sœur de Charles le Mauvais,
EUSTACHE DESCHAMPS. 93
haiffne; le Jugement du roi de ISavarre;\e. livre du Lyon;
le livre des Quatre Oiseaux ; le livre de Morpheus; le Confort
d'Amy;\e livre ûe la Harpe . L'ensemble de ces productions
est analysé dans trois mémoires du tome XX de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres ' .
Guillaume de Machaut eut pour ami et pour disciple son
compatriote Eustache Descliamps, né à Vertus en Champagne,
vers 1340, et qui égalant son maître en facilité le surpassa
par la verve de l'esprit et par la vigueur de l'expression.
L'existence de ce poëte, presque aussi longue que celle de
Macliaut, fut tout aussi (irrante et agitée : la guerre le mena
souvent en Flandre ; son office d'huissier d'armes et de messa-
ger royal, sous Charles V, l'envoya en Allemagne, en Hongrie
et en Bohème ; ses relations avec de hauts personnages le
forcèrent à visiter la Lombardie. Il exerça cependant des
fonctions plus sédentaires : Charles VI le nomma successive-
ment gouverneur de Fismes, bailli de Senlis, et trésorier sur
le fait de la justice ; ces places lui firent des envieux et lui
causèrent bien des ennuis. On croit qu'il a vécu au delà de
4410 ; une pièce de Christine de Pisan lui est adressée à la
date de 4403. De son vivant, il se nommait Morel et non
Deschamps ^ ; ces deux noms ne sont d'ailleurs que des
surnoms : le premier lui venait de son teint noir et hâlé', le
qui s'était éprise de !a gloire d'un poëte âgé de plus de cinquante ans. Elle
voulut qu'il chantât leurs poétiques et platoniques amours, et entre eux
s'engagea une correspondance où il y a plus de rhétorique que de passion
véritable.
1. P. 377-439. — La collection des Poètes français (1861). publiée par
MM L. Moland et de Monlaigion, contient deux ou trois pièces de Machaut.
P. 318-328. — M. Tarbé, dans l'édition qu'il a donnée de quelques frag-
ments de ce poëte, analyse l'ensemb'e de ses œuvres. Citons enfin une
dissertation de l'abbé Rives qui se trouve au tome IV de l'Essai sur la
musique composé par MM. de Laborde et Roussier.
2. L'auteur du Songe du vicl Pèlerin dit à Charles VI : « Tu peux bien
lire et ouïr les dictiez vertueux de ton serviteur et officier Eustache
Mourel. »
3. Chascuns me dit : Tu es lais garnemens,
Gros visage as, tu es ?!Oi>.s et halles..
Ms., p. ccix.
96 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV SIÈCLE.
second lui fut donné parce qu'il avait aux environs de Vertus
un domaine ou une maison des champs * , et c'est seulement
en 1564 que ses descendants, dont les derniers connus ont
servi sous Louis XIV, se firent autoriser à s'appeler Deschamps
au lieu de Morel. De cette explication il résiûte que notre
poëte, comme la plupart des roturiers du moyen âge, n'avait
pas de nom patronymique ; son prénom était Eustache, et
suivant l'usage, on y ajouta un surnom.
Le manuscrit de ses œuvres, inscrit à la Bibliothèque
Nationale sous le n° 8i0^, contient onze cent soixante-quinze
ballades, cent soixante et onze rondeaux, quatre-vingts vire-
lais, le Miroir de mariage en treize mille vers, une traduction
en vers du Géta de Vital de Blois^, plusieurs autres petits
poëmes, des fables, des lettres, un art poétique en prose
déjà cité : le tout formant onze cent soixante-deux pages de
texte à deux colonnes, et environ quatre-vingt-deux mille
vers. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces nombreuses
compositions ; on peut en apprécier le caractère et la valeur
dans les deux éditions partielles pidjliées par Crapelet
en 1832 et par Tarbé en 1849. Disons seulement qu'elles
mériteraient d'être publiées presque entièrement, car on y
trouve de précieuses indications sur l'histoire morale et poli-
tique du xiv" siècle. Esprit vigoureux et positif, Eustache Des-
champs n'est pas un faiseur d'élégies, il ne chante pas ses
amours vraies ou feintes ; c'est un homme d'action, mêlé au
conflit des passions et des intérêts, c'est un observateur péné-
trant et sévère, un moraliste satirique, qui s'inspire de la vue
1, Dehors Vertus ay maison gracieuse,
Où j'avoye par long temps demeuré,
Où pluseurs ont mené vie joyeuse,
Maison des champs l'ont pluseurs appelé.
2. Ancien 7219. — La Bibliothèque de l'Arsenal possède une copie de ce
manuscrit en trois volumes, Belles-Lettres, w" 83. — On a calculé que ce
manuscrit, qui est en vélin, avait dû coûter deux mille sept cents francs à
établir.
3. Sur cette imitation latine de ÏAmphitnjon de Plante, voir notre Tome
premier, p. 493.
FROISSART. 97
(les désordres privés et pul)lics, qui peint avec rudesse la
société troublée dont il ressent les souffrances et connaît les
fail)lesses. Son style pesant et sans grâce plaît par un tour
concis, par une sincérité brusque et hardie ; Eustaclie Des-
chanips lient de Rutebcuf et de Jean de Meun*.
A côté de ce poëtc qui, dans ses ballades, fait souvent la
chronique de son temps, plaçons l'illustre chroniqueur du
xrv" siècle, Froissart, dont il existe d'assez nombreuses poé-
sies récemment recueillies et entièrement publiées-. Né
en 1337, Froissart mourut au commencement du xv° siècle,
'comme Eustache Deschamps qu'il a dû rencontrer et con-
naître à la cour de Venceslas de Luxembourg, duc de Bra-
bant. Mais nous réservons pour un autre chapitre l'étude si
curieuse de la vie de Froissart ; nous voulons seulement
noter ici le mérite de ses œuvres légères qu'on lit peu, et qu'on
apprécierait plus vivement, peut-être, si sa prose ne faisait
pas tort à ses vers. Ce recueil de poésies contient les pièces
suivantes : li Orloge amoureux, (( dittié d'amour, )> de onze
cent soixante-quinze vers de dix syllabes ^ ; le Dittié de la
fleur de la ynarghcritte, en cent quatre-vingt-douze vers et en
strophes monorimes ; le Débat du cheval et du lévrier, de
quatre-vingt-douze vers de huit syllabes, composé pendant un
voyage de l'auteur en Ecosse ; le Trettié de Vespinette amou-
reuse et le Joli Buisson de Jonèce, deux assez longs poèmes,
l'un de quatre mille cent quatre-vingt-douze vers, l'autre de
cinq mille quatre cent trente-huit vers, intéressants l'un et
l'autre à consulter sur l'histoire des premières années de notre
1. Crapelet, Vrick hisiorvim et liiléraii'e, etc., p. i-lvi. — Tarbé, t. l",
Introduction. — Moland et de Montaiglon, les Pocles français, p. 373-377.
2. Par Auguste Scheler, Bruxelles, 1871,2 volumes. — Une paitie de ces
poésies avaient déjà paru dans le t. XVl de la collection des chroniques
nationales françaises. — Buclion, 1829.
3. Cette pièce n'est qu'une longue comparaison entre les ressorts et les
mouve.uenls d'une liorloge et les situations diverses d'un cœur agité par
l'amour. Elle fournirait des renseignements instructifs pour une histoire de
l'horlogerie. Sainte-Palaye Ta analysée, ainsi que d'autres poésies de Frois-
sart, dans les t. X et XIV de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
7
98 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV SIÈCLE.
poëte ; le Dit dou florin, de quatre cent quatre-vingt-dix vers,
qu'il fit à son retour du pays de Foix et de Béarn, vers 1387 ;
la Plaidoierie de la rose et de la violette, en trois cent qua-
rante-deux vers ; le Paradis d'amour, composition allégori-
que de dix-sept cent vingt-trois vers, imitée du Roman de la
Rose; le Temple d'honneur, sorte d'épithalame de mille
soixante-seize vers, écrit à l'occasion du mariage du fils de
Guy comte de Blois avec la fille du duc de Berry ; le Joli mois
de may, éloge du printemps en quatre cent soixante-quatre
vers ; le Dit dou bleu Chevalier, en cinq cent quatre vers et en
strophes ; la Prison amoureuse, de trois mille neuf cents vers
môles de lettres en prose.
A cette énumération ajoutons treize lays amoureux, vingt-
sept pastourelles, quarante ballades, treize virelais, cent
sept rondeaux, six cliants royaux couronnés à Valenciennes,
à Lille, à Abbeville, des servantois couronnés à Valenciennes
et à Tournai. Le plus ancien manuscrit de ce recueil est
daté de 1393. Dans ces jeux et ces ébats d'une imagination
puissante au repos, les qualités qui dominent sont la verve
et l'harmonie du style, un frais coloris, une grâce naturelle
et riante; on n'y trouve pas, assurément la force, l'éclat,
l'ampleur et la richesse qui caractérisent avec tant de relief
les descriptions et les récits des chroniques ; c'est surtout en
prose que Froissart est un grand poëte. On aurait tort néan-
moins de trop dédaigner cette moindre partie de son talent
et de sa gloire ; il y est inférieur à lui-même, mais il y sur-
passe la plupart des rimeurs de son temps * .
Christine de Pisan, qui reparaîtra un peu plus loin, à un
autre titre, dans ce volume aussi bien que Froissart, cultiva
comme lui la poésie et l'histoire ; elle écrivit aussi comme
Eustachc Deschamps, dont elle se dit l'élève^, sur la morale
1. Sur Froissart poëte, on peut lire, outre la publication de M. Sdieler
elles deux mémoires de Sainte-Palaye, l'article de la Bibliothèque franraise
de Goujet, t. IV, p. 121-146.
2. Elle lui adressa une épitre signée : «Ta disciple et ta bienveillante. »
— Née en 13G3, elle était d'une génération plus jeune qu'Eustache Des-
champs et Froissart.
CHRISTINE DK PISAN. '99
ot la politique. Elle n'a pas, clans ses vers, la brillante facilité
du premier, ni l'énergie du second ; sa musc abondante et
prolixe réussit particulièrement à exprimer les sentiments
doux et tendres, avec quelque alTélerie : c'est la Deshoulières
du règne de Charles VI. Ses poésies sont de trois sortes. 11 y
a les pièces légères, les vers amoureux, comme le Dit de la
Pastoure, écrit en 1403'; le « livre compilé de plusieurs
ballades, lais et dittiez, » la plupart adressés à des amis ou
à des princes^; le Dit de Poissy composé au retour d'une
visite faite au couvent de sa fdle^ : mais Christine avait
l'esprit trop sérieux pour s'arrêter longtemps, môme en
vers, à des badinages. Elle touche à la politique dans le
Chemin de longue estude, adressé au roi en 1403; elle y
discute la question de savoir quelle vertu mérite le mieux le
gouvernement du monde, ou la noblesse, ou la valeur, ou la
richesse, ou la sagesse '^. Le livre de Mutacwn de fortune,
rédigé en 1403, est un essai d'histoire universelle versifiée
Le Roman dOthéa et d'Hector, ou (c l'Epistre d'Othéa, déesse
de Prudence à Hector de Troye, » l'un des premiers ouvrages
de Christine, est un traité de morale dédié au jeune duc d'Or-
léans fds de Charles V ^ .
L'auteur y suppose qu'une <( moult sage dame, Othéa ap-
pelée, considérant la belle jeunesse d'Hector de Troye, à l'âge
de quinze ans, qui jà llorissoit en vertus, desmonlrance des
grâces à venir, lui envoya plusieurs dons beaux et notables...
\. Bibliothèque Nationale, ms. n» 7216, f" 48. Ce dit est rempli de ron-
deaux et de rhansons. C'est un de ses meilleurs poënies.
2. Ms. no 7217. On y compte 100 ballades, 75 rondeaux, 16 virelais, etc.
— P. Paris, Manns^criu de la Bibliothèque du roi, t. V, p. 148-185. — Le
livre des Cent Biilludes de Christine a été publié par M. J.-M. Guichard dans
la Re>'ue Nonnnnde.
3. Publié en partie par M. Paul Pougin, dans la Bibliothc<iue de l'École
des Chartes.
4. Ms. nos 7216-7641. — Une traduction en prose de cet ouvrage a été
imprimée en 1549, par Jean Chaperon.
3. Ms. nos 70G7.
6. Dans cette dédicace en vers elle raconte son enfance et Torigine de
sa famille.
100 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIY^ SIÈCLE.
Et pour ce que toutes les grâces mondaines que bon chevalier
doit avoir fussent en Hector, lui adressa ceste epistre comme
pouvant servir à tous ceux désirans bonté et sagesse. » Chnquc
précepte est appuyé d'un exemple, ou d'un fait tiré de l'his-
toire et de la fable; chaque fait est exprimé par une figure et
accompagné d'une glose et d'une allégorie ; l'allégorie ramène
les faits à la morale chrétienne. De là, ce second titre
du môme ouvrage : les Cent histoires de Troye^ . Cequ'Othéa
lit pour Hector, Christine voulut le faire aussi pour son
propre fds, Jean Cas tel, qui devait continuer, mais faiblement,
les traditions maternelles : dans le dessein de former en lui
l'honnête homme, sa tendresse éclairée composa et lui dédia
plusieurs Dits moraux et Enseignements utiles et prouffita-
bles'. Un livre de sentences extraites des auteurs anciens
complète ces enseignements^.
Son dernier poëme, et le plus éloquent, fut écrit par elle
à l'époque du sacre de Charles VH, sous le coup de l'émotion
excitée par les miraculeuses victoires de Jeanne d'Arc : ar-
dente amie du roi et de la France, Christine s'enorgueillit à
double titre de cette délivrance due au courage d'une femme ;
avec tous ses contemporains, elle voyait dans ce triomphe
inespéré le doigt de Dieu. Son chant éclate comme un cri de
surprise, de joie, et d'admiration reconnaissante*. Gabriel
Naudé disait au xvii'' siècle : « Toutes les fois que j'aperçois
les œuvres encore inédites de Christine de Pisan je ne puis
m'empêcher de déplorer le sort de cette femme vraiment su-
1. Cet ouvrage a été imprimé. — Consulter le iMémoire Je l'abbé Sallier
dans le tome XVII de l'Acadcnue des Jiiscriptions, p. 515.
2. Bibliothèque Nationale, ms. n» 8038-3, f" 7.
3. Ms. no 7088.
4. Le «Dittié» à la louange de Jeanne d'Arc a été publié par M. Jubinal
dans un rapport au ministre de l'Instruclion publique et cité par M. Tho-
inassy dans son Essai sur les ouvrages yolititiues de Clwistine de Pisan (1839).
Nous en citerons quelques vers :
Une fillette de seize ans.
N'est-ce pas chose fors nature?
A qui armes ne sont pesans,
Mais semble que sa nourriture
ALAIN CHARTIEIl. 101
périeure; » le poëmc sur Jeanne d'Arc et la plupart des traités
on prose que Christine a laissés justifient l'opinion d'un tel
connaisseur ' .
Bien qu'Alain Cliartier, né vers 1390, mort en 14o8, appar-
tienne plutôt au siècle suivant, sa place nous semble ici mar-
quée à côté de Christine de Pisan et d'Eustache Deschamps,
car il a exprimé les mêmes sentiments et souffert les mêmes
douleurs. Il était, lui aussi, un bon Français attaché au roi,
aimant et plaignant le peuple, détestant les factieux et les agi-
tateurs, appelant de tous ses vœux la paix avec l'étranger et
la concorde à l'intérieur du royaume. Ses premières poésies
ne sont, il est \Tai, que des pièces galantes où l'éternelle mé-
taphysique de l'amour est étudiée et discutée en d'inter-
minables analyses. L'amour donne-t-il plus de joie que
d'ennuis? Quelle est la dame la plus à plaindre, ou celle
dont l'amant a été tué, ou celle dont le soupirant a été fait pri-
sonnier? Leur sort n'est-il pas préférable au malheur d'ap-
prendre que l'amant a pris la fuite? Telles sont les questions
qui se débattent dans le Réveil-matin, les Deux Fortunés,
le Livre des quatre Dames, le Lay de Plaisance, le Lay de la
belle Dame sans mercy. Tout cela est médiocre, d'une facilité
commune, rempli d'allégories, de symboles, de personnifica-
tions, de métaphores à outrance, en un mot, des brillants
défauts à la mode-.
Y soit, tant y est forte et dure !
Et devant elle vont fuyant
Ses ennemis, ne nul n'y dure.
Elle fait ce, maints yeulx voïant.
N'appercevez-vous, gent aveugle,
Que Dieu a icy la main mise
— Tliomassy, p. xi,vn.
1. G. Naudé, bibliothécaire de Mazarin, auteur de VAvb pour dreaxer une
bibliothèque, mourut en 1653. — Sur les poésies de Christine de Pisan, on
peut lire, outre les ouvrages déjà cités, une notice de M. de Montaiglon,
l'oëles français, p. 385-388, quelques pages de la Bibliothèque de Goujet,
t. IX; le t. V, de M. P. Piris, Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, à la fin,
et surtout l'ouvrage de M. Thomassy.
2. Sur ces pièces, consulter l'analyse qu'en a donnée M. Delaunav dans
sa Thèse sur A. i'hortier (187G).
102 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV SIÈCLE.
Mais Alain Chartier était jeune alors. Sorti des bancs de
l'Université de Paris oîi il était venu de Bayeux, sa ville
natale, il faisait son entrée à la cour, en qualité de secré-
taire du roi, et sans doute avec l'appui de son frère aîné
qui devait être plus tard évêque de Paris. Plaire aux dames
était alors sa suprême ambition. Avec l'âge, les pensées
sérieuses prirent le dessus. Quand il vit la France préci-
pitée, après 1415, au fond de cet abîme de maux où elle
devait si longtemps rester et souffrir, son cœur s'émut et son
patriotisme le rendit éloquent. C'est surtout en prose, dans
ses Lettres latines au roi, k l'Université, dans ses Traités et
ses Dialogues en latin, dans le Quadrilofje invectif^ que
se déploie cette éloquence : quelques-unes de ses poésies,
écrites dans un âge mûr, le Lay de Paix, la Ballade de Fou-
gères^, s'inspirent du même sentiment. Si le style en reste
diffus, monotone, sans trait et sans éclat, du moins elles sont
animées et relevées d'une vertueuse émotion, d'un souffle
généreux''.
Le grand nombre, la variété, et l'on peut dire le mérite des
poésies que nous venons d'analyser, nous semblent atténuer
le reproche de stérilité et de décadence qu'on a souvent fait au
xiv^ siècle; sans égaler la fécondité inventive, la richesse
exubérante des deux siècles précédents, cet âge n'est pas aussi
dépourvu de talents ni aussi déshabitué des goûts délicats et
des plaisirs littéraires qu'on l'a généralement prétendu. Nous
avons cité ailleurs les noms et les ouvrages des principaux
1. Voici les titres des principaux écrits en prose d'Alain Chartier :
10 Lettres latines à Charles VII et à l'Université de Paris; 2» Leitre de
detestatione belli ijaUici et siiasione pacis ; S" Dialogua fainiliaria amici et
mdalis; 4° Missidiis diplomatiques en Allemagne et en Ecosse, harangues
latines; 5° Lettre en latin sur Jeanne d'Arc. — Lettre à un ami ingrat;
6» Ecrits en français : Le quadriloge inveclif, le Curial. — Delaunay,
p. 52-115.
2. Le Lay de Paix est de 1425 environ; la Ballade de Fougères fut com-
posée en 1448.
3. L'Étude de M. Delaunay, déjà citée, contient d'amples renseignements
sur la vie et lea «nires d'Alain Chartier, avec des appréciations un peu trop
favorables, surtout en ce qui regarde la poésie.
LE LIVRE DES CENT BALLADES. 103
poëtes moralistes ou didactiques du xiv'' siècle, Guillaume de
Déguilleville, Jehan Dupaiii, Jean le Fèvre, Jean de Venette,
Jean Nesson * ; nous pourrions encore rappeler ici le sou-
venir du chansonnier Jehannot de Lescurel, le successeur
en gaieté de l'aimable trouvère Colin Muset, et nous ne sau-
rions omettre Watriquet de Convins, célèbre par le luxe de
ses rimes (c senées et couronnées. »
On ne connaît de Jehannot de Lescurel, ou Jean de l'Ecu-
reuil, que son nom ou plutôt son sobriquet; on sait en outre
qu'il a vécu au commencement du xiv"= siècle; on ignore le
reste. On a découvert un fragment de ses œuvres, en tout
trente-trois pièces, ballades, rondeaux et chansons, dans
un manuscrit déchiré; ce qui subsiste, pulîlié en 1855,
suffit à faire regretter ce qui est perdu-. L'éditeur moderne
résume son impression sur ce trouvère, en disant que c'est
un des ancêtres littéraires de Charles d'Orléans. Quant à
Watriquet de Couvins, rimeur du Hainaut, ménestrel atta-
ché à la maison de Guy comte de Blois, la plupart des pièces
qui forment son recueil sont datées de 1319 à 1329 : il y
faut voir autre chose qu'une passion déréglée pour la rime
riche et les jeux de mots, car Watriquet a de la verve, une
abondante facilité, dont il abuse, et ses défauts viennent
quelquefois de l'excès même de ses qualités^. D'autres noms
viendraient s'offrir, s'il nous était permis de suivre jusqu'au
bout, dans leur curiosité patiente et patriotique, les érudits
qui s'efforcent de remettre en lumière les poëtes oubliés dont
la gloire locale et viagère a illustré nos plus savantes pro-
vinces* ; qu'il nous suffise de clore cet exposé en insistant sur
une œuvre collective, témoignage irrécusable des habitudes
littéraires conservées parla société chevaleresque du xn"" siècle.
Nous voulons parler du Livre des Cent ballades.
1. Sur ces versificateurs et sur leurs œuvres, voir Bibliothèque de Goujet,
t. XI, p. 71, 96, 104, 146, 177, 181.
2. liibliulhéque Nationale, ms. 6852. — L'édition imprimée est de
M. de Montaiglon.
3. les Di(s de Walriquez, Auguste Sclieler, 1868.
4. Trouvères belges du xn^ au xive siècle, par Scheler, Bruxelles, 1876.
104 LA POÉSIE LYRIQUE AU XIV SIÈCLE.
Voici d'abord le sujet de ce livre qui fut écrit entre 1386 et
1392 • . Un jeune bachelier, chevauchant tout pensif entre An-
gers et Pont-de-Cé, rencontre un chevalier, homme d'âge
et d'expérience : celui-ci, devinant à l'air de son compagnon
qu'il est amoureux, lui conseille d'être loyal en amour, et lui
explique les règles de la courtoisie et de la loyauté. L'expli-
cation est contenue dans les cinquante premières ballades.
Le jeune homme promet de ne pas failUr à ces obligations et
poursuit sa route. Il tombe au milieu d'une joyeuse com-
pagnie de dames et de gentilshommes qui s'ébattaient dans
une prairie arrosée par la Loire ; une dame vient à lui, l'inter-
roge, et lui donne des conseils contraires à ceux du chevalier,
en lui vantant la légèreté et l'inconstance^. Fort embarrassé,
le bachelier soumet l'épineuse question aux chevaliers qui
étaient alors les plus renommés, en amour comme en guerre,
et leur demande de lui renvoyer leur avis motivé, sous forme
de ballade. Treize seigneurs ont répondu : sept sont de l'avis
du vieux chevalier; deux ont donné raison à la dame; les
trois autres éludent la question et s'en tirent par un mot spi-
rituel*. La seconde moitié du récit comprend les cinquante
dernières ballades qui sont suivies des treize réponses deman-
dées et obtenues.
Quel est l'auteur de cette ingénieuse fiction développée dans
— Bomancero de Cham'pngne, Reims, 1863 : collection en cinq volumes dont
deux seulement se rapportent au moyen âge. — Poètes de Champwjne anté-
rieurs au xvie siècle, Reims, 1851.
1. Le Livre des Cent Ballades, contenant des conseils à un chevalier pour
aimer loialement, et les responses aux ballades, publié par le marquis de
Queux de Sainl-Hilaire, 1868.
2. Ballade lui».
3. Le duc de Touraine, frère du roi, Lyonnet de Coismes, Jaquet d'Or-
léans, Tignonville, Ivry, La Trémouiile, Bucy se piononcent pour les ver-
tueux conseils du Clievaliei'; Regiiault de Troi et (Jhambrillac n'hésitent
pas à être de l'avis de la dame; François d'Âuberchicourt, Jehan de Mailly,
le duc de Rerry, le bâtard de Couci forment le tiers parti. — Saisissons
cette occasion de dire que, lorsque M. le marquis de Queux publia l'ouvrage
en 1808, la xiii" ballade, celle du bâtard de Coucy, était perdue; M. Léo-
pold Pannier l'a retrouvée et insérée dans la Romania (juillet 1872,
p. 367-373).
OLIVIER BASSELIN. 105
un style gracieux et délicat? Des indices précis font supposer
que le maréchal de Bouciquaut, alors âgé do vingt-deux à
vingt-huit ans, composa cet ouvrage en collaboration avec
trois de ses amis, pendant Fexpédition d'outre-mer qui se
termina en 1390 sur le champ de bataille de Xicopolis. La Vie
de Bouciquaut dit (ju'étant jeune (( il se prit à faire ballades,
rondeaux, virelais, lais et complaintes d'amoureux sentiment.
Des quelles choses faire gayement et doidcement Amour le
feist en peu d'heures si bon maistre que nul ne l'en passoit, si
comme il appert par le Livre des Cent ballades, duquel hiivi'
luy et le sénéchal d'Eu furent compagnons au voyage d'oultre-
mer- » Or, il est question de ce voyage dans la ballade xni'', et
Bouciquaut, le sénéchal d'Eu, avec leurs amis, sont cités dans
un autre passage du livre, ce qui nous paraît confirmer plei-
nement l'assertion des Mémoires du marfkhal^ .
§ II
La poésie patriotique pendant la guerre de Cent ans. — Olivier Basselin
et les compagnons du Vau de Vire.
Ce n'était pas assez pour les poètes du xiv'' siècle de célé-
brer les dames et l'amour ; les malheurs de la guerre de Cent
ans, en leur donnant des émotions plus fortes et des soucis
plus sérieux, leur inspirèrent des chants plus virils. Le senti-
ment patriotique, affaibli par la paix et par de longues discor-
des, se ranima sous l'aiguillon de la colère et de la honte, en
face de l'Anglais victorieux, au spectacle du royaume envahi
et ravagé. Dans les deux siècles précédents, les luttes féodales
et les croisades, exaltant l'âme guerrière de la France, avaient
suscité une poésie héroïque, dont on connaît la force, l'éclat,
et la durée; rien d'aussi puissant n'a jailli de la crise doulou-
reuse où la nationalité française faillit périr, cà la fin du
1. Rei'He criWiue d'kistoire et de littérature (9 mars 1872, p. 148).
106 LA POESIE PATRIOTIQUE.
moyen âge. 11 n'en est pas moins intéressant de signaler
ce réveil de l'esprit patriotique et ce retour de vigueur qui se
déclara, sous son influence, dans notre littérature.
Le Vœu du Héron, en 1328, est comme le premier mani-
feste de la guerre entre Edouard III et Philippe de Valois, ou
plutôt entre deux peuples que les mœurs, les lois, la langue
avaient étroitement unis depuis la conquête normande.
Vingt ans après, Colins, trouvère de Jean de Hainaut, sire de
Beaumont, en cinq cent soixante-six vers de huit syllabes,
conservés par le chroniqueur Gilles li Muisis , pleure le vieux
roi de Bohème et tant d'autres guerriers morts à Grécy : ce
poëme est un long catalogue, sous la forme banale d'un songe,
où l'on voudrait plus de faits et moins de personnages allégo-
riques^. Dans une complainte sur le désastre de Poitiers, les
nobles sont hautement accusés de couardise et de trahison^.
Le Combat des Trente, récit épique du duel de trente Bretons
contre autant d'Anglais, est comme un dernier écho de nos
chansons de gestes : il a suivi de près la bataille, qui se livra
en mars 1350. Nous l'avons mentionné dans le précédent
volume ^ En 1 376, Chandos, le héraut de sir John Chandos, con-
nétable d'Aquitaine, célèbre les faits d'armes du Prince Noir,
dans un poëme de cinq mille quarante-six vers, d'un français
obscur, où l'on peut recueiUir plus d'un curieux détail sur les
1. Collection des Chroniques de Flandre, t. II, p. 246-263. — Histoire
littéraire de la Flandre, t. XXIV, p. 446.
2. Cette pièce anonyme, qui contient quatre-vingt-seize alexandrins, a
été trouvée au milieu de conclusions capitulaires, dans le registre du ctia-
pitre de Notre-Dame de Paris. Voici comment sont décrits les gentils-
hommes :
Bonbanz et vaine gloire, vesturc doshonnète,
Les. ceintures dorées, la phime sur la tète,
La granl barbe de bouc, qui est une orde beste.
Les vous font estordiz comme fouldre et tempeste....
La très-gi-ant traïson qu'ils ont longtemps covée
Fut, en l'ost dessus dit, très-clèrement provce
Bibliothèque de VÈcole des Chartes, 3« série, T. II, (1850-51), p. 257-263.
3. P. 263. Combat de trente Bretons contre trente Anglais. Crapelet, 1827.
— Le recueil des Poètes français en cite un long fragment, p. 345.
OLIVIER BASSELIN. 107
grands événements de cette époque'. Le trouvère Cuvelier,
en -1384, nous laisse une des liistoires rimées les plus instruc-
tives, celle de Bertrand du Guesclin*.
Ce ne sont pas seulement des chroniques rimées ou des
imitations épiques qui viennent attester le poig;nant intérêt
excité par les scènes sanglantes de la guerre, par l'héroïsme
des combattants et par la grandeur du péril public. Le senti-
ment national, dans son enthousiasme ou dans son désespoir,
prend toutes les formes; bien peu de poiHes lyriques échap-
pent à cette émotion : les plus éloquents, les plus renommés
la traduisent avec énergie, et doivent cà l'inspiration du patrio-
tisme leurs plus beaux vers. Nous avons déjtà cité le remar-
quable poëme de Christine de Pisan sur Jeanne d'Arc '.
Un demi-siècle auparavant, Eustache Deschamps avait glorifié
un premier libérateur, du Guesclin, et pleuré sa mort dans une
noble et touchante ballade*. Ce même poëte, vengeant les
humiliations présentes par l'espoir des revanches de l'avenir,
prédisait, d'après Merlin, la ruine (( d'Albion ^ ; » il signifiait
aux Anglais qu'ils n'auraient jamais la paix (( s'ils ne rendaient
Calais® ; «puis, se tournant vers ses compatriotes, il flagellait
de ses plus amères satires cet affaiblissement des vertus
guerrières, cause de tous nos désastres''. Alain Chartier, dans
le Lay de Paix et dans la Ballade de Fourjères, appelle de
tous ses vœux les deux grands biens après lesquels la France
1. Londres, 1842. — Ehtoire litUh-aire, t. XXIV, p. 446.
2. Ce poëme, de vingt-trois mille vers distribués en tirades monorimes,
à l'imitation des chansons de gestes, a été publié par E. Charrière dans la
Collection des Documents inédits (1839).
3. Voir aussi sa Comidainte sur la maladie de Charles VI, et sa ballade
sur le combat de sept Français contre sept Anglais en 1403. — Leroux
de Lincy, t. 1, p. 278-287.
4. Crapelet, p. 27.
5. ...Puis passeront Gauloys le bras marin,
Le povre An^lat destruiront si par guerre,
Qu'à donc diront tint passant ce chemin :
Au tems jadis cstoit cy Angleterre. — P. 3t.
ti. Paix n'arez jà s'ilz ne rendent Calays. — P. 73.
7. Voir p. 44, 91, 97, 117, 233.
108 . LA POESIE PATRIOTIQUE.
depuis si longtemps soupirait : la fin des hostilités et la déli-
vrance du territoire * . Lorsque la Guyenne et la Normandie
sont reconquises, Charles d'Orléans entonne le chant du
triomphe, avec un accent lyrique et superbe qu'on n'aurait pas
attendu de son élégante douceur ^ Un bon citoyen, versifica-
teur médiocre, Martial d'Auvergne, écrit les Vigiles de
Charles Vif, longue oraison funèbre de ce roi qui a rétaljli la
fortune et l'indépendance nationales 3; YiUon, dans la Ballade
de l'Honneur français, maudit tous ceux (( qui mal vouldroient
au royaume de France '' ! »
La poésie populaire, celle que des inconnus improvisent,
que tout le monde répète et que personne ne songe à conser-
ver, cette expression négligée et fugitive des sentiments qui
se succèdent dans l'âme confuse de la foule, ne devait pas
rester silencieuse et sans inspiration à une époque où les
angoisses patriotiques remuaient si profondément le peuple.
Nous avons quelques-unes des chansons que les belligérants
français, anglais et bourguignons, échangeaient d'un camp
à l'autre et se lançaient comme des défis ^ ; nous avons sur-
1. P. 542 et 717. Edit. de 1617.— Delaunay, p. 75, 78, 115.
2. Ballade me. Édit. d'Héricaalt (1874), t. 1, p. H5:
Comment voy je les Anglois esbays !
Resjoys toy, franc royaume de France !
Mais à présent Dieu pour toy se combat,
Leur grant orgueil entièrement abat,
Et t'a rendu Guyenne et Normandie
3. Martial d'Âuversne, procureur au Parlement de Paris, mourut eu
1508. Son i)Oëme historique est fort loiii:?. 11 le lit imprimer en 1490; mais
il l'avait composé, étant jeiuie. et peu après la mort de Charles VIL
4. P. 229. Édit. du liihliophile Jacob. 1854.
5. Voir dans les Chants Jtistoriques fraiiraif, recueillis par M. Leroux de
Liiicy, la Complainte srtr l'état de la Vranee, après la bataille d'Azincourt,
composée, dit Monstrelet (L. L ch. 156), par aulciins clercs du royaume;»
les Mladea du siège de Pontoise (1441). — T. l", p. 296, 320-328.'— Outre
ce recueil publié en 1841, M. Leroux de Lincy a fait connaître en 1857
des chansons soldatesques, composées en dialecte picard mélangé de patois
et rimant par assonances; elles furent chantées par les soldats anglais et
bourguignons sur les événements accomplis de 1407 à 1472. La plupart sont
des satires contre Louis XL
OLIVIER BASSELIN. 109
tout un s(juvenir célèbre, le nom de l'Iiomnic qui inventa ou
illustra la ciumson joyeuse et guerrière du xv" siècle, le poète
du Vau-de-Vire, Olivier Basselin, Qu'était-ce que Basselin ?
A-t-il vraiment existé? Les Vaux-de-Vire qu'on lui attribue
sont-ils bien de lui? De récentes découvertes ont éclaire! cette
question controversée.
M. Armand Gaslé, docteur es lettres, ancien élève de
l'École normale supérieure, nous paraît avoir solidement
établi, dans ses intéressants travaux sur Basselin, trois faits
essentiels : nous donnerons en substance les résultats de ses
investigations. Basselin, nommé aussi Bachelin ou Vasselin,
a réellement existé au milieu du xv'^ siècle ; il était foulon dans
une jolie vallée sinueuse, voisine de la \ille et arrosée par la
Vire-et-Virene, qu'on appelait les Vaux-de-Vire ' . La société
des Gales-bon-temps ou des Compagnons vaudevirois , l'avait
choisi pour chef ou capitaine-. Celte association de gens de
plaisir et de gens d'esprit ressemblait à toutes celles qui,
dès le commencement du moyen âge, s'étaient formées
dans la plupart de nos provinces, comme nous l'avons
dit à propos des origines de la comédie^ : on y aimait la
bonne chère et le bon vin, les gais propos, les chansons
joyeuses et satiriques*. Lorsque la Normandie se souleva
contre les Anglais, les Compagnons vaudevirois firent des
1. On montre encore, près du pont des Vaux, sous le coteau des Cor-
deliei's, le petit moulin à fouler les draps, que possédait, dit-on, Basselin.
— Gasté, Etude sur 0. Basselin (1866), p. 6.
2. On les appelait aussi i'oinpaignons Gallois:
Je suis bon Virois
Et compaignon Gallois. — Gasté, p. 17-20.
3. Tome l", p. 516, 517. — Eustache Deschamps, dans la partie inédite
de ses œuvres, parle de l'Ordre de la Famée, de VEmpire et de l'Empereur
des Fumeux, qui existaient à Vertus en Champagne. Il décrit aussi la Charte
des Boiis-Eiifants du même pays. — Copie du ms. t. III, p. 404-412.
4. Dans une chanson populaire de Normandie, tirée d'un manuscrit du
xv« siècle, on dit de Basselin:
Vous souillés gayement chanter
Et démener joyeuse vie,
Et les bons compaignons hanter
Par le pays de Normandie. — (Ms. de Bayeux, ch. 38.)
no LA POÉSIE PATRIOTIQUE.
chansons politiques et belliqueuses; ils fomentèrent la résis-
tance, et passant des paroles à l'action, ils prirent les armes.
Leur courage accrut leur popularité. Les <( Yaux-de-Yire » guer-
riers que leur inspira le patriotisme se chantèrent dans tout
le bocage normand; la mort de Basselin, tué dans une bataille
contre les Anglais, fut un deuil public, et les chansonniers
survivants célébrèrent la mémoire du généreux poëte, de
l'intrépide Français tombé sous le 1er ennemie Voilà un en-
semble de traditions, confirmé par des preuves nettes et
précises, exposé dans un travail uniquement fondé sur les
sources; l'histoire peut tenir ces faits pour authentiques-.
Faut-il aller plus loin et reconnaître le même caractère
d'authenticité aux Yaux-de-Yire ou vaudevilles * attribués à
Basselin et pul^liés sous son nom depuis 1811? Nullement.
Ce sont là deux questions très-distinctes dont la solution est
toute différente. En 1811 parut la première édition moderne
des prétêiidues chansons de Basselin ; on les avait tirées d'un
manuscrit et d'une édition du xvi'' siècle, en les donnant
comme une œuvre de Basselin lui-même, corrigée et rajeunie
par l'un de ses successeurs, Jean le Houx, avocat de Vire qui
mourut en 1616. Les éditions suivantes, celles de 1821, de
1823, de 1858, ont reproduit la publication de 1811, avec
l'opinion du premier éditeur, mais en émettant des doutes sur
lesquels, à plusieurs reprises, une critique avisée a fortement
insisté \
1. Dans la chanson populaire du xv^ siècle, déjà citée, on lit encore :
Hellas ! Ollivicr Basselin,
N'onon-nous point de vos nouvelles ?
Vous ont les Engloys mys à fin... — (Ms. de Bayeux, ch. x.x.vviii.)
— Sur le rôle belliqueux des Compaignovs Yirori>, voir les témoignages
recueillis p^ir .M. Gasté, p. 22-26. — Il est de tradition constante dans le
Bocage virois que Basselin a été tué à la bataille de Formigny en 1450.
2. La Revue critique (année 1866, n» 2.36, p. 347, 348, article de
M. G. Paris) a favorablement apprécié le travail de M. Gasté.
3. Les « Vaux-de-Vire » sont les chansons qui se chantaient dans le
val ou vuu de Yire ; de ce nom on a fait Vaudeville par le changement
ordinaire de \'r en l. — Sur l'origine de ce mot, voir Chansons Nûrmandes
(A. Gasté), p. xxix-XLUi.
4. Citons, parmi ces juges éclairés et pénétrants, M. Julien Travers,
OLIVIER BASSELIN. 111
Averti par la sagacité de ses devanciers, et surtout par
la découverte d'un autre manuscrit, trouvé dans la Bil)lio-
thèque de Caen, M. Gasté n'a pas tardé à se convaincre que
les chansons dites deBassolin étaient, sans exception, l'œuvre
originale et personnelkî de Jean le Houx. Il a fait de celte
assertion hardie et décisive une vérité littéraire, en réunis-
sant une série de preuves irréfragables qui forment la pre-
mière moitié d'une excellente thèse de doctorat. Tout démontre,
en effet, que le Houx n'est pas l'éditeur, ni le correcteur, mais
bien l'auteur de ces « vaux-de-vire » attribués faussement
à Basselin : l'écriture du manuscrit, qui est de Jean le Houx,
le style du poëte, son propre témoignage, l'érudition remar-
quable qui remplit ces chansons, des emprunts faits aux écri-
vains du xvi^ siècle, des allusions aux guerres de religion, une
foule de mots, de dates et d'événements que Basselin ne pou-
vait connaître. Comment donc les premiers éditeurs ont-ils pu
se tromper à ce point et égarer l'opinion publique? Préoccupés
de cette idée, assez accréditée aux xyii*^ et xviii'' siècles, que
Jean le Houx s'était contenté de retoucher les chansons de Bas-
selin, ils ont rejeté de leur publication les pièces du manuscrit
et de l'édition ancienne qui accusaient l'erreur trop vite
adoptée par eux; leur choix systématique a supprimé tout ce
qui pouvait les gêner et les démentir.
En résumé, jusqu'à ces derniers temps, on n'avait, sous
le nom usurpé de Basselin, qu'une édition tronquée des vaux-
de-vire de Jean le Houx : M. Gasté, après avoir restitué
son bien et son œuvre à cet avocat lettré du xvi" siècle,
vient de publier, dans une édition complète et définitive, le
manuscrit autographe que possède la biljliollièque de Caen
et qu'il y avait récemment découvert'. Et de Basselin,
n'avons-nous donc plus rien? Ne reste-t-il de lui qu'un
souvenir et un nom? S'il s'est conservé quelques vaux-de-vire
Béranger, MM. Edelestand du Méril, Paul Boiteau, Eugène de Beanrepaire,
le Bibliophile Jacob. — Pour les détails, voir la thèse de M. Gasté, Éfu'ie sur
Jean le Houx (1874). p. 1-12.
1. Les Vaux-de-Vire de Jean le Houx, Caen, 1876.
112 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV" SIÈCLE.
(le Basselin, il faut les chercher parmi ce recueil de chan-
sons populaires normandes que M. Gaslé a également
publiées* : quelques-unes de ces pièces peuvent être sans
invraisemblance attribuées soit à Basselin lui-même, soit
à l'association vaudeviroise dont il était le chef ^
La question des origines du vaudeville nous conduit à l'étude
générale de la poésie lyrique du xv" siècle ; les plus célèbres
poètes de ce siècle, Charles d'Orléans et Villon, ont aussi
appelé l'attention de la critique érudite, dans ces derniers
temps.
§ iir
Les poëtes lyriques du XV" siècle. — Charles d'Orléans. — Villon et ses
nouveaux biographes.
Avant de jeter son dernier éclat, la poésie française du
moyen âge, poésie essentiellement nationale, qui s'adressait
au public le plus élégant comme à l'auditoire le plus populaire,
a rassemblé en quelque sorte et résumé ses qualités les plus
expressives dans les œuvres très-différentes et le talent tout
opposé de deux poëtes éminents, Charles d'Orléans et François
1. Chansons Normandes du xV siècle, publiées pour la première fois sur les
manuscrits de Bayenx et de Vire, par A. Gasté, Caen, 1866.
2. G. Paris. — Revue critique, 1866. — P. 348. — Les chansons qu'on
peut attribuer avec quelque vraisemblance à Basselin ou à ses amis sont :
l^ Les Chansons III, XXXV bis, XXXVUl, LXl, LXXXVI qui se rapportent
évidemment à la guerre de Cent ans. Voici le début de celle que M. Gasté
appelle la Marseillaise des Normands:
Entre vous, gens de village,
Qui aimés le roy Franooys,
Prenez chascun bon courage
Pour combattre les Engloys...
Ne craignez point à les battre,
Ces godons, panches à pois ;
Car ung de nous en vaut quatre,
Au moins en vault-il bien trois !....
2" On peut aussi leur attribuer quelques chansons à boire.
30 11 y a en outre sept chansons où il est parlé de Vire et des Vaux de
Vire. — Gaslé, Introduction, p. xiv-xxix.
CHARLES D ORLEANS. 113
Villon. L'un osl un princo. du sang-; l'autre, un écolier pauvre
et vagabond, on pourrait presque dire, un truand de Paris. Le
premier, esprit aimable et doux, élevé dans les élégances et
formé aux délicatesses de la \ig aristocratique, continue la tra-
dition des Thibaud de Champagne, des (Juesne de Béthune et
de tant d'autres trouvères ou troubadom's grands seigneurs.
Il est le plus poli des poëtes de bonne compagnie, l'interprète
le plus parfait des sentiments tendres, des pensées fines et
gracieuses, comme aussi des mignardises quintessenciées où
se plaisait et s'affadissait la préciosité du moyen âge. L'autre
descend en droite ligne de Rutebeuf, de Jean de Meun, de la
légion cynique des auteurs de nos vieux fabliaux. Sa verve
grossière, mais puissante, nourrie de souffrance et de liberté,
laisse éclater, dans ses accents hardis, parfois éloquents et
pathétiques, la trivialité pittoresque et les vivacités mali-
cieuses de l'imagination populaire. Ce talent aventurier, qui
s'inspire de la taverne et de la prison, a des instincts de
génie. N'est-ce pas une bonne fortune de notre poésie du moyen
âge, de nous présenter ainsi, à son déclin, et comme à l'ex-
trémité de cette perspective historique prolongée pendant
(juatre ou cinq siècles, le contraste frappant de ces deux
hommes supérieurs, qui se font valoir et se complètent par
leur opposition et qui reproduisent, en se réunissant, les ca-
ractères dominants d'une littérature tout entière?
Né en 1391, Charles d'Orléans était fils de ce duc Louis
d'Orléans, frère de Charles VI, le plus voluptueux, le plus spi-
rituel et le plus séduisant des princes de son temps, qui fut,
comme on sait, assassiné par les gens du duc de Bourgogne,
Jean sans Peur, en 1407. Valentine de Milan, sa mère, fille de
Galéas Visconti, avait apporté d'Italie cette grâce aisée,
ouverte, pénétrante, cette imagination souriante et rêveuse
dont le charme a passé dans le talent de notre poëte. Il fut
élevé au château de Blois, en pays de « doulce France, »
comme disent les chansons de gestes, dans la compagnie des
lettrés et des artistes que protégeait son père, au milieu des
beaux livres, des belles peintures, de tout le luxe délicat, Intel-
114 LA POÉSIE LYRIQUE AU X\' SIÈCLE.
ligent, rassemblé dans cette noLle maison; nous sa^ons par
lui qu'il apprit le latin et qu'il s'appliqua de très-bonne heure
à la poésie. Marié à quinze ans avec Isabelle de France, qui
mourut en 1409, marié une seconde fois en 1410, avec lafdle
du comte d'Armagnac, il perdit sa mère en 1408 : la coura-
geuse veuve n'avait pas voulu survivre à l'attentat qu'elle ne
pouvait venger. Le voilà donc orphelin à dix-sept ans, chef
d'une famille outragée et mutilée, héritier de ses ressenti-
ments, en butte aux intrigues, aux complots, aux violences
d'adversaires implacables, aux exigences d'amis turbulents, et
cela, dans les temps les plus néfastes de notre histoire, au sein
de la cour la plus perverse qui fût jamais*. Les sept années
qui s'écoulent entre la mort de sa mère et la bataille d'Azin-
court nous le montrent occupé a fortifier ses villes, à lever
des impôts et des soldats, formant des ligues, repoussant les
attaques des Bourguignons, signant des trêves passagères,
jusqu'au jour où la défaite et la captivité l'enlèvent aux res-
ponsabilités d'une situation trop forte pour son âge et pom*
son caractère^. La prison changea sa destinée, décida sa
vocation littéraire, et d'un politique médiocre, d'un général
inexpérimenté, fit un bon poëte.
Conduit à Windsor, le vendredi 31 octobre 1415, trans-
féré successivement à Londres, à Bolingbroke, à Domfret,
à Yingfield, il resta vingt-cinq ans en Angleterre, sous
une garde rigoureuse, sans compagnie, sans distraction,
réduit aux plaisirs de la chasse au faucon, ne pouvant
causer avec personne sans témoins. Les gravures d'un ma-
nuscrit anglais nous le représentent assis dans son roide
banc, devant sa table, écrivant et rêvant au milieu de geô-
liers et de soldats, entouré d'une muraille vivante de cori)s
1. La mort de son père lui donnait le diuhé d'Orléans, les comtés de
Valois, de Blois, de Danois et de Beaumont, la baronnie de Couoy, la châ-
telleiiie de Cliauny, Fallouel et Coudren, le duché de Luxembourg, le
comté d'Ast et tous les droits qui pouvaient lui venir du chef de sa mère.
2. Charles d'Orléans amena sur le champ de bataille d'Azincourt un con-
tingent de cinq cents hommes d'armes; il commandait en chef l'armée fran-
çaise avec le duc de Bourbon. 11 fut pris à l'avant-garde.
CHARLES D'ORLÉANS. 11»
brutaux et de cœurs ennemis qui ne le quittaient plus'.
Sa garde, mise au rabais par adjudication publique, coû-
tait au gouvernement anglais, tantôt <( vingt solz, » tantôt
« quatorze solz et quatre deniers par jour ^. » Mais les Anglais
eurent beau faire, dit Michelet, il y eut toujours un rayon
du soleil de France dans cette prison anglaise : la plupart des
poésies de Charles d'Orléans furent écrites pendant sa capti-
vité. Certains manuscrits nous donnent en note cet avis : « Ici
finit le livre que Monseigneur écrivit dans sa prison. »
Quelle est cette Beauté qu'il invoque et célèbre sans cesse ?
Quelle est cette <( dame, » cette <( très-belle maîtresse » qui
le retient sous l'empire du dieu Amour, et qui reçoit l'ex-
pression trop peu variée de sa tendresse plaintive, les soupirs
monotones de son cœur affligé ? A notre avis, ce terme vague
ne désigne pas une personne distincte et unique ; il s'adresse
au souvenir, à l'image adorée de toutes les femmes qui,
dans la variété des amours du poëte, ont tour à tour occupé
sa pensée. Ou bien encore, si l'on veut, le poëte a réuni dans
une seule idée et confondu dans une même évocation les
attachements, les regrets, les espérances qui ont troublé son
âme et que sa rêverie lui rappelle : selon la remarque fort
juste d'un critique'', ce n'est pas un amour qu'il a chanté,
mais toute sa vie amoureuse. Beauté, ce n'est pas telle
femme; c'est la femme, la femme belle, la femme qu'on
aime, c'est le symbole, l'allégorie de tous ces cœurs féminins
qui se sont donnés à lui.
On regrette, avouons-le, de ne pas trouver dans ses poé-
sies l'indication plus précise des temps, des heux, des évé-
nements et des personnes : sauf de rares exceptions, il est
impossible d'inscrire une date certaine en tête de ces pièces,
\. Ch. (l'FIéricault, Yie ie Charles d'OrUans. — Edit. de 1874, p. 28.
2. lia dit lui-même, dans le plaidoyer qu'il prononça en 1458 pour le
duc d'Alençon : « En ma prison, pour les ennnys, desplaisances et
dangiers en quoy je me trouvoye, j'ay maintelFois souhaidié que j'eusse été
mort k la bataille où je fus prins. » — Louis et Charles tlvcs d'Orléans, par
Champollion-Figeac, 1844, p. B69.
3. M. d'Héricault, p. xxx.
116 LU POÉSIE LYRIQUE AU W" SIÈCLE.
quel qu'en soit le Ion ou le sujet. Ce monde idéal, où tout
reste flottant et indéterminé, ce cortège ohligé d'impal-
pables abstractions, de fictions vieillies, de symboles convenus
est trop loin de nous, trop en l'air, pour nous intéresser
beaucoup et nous émouvoir. Un voile brillant et uniforme
couvre ces effusions de sensibilité rêveuse et nous inter-
cepte l'état vrai du cœur, la nature intime et sincère de
l'bomme aimant et souffrant : luie sorte de langueur circule
dans la veine poétique, semble y engourdir la vie ; on dirait
que ces chants délicats, ingénieux et fades, sont une
œuvre de l'esprit plutôt qu'une inspiration du sentiment.
De li30 à 1440, une lueur d'espoir, tour îu tour éteinte et
ravivée, releva son courage et lui permit d'entrevoir, dans un
avenir prochain, ces deux grands biens auxquels il avait dit
adieu, la délivrance et la paix. Mais par combien de déceptions,
pendant ces dix années, il expia les courtes joies d'une attente
si souvent trahie, dont l'objet, un instant montré, se dérobait
sans cesse ! Fatigué de tant d'émotions contraires qui ne
l'exaltaient que pour mieux l'abattre, il succomba un jour,
en 1 433, et commit un acte justement reproché à sa mémoire :
il reconnut dans un écrit officiel le roi d'Angleterre comme
roi de France et lui jura fidélité '. Cette faute, qu'une longue
captivité explique sans l'excuser, fut inutile, car il dut at-
tendre sept ans encore sa délivrance. Ses plus belles pièces, la
Ballade sur la Paix-, V Invocation à la France, qu'il aperce-
\ait du haut des côtes de Douvres^, sont de cette époque.
Dégagées de l'appareil d'une poésie artificielle, elles expri-
ment avec grâce, avec simplicité, avec une heureuse précision
de langage, un sentiment vif et profond. Pourquoi n'a-t-il pas
toujours écrit aussi naturellement ?
Une convention rédigée en latin, le i juillet 1440, lui rendit
la liberté. Sa rançon était fixée à deux cent mille écus d'or.
\. D'Héric;iult, p. xxxvi. — Constant IJeaufils, Thèse sur Charles d'Orléans
(18G1), p. 42.
2. Ballade xxv. P^lition d'IIéricault, p. U'i.
o. Ballade xxiv. Ibid.,\^. lU.
CHARLES D'ORLÉANS. H*
Le 12 novembi'c suivant, le duc et la (luclicsso de Bourgogne
avec toute leur cour allèrent au de^aut de lui et le reçurent
à Gravelines : (( Ils s'entre accolèrent et embrassèrent
plusieurs fois, dit Monstrelet ; et pour la grande joie qu'ils
a^aient de voir l'un l'autre, ils furent moult longue espace
([u'ils ne disaient rien l'un à l'autre ' . » Dès le 0 du même
mois on l'avait fiancé à Marie de Clèves, fille de Marie de
liourgogne et nièce de Philippe de Bourgogne- ; le mariage fut
célébré le 18 à Saint-Omer. Charles d'Orléans avait alors
(|uarante-neuf ans. Un manuscrit de la Bibliothèque Natio-
nale' nous donne deux portraits qu'on croit être le sien et
celui de Marie de Clèves. La figure du duc est maigre, sèche,
avec une grande bouche, un nez fin, une physionomie
austère. Dans l'armoriai manuscrit du héraut Berry nous
avons un autre portrait de lui un peu plus jeune. Mais c'est
bien le même type, cou long, figure maigre, h l'air naïf et
timide, d'une vulgarité presque champêtre, nez fin légèrement
retroussé, cheveux châtains, teint fort coloré. La statue
couchée sur son tombeau donne seule une idée noble de son
type; le profil très-régulier est d'une grande délicatesse;
le nez surtout, légèrement aquilin, est d'un dessin très-fin '*.
Cette liberté si longtemps souhaitée et disputée, il en
goûta la douceur pendant vingt-cinq ans. Après tant d'agita-
tions et d'épreuves il entra, pour n'en plus sortir, dans le
temple de la Fée Nonchaloir et finit paisiblement ses jours
en prince religieux et lettré. Les états de dépenses de la
maison d'Orléans permettent aux historiens de retracer avec
fidélité cette arrière-saison clémente, cet automne brillant et
calme qui lui apporta de tardifs dédommagements et lui fil
connaître, a^ant de mourir, le bonheur de vivre. Ils nous
montrent jusque dans ses plus intimes détails celte petite
cour de Blois, élégante et ordonnée, grave et joyeuse, oii les
1. Chroniques, t. II, f» 173.
2. Il avait perdu sa seconde femme, Bonne d'Armagnac, dans les pre-
miers temps de sa caj>livité.
3. Traduction de la l'assion, n» 908.
4. D'Héricault, p. xxxix-xl.
118 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV SIÈCLE.
plaisirs de l'esprit ennoblissaient les amusements d'mie exis-
tence princière*. Autour de Charles d'Orléans se pressaient
des écrivains de renom et des poètes, René d'Anjou, Olivier
de la Marche, Villon, Meschinot, Robertet, Martin Franc ;
puis ces princes et grands seigneurs, amis des vers et ilns
connaisseurs en poésie, Jean de Lorraine, Jean de Bourbon,
le grand sénéchal, Jacques de la Trémoille, Bouciquaut, le
sire de Tignonville et la plupart des personnages qui figurent
dans les Cent Ballades ; enfin, les serviteurs et les officiers
du prince et de la princesse, parmi lesquels nous distinguons
l'un des hommes les plus éloquents, l'un des esprits les plus
politiques de ce temps, le futur orateur des états généraux
de 1484, Philippe Pot, seigneur de la Roche.
Le château de Blois devint un lieu de rendez-vous où les
lettrés et les artistes accoururent ; il s'y forma sous le noble
patronage d'un si grand prince, qui était en même temps un
poëte excellent, une sorte d'académie oîi les talents se mesu-
raient dans des tournois pacifiques : le duc donnait lui-même
le sujet du concours, et- parfois concourait en personne- . Pen-
dant son séjour en Angleterre il avait activement recherché et
racheté les manuscrits de la bibliothèque de Charles V que le
duc de Bedfort avait vendus et dispersés lorsqu'il était maître
de Paris : aussi la bibliothèque du château de Blois, par les
soins éclairés et par la munificence de Charles d'Orléans,
devint-elle l'une des plus riches collections de livres qu'il y
eût au xv^ siècle en Europe ; son fils Louis XII l'enrichit
encore, et elle constitua le fonds primitif de ce qui est
aujourd'hui la Bibliothèque Nationale*. Charles d'Orléans
mourut en 1465, trois ans après la naissance de cet enfant
1. D'Héricaull, p. xliv.
2. Beaufils, p. CO-65. — D'Héricaiilt, p. xliv. — Villon parait avoir com-
posé pour la cour de Blois une ballade pleine d'antithèses dont le refrain
est : Bkn recueilli, débouté de chascun. — L'un des derniers vers, Que
acay-je plus? — Quoy? — Les qaiges ravoir, a fait supposer qu'il touchait
des gages dans la maison d'Orléans ou qu'il en recevait une pension. — Edit.
du Ribiiophile Jacob (1834), p. 219.
3. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l. V, p. 333.
CHARLES D'ORLÉANS. 119
qui devait mériter sur le trône de France le rare surnom de
Père du peuple. Est-ce à la dernière époque de sa vie, à
l'intervalle d'heureuse tranquillité compris entre sa captivité
et sa mort, qu'il faut rapporter ses rondeaux et ses chan-
sons, cette seconde moitié vive et légère de ses œuvres qui
nous découvre dans son talent une veine de gaîté, une dispo-
sition alerte et souple qu'on n'aurait pas attendue de l'auteur
mélancolique des ballades? Nous inclinons à le croire. Nous
y rattacherons aussi quelques pièces bouffonnes ou macaro-
niques, simples divertissements de société, improvisations
facétieuses, nées, sans doute, d'un défi ou d'une gageure dans
les saillies de belle humeur qui éclatent entre gens d'esprit.
Nous placerons, au contraire, parmi les œuvres de l'exil,
outre les pièces écrites en anglais * , ces belles peintures de
l'hiver et du printemps si souvent citées et qui expriment un
sentiment de la nature si profond et si tendre^. C'est aux
heures tristes, en effet, que ce sentiment a toute sa force,
et rien ne fait aimer la nature comme de l'apercevoir à tra-
vers les barreaux d'une prison.
Comment l'auteur de ces vers charmants, un poëte d'un ta-
lent si français, a-t-il pu tomber en oubli pendant plus de deux
siècles et demeurer inconnu jusqu'au jour où l'abbé Sallier,
en 1731, découvrit et signala un manuscrit de ses poésies?
Avait-il désiré et fait lui-même ce silence inexplicable, en
évitant de répandre dans le public des œuvres réservées aux
confidences de l'intimité? Son fds Louis XII et son petit-
neveu François I" ont-ils pensé qu'une indiscrète pubUcité
ferait peu d'honneur à sa mémoire, et qu'un prince de son
rang dérogerait en inscrivant son nom parmi les poètes?
Ce qui est sûr, c'est qu'à la fin du xv" siècle un recueil de
ces gracieuses compositions a couru : Martin Franc les cite%
1. On en compte neuf: sept chansons, une ballade, et un rondeau. —
Beaullls, Thèse, etc., p. 175.
2. Ballade lxxvi. Rondeaux, p. 136-147. —Edition Guichard.
3. Sur Martin Franc, poëte du xv" siècle, v. la Bibliothèque de l'abbé
Goujet, t. IX, p. 187-230.
120 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV SIÈCLE.
Octavien de Saint-Gelais, Biaise d'Auriol les ont imitées * ; et
notre opinion est que Clément Marot lui-même, dont le tour
délicat, la finesse naïve rappelle si souvent le style de
Charles d'Orléans, a connu et lu avec profit les œmres d'un
devancier qui était bien digne, à plus d'un litre, de lui servir
de modèle^.
Quittons maintenant le château de Blois, les entretiens
délicats, la cour polie d'un prince du sang, pour les rues
sombres et tortueuses du vieux Paris, et pour la société du
héros des Bepues franches. Représentons -nous, s'il est
possible, cette rive gauche de la Seine, telle que nous la
décrivent la Chronique scandaleuse sous Louis XI, et les
Mémoires d'un Bourgeois sous Charles YI; essayons de
ressaisir l'aspect gothique de ce pays latin, aujourd'hui
supprimé et disparu, figurons-nous ce Paris noir, fangeux,
bruyant, cette fourmilière d'écoliers de toute langue et de
toute nation, cette bigarrure de collèges, de couvents,
d'églises, de boutiques et de tavernes, ce coin pittoresque
de la grande ville, ceint de hauts murs et entouré d'une
banlieue à demi déserte : voilà le théâtre des exploits de
Yillon. C'est là qu'il est né et qu'il a grandi ; c'est dans ce
monde étrange, sur ces places, dans ces carrefours peuplés
d'une bohème scolastiquc qu'il a exercé sa verve et donné
carrière à son humeur aventureuse : de là lui est venue l'ins-
piration, là s'est formé ce célèbre génie poétique, tout de pre-
mier élan et plein de contrastes, railleur, pathétique, sérieux,
bouffon, toujours énergique et sincère, qui descend jusqu'à
l'ignoble pour se relever jusqu'au sublime.
1. Beaiifils, p. 235. — Octavien de Saint-Gelais est né vers 1405.
Biaise d'Aiiiiol est du commencement du xvi'' siècle. — Abbé Goujet, t. X,
p. 226-282, 300-312.
2. Sur Charles d'Orléans, sa vie et ses œuvres, on peut consulter : l'abbé
Sallier, Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. Xill (1740), p. 580-592;
Cbampollion-Figeac, Louis et Charles ducs d'Urléans (1844); — les éditions
successives de Chalvet (1803), de J. M. Guichart, de Champollion-Fitreac
(1842); une notice de M. de Montaigion dans les l'oétes français (1861);
enfin, et surtout, l'édition publiée par M. d'Héricaull eu 1874, et la Thèse
de M. Constant Beaufils (1861).
VILLON ET Si:S NOUVEAUX BIOGRAPHES. 121
Villon, qui paniU jnoir connu Chnrk'S dOrléans dans la
vieillesse de ce prince, îivail quarante ans do moins que son
noble contemporain, puisqu'il était né en 1431, l'année
même de la mort de Jeaiuie d'Arc, comme nous l'apprend le
préamhule du Grand Teslcunent^ 11 se déclare enfant de
Paris dans un quatrain bien connu, qu'il écrivit à la veille
d'être pendu, vers H5î), poui'lui servir d'épitaplie- ; ailleurs,
parmi les legs distribués dans le Grand Testament, il donne le
droit d'eschevin, ou d'être élu échevin, que possédait tout
bourgeois de Paris ^. Sa famille était pauvre, illettrée, et
de petite condition ; son père, dont il parle avec tendresse,
n'existait plus en 1461 '• ; sa mère vivait encore à cette date,
et il a clianté la foi naïve « de la bonne femme » dans l'une
de ses plus jolies ballades, en s'accusant de l'avoir souvent
affligé par ses dérèglements^. Villon est, dans toute la force
du terme, un enfant du peuple^.
Quel était son véritable nom? Le docte président Faucliel
a dit, en 1599, qu'on l'avait surnommé Villon (c à cause des
tromperies qu'il fit en sa vie )> : c'est une erreur ; ce sens par-
ticulier du mot Villon ne remonte pas au moyen âge, et il est
dû précisément à la mauvaise réputation de notre poète,
comme pateliner et patelinage viennent de la farce de Patelin.
Mais il reste vrai que Villon était un surnom et non pas un
nom. Répétons ici une remarque déjà faite ailleurs. Au moyen
âge, le nom de famille n'avait point parmi le peuple ce carac-
1. En ran trentiesme de mon eage...
Et escript l'an soixante et un...
Edition du Bibliophile Jacob (1854), p. 39-45, huilains i et xi.
-. Je suis Franooys, dont ce me poise,
Né de Paris, empi-ès Pontoise... P. 19t'.
3. P. 113. G. Testament, hiiitaiii xciii.
4. P. 58-CO. G. Testament, hiiitaiiis xxxv, xxxvm.
5. P. 104-106. G. Testament, huitaia i.xxix.
6. Il avait cependant quelques parents plus fortunés. Les docunieuts
d'archives nous apprennent qu'un de ses ondes était religieux à Angers en
145G. Mais ces parents riches le repoussaient. — G. Te.s<aî(ienf,luiitain xxiii,
p. 52.
122 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV« SIÈCLE.
tère de fixité et d'invariabilité que lui a donné le code mo-
derne. La plupart du temps, les gens du peuple, les bourgeois,
les vilains n'avaient d'autre nom et d'autre désignation parmi
leurs contemporains que leur nom de baptême ; on y ajoutait
sans doute un autre nom tiré soit du pays, soit de la pro-
fession ou des infirmités de l'individu : et c'est ce surnom, ce
sobriquet qui passant aux enfants pouvait devenir et souvent
est devenu un nom de famille. Mais il n'y avait là rien de fixe
ni de stable ; chaque individu, en l'absence d'un véritable
(Hat civil, pouvait toujours recevoir de la fantaisie de ses
contemporains et des hasards de sa vie un nouveau surnom.
Le nom de baptême, le prénom, était alors le véritable nom,
le seul invariable ' . Aussi Vihon, dans l'épitaphe déjà citée,
s'est-il uniquement désigné sous le nom de François. Son
surnom lui vint de ses relations étroites avec un respec-
table ecclésiastique qui protégea sa jeunesse et lui tint lieu
de père.
Ce prêtre, dont il est fait mention dans l'un et l'autre
Testament, se nommait Guillaume de Villon'-; il était
maître es arts et bachelier en décrets, chapelain attaché
au cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné, à quelques pas du
collège de Sorbonne. Les nombreuses pièces d'archives qui
nous font connaître le nom, l'origine, l'état et la fortune
de ce personnage nous apprennent qu'il possédait une
maison située entre le cloître et la Sorbonne, un hôtel,
sis à l'extrémité sud-ouest du môme cloître ^, une autre
petite maison (( ruigneuse et indigente » dans la partie
orientale, une maison voisine, à l'enseigne de la Cuiller,
un fonds de terre de dix deniers parisis, une rente de
quarante sols à percevoir sur la maison du Coq de la rue
Saint-Jacques. Né à ViUon, petit village près Tonnerre,
où sa nièce demeurait encore en 1-480, maître Guillaume,
J. M. Campaux, Thèse sur Villon (1859), p. 43.
2. P. 103. G. Te^tammi, liuitain lxxvii. — P. Testament, liuilain ix.
3. L'hôtel (le la l'orte-Roiige. — Auguste Longnon, Etude biographique su
François Villon, p. 16-23.
VILLON ET SES NOUVEAUX BIOGRAPHES. 123
suivant un usage constant au moyen âge, avait pris le
nom de son pays natal; il prolongea sa vie jusqu'en i4G8.
Ce surnom passa à notre jeune poëte, et il était bien na-
turel que dans le monde des écoles on désignât le protégé
par le nom même de l'homme qui, selon l'expression du
Grand Testament, était pour lui (( un plus que père. » Par
(juelles circonstances maître Guillaume de Villon avait-il été
amené à recueillir, a prendre sous sa garde et sa tutelle cet
enfant pauvre, dont il aimait sans doute l'esprit vif et ou-
vert? Existait-il entre lui et la famille de notre poëte des
liens d'amitié ou de parenté ? C'est ce que nous ignorons,
mais il est permis de suppléer à ce silence de l'histoire par
des conjectures plausibles.
Grâce, apparemment, à ses libéralités, l'enfant suivit les
cours de l'Université; nous savons que la bourse de notre
écolier, c'est-à-dire la somme qu'il versait chaque semaine
entre les mains de l'économe du collège pour sa nourriture,
était de deux sols parisis. Il fut reçu au baccalauréat en
mars 1450; et dans l'été de 1432 il devint licencié et maître
es arts, sous Jean de Conflans, l'un des bons prédicateurs
de ce temps, qui remplissait alors l'office de procureur de
la nation de France à l'Université de Paris*. Ce grade,
cette nomination de l'Université^ est l'objet d'un legs du
Petit Testament'. Pourquoi n'alla-t-il pas plus loin et plus
haut dans une voie de sagesse et de travail qui l'aurait
conduit, comme tant d'autres, à quelque solide « bénéfice »
ecclésiastique ? Sa vie et ses vers nous le disent assez : ce
pétulant enfant de Paris n'avait guère la vocation scolas-
tique ; il trompa les espérances du bon chapelain, les désirs
de sa pieuse mère, et laissant de côté Aristote, (( les com-
ments d'Averroès, » et saint Thomas, il se rua, avec la
fougue de son humeur, dans la liberté, le plaisir et la
poésie. 11 faut toutefois diviser en deux époques très-diffé-
1. Étude biographique sur François Villon, p. 31-34.
2. P. 27, Iniitain xxvii.
124 LA POÉSIi!: LYRIQUE AU XV SIÈCLE.
rentes l'histoire de ses folies. La première, celle où nous
sommes, qui finit en 1 ioo, ne nous présente rien de gjrave ni
d'irréparaljle : Villon est alors un écolier étourdi, paresseux
et libertin*, un compagnon « des gratieux gallanls, si plai-
sans en faictz et en dictz, » un bon (( folastre-, » comme il
s'appelle lui-même, mais il n'a commis que des légèretés de
Jeunesse ; il n'exerce pas encore l'industrie décrite dans
les Repues franches ; aucun méfait ne l'a mis aux prises avec
la justice*. A cette première époque se rapportent, selon
nous, les regrets qu'il exprime dans ses deux Testaments et le
souvenir mélancolique qu'il donne en passant aux erreurs de
ces joyeuses années*. En 1455 survint un événement qui
devait troubler à jamais sa vie, dépraver son caractère et
l'engager, sans espoir de retour, dans le désordre, le crime et
la misère. Les nouvelles découvertes d'une érudition péné-
trante et sûre ont éclairé d'une vive lumière cette époque
décisive de son existence.
Le 5 juin lioo, jour de la Fête-Dieu, vers les neuf heures
du soir, Villon, qui demeurait encore chez son prolecteur,
(( était assis pour soy esbaltre sur une pierre située soubz le
cadran de l'oreloge Saint-Benoist-le-Bétourné, » en compa-
gnie d'un prêtre, nommé Gilles et d'une femme nommée
Isabeau, lorsque s'approchèrent un autre prêtre, du nom de
Philippe Sermoise ou Chermoye, et un jeune maître es arts
natif du diocèse de Tréguier, Jean le Merdi. Exaspéré contre
Villon, — nous ne savons pour quelle cause, — Philippe
Sermoise le frappa d'une dague qu'il tenait cachée sous sa
robe et le blessa à la bouche. Pour éviter de se compro-
mettre dans la querelle, les témoins s'enfuirent. Villon ri-
1. Siii'les mœurs des écoliers du moyen âge, voir la Tlièse Je M. Cam-
jiaux : François Villon, savie et ses œuvres (1859), p. 49-Gl.
2. Cl. Testament, Imitai» clxiv. P. 182.
3. Dans la lettre de rémission qui lui fut accordée en l'iSG on l'.t :
« Attendu que, en autres choses, il s'est bien et lionnorablenient gouverné
sans.Himais avoiresté attaint, reprins ni convaincu d'aucun autre vilain cas,
blasnie ou reprouche... » — Longnon, p. 135.
4. (j. Testament, Imilaius xxii, xxvi, xxix, p. 53-55.
VILLON ET SKS NOUVEAUX BIOGRAPHES. li'i
posta, et liranl sa dagiie', à son lour, blessa rassaillani à
l'aine : Sermoise continuant la lutte, et Jean le Mcrdi étant
revenu se joindre à lui pour accabler Villon, celui-ci ra-
massa une pierre, la lança au prêtre et l'abattit du coup.
Puis il se réfugia chez un barbier voisin pour se faire panser,
tandis qu'on relevait Sermoise qui mourut le lendemain à
l'Hôtel-Dieu. Craignant l'action de la justice, Villon quitta
Paris et fut c(jndamné au bannissement par contumace. Six
mois après, une lettre de grâce ou de rémission, sollicitée
sans doute par le chapelain de Saint-Benoît, leva la peine
et le réhabilita^.
Tous les détails de cet événement, qui fut pour Villon de
si grave conséquence, sont tirés de la lettre de rémission
signée en janvier 1456, et récemment découverte aux Ar-
chives par MM. Longnon et Vitu. Particularité digne de
remarque : notre poëte y est désigné sous le nom de «. Fran-
çois des Loges, autrement dit de Villon, âgé de vingt-six ans
ou environ. » Portait-il donc deux surnoms, l'un qu'il tenait
de son père ou de sa famille, et l'autre de son protecteur?
Cela est probable. Chose plus étrange encore : il existe aux
Archives une seconde lettre de rémission, paredle à la
première, relatant le même fait accompli dans les mêmes
lieux, citant les mêmes coupables et les mêmes témoins ; et
Villon y est nommé François de Montcorbier! L'histoire
intime de la famiUe de notre poëte pourrait seule nous
expliquer le sens et l'origine de ces surnoms à l'aide desquels,
peut-être, il avait essayé, pendant sa fuite, de donner le
change aux investigations de la justice. Le 5 juin, il avait
déclaré au barbier qui le pansa qu'il se nommait Michel
Mouton. Ajoutons que la première de ces lettres de grâce fut
•
1. Cette dague est menlionnée dans le Velit Testament écrit en 1456 :
Item, à maistrc Ithier, marcliant,
Auquel je me sens très tenu,
Laisse mon branc d'acier tranchant... — Page 14, Iiuitain xi.
2. Âi'chives nationales, JJ. 183, pièce 67, f" 49. — Etude bioriraiihiqne sur
François Villon, par Auguste Loiignon, 1877, p. 33, 133-140. — Notice sur
François Villon, par Auguste Vitu, 1873, p. 48.
126 LA POÉSIE LYRIQUl-: AU XV'' SIÈCLE.
délivrée par la grande chancellerie à Sainl-Pourçain, où était
alors le roi, et que la seconde provient de la petite chancel-
lerie \ qui siégeait à demeure auprès du Parlement de
Paris.
Revenu au pays latin en 1 456, il le quitta de nouveau au
bout d'un an, à la suite d'un second accident qui nous paraît
n'être pas sans rapport avec le premier. Une femme, dont il
se croyait aimé, le fit tomber dans un guet-apens où l'atten-
dait soit un gardien, soit un rival ; dépouillé, battu, meurtri,
sa mésaventure le rendit la fable des écoliers- : il se déroba
à cette avanie et partit pour Angers*. L'un de ses oncles,
nous l'avons dit, y était religieux. La femme qui l'avait si
cruellement joué se nommait Catherine de Yausselles ; peut-
être était-elle la nièce de maître Pierre de Vaucel, l'un des
quatre chanoines de Saint-Benoît, et si l'on admet cette con-
jecture très-vraisemblable, on peut supposer qu'elle habitait
le cloître avec lui'^. Avant de partir, ne voulant pas être en
reste avec les moqueurs, Villon fit ses adieux au pays latin
1. Il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance qui existe
entre l'un de ces surnoms, Corbier ou Montcorbier, et Corbueil qui nous
est donné par un huitain que le Président Fauchet a cité le premier en
1599. Ce huitain, qui se trouve dans un manuscrit français de la bibliothè-
que de Stockholm (n» 53), est l'anivre d'un copiste et la paraphrase du
quatrain de Villon cité plus haut. 11 commence ainsi :
Je suis François, donl-il me poise,
Nommé Corbueil en mon seurnom...
Si l'on réfléchit aux altérations que subissait l'orthographe des noms
propres au moyen âge, on admettra sans peine que Corbueil et Corbier sont
un seul et même surnom. On peut donc modifier ainsi ce vers :
Nommé Corbicv en mon seurnom,
ou, selon la variante adoptée par M. Longnon :
De Montcorbier en mon seurnom... — Longnon, p. 6-i4.
2. Double ballade sur l'amour, p. 89-91.
3. I'. Testament, huitain vi, p. 12.
4. Villon l'appelle « une demoyselle. n Gr. Testantent, huitain lxxxiii,
p. 109. — Voir Longnon, p. 41-45. La diiïérence d'orthographe entre
Yausselles et Yaucel est insignifiante. Villon inodillc souvent les noms pro-
pres, pour la rime.
VILLON ET SES NOUVEAUX BIOGRAPHES. 127
ol distribua autour de lui une foule de legs satiriques réunis
sous le titre de Petit Testament^ . Ce poëme, qui contient
quarante-cinq octaves ou Imitains, fut écrit à la fin de dé-
cembre lioB : l'auteur était, nous dit-il, a seulet et tout
emmouflé, » faute de feu; le froid avait gelé son encre, et
lorsqu'il eut fini d'écrire, il entendit à quelques pas de là
sonner la cloche de Sor])onne, ou V angélus de neuf heures
du soir. Comme les vrais poètes, Villon, en quelques traits
expressifs, fait un tableau. Il y a longtemps que Clément
Marot l'a remarqué : l'ignorance où nous sommes des lieux,
des choses et des personnes dont parle le poëte nous empêche
de comprendre « l'industrie des lays, » qui remplissent ses
Testaments; plus d'un trait de satire nous échappe et nous
ne sentons pas toute la finesse des allusions *« Ces obscu-
rités sont aujourd'hui éclaircies, en partie du moins, grâce
au travail récent de M. Longnon, qui est un modèle d'éru-
dition et de sagacité'; mais, à vrai dire, il n'est pas be-
soin d'un bien profond commentaire pour apprécier le mérite
de ce style au tour net et franc, et pour reconnaître à sa
verve facile, abondante, h ses saillies imprévues, la marque
originale d'un esprit éminemment parisien. L'écolier du
xv^ siècle a déjà quelque chose de la grâce, de l'aisance, de
la finesse piquante qui distinguent les poésies légères de Vol-
taire; on songe, en le lisant, aux vers ingénieux et moqueurs
que prodiguait le jeune Arouet, échappé du collège, sous la
Régence.
Villon était parti pour Angers depuis deux mois au plus,
lorsqu'un vol avec effraction commis dans la chapelle du col-
lège de Navarre, le 8 mars i4o7, mit en émoi le quartier latin.
1. C'est le public et non le poëte qui donna ce titre aux « lays » que
Villon avait faits. Le poëte s'en plaint dans le Grand TestnmenI, luiitain t.xv,
p. 96. — Cette forme de poésie était ancienne dans notre littérature, comme
nous avons eu l'occasion plus haut (p. 24) d'en faire la remarque.— Voir Cam-
peaux, p. 10, 34, 35, 37, luiitains ii, xxxv, xxxix.
2. Edition de 1533.
3. Ch. VI. Les légataires de Villon, p. 96-1 2G,
128 LA POESIE LYRIQUE AU XV<^ SIECLE.
le guet et la justice. On avait dérobé une somme de 300 écus
d'or, enfermée dans un double coffre et sous triple serrure.
Deux examinateurs du Chàtelet furent chargés d'instruire
l'alfaire. Au commencement de mai, les révélations de maître
Pierre Marchand, curé de Paray-le-Moniau, près d'Ablis, les
mirent sur la trace d'une bande de malfaiteurs à laquelle était
affiliés Guy Tabarie, Colin de Cayeux, Régnier de Montigny,
Casin Cholet, tous mentionnés dans les poésies de Villon,
enfin, A'illon lui-même*. Guy Tabarie, arrêté le premier,
confirma par ses aveux cette déposition. Colin de Cayeux,
fils d'un serrurier de la rue des Poirées, située h peu de
distance au sud du cloître Saint-Benoît, était un très-habile
crocheteur ; Régnier de Montigny, fils d'un gentilhomme du
Bourbonnais-, avait pour oncle un chanoine de Saint-Benoît :
la liaison entre eux et Villon avait été facile ^ Ces deux amis
de notre poëte, plusieurs fois graciés et coupables de réci-
dive, finirent leurs jours à la potence ^
Quant à Villon, les rapports faits au Chàtelet nous le pré-
sentent comme la plus forte tête, sinon comme le chef de la
bande; au dire de Guy Tabarie, s'il était allé à Angers,
c'était afin d'y étudier «l'estat » d'un vieux moine, possesseur
de cinq ou six cents écus ; et ses compagnons n'attendaient
que le signal convenu pour s'élancer cà la conquête de ce
trésor \ L'audace de la bande ne connaissait plus de bornes.
1. Guy Tabarie, dans le Grand Testamml, nous est donné comme le trans-
cripteur du Roman du ?et au Diabk que Villon lègue à son protecteur Guil-
laume de Villon. — Colin de Cayeux est cité dans la Ballade aux EnfanU
p^.rduii. — Régnier de Montigny, en qualité de « noble homme, » reçoit en
legs trois chiens dans le Mit Testament. — Casin Cholet reçoit un « canard
pris dans les fossés de la ville. » Les deux examinateurs du Chàtelet sont
aussi nommés dans les Testaments. — G. Testament, huitain lxxviii. —
P. Testament, hnilains xviii, xxiv, p. 20, 25, 103, 16G.
2. Pour les détails, voir les pièces judiciaires citées par M. Longuon,
p. 50-76, 170-170.
3. Longnon, p. 74, 75. — Vitu, p. /.8-50.
4. ...c(\)uUre, le dit maistre Guy dist au dit déposant qne ilz avoient un
autre complice nommé maistre François Villon, lequel estoit allé à Angiers
en une abbave en laquelle il avait ung sien oncle qui estoit religieulx en
ladite abbaye, et qu'il y estoit allé pour savoir Testât d'ung ancien religiculx
VILLON ET SES NOUVEAUX BIOGRAPHES. 12'J
Dans ce même lihor elle .-uail noL-, en plein jour, six cents
('•eus d'or au i'rrrc Guillaume Cuiffiei', relif;ieu\ des Auguslins
de Paris, pendant que l'un des complices menait ce religieux
à l'église des Mathurins pour lui faire dire une messe; un
coup tenté la nuit contre l'église des Mathurins venait d'é-
chouer, parce que les aboiements d'un chien avaient dénoncé
les ^■oleurs. L'alfaire de Navarre avait été dirigée par Villon
en personne; c'était lui qui avait régalé ses compagnons à la
taverne de la Mule avant l'entreprise'. Beaucoup d'auti'es
projets étaient à l'étude. Nous avons donc maintenant devant
nous, non plus un écolier étourdi et paresseux, mais bien
le vrai Villon des Repues franches^, et la seule excuse qu'on
l)uisse alléguer ici pour obtenir en faveur de sa mémoire des
circonstances atténuantes, c'est l'état de désordre où vi^ait,
à la suite de longues agitations, la société contempoi'aine.
]1 existe au cabinet des estampes de la Bibliothèque Natio-
nale un portrait de Villon, lithographie d'après une gravure
en bois qui se trouvait en tète de ses œuvres publiées par
(élément Marot. La face est pleine et vigoureuse, le front
large, les sourcils élevés, arqués ; l'œil largement ouvert et
saillant, profondément cerné ; le nez fort et busqué, la bouche
grandement ouverte et demi-riante, le menton rond et un peu
relevé. L'homme est vêtu d'une ample robe assez négligée,
garnie de fourrure noire, et coiffé d'une sorte de bonnet plat
posé de travers sur des cheveux noirs un peu longs et frisés ^
Villon aussi a fait son portrait en vers, mais sans se llaller.
Cette esquisse poétique, crayonnée en 1 4oG et recommencée
(lu dit lieu, lequel estoit renommé d'estre riche de V ou VI cents escus, et
que, lui retourné, selon ce qu'il rapporteroit par de ça aux autres compa-
1,'nons, ilz yroient tous par delà pour le desbourser, et que, à quelque matin,
ilz auroient tout le sien nettement...» Lon.^'non, p. 33, 59, 169.
1. Longnon, Interrogatoire de Guy Taharie, p. 101, 162, 163, 166, 107.
2. Ce recueil d'aventures, qui contient la légende des bons tours et des
escroqueries de Villon, n'est pas son œuvre. On l'ajoute ordinairement à
l'édition de ses poésies.
3. Nutice sur F. Villon, par .\. Vitu, p. S3,36. — La lithographie est de
lUilmana (1830). Collection générale de portraits, fonds de Bure.
9
130 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV^ SIÈCLE,
en li(il, est moins belle que la gravure. 11 se dépeint <( noir
et sec comme escouvillon, plus noir que meure, plus maigre
que Chimère, ne devant pas laisser grant graisse aux vers, ras
de tète, de barbe et de sourcilz*. » 11 est vrai que Villon, lors-
qu'il traçait de lui-même cette image, sortait de prison; les
deux portraits, qui, à première vue se démentent, peuvent
s'accorder, selon le temps et les occurrences. Absent de Paris
au moment de la capture de ses complices, il ne fut pris
qu'un peu plus tard et comparut, sans doute, devant la
cour de révoque, puisqu'il élait justiciable de l'Église en sa
qualité de clerc-. On le condamna à la potence, après l'avoir
mis à la question, et c'est alors qu'il composa la fameuse
ballade des Pendus, où il se voit, en idée, accroché au gibet
de Montfaucon avec cinq ou six de ses compagnons : tout le
monde a lu ces vers d'une expression si naïve et si forte,
d'un relief si frappante Sa présence d'esprit, dont la ballade
elle-même témoigne, le sauva. 11 en appela au Parlement qui
comnuia la peine de mort en exil*.
Le ^ oilà lianni du royaume et recommençant une série de
pérégrinations dont on saisit quelques traces dans ses poésies.
Mais il est bien difficile de dresser son itinéraire. Est-ce à
cette époque, ou n'est-ce pas plutôt en 1457, lors de son
1. P. Test., h. XL. — Gr. Test., h. Lxxiv, lxxvi, clxv, p. 37, 51, 101, 102,
182, 183.
2. Guy Tabarie, qui était clerc, comme Villon, fut enfermé dans les
prisons de l'Officialité et passa devant une cour ecclésiastique dont nous
connaissons la composition. Selon toute apparence, c'est cette même cour
qui jugea Villon en 1457 ou 1458. — Longnon, p. 58.
3. La pluye nous a debuez et lavez,
Et le soleil, desséchez et noirciz ;
Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez,
Et arrachez la barbe et les sourcilz.
Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis ;
Puis cà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir, sans cesser, nous charrie,
Plus becquetez d'oyseaulx cjue dés ii coudre...
Épituphe en forme de Ballade, p. 201.
4. La Requête de Yillon, ludkde de l'Appel, p. 203-207. — On n'a pas les
pièces du procès de Villon.
VILLON i:t ses nouveaux biographes. 131
voyagfc là Angers, qu'il a résidé on Poitou, sur les limites de
la Bretagne et de l'Anjou ' ? ^'ers quel temps faut-il placer ses
relations avec le duc Charles d'Orléiins, et la composition de
la ballade qu'il envoya pour l'un des concours poétiques
oiiNcrts par ce prince au château de Blois-? Le Dit de la nais-
sance Marie, écrit en l'honneur de la (illt; du duc d'Orléans, née
le 19 décembre lio7, esL-il bien de noire poëte-^? On ne peut
rien affirmer sur tous ces points. La spirituelle <( Requeste )>,
qu'il adressa au duc de Bourbon Jean 11, nous est une preuve
de l'accueil favorable et des secours en argent qu'il reçut de
ce prince'*. Ouelques vers du Grand Testament marquent
comme une étape lointaine de sa fuite la ville de Roussillon
en Dauphiné, qui appartenait alors au maréchal et sénéchal
du Bourbonnais, Louis légitimé de Bourbon, cité dans un
luiitain du mèmepoëme^ Là s'arrêtent les indications cer-
taines et précises.
En 1461 nous le retrouvtjns dans la prison épiscopale de
Meun-sur-Loire. Il y passa tout l'été, au pain et à l'eau '^ : de
quel nouveau méfait était-il coupable? On l'ignore. Peut-être
avait-il commis quelque délit, un vol sans doute, aux envi-
rons de Montpipeau, forteresse située à dix kilomètres de
Meun : la Ballade aux Enfants perdus nous apprend qu'il
avait pris ce lieu en aversion et qu'il le signale comme dan-
gereux à ses amis'. Thibault d'Aussigny, qui fut évoque
d'Orléans de 1452 h 1-473, lui infligea cette dure pénitence
pour laquelle son nom est maudit au début du Grand Testa-
ment. Sur ces entrefaites, le roi Charles VII mourut le 22 juil-
let. En vertu du droit de joyeux avènement, Louis XI remit
1. A Saint Generoiix, dans les Deux-Sèvres. — Gr. Test., h. xcxiv.
2. Ballade Villon, p. ^19. — I^roliUet, De la Vie et des ouvrages de Yillo)),
\). 29.
3. Longnon, p. 8-2. — Villon, p. 214.
4. P. 21G, 217. — Longnon, p. 85.
b. Htiitain ci.vii. — Ballade finale. — P. 178, 190. La ville de Rous-
sillon est sur la rive gauche du Rhône à six lieues au sud de Vienne. —
Longnon, p. 84.
a. Gr. Test., h. i et ii, p. 39.
7. Page IGG.
132 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV SIÈCLE.
leurs peines à divers pi-isonniers des villes où il passa après
son sacre. La délivrance de Villon dut être octroyée vers le
2 octobre liGl, date à laquelle le roi Louis XI signa deux
ordonnances à Meun-sur-Loire ' .
A peine sorti de la prison de Meun, Villon, âgé de trente ans,
(( ayant, dit-il, toutes ses hontes bues% » composa le Grand
Testament. Ce poëme diffère du premier par l'ampleur et la
variété du développement, par le sérieux de l'inspiration : les
legs satiriques, qui formaient tout l'intérêt du Petit Testa-
ment, ne sont plus ici qu'un accessoire ou, si l'on veut, qu'une
partie du poëme ; ils sont entrecoupés, entremêlés de ballades
et de rondeaux oti le poëte donne un libre cours aux réflexions
dont son esprit est obsédé, aux sentiments qui agitent son
àme. Le malheur l'avait mûri et, pour un temps du moins,
corrigé; tout ce qui restait en lui d'honnête et de généreux
s'était ranimé par l'épreuve, avait repris vigueur dans la souf-
france; et de ce fond de repentir, de cette conversion émue
et doiûoureuse d'un cœur plutôt égaré que perverti, partent
les plaintes, les regrets, les remords, les confessions, les
leçons saisissantes, les accents pathétiques qui remplissent le
Grand Testament. Dans Vin-pace épiscopal de Meun, Villon
avait vu la mort de près; aussi la pensée de la mort est-elle
l'une des inspirations dominantes du poëme. Il songe à sa
jeunesse dissipée et disparue, aux parents, aux amis qu'il a
perdus*; puis s'élevant à des considérations plus hautes, il
se représente les générations qui passent, saisies tour à tour
et emportées sans exception par la mort. Oîi sont les belles
dames du temps jadis*? Où sont les papes, les rois, les empe-
reurs (( aux poings dorés? » Où est du Guesclin, le bon Bre-
ton? Où est le preux Charlemagne? (( Autant en emporte le
1. Lon!j;non, p. 89. — Ordonnances des rois de France, t. XV. p. 118, 120.
— Voir la liste des prisonniers graciés par le roi en 1461, à l^einis, a Mcanx,
à Paris, à Bordeau.x.
2. Gr. Test., h. i, p. 39.
3. Huitains xxii-xxx; xxxv-xi,, p. 51-62.
4. Ballade des Dames du tewjis jadis. Page 62.
VILLON KT SES NOUVEAUX BIOGRAPHES. 133
vent * ! )> Pour rendre et drvr'loppei' ces Mérités si connues,
Villon trouve des expressions d'une force singulière ; il traite ce
lieu commun de morale et de religion avec une originalité dont
aucun poëte ou prédicateur français n'avait approclié avant
lui, et c'est Là précisément la inanpie d'un talent supérieur -.
Notons une autre qualité distiiictive de son imagination, une.
(''tonnante promptitude à changer de ton, à passer du rire
aux larmes, à caractériser par quelques traits saillants ce
([ui Fa frappé, «à tourner en descriptions animées, en tableaux
■\ivanls, les rétlexions abstraites. Dans un legs satirique,
Villon a cité plaisamment <(les Innocents' » : aussitôt ce mot
lui l'cmet en idée ces ossements qui s'entassaient dans les
galeries du cimetière et qui y formaient une permanente et
funèbre exposition. Et voilà qu'il se représente ces têtes
inanimées dans la gloire de leur jeunesse et de leur beauté,
(( s'inclinantles unes contre les autres en leur vie, » rivalisant
de parui'e et d'orgueil; sur tous ces fronts superbes la mort
aujourd'hui a passé son niveau*.
On l'a dit fort justement : tout est neuf, sincère, énergique
et naïf dans cette poésie d'un enfant du peuple, qui n'a d'autre
tort que de ne pas toujours respecter le lecteur et de ne pas
assez se respecter lui-même. Villon n'imite pas le Roman de
la Rose, bien qu'il le cite ; il laisse ces froides allégories,
ce pédantisme mignard et suranné; il tire ses pensées de son
propre fonds et ses images des fortes impressions qu'il reçoit
de son temps. Le vieux Paris latin revit tout entier dans ses
vers, avec sa population pittoresque, avec ses mœurs libres
1. Ilidldde (/t'.s Seigneurs du tempa jadis, p. 65-71.
2. Huitaiii xl, xli, p. 61.
3. Iliiitain cxlvii, p. 172.
4. Et icellcs qui s'inclinoient
Unes contre autres en leurs vies,
Desquelles les unes régnoient,
Des autres craintes et servies :
Là les voy toutes assouvies,
Ensemble en ung tas pcsle-mcslc.
Seigneuries leur sont ravies :
Clerc ne maislre ne s'y a[)pclle. — Huitain cl, p. 1T3.
134 LA POÉSIE LYRIQUE AU XV^ SIÈCLE.
et son langage coloré. Après tant d'années, tant de change-
ments dans la civilisation et dans le style, sous les mots gros-
siers, sons les hémistiches mal scandés, à travers les tour-
nures barbares, on voit reluire le poëte comme un soleil dans
un nuage, comme une ancienne peinture dont on enlève
le vernis '. Cette poésie qui éclot à la fin d'une longue période
littéraire, dans un temps d'épuisement et de décadence, a tous
les caractères des poésies primitives, la fraîcheur, le naturel,
une richesse qui coule de source, comme elle a aussi, bien
souvent, la simplicité négligée de la poésie populaire. On
comprend l'erreur de Boileau qui a placé à l'entrée de notre
histoire littéraire un poëte qui avait été précédé par trois
siècles de poésie : sa science était en défaut, mais son goût
si sûr ne s'était trompé qu'à demi.
Après la composition du Grand Testament, il n'y a plus
qu'incertitude et obscurité dans l'existence de Villon. Son pré-
tendu voyage en Angleterre, raconté par Rabelais^, n'est sans
doute qu'une fable ; car l'autorité du narrateur se ruine elle-
même par les inexactitudes flagrantes du récit. La catastrophe
du sacristain des Gordeliers de Saint-Maixent peut se rap-
porter aussi bien aux premières pérégrinations de Villon, en
1456 et liGO, qu'à ses dernières années, malgré l'assertion de
Rabelais qui rattache ce fait à la vieillesse du poëte ^ Ceux
qui prolongent son existence jusqu'en 1480 ou 1484 * se fon-
dent sur le Dialogue de Mallepaye et de Baillevent et sur le
Monologue du franc-arclier de Bagnolet, pièces qui n'ont pas
été composées par Villon * .
La première édition de ses œuvres, qu'il n'a pas donnée
1. Théophile Gautier. — Thèse de M. Campaux, p. 301, 302.
2. Fantagruel, 1. IV, ch. lxvii.
3. Ibid., I. IV, ch. XIII. — M. Longnon, p. 92-93.
4. Par exemple, M. Campaux, p. 247-275.
5. Ces pièces, ainsi que les Repues franches, ont paru pour la première
fois à la suite des onivres de Villon dans les éditions données en 1532 et
1533 par Galiot du Pré, Bonneniaire et Lotrian ; mais elles y sont distin-
guées soigneusement des «œuvres de maistjc Fiancoys Villon.» Elles ne
figurent pas dans l'édition de Marot datée de 1533; il n'en est pas même
fait mention dans la préface.
VILLON ET SES NOUVEAUX BIOGRAPHES. 135
Ini-mcme, parut en l i89 : il élail mort, par consoqiionl, avant
cette époque ; c'esltoutce qu'il est possi])le d'aftirmer. De 1480
à 1320, on peut citer dix-huit imitations diverses ou parodies
de ses deux Testaments^ ; de IWJ à 15 't2, on compte ^ing•t-
sept éditions de ses oaivres-. Clément Marot nous dit que
« les bons vieillards » du temps de François I" en savaient de
longs passages par cœur. Ce sont Là des preuves manifestes
de la durable renonmiée de François Villon. 11 était juste
([u'uii talent si original, qu'un es[)ritsi français réussît auprès
du public de tous les temps, et le trouvât sensible à des
mérites dont l'à-propos est éternel dans notre pays ; on peut
dire, en effet, que, malgré les variations du goût et les révo-
lutions littéraires, Villon est du nombre des poètes sur les-
({uels le sentiment général n'a jamais varié''.
S IV
Fin de la poésie du moyen âge. — L'Ecole flamande et bourguignonne
des «grands rhétoricqueurs. »
Au XV'' siècle, le fait dominant de l'histoire que nous écri-
vons, c'est l'existence d'une école llamande et bourguignonne
dans la littérature française. Le terme d'école nous paraît à
sa place, puisqu'il s'agit d'une poésie pédantesque. Comme
toujours, les phénomènes littéraires ne sont ici qu'une consé-
quence des événements politiques. Depuis la fin du siècle pré-
cédent, la puissance des ducs de Bourgogne constituait en
1. Elles sont citées et analysées dans le savant et consciencieux ouvrage
de M. Caiiipaux, p. 277-288.
2. De 1489 à nos jours, il y en a en tout trente-deux. La plus récente est
celle du Bibliophile Jacob, que nous avons citée (1834). — Il y a en outre
six manuscrits de Villon: quatre de la fin du xv« siècle, et un du xvi" (Biblio-
thèque >!ationale), plus un nis. du xviii» siècle (Bibliothèque de l'Arsenal).
On trouvera dans la Thèse de M. Canipaux (p. 289-293 ; 364-287), et dans la
Préface du Bibliophile Jacob (p. v-xvi), le catalogue de ces éditions impri-
mées et la description de ces manuscrits.
3. Aux ouvrages cités dans cette étude on peut ajouter celui du docteur
Nagel, professeur à l'école supérieure de Mulhouse : Francoh Villon, Ver-
sucli dner kritischen Darstellung seines Lebens nach seinen Gedichten (1830).
d3G LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
hce de la royauté, au sein du royaume, un État ind('']>endant
et rival : le seul titre de roi manquait à ces ducs orgueilleux
et magnifiques. Aussi vit-on bientôt se rassembler à leur
cour, ou dans la domesticité de leurs grands officiers, une
légion d'écrivains et de poètes qui, tout en parlant français,
avaient le cœur bourguignon et l'accent llamand.
Entre ces littérateurs du pays wallon et les purs esprits
français, entre la poésie qui fieurit sur les bords de la Seine
ou de la Loire et celle qui est cultivée dans le Hainaut ou le
Brabant, une sensijjle différence éclate ; c'est celle que l'an-
tiquité signalait entre le style asiatique et l'atticisme. Les
beaux esprits bien rentes et richement apanages dont se dé-
core la cour fastueuse des ducs de Bourgogne sont doctes et
sérieux ; ils ont de la verve et une certaine ampleur, mais il
leur manque cette qualité distinctive du poëte et de l'artiste,
la grâce et la délicatesse. Leur naturel est lourd et emplin-
tique; leur muse a de l'embonpoint. Cette plantureuse région,
où le pédantisme est une dignité, voilà, au xv" siècle, la vraie
patrie des a grands rliétoricqueurs. » Nous ne voulons pas
dire que ce goût épais, exotique, soit inconnu en France el
que l'école ilamande et bourguignonne ne compte aucun
adepte dans le reste du royaume ; mais nos meilleurs poëtes,
comme Villon et Charles d'Orléans, et après eux nos plus spi-
rituels versificateurs échappent h la contagion. La médiocrité
seide est atteinte et paie tribut aux ambitieux défauts mis en
honneur par nos voisins. Les talents français restent fidèles
à leur simplicité native, el l'on sent, à les lire, (ju'ils ont res-
piré un air plus vif et plus léger.
Vers le temps oii Vifion écrivait ses deux Testaments, un
jeune bourgeois de Reims, fils d'un avocat, Guillaume^
Coquillart, était, lui aussi, <( escolier » à Paris, et peut-être
y a-t-il connu et fréquenté les <( eslourdiz', » dont maître
François menait la ])ande^. Leste d'esprit et de propos,
1. Gens d'esperit, nng pntit cslourdiz. Villon, Epistre, p. l'JT.
2. FAuàesur CoiimUiird,\>A^ 'Si. d'Héricault, 1857, Introduction, p. l-lih.
— Coquillart, est né en 1421.
GUILLAUME COQUILLART. 137
ciraclt'i'o hardi, gaillard et cynique, prompt à saisir les ridi-
cules et k s'égayer aux dépens du prochain, Coquillarl
pouvait ri^-aliser de belle humeur et de verve malicieuse avec
les plus ivnnmmés de ces a gratieux gallants. » Mais en
champenois avisé et positif, que le plaisir ne détournait pas
des affaires et qui allait à son but sous un air d'insou-
ciante gaité, il se garda bien de suivn; jusqu'au bout les
folles équipées qui se terminaient en prison ou à la potence.
Ses études faites, bien pnur\u de grades universitaires, il
i-egagna sa ville natale, s'y installa dans un bon emploi et se
mit en mesure d'atteindre, par un progrès constant et régu-
lier, aux dignités compatibles avec son état et permises à son
ambition. D'abord, modeste u practicien, » c'est-cà-dire
avocat et procureur tout à la fois, il fut successivement con-
seiller de ville, procureur de rarclievcché, chanoine et officiai ' .
Ses petits vers, où il avait soin d'intéresser l'amour-propre
de ses concitoyens, de llatter leurs préjugés et leurs rancunes,
de venger leurs injures, ne nuisirent pas à son avancement et
à ses succès ; ils le firent estimer et redouter. Coquillart,
moitié homme de chicane, moitié homme d'église, et par
dessus tout poi'te et b<'l es[)rit, devint dans son pays une
manière de personnage. Connue Villon, il emprunta au monde
où il vivait le sujet de ses poésies. Dans le Plaidoyer de la
Simple et de la Busce^, il se moque des gens de justice; dans
le Monologue du Gendarme cassé, il tourne en ridicule les
gens du roi, les garnisaires royaux, ennemis du bourgeois :
les Droits nouveaux, son plus long poëme, sont une revue
gé'uérale des travers et des lidicules du jour, des sottises et
(les impertinences à la mode% une Bible satirique, comme
celle de Guyot de Provins.
1, Il fut élu clKuioine en 1483 et nommé officiai vers 1490. — L'official
était le président de la cour épiscopale, le chef de la juridiction ecclésias-
tique, en un mot, le second peisonnage du diocèse.
3. Sur cette comédie, voir notre I<^'' volume, p. 341.
;i. Voir le portrait du vaniteux, du parvenu. T. i<^f, p. G5, 93. — Edit.
d"Héricault, 1857.
138 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
Le style de Coquillart est ahondant et facile ; ses tableaux
sont vivants, il décrit avec verve et marque avec force les ridi-
cules * ; mais il ne sait pas se contenir, il s'épanche au hasard
et bavarde à satiété. On pense, en l'écoutant, à « ces langa-
gières au bec affdé, à ces harangères » dont parle Villon en sa
ballade ^ L'élévation de la pensée et la vivacité du sentiment,
qualités si éminenles dans l'auteur du Grand Testament, lui
font absolument défaut. On l'a défini <( un bourgeois qui fait
des vers en amateur. » On a dit encore : la poésie de Coquillart
est le journal de la ville de Reims au xv'' siècle ^ Rien de plus
vrai, c'est Là le trait distinctif et c'est aussi la borne de son
esprit. Sa malice s'évertue, sa fantaisie s'amuse dans ce
milieu communal et municipal ; son vol ne franchit pas l'en-
ceinte de la cité. Poëte caustique, écrivain fécond et néghgé,
homme d'imagination dans les petites choses, Coquillart, avec
tout son esprit, n'est qu'un talent de province. Il mourut
en 1510. Clément Marot prétend qu'il se ruina au jeu et que
le désespoir ajjrégea sa vie\ En bon Parisien, Marot
a saisi l'occasion de cette déconfiture pour dauber son con-
frère champenois ^.
1. Portrait du gentilhomme à la mode :
Nos grans gentilz hommes mondains,
Volaiges, estourditz, legiers,
Esservelez comme beaulx dains,
Qui ont la verve, et sont soubdains,
Esveillez, faronnez, quarrez,
Et tousjours les estomacz plains
D'ung tas de lacez bigarrés
— Lt's Lroitz, nouveaulx, ï. 1er, p. 13t.
2. Ballade des Femmes de Parts, p. 155.
3. M. d'IIéricault, Préface, p. xxxviii, lxxviii, lxxx, cxli.
4. A ce mécliant jeu Coquillart
Perdit la vie et ses coquilles.
— Coquillart portait trois coquilles d'or dans ses armes. Bibliotliêque fran-
roise, de l'abijé Goiijet, t. X, p. 164.
5. En publiant les œuvres de Coquillart (1837), M. d'IIéricault a consacré
à ce poëte une étude approfondie que nous signalons ici. — Le second
volume se termine par un remarquable travail bibliographique sur les édi-
tions qui ont précédé celle de 1857, p. 329-382.
OCTAVIEN DE SAINT-GELAIS. 139
Si Coquillart a quelque ressemljlance avec Yillou, Oclavicu
(le Sainl-Gelais, né à Cognac en 1465, rappelle, dans ses
meilleurs endroits, la douceur ('déganle de Charles d'Orléans.
Il était gentilliomme, et il fut évèque d'Ang'oulème en 149i.
()n a de lui, outre une complainte sur la mort de Charles VIII,
deux poëmes assez développés : la Chasse ou le Départ
d'Amours, et le Séjour d'honneur. Le premier est un recueil
de petites pièces de circonstance qu'il a, selon l'usage du
temps, encadrées dans une fiction fort banale, c'est-à-dire
dans un songe allégorique; le second, qui est mêlé de prose
et de vers, nous présente plus d'unité et se recommande par
une intention morale. L'auteur s'y propose de signaler à la
jeunesse les écueils qui l'attendent à travers le monde, sur le
chemin du plaisir, de la cour et de l'ambition; on y voit
paraître Sensualité, Abus, Vaine Plaisance, Bonne Fin,
Déduit mondain, Raison, et les autres personnages de ces
sortes de compositions : heureusement, le récit est semé
d'allusions et de détails historiques qui relèvent la fadeur de
l'alh'gorie tour à tour sentimentale et pédantesque. Octavien
de. Saint-Gelais mourut en 1502, à trente-six ans ; cet imita-
teur attardé du Roman de la Rose était d'une santé délicate
que le plaisir ruina bientôt. Vieilli avant le temps, attristé du
sentiment de sa fin prochaine, il a exprimé la mélancolie de
son àme avec une grâce touchante'. L'histoire ne doit
pas oul)lier qu'Octavien de Saint-Gelais a traduit en vers
l'Enéide, vingt et une épîtres d'Ovide et l'Odyssée; peut-être
cette dernière traduction a-t-elle été faite ou revue sur le texte
d'Homère, car l'auteur avait étudié avec succès au collège de
Sainte-Barbe, à Paris, où le grec fut enseigné dès la fondation
même de l'établissement * .
Le xv" siècle, dans son déclin, a produit d'autres poètes
fort habiles à composer un chant royal, à cadencer une
ballade, à tourner un rondeau ; mais aucun d'eux ne se dis-
1. BibUothcfiue franroise, de Goujet, t. X, p. 226-283. — Les poêles fran-
mis, notice par A. de xMontaii.'^lon, p. 476-481.
140 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
lingue de la foiile des rimeiirs pcar un mérite original. Ce
sont, comme on disait alors, (( de bons et renommés acteurs
ou facteurs, » absolument dépourvus de génie poétique, ^'euus
dans un temps oii la paix, en rendant la sécurité, enlevait
aux talents amollis les inspirations de la souffrance et du
patriotisme, ils suivirent sans indépendance les sentiers
battus et traitèrent sans invention des matières usées. Cet
abaissement uniforme, cette médiocrité générale nous présente
un trait particulier qui veut être signalé : la plupart de ces
versificateurs, originaires des vieilles provinces de France,
gardent les traditions du goût français et n'imitent qutî
par exception l'emphase de l'école bourguignonne. Martial
d'Auvergne, qui mourut en laOS', est souvent sec et plat
dans ses Vigiles de Charles VII, déjcà citées ; mais il a du
naturel, de la netteté dans le style et môme de la naïveté; ; il
dit simplement ce qu'il veut dire ; et le petit poëme de
Y Amant Cordelier-, qu'on lui attribue, seml)]e reproduire les
qualités de légèreté et de finesse qui ont donné si longtemps
du charme à son livre en prose sur les Arrêts d' Amour 'K
C'est aussi un gaulois bien plus qu'un flamand, ce poëtc ou
ce rimeur récemment exhumé, Henri Bande, <( élu des aides
pour le bas Limousin, » c'est-à-dire répartiteur des impôts
pour la guerre*. Bien qu'il ait habité le pays de l'écolier que
Panurge a immortalisé, il ne parle ni grec ni latin en fran-
çais, et son petit recueil de chansons, de ballades, de testa-
ments et d'épigrammes, est assaisonné de malice et de
\. Marlial, surnommé d'Auvergne, naquit à Paris, vers 1420, comme le
prouve son épitaplie en lalin. — Traité des offices de France, par Girard,
annoté par Jacques Joly (1614), t. l^r, p. cxliv.
2. L Amant rendu Cordelier à l'observance d'Amour; 234 strophes de huit
vers octosyllabiques chacune.
3. 11 a lait aussi un poëme intitulé les Dévoies louanges à la Yierge Marie.
— Bibliothèque franroise, t. X, p. 39-()8. — Les poètes français, par M. de
Montaiglon, p. 421-428.
4. Henri Baude, yoiite ignoré du temps de Louis XI et de Charles YIU, par
Jules Qnidianl.— Bibliothèque de l'Ecole des Charles (1848-1849, 2" série, 5),
p. 93-133. Ce travail, corrigé et augmenté, a paru sous forme de volume,
en 185(i.
HENRI BAUDE ET JEAN MAROT. 141
.miit'té'. Dans un sôjour qu'il fil à Paris, cette verve railleuse
faillit lui devenir funeste. 11 a\ait écrit une moralité satiri-
([ue, ou une farce moralisée, qui fut jouée sur la grande Table
de marbre au Palais en 1 '180 ; pour avoir fait rire le public
aux dépens des courtisans il passa trois mois au Chàtelet.
Baude a parfois imili' Villon, et Cl(''ment Marot a fait à Baudc
<|uelques emprunts.
Parmi les poètes restés fidèles aux qualiti'S nall\es do
Tesprit français nous rangerons Guillaume Alexis et Jean
Marot : le premier ressemble à Baude par la netteté et la vi-
\a('ité du style; le second se rapproche de Martial d'Auvergne
j)ar le caractère historique de ses compositions. Guillaume
Alexis, prieur de Bussy dans le Perche, mourut sous le
règne de Louis XII. Son meilleur poëme est intitulé le Grant
Blazon des fanlses amours^. C'est un dialogue entre un gen-
tilhomme qui soutient le parti de l'amour, et l'auteur qui s'en
déclare l'adversaire : les femmes, comme on le pense bien,
n'y sont guère épargnées, et l'éternelle satire de leurs incorri-
gibles défauts est tournée avec esprit. Jean Marot, dont le
vrai nom était Jean des Mares ou des Marets, naquit en
Normandie près de Caen, vers 1163^. Présenté au roi
Louis XII par Anne de Bretagne, il oljtint la charge de valet
de garde-robe dans la maison du roi et suivit ce prince en
Italie, à Gènes et à Venise, dans les années lo07 et 1508. Ce
double voyage est le sujet de deux relations, envers mêlés de
■1. Il u;uniil à Moulins en 1430 et mourut un peu après 1490, avec la
renommée de «très-clair et renommé composenr. »
2. On a de lui, en outre, le Vasse-iemitA, traduction libre d'un ouvrage
latin attribué au pape Innocent III, un bialoque du Crucifix et du l'ckiin,
composé en 1486 à Jérusalem; enfin, un certain nombre de ballades et de
rondeaux. — Bibliothèque franroiae, t. X, p. 103-128.
3. Diins l'impossibilité où nous sommes de développer et de motiver
notre jugement sur Jean Marot, nous indiipierons ici deux sources érudites
oii le lecteur pourra puiser: 1" l'article assez étendu de la Bibliothique
franrûise de Goujet, t. XI, p. 1-37; 2" une Elude »ur Jean Marot, par
Thereau (Caen, 1873). C'est un mémoire couronné en 1866 par l'Académie
des belles-lettres de Caen. « L'auteur, est-il dit dans le rapport sur le
concours, a llxé et comme arrêté la biographie de Jean Marot. »
142 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
prose, qui réunies à des l)aUades, à quelques épîtres et à de
nombreux rondeaux, forment le recueil de ses œuvres com-
plètes. Il s'en faut que le père de Clément Marot ait la sou-
plesse et le brillant du talent de son fils ; ses vers martelés
attestent l'effort d'un esprit judicieux et solide qui rime en
dépit de Minerve : on a reconnu dans ses deux Voyatjes un
mérite de précision et d'exactitude historique ; mais ils man-
quent de verve et de couleur ; le poëte a l'humeur triste, c'est
(( un hanni de liesse. » Ajoutons que sa prose est encore plus
pénible et plus contournée que ses vers. Jean Marot, qui
écrit assez simplement quand il rime, devient emphatique,
prétentieux, alambiqué dès qu'il s'exprime en prose ; il est
alors, comme il dit lui-même, (( le moindre disciple et
loingtain imitateur des meilleurs rhétoriciens * . )>
Poursuivrons-nous cette énumération? Citerons-nous ces
poètes de cour, secrétaires ou valets de chambre du roi, de
la reine et des princes, ces magistrats amateurs de la poésie,
dont les noms remplissent les catalogues historiques, mais
qu'aucune histoire ne tirera jamais d'un trop juste oubli? Nous
connaissons déjà comme auteurs dramatiques André de la
Vigne et Roger de Collerye ^ ; ce sont les plus célèbres d'entre
les noms obscurs de ce temps-Là. Le premier était secrétaire
d'Anne de Bretagne ; il écrivit en prose et en vers le Journal
1. Avant de qiiittei- les poëtes du gi'oupe français qui évitent le iiédantisme
à la mode, signalons un recueil de Chansons populaires du \\« siècle, récem-
ment publiées par M. Gaston Paris (1875). Elles sont au nombre de 143.
Chants d'amour, rondes, pastourelles, pièces satiriques, improvisations de
circonstance, actualités, elles viennent de presque toutes les provinces du
royaume. Il y en a de l'Ile-de-France, de la Normandie, de la Picardie, du
Lyonnais, de la Provence et de la Gascogne. C'est une veine de poésie
vive, naturelle et fraîche qui jaillit à l'époque où le faux goût des grands
« rhéturicqueurs » tend à s'imposer et à dominer partout. Autre raison de
l'intérêt qui s'attache à cette publication : ces chansons se distinguent de la
poésie populaire des siècles antérieurs; elles sont restées le type elle
modèle des pièces du même genre qui ont paru dans les temps plus modernes.
— l'n recueil du même genre, mais plus court, a paru à Leipzig en 1877,
par les soins de .M. Tobler, sous ce litre : Franzœsische Yolkslieder, zusam-
nieiigeslellt von Moriz Ilaupt. {Revue critique, 1877, p. 395.)
■2. T. L'i-, p. V'.8, 317.
HENRI BAUDE ET JEAN MAROT. 143
de l'expcdilion de Charles VIII en Italie, sans compter plus de
six cents petites pièces, rondeaux, triolets, ballades et com-
plaintes*; le second, qui vécut au delà de 1538 auprès
des évoques d'Auxerre, dont il était secrétaire, n'a guère com-
posé que des chansons à boire et des poésies comiques
ou satiriques^. Les autres Aersificatcurs que nous pour-
rions mentionner, — Simon Bougoing, Robert Gobin,
Symphorien Champier, Biaise d'Am'iol, Guillaume Michel de
Tours, Guillaume Telin, Michel d'And)oise, Jean du Pré,
Charles de Hodic, Pierre Grognet, Laurent Desmoulins, —
appartiennent plutôt à la littérature du xvi" siècle qu'à l'his-
toire du moyen âge ; la plupart ont vécu sous François I".
Simon Bougoing, auteur de YEspinette du jeune Prince,
poëme hérissé de métaphysique, était valet de chambre
de Louis XII; Robert Gobin, curé de Lagny-sur-Marne, vers
l'an 1510, s'est proposé d'instruire et de moraliser toutes
les conditions sociales dans un long sermon rimé, cjui a pour
titre les Loups ravissants; Symphorien Champier, docteur en
théologie et en médecine, conseiller-échevin de Lyon, mort en
'lo3o, a composé la Nef des Dames vertueuses, la Nef des Prin-
ces, et des chroniques rimées; on a de Biaise d'Auriol, juris-
consulte toulousain, des complaintes amoureuses, imitées
(rOcta\ ien de Saint-Gelais ; Guillaume Michel de Tours, rimeui-
diffus et barbare, a successi^ ement publié une traduction des
Bucoliques et des Géoryiques de Virgile, la Forêt de Conscience,
le Penser royal, le Siècle doré, le Soûlas de Noblesse, poèmes
dont la platitude burlesque ne dément pas ces titres amphi-
gouriques. Un Panégyricque pastoural, en l'honneur de Fran-
çoys 1", est inscrit sous le nom de Guillaume Telin, secré-
taire du duc de Guise, mort en 1550; un Estrif entre Amour
et Fortune, imprimé vers 1532, porte le nom de Charles de
Hodic, seigneur de Annoc; n'oublions pas le Cymetière des
1. liiblivth'jqiie fmnçoise, t. X, p. 283-299. André de la Vigne mourut
vers lois.
2. Ibid., p. 373-383. — Les jioctes franraU, par Moland et de Montaiglon,
p. 531-539.
144 LES DERNIERS POETES DU MOYEN AGE.
malheureux, composr vers 151:2 par Laurent Desinoiilins,
prêtre du diocèse de Chartres. Michel (rAm]}oise, surnomim''
VEsclave fortuné , fit imprimer vingt épîtres, trente ron-
deaux et des C()m[)hïintes en 15:29, cent épigrammes en
•1530, le Blason de la dentvw 1 536, le Secret d'amours en 15 4:2,
un fatras de pièces de circonstance sous le titre de Panthaire
en 1545. Jean du Pré, gentilhomme du Ouercy, blessé
ù Pavie en 15^5, a rimé un ouvrage semi-historique assez
intéressant, le Palais des nobles Dames, cjrii est une apologie
et non une satire du sexe féminin; son contemporain,
Pierre Grognet, né près d'Auxerre, l'a imité dans sa Lo'ùange
des Femmes, dédiée à une reine ; il est en outre auteur de
chroniques rimées, de traités géographiques en vers, et d'une
notice, également en vers, des poètes français et des poètes
italiens de son temps ^ Peut-être une étude spéciale, une
critique détaillée de cette masse flottante de productions
insipides et ])aroques ne serait-elle pas inutile pour éclairer
l'histoire poétique des cinquante premières années du
xvi" siècle; mais ce travail, dont nous voulons du moins sug-
gérer l'idée, formei'ait la préface naturelle d'un livre sur la
littérature des temps modernes et sortirait absolument des
justes bornes de notre plan.
En li99 parut une compilation anonyme, intitulée
Jardin de Plaisance et fleur de Rhétorique : c'était à la fois
un art poétique en vers et une anthologie. L'auteur, qui
se cache sous l'épithète ({'Infortuné, commence à tracer en
dix chapitres les principales règles de la composition, «ippli-
quées aux genres à la mode ; le reste de l'ouvrage contient de
nombreux exemples empruntés aux meilleurs poët(;s contem-
porains. Cette publication, placée sur la limite de deux siè-
cles profondément distincts, résume et clôt les derniers
efforts de l'activité poétique du moyen âge; elle met fin
1. Pour de plus amples renseignements sur cette foule de plats versifica-
teurs, on |ieut consulter: l" la miiUothèque franroiae, de Goujet, t. X, p. 93,
102; 105-22(3; 28:5-;]9r); 2o les notices insérées dans les imles f nuirais
(18G1), p. 510-577.
l'école flamande et BOURGUIGNONN'E. ii'ô
h riiistoiro dos portes du groupe fi'inie.'iis: là ;nissi s'arrêtera
notre exposé ' .
L'école pédantesque, qui [X'ndaul ce temps llorissait en
l^'landre, à la conv de princes semi-alleniands, semi-fi'ançais,
exerçait son iniluence sur tout k; royaume, y recrutait des
adeptes, et, secondée par la vogue renaissante des langues et
des littératures anciennes, donnait la première impulsion au
mouvement dont la IMéiade devait faii'e uneri'volulion. Parmi
li's imitateui's français des a rliétoriciens» bourguignons, nous
citerons au premier rang (iuillaume (Crétin et Jean Mescliinot.
Crétin, qui mourut en \ù2o, était parisien; il fut d'abord
trésorier de la Sainte-Chapelle de Yincennes, puis chantre et
chanoine de la Sainte-Chapelle de Paris ^. Ses œuvres ne com-
prennent que des pièces de peu d'étendue, chants royaux, bal-
lades, rondeaux, oraisons, complaintes, épîtres, quatrains,
invectives, débats ou plaidoyers-' : tout cela (( sent richement
sa rhétorique, » comme le dit un de ses admirateurs,
(^Iiarles Bordigné*. Rimes équivoquées, obscurités allégori-
([ues, phraséologie contournée et péniblement puérile, siditi-
lités scolastiques compliquées de réminiscences classiques,
rien n'y manque, et le fatras ampoulé de l'école flamande s'y
étale au complet. Cn-tin réussit, comme beaucoup d'autres
[lotHes de son temps et de tous les temps, par ses défauts
mêmes : Clément Marot, sans estimer beaucoup n ses vers équi-
voques, )) s'inclina devant sa gloire et le [)roclama a un souve-
rain poëte françois. » Quelques-uns poussèrent l'enthousiasme,
ou la complaisance, jusqu'à le mettre au-dessus d'Homère,
1. La Uibliotlinpie fnti\njUi: (t. X, p. 39f)-'i08), ot surtout la Thèse do
M. Cauipanxsur Villun ip. 3âG-3C4), analysent assez longuemeiït ce curieux
ouvraiie.
2. Crctin, dans l'ancienne langue, signifie petit panier. On prétend que
sou vrai noui était Dubois; mais cette opinion est contestée. — liibUutli''qm
franroiae, t. X, p. 18-32. — Lea Fortes franrai)', par A. de Montaiglon, p. 484.
3. On y trouve le rondeau dont Rabelais s'est moqué dans le chapitre xxi
du livre 111 de Pantagruel où Crétin est désigné sous le nom de Hoiitinurirobi».
— 1'. 240, édit. de 17-2:'..
4. Eiiitrf de tiinUre l'ivrre Faifen au.r Angeviiis (lo31).
10
146 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
(lé Virgile et de Dante; Rabelais, le premier, fit prompte jus-
tice (le ces flatteries hyperboliques, en imprimant au bel-esprit
vulgaire et affecté, au digne ami de Jean Molinet, an. Cotin
du xy" siècle, un ridicule qui ne s'est plus effacé.
Meschinot, né à Nantes, passa presque toute sa vie dans la
maison des ducs de Bretagne, en qualité d'écuyer et de maître-
d'hôtel; il mourut fort vieux en 1509. Comme Guniaumc
Crétin, il cherchait ses inspirations et prenait en quelque sorte
le mot d'ordre poétique à Gand, ou à Bruxelles; plusieurs de
ses ballades sont dédiées à son ami, à son modèle Georges
Chastelain, On lit, çà et là, des indications de ce genre en tète
de ses petites pièces : h Les huit vers ci-dessous écrits se peu-
vent lire et retourner en trente-huit manières... Cette oraison
se peut dire par huit ou par seize ^ ers, tant en rétrogradant
que aultrement. Tellement qu'elle se peut lire en trente-deux
manières différentes, et à cliascune il y aura sens et rime, et
peut commencer tousjours par mots différents qui veult*. »
Sa pièce de résistance est un poëme allégoi'ique et moral
intitulé : les Lunettes des Princes. Sur l'un des verres de ces
lunettes se lit le mot Prudence, sur l'autre, le mot Justice ;
l'ivoire qui les enchâsse se nomme Force, le clou qui les joint
a nom Tempérance. L'auteur assure <( que jamais œil ne vit
telles besicles. » Elles servent à lire couramment dans le livre
de Conscience présenté par Raison.
Il existe un curieux monument des relations qui s'étabhs-
saient entre les (( grands rhétoricqueurs » de l'École bour-
guignonne et leurs admirateurs de France : c'est un recueil
intitulé les Xll Dames de Rhétoricque-. Un secrétaire du duc
de Bourbon, qui i'ut plus tard secrétaire de ti'ois rois de
France, Roljertet, né k Montbrison", auteur de quelques élé-
gies, v(julut dans sa jeunesse obtenir l'amitié ou le patronage
de Georges Chastelain, dont la renommée au loin répan(hu'
dominait alors la littérature. Un M. de Montferrand, officier
1. hihUotkèque franchise, t. ]\. p. 400-419.
2. Publié par L. Batissicr, Moulins, 1838.
'■i. Il nioiii'iil en 13^2.
LES XII DAMES DK liH ÉTOIUiJi; K. 147
(lu (lue (lo B()iii'])oii, (''tîint allt- h Hrii^cs, |{()])('i'l<,'l lui i'i'i'i\il et
l'infonna de ce di'sii'. Montferrand, i)our donner à sa mission
un air galant, emploie une fiction bien connue des poètes de
ce temps-là : il suppose (pie les d(nize dames de rht'tori(iue,
« Science, Éloquence, Profond! lé, (Iravilé de sens. Vieille
Acquisition, Multiforme Iticlicce, Flourie Mémoire, Noble
Nature, Clère Invention, l'récieuse Possession, ])(''ducli(jn
louable, Glorieuse Aclievissance, » lui apparaissent dans son
verger et font l'éloge de Hobertet, Elles se présentent l'une
après l'autre; chacune d'elles d(''crit h son tour avec complai-
sance ses attributs et ses perfections : afin de piquer l'amour-
propre de Chastelain, elles le plaisantent sur l'embarras où il
est de répondre dignement aux avances de Robertet. Montfer-
rand envoie le récit de l'apparition aux deux poètes ; ceux-ci
échangent plusieurs lettres et le commerce d'amitié s'établit.
Cet ouvrage est mêlé de vers et de prose; quelques let-
tres même sont en latin; partout la rhétorique à la mode pro-
digne ses fleurs et ses trésors. Les (( douze Dames » interpel-
lent Montferrand et lui disent :<( (Jue penses-tu, o Monlferrand,
que ce soit de Georges? (Jnel tillre lui assignes-tu en faculté
de parlm'? Cuides-tu que ce soit l'aigle de la terre, |)ar qu<i\
la celsitude en doive survoler les autres?... Nous souunes qui
en avons la congnoissance, qui avons l'enfonsement de son
valoir. . . Il est un Hercules en estour, il est estoille en ténè-
bres fulgent; il est l'estoremeut des montagnes d'Amergne
pour les circonférer de gloire. » Robertet répond au même
Montferrand pour le remercier de ces descriptions : « Où est
l'œil capable de tel object visible? Où est l'oreille pour ouyr
le hault son argentin et tintinnabide d'or? N'est-ce pas la res-
plendeur égale au curre de Pliébus? » Ce beau style date du
règne de Louis XI, puisque Chastelain mourut en i47i.
Nous ne dirons qu'un mot de quelques rimeurs bourgui-
gnons assez médiocres, tels que Ri'-gnier de Guerchy, Pierre
Michaidt, Olivier de la Marche. Le premier était bailli
d'Auxerre et conseiller de Philippe le Bon. Fait prisomùei'
par les Français en 1 'i31 , il occupa les loisirs de sa captivité,
148 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
comme Charles d'Orléans, en composant des Lallades, des
virelais, des triolets et antres mennes pièces qn'il encadra
dans nne sorte de testament. Villon a pn connaître l'œn^re
de Régnier de Guerchy et s'en inspirer ; ponr le sûr, il n'a pas
imité le style dn bailli d'Anxerre'. Pierre Michanlt, secré-
taire du comte de Charolais, Charles le Téméraire, a laissé
deux poëmes entremêlés de prose : Le Doctrinal de cour,
dédié h Philippe le Bon en lWi6, et la Danse des Aveugles.
Si Tune ni l'autre composition ne se distinguent, soit pour le
fond, soit pour la forme, de ces banalités morales, métaphy-
siques, allégoriques dont le xy" siècle a tant abusé. Avec un
peu de talent, l'auteur eût pu tirer parti de l'idée qu'il déve-
loppe dans sa Danse des Aveugles : mn but était de nous
montrer le genre humain tournant en aveugle dans une
ronde que mènent l'Amour, la Fortune et la Mort. Mais que
sort-il de cette conception vraiment poéti([ue? La plate fiction
d'un songe oii paraissent Entendement, Cupidon, Oiseuse,
Fol appétit, et les éternels figurants de ces ennuyeuses mo-
ralités^.
On connaît moins les poésies d'Olivier de la Marche que ses
m(''moires; aussi ne valent-elles pas sa prose historique, ni
])onr l'utilité, ni pour ragn'ment. ^'é en 1122, mort en loOl,
Olivier de la Marche était maître d'hôtel et capitaine des gardes
de Charles le Téméraire ; il fut armé chevalier par le duc, en
1463, à la journée de Montlhéry ; tomba aux mains de l'ennemi
en l'i77, lorsque son maître fut tué sous les murs de Nancy,
puis, après sa captivité, passa au service deMaximilien d'Au-
triche. 11 a raconté la vie et la mort de Charles le Téméraire
sous la forme d'un poëme allégorique intitulé le Chevalier
délibéré; on a de lui une autre ])ièce encore plus allé'gorique,
le Parement et Triomphe des Dames d'honneur : par la façon
mystique dont est composé ç? parement, ou cette toilette des
Dames, on jugera des inventions de l'auteur. Il leur doniK'
1. liililiollii'iiiic frniiroixe, t. I\, p. S'io-^liG,
2. l',ibliotli<que fraitrui^e, t. IX, p. :>^2't-'i't'>.
ilEOIjr.RS CIIÂSTI'LAIN ET JEAN MOLINET. 140
(I les panloudos (riiuiiiilili'-, les souliers de sdiiig- cl homie
(lilig'ciu'o, les chausses de persévérance, le jarretier de l'ei'uie
propos, la chemise dliuueslelé, la colle de chasteté, le lacet
de loyauté, l'espin.i^lier de patience, la hourse de lihéralité, le
consleau de justice, la ^■or.^crelie de sohriété, la hagiK^ de l'oy,
la roi )e de beau niaintieu, les p,;mts de charité, le peigne de
l'eniors de conscience, le ruban de crainte de Dieu, le chape-
ron de bonne espérance, la coidle de honte demelTaire, enlin,
le miroër d 'entendement pai' la mort. )> C'est ce qu'il appelle
parer les Dames devant Dieu et devant le monde.
Les trois principaux représentants de l'école savante
au w'^ siècle, ses trois grands maîtres et docteurs, coryphé-es
du groupe bourguignon, sont Georges Chastelain, Jean
Molinet et Jean le Maire de Belges, tous les trois ilamands
d'origine. Chastelain, né à Gand, tenait à la cour des ducs le
double (jflice de pçmetier et de conseiller. Ses longs voyages
en France, en Italie, eu Espagne, en Angleterre, ses faits
d'armes, — car il était gentilhomme, — le firent surnommer
V Aventurier; sa verve facile, en prose et envers, lui valut
les titres de souverain orateur, d'excellent historien, et de
parfait poëte. Ainsi le qualifia l'engouement public. Connue
orateur, il composa Y Instruction d'un jeune prince ; connue
historien, il écrivit le Temple de la ruine de quelques nobles
malheureux, une Chronique des ducs de Bourgogne, Y Histoire
du bon chevalier Jacques de Lalaing ; comme poëte, il rima
les Kpitaphes d'Hector, ([UQ lui inspii'a son enthousiasme pour
le héros troyen, et il mit en vers l;i Récollection des choses
merveilleuses arrivées de son temps. Dans Chastelain, comme
on le voit, l'historien prime le poi'te^
11 eut pour successeur, dans son travail de chronique ri-
mée et dans sa gloire poétique, Jean Molinet, chanoine de
Vulenciennes. Celui-ci est le type achevé du bel esprit lla-
mand à la fin du moyen âge. Rimeur infatigable, ^erbeux
1. Sur Chastelain et Olivier de la Marche, voir abbé Goujel. l!iblioth''i[He
fnniroifc, t. IX, p. 372-390; 397-404.
150 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
écrivain, niaisement solennel et prétentieux, rempli de
pointes insipides, de jeux de mots forcés, il a touché à
tout en vers et en prose; tout sujet lui est bon, sacré ou
profane, héroïque ou satirique, moral ou licencieux, et quel-
que sujet qu'il iraite, il noie les faits et les idées sous un
déluge de mots emphatiques ou grotesques. Une mémoire
inépuisahh^ et déréglée, voilà tout son talent. Il est telle de
ses pièces qui pourrait tenir lieu d'un dictionnaire des syno-
nymes. C'est un rhétoricien que sa rhétorique a grisé. Le
recueil de ses [)(jé'sies contient des Oi^aisons à la Vierge, aux
saints et aux saintes, d'autres poëmes rehgieux plus étendus,
YAdvocat des ihnes du purgatoire, le Chapelet des Dames; un
grand nombre d'Floges et de Complaintes en l'honneur des
princes et princesses de la maison de Bourgogne et de 1»,
maison d'Aulrii-he ; quelques poi-mes moraux , comme le
Temple de Mars; une foiûe de pièces histopques et d'actua-
lité; des Fantaisies et des Amphigouris, les Neuf preux de
Gourmandise, le Débat de la chair et du poisson, le Dialogue
du Gendarme et de l'Amoureux : rien de tout cela ne su])-
porte aujourd'luii la lecture; c'est un pur fatras, et l'auteur, à
force de contorsions, ne cesse d'être plat que pour devenir
ridicule ' .
Jean le Maire, né à Belges, ville du HainauL, en 1 173, est
bien supérieur à Molinet et à Chastelain. ]i avait un vrai
talent, sinon de poëte, au moins de versificateur, un senti-
ment très-juste de Tharmonie et du rhythme, la science des
mots expressifs et des larges périodes. On l'a comparé à
uonsard; il lui ressemble, en effet, par ces qualités exté-
rieures du style, par la facture sonore et brillante du vers.
11 est un des modèles qui' Honsard a étudiés dans sa jeunesse
et dont il a reproduit quelques traits. Né cinquantt^ ans plus
tard, Jean le Maire aurait certainement brillé dans la Pléiade.
De tous ces poètes llamands, c'est lui qui aie style et le cœur
le plus français. S'il a été au service de Marguerite d'Au-
1. Bibliolhêque /"crtH^o/sf, t. X, p. 1-20,
J1']AN LH MAIRE DE BELGES. loi
Li'iclio, s'il lui a (lt''(lit'' les Regrets de la Dame infortunée, en
1507, Y Amant verd, en lolO, et la Couronne margaritique,
vers la fin de sa vif, il a longtemps séjourné en France;
plusieurs de ses poésies, comme le Temple d'honneur et
la lielation de la bataille d'Agnadel, sont adressées au duc
(4 à la duchesse de Bourbon, à la reine, Anne de Bretagne,
dont il fut le secrétaire, et au roi Louis XII. Il a servi la
politique française dans plusieurs écrits de circonstance, par
exemple, dans la Légende des Vénitiens qui parut en 1509.
Son plus célèbre ouvrage en prose, VIllust7-ation des Gaules,
est un essai bien informe encore, mais d(''jà méritoire, de
(•riti({ue érudite applicpiéi; à l'étude des origines de notre
nation. On sait que Jean le Maire, le premier, a signalé
l'insuffisance de la césure qui tombe sur un e muet ' ; il en
avertit le jeune Clément Marot, son élève, et lui apprit,
comme celui-ci le reconnaît, à ne pas faillir en ce point.
Pasquier, dans les Recherches de la France, a fait l'éloge
de Jean le Maire : (c Nous lui sommes, dit-il, infiniment re-
de\ables, non-seulement pour son livre Aç Y Illustration des
Gaules, mais aussy pour avoir grandement enricliy nostre
langue d'une infinité de beaux traicts, tant prose que poésie,
dont les mieux escrivans de nostre temps se sont sceu quel-
(p.ies-fois fort bien ayder'^ »
Ainsi finit la poésie du moyen âge. L'école bourguignonne
disparut avec la situation politique dont elle était une con-
séquence. Cette province littéraire, détachée du domaine fran-
çais pendant près d'un demi-siècle, y fit retour à l'époque
même de la Renaissance, et la réunion s'accomplit, en quel-
que sorte, ou se prépara dans les œuvres de ce poëte histo-
rien qui écrivit sur la France avec patriotisme et qui ensei-
gna l'art des vers à Clément Marot et à Ronsard. Au point oii
nous sommes arrivés, il serait à propos, ce nous semble, (1(^
1. Comme dans ce vers de Villon :
Blanche, tendre, polie et accointée.
-2. L. VII, ch. V.
lo2 LES DERNIERS POÈTES DU MOYEN AGE.
jeter un regard en arrière, de résumer Thistûire de ce vaste
développement poétique que nous avons étudié dans ses plus
lointaines origines, considéré sous ses aspects variés et suivi
dans ses transformations. Pourquoi notre poésie du moyen
âge, après avoir donné tant de preuves de vigueur et de IV--
condité, s'est-elle presque subitement affaiblie et diminuée ?
Pourquoi est-elle tombée en langueur et en décadence, sans
pouvoir atteindre à cette perfection du style, à cette délica-
tesse de goût, à cette durable élégance de la forme où In
poésie italienne, née après la nôtre et si longten.ips tribu-
taire de l'imagination française, s'est élevée dès le xn'"" et le
xv° siècles? Comme ces questions s'appliquent à la prose aussi
bien qu'cà la poésie, nous les réservons p<jur un cliapitre
spécial qui, endjrassant l'ensemljle de la Uttérature du mo} en
âge, terminera ce travail, et nous passons à la dernière partie
de notre sujet, à l'histoire des genres en prose.
TROISIÈME PARTIE
LES PROSATEURS FRAM^AIS, DU Xir AU W SIÈCLE
PREMIERE SECTION
LES UISTORIENS
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES DE l'hISTOIRE EN LANGUE FRANÇAISE
Ktat des étu les histori(iue3 en France avant Yillelianlouin. —
Chroniqueurs latins et clironiijueurs français du xn"= siècle. — Les
chroniques versillées. — Commencements de l'histoire officielle :
les Grandes Chroniques de France. — Les Mémoires personnels.
Le livre de Villehardouin, Travaux récents sur le texte de ces
mémoires. — Rare mérite, originalité supérieure de la narration
historique dans Yillehardouin. — Son continuateur Henri de
Valencionnes.
Nous avons oxpliqui-, dans noire première partie, conimcnl
la langue française, du yf au xi'^ siècle, s'est constituée ;
nous avons ensuite observi'' et d(''crit le développement de
cette langue nouvelle sous la forme du vers et dans l'ample
\ariété des genres poétiques : nous revenons maintenant à la
|)rose, et reprenant l'examen de ses plus anciens monuments
154 l.ES ORIGINES DE L'HISTOIRE,
au point où nous l'civons laissé, nous allons étudier et signa-
ler ses progrès en passant en revue les œuvres nomljreuses
qui, à partir du \\f siècle, attestent l'heureux et fécond génie
de nos écrivains. Jusqu'ici nous ne connaissons de la prose
française que des Glosses du yW et du vni" siècles, le texte des
Serments de Strasbourg et les fragments obscurs d'un Com-
mentaire sur Jouas, qui appartiennent au siècle suivant'. On
peut citer, au x" siècle, quelques extraits de Chartes rédigées
en français-. Nous rencontrons, à la fin du xr siècle, un
monument historitjue de la plus haute importance : les Lois
de Guillaume le Conqué)-ant, dont cinq articles furent puljliés
en 1069 et cinquante en l'an 1080^,
Ce n'était pas seulement en Angleterre que la conquête
avait alors porté l'usage de la prose française. A cette époque,
on p;ii-lait et on écrivait notre langue en Italie, en Sicile, où
régnaient, depuis 1()4(), des aventuriers normands, en ()rient,
où Godefroy de Uouillon faisait r(''diger en français les Assises
de Jérusalem'' . Au xu'' siècle paraissent, sous forme de ro-
'\. Voyez, t. I", p. 58-64.
2. VHi^toire Utlcraire (t. VIII, p. lix) cite d'après les Antiquités Gau-
loises et Françoises de Borel, ce passade d'une charte donnée par Adal-
béi'on l"^, évèqiie de Metz, en 940 : Bon vir sergens et feunles enjoie ti, car
pour cest que tu as esteis feuules sus petites coses, je t'aususeraij {exhausserai)
sus çirans coses, evtre en la joie ton signour. Ces mots, tirés de l'Évangile
(S. Matli., XXV, 51), sicfiiilient : « 0 bon et fidèle serviteur, réjouis-toi, car
parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t'établii'ai sur de
grandes; entre en la joie de ton Seigneur.» — La loi de Vervins, au pays
de Thiérache en Picardie, avait été rédigée en français, de 1116 à 1130.
Le texte en est perdu.
3. On peut lire ce texte dans Ciievalet, Origines de lu langue franrnisc,
t. Jer, p. 36, et dans la Chrestomatkie de Karl Bartsch (3" édition), p. 30.
— iSous en citerons ce seul fragment (Article xiii) : « Si ceo avient que
alquens colpe le puing a altre u le pied, si li rendrad demi were (amende),
sulunc ceo que il est nez ; del pochier (pour le pouce) rendrad la meité
de la main ; del dei après le polcier, xv solz ; del lung dei, xvi solz; del
altre ki ported l'anel, xvii solz; del petit dei, v solz, del ungle, si il
colpe, de cascun v solz; al ungle del petit dei, iv deners... Si alcuns crieve
l'oil à l'altre per aventure quel que seit, si amendrad (paiera comme amende)
i.xx solz, e si la piirnele i est remis, si ne rendrad lui que la meité.»
4. En 1099. Le texte ancien n'est plus. On en possède des copies ou
des imitations rajeunies qui datent du xiii" siècle. Histoire littéraire^
t. \\l, p. 436-460. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
CHRONIQUEURS LATINS ET Cil RON IQUEURS FRANÇAIS. Ib5
mans ou de Iruduclioiis, ])uis sous foi-nic de ('lironi(iuf'S et do
sermons, los prciuifi's inoiuiinciiLs lillt''rair('s de notre prose
du moyen ùge : ils s'oiïnroiil h nous lour à tour, chacun à sa
place, dans l'élude que nous niions entreprendre de tous ces
genres; et sans plus larder nous éclaircirons les origines du
genre historique où la prose, dès ses débuts, a brillé d'un si
vif éclat. Vers quel temps a-t-on commencé à ré'diger des
chroni(jues et des mémoires en langue vulgaire? (Juels sont
les créîiteurs de l'histoire en France et les prédécesseurs im-
médiats de A'illehardouin?
S p
Les études historiques au XII" siècle. — Chroniqueurs latins, chroni-
queurs français. — Commencements des Grandes Chroniques de
France.
Avant le xii'' siècle, l'Iiisloire de France ne s'écrivnit qu'en
latin; la chronique habitait les cloîtres, et les agitations de la
société séculière étaient racontées par des hommes qui avaient
renoncé à la vie agitée du monde. Ce vaste ensemble de ré-
cits et d'informations, base première du futur monument de
notre histoire nationale, conniience h se former au lendemain
des invasions du vi'' siècle ; successivement agrandi pendant
six cents <uis, il se suljdi\ ise en plusieurs classes de docu-
ments, en plusieurs gi'oupes d'(''crits, suivant l'importance et
le caractère particulier de chacun des éléments dont il se
compose. On y distingue des histoires générales, comme les
dix livres de Grégoire de Tours, embrassant un espace de
temps considérable et de longues suites d'événements^; les
1. VEûtoire îles Francs, de Grégoire de Tours, va de 397 à c591; l'his-
torien avait vécu pendant les ciriquaiile-deux dernières années. — Les cinq
livres de Frédcgaire (mort vers GtiO) continuent cette histoire jusqu'en 6'rl
et sont eux-mêmes continues par des anonymes jusqu'en 7(>8. — Ajoutons
à cette catégorie d'ouvrages les Annaks d'Eginhard, qui enilirassent trois
r^-gnes, de 741 à 829, les quatre livres de Nithard sur les dissensions des
lils de Louis le Débonnaire, la chronique de Raoul Glaber, publiée en 1047,
et comprenant un siècle et demi.
loG LES ORIC.INES DlC L'HISTOIRI':.
simples annales y sont en grand nombre, sèclios, incohéren-
tes, incomplètes et souvent mensongères, par exemple, les
Gesta regum francorum, les Annales de Saint- Berlin, ou les
Annales de Metz ' : a iennent enfin les histoires locales, rédi-
gées en l'honneur d'une église ou d'un couvent, les relations
développées de certains faits contemporains dignes de mé-
moire, les vies des rois et des plus illustres personnages'. Dès
le xi" siècle, les croisades ouvrent une nouAelle carrière à
l'histoire et fournissent la matière d'un genre d'écrits classés
à part^ Il n'entre pns dnns notre dessein de juger ces com-
positions d'une valeur très-inégale et qui sont étrangères au
sujet que nous traitons; des recueils bien connus en contien-
nent le texte ou l'appréciation, et si nous les mentionnons à
cette place, c'est qu'elles ont précédé et inspiré quelques-unes
des plus anciennes histoires écrites en langue française*.
Entre tous ces monastères, nouveaux ou restaurés, qui
lleurirent après la terreur de l'an lOlX) et ranimèrent le goût
des solides études, quelques-uns se signalèrent par le zèle de
1. Les Gt's/a rcçjiun francoruin, œuvre anonyme et fabuleuse, sont du
viii« siècle sans doute; \es Annales de Saint-Berlin, ahm appelées du mo-
nastère où le manuscrit fut trouvé, s'étendent de 741 à 88^, elles sont
de plusieurs mains; les Annales de Metz, composées par un moine de
Saint-Arnoul de Metz, résument l'histoire de la nionarcliie jusiiu'en 903.
2. Citons, en ce genre, la Yie de saint Léijev, écrite [)ar deux conteni-
jiorains ('6ë0-680), la Yie de Pépin de Landen, ouvrage anonyme qui est du
ix<= ou du x" siècle, les Faits et Gestes de Charleniaffne, par le moine de
Saint-Gall (884), la Xie de Louis le Débonnaire, par Tliégan, coadjuteur de
l'évèque de Trêves (833), le même ouvrage, par l'Astronome limousin,
biographe anonyme (840), le poëme d'Ermoldus .Niger sur cet empereur
(820), ['Histoire ds l'Eglise de Reims, par Frodoard, né en 894, le poëme
d'Ahbon, sur le siège de Paris (89()), la Yie du roi Robert, par Helgand,
moine de Saint-Benoit-sur-Loire (1042), la Yie de Louis le Gros, par Suger
(1081-1149), la Yie de Suger, par Guillaume de Saint-Denis, la Yie de saint
Bernard, par Guillaume de Saint-Thierry et Geollroy de Clairvaux, la Yie
de Vhiliiqie-Awjuste, par Rigord, continuée par Guillaunii: le Breton, etc.
3. Consulter la liibliothêque des Croisades en quatre volumes, par Micliau(L
4. Mous renvoyons le lecteur curieux de ces doctes antiquités à la l'ol-
lection des Mnnoires sur l'histoire de Franee, publiée en ti'cute volumes par
M. Guizot (1824), aux vingt-deux volumes in-folio des Historiens de Gaule
et de France, et aux douze premiers volumes de l'Histoire liltéraire de la
France.
CHROXinUEURS LATINS ET CIIROXIOrKURS FRANÇAIS. \Ti
leurs (''l'iulils, par la l'iclicssc de leurs bibliollièqnes, el dans
celte éinulatiou de travail iiilelligent et de gloire renaissante
conquironlime sorte de |trinianlé. C'étaient ral)l)aye de Sainl-
Hcnoîl-sur-Loire, Saint-IJeniy, de Reims, Saint-Victor et
Sainl-Cierinain-des-Pri's, à ]*ai'is, la célèbre maison de Saint-
Denis, dont le p'nie el les lra\au\ de Snger avaient porté si
haut la ré[)utalion '. J.a science y fui considérée comme l'un
des grands devoirs et l'une des ()his nobles prérogatives de la
])rofossion monastique, l^à se l'ormèrent, jiour ainsi dire, des
é'coles liistoriques où l'on s'em|)ressa de réunir et de coor-
donner les éléments épars des Annales de la monarchie : à
mesure, que le sentiment de l'unité nationale piniétrail dans
les esprits, sous l'impression des succès et de l'habile poli-
tique de nos rois, il inspirait la rédaction des chroniques et
suggérait l'idée d'un travail de synthèse qui devait al)ontir à
constituer l'histoire de la nationaliti- française.
Un moine de Saint-Benoît-sur-Loire, Aimoin, rédigea, dans
les jiremières années du xr siècle, iuk; compilation latine, oîi
il mettait en concordance les historiens ses i)rédécesseurs,
Grégoire de Tours, Fi'édégaire, l'auteur anonyme des Gesta
Dafjoherti, Paul Diacre et qnehjues hagiographes; cet essai,
(pii s'arrête, dans les nianusci'its les plus sincères, à la sei-
zième année du règne de Clovis II, fut repris, remanié et
contiiuié, à l'aide de nouveaux emprunts, jusqu'à l'année
1105, parmi moine de Saint-Germain-des-Prés, à la fin du
xn° siècle. L'ouvrage d'Aimoin était alors désigné sous le nom
de Chronique de Saint-BenoU, et la compilation anonyme
de son successeur s'appelait Chronique de Saint-Germain-
dcs-Prcs. A'ers t^^Oa, un autre écrivain, qui ne s'est pas
nommé et qui paraît étranger à la vie monastique, rédigea
une troisième compilation sous le titre d' Historia regum fran-
coruw. en })uisant également à des sources anciennes, mais
1. Outie une \k de Louis V/, Sugoi' (1082-1152) a laissé des Mémoires
en latin sur lui-même et sur les actes de son gouvernement. — Voir Acu-
di'mic (/('S Inscriplions, t. XXIII, p. 538.
i.j8 les origines de l'histoire.
un peu différentes de celles que ses prédécesseurs avaient
consultées. Sa préface, curieuse à plus d'un titre, nous montre
quelles erreurs avaient cours, même dans le pul)lic réputé
savant, et comlnen l'histoire de France était peu connue des
contemporains de Philippe-Auguste *. Voilà donc, en résumé,
un premier effort tenté à plusieurs reprises pendant ces deux
siècles, avec peu de critique, il est vrai, mais avec ime ])onne
volonté manifeste, pour condenser en un, seul corps d'ouvrage
la substance des informations recueillies par les chroniqueurs
depuis l'origine de la monarcliie : ce travail de composition
témoignait des progrès accomplis dans les études liistoriques
au moment oii l'histoire, sans délaisser la langue latine,
allait emprunter à la langue française ses naïvetés aimables
et sa popularité-.
Cette érudition, enfouie dans quelques archives de cou-
vent, n'intéressait qu'un puljlic spécial et restreint; quant à
ceux, iio])les ou vilains, qui n'étaient pas grands clercs, ils
avaient demandé, jusque-là, l'histoire de France aux trouvè-
res, et s'étaient instruits à l'école des Chansons de Gestes.
La plupart de nos vieux poëmes, nous l'avons dit plus haut'',
reposaient sur un fond réel : les poètes, plus fiers de leur pré-
tendue sincérité que de leur fécondité d'invention, affectaient
de rivaliser d'exactitude avec les chroniqueurs érudits; la lé-
gende, pour se produire et s'autoriser, usurpait les apparen-
ces de la vérité historique \ A côté de ces fictions épiques,
1. Hhtoire littéraire, t. XXI, p. 731, 732.
2. Voii' dans la Bibliothèque de l'Ecole de^ ChinieA d'intéressaïUes nolices
sur les manuscrits qui contiennent des essais d'histoire générale eu latin,
essais composés à Saint-Denis au xii» siècle, et notaninicnt les deux ou-
vrages intitulés: Nova Gesta Francorum, et Abbreriatio Gei^torum re<ium
francorum. (Manuscrit 12,710, Bibl. Nat.) — T. XXXV, p. 542 (1874). Une
autre composition latine, très-vaste aussi, mais plus récente, est contenue
dans le manuscrit 5947 de la même Dibliotlièque. Elle s'étend de l'année
1057 à 1270. Un savant moderne la désigne sous le nom de Grande Chro-
■nique latine de Saint-Denis. — T. XXXIV, p. 243 (1873).
3. Tome I^'-, p. 172.
4. Immédiatement après la première croisade, des histoires en vers,
composées pour l'usage de ceux qui n'entendaient pas le laliii, racontèrent
LKS POÈMIÎS HISTORIQUlîS. lo9
sinctros uiiiquemontpar la fidMc pcintun^ des mœurs féodales,
on voit pai'aîfre, vers le uiilieu du xir siècle, d'autres poëmes
beaucoup plus courts et d'un caractère bien moins fabuleux,
consacrés à célébrer soit un fait récent, soit un personnage
contemporain ou de mémoire encore vivante; les savants
auteurs de V Histoire littéraire, (jiii ont étudié ces produc-
tions dans les manuscrits, les désignent sous le nom collectif
de Poésies historiques et en forment un genre séparé, tenant
le milieu entre les Cliansons de Gestes et les Chroniques ri-
mées, déjcà fort nombreuses vers le même temps'.
Deux éléments distincts entrent le plus souvent dans la
composition de ces poëmes : on y traduit les cbroniques la-
tines, quand il en existe quelqu'une sur le sujet; on y re-
cueille, d'autre part, la tradition orale, les témoignages des
anciens, les cantilènes poi)ulaii'es inspirées par les circon-
stiuices les plus curieuses de r(''\(''nement ou par les princi-
paux exploits du béros. C'est ainsi que l'auteur anonyme d'un
poëme de trois mille quatre cent soixante vers octosyllabiques
sur la Conquête de l'Irlande, faite ])ar les armes de Henri II,
en 1172, s'y réfère à d'anciens textes, appelés tantôt « la
Geste, » tantôt « la Cliançon, » tantôt « l'escrit; » un autre
poète, Jordan Fantosme, cbancelier de l'église de Wincester,
qui rima en deux mille soixante et onze vers alexandrins,
d'un style vigoureux, la double campagne de ce môme roi
contre les Écossais-, imite les cbroniques contemporaines de
Guillaume de Xeubrige, de Benoit de P(''terl)oroug, de Raoul
de Dicet, de Roger de Hoveden, mais il y ajoute des détails
familiers, les récits des témoins survivants, une foule de
particularités semblables à celles que nous offriront plus tard
les Mémoires écrits en jjrose française.
Ces mêmes traits simples et naïfs, ces traditions locales
l'aventureuse expédition de Godt'fidi de I5ouilion et celles qui la suivirent.
Ces récits, ou se sont perdus, ou ne nous sont parvenus que rajeunis et
transformés par les Chansons de Gestes du xii« et du xiu<= siècles.
1. T. XXIII, p. 337.
2. Années 1173, 1174.
iOO LES ORIGINES DE l'UISTOIUE.
jibondonL dans la Vie de saint Thomas le Martyr, qui ne
comprend pas moins do six mille quatre-vingt-cinq alexan-
drins, non sans mérite, et qui fut composée vers 1177, par
un clerc picard, Garnier de Pont-Sainte-Maxence : Taiiteur a
dû faire plus d'mi emprunt aux complaintes (pie cliantaienl
les pèlerins sur la tombe du <( martyr. » Nous possédons
un fragment de ces cantilènes pieuses, qui compte quatorze
cent soixante-vers ' . Tout nous porte; à croire que les compo-
sitions citées plus haut se déclamaient en public, etpeut-iMrc
même se chantaient dans les assemblées des l)arons-.
La seconde moitié du xn'^ siècle a vu paraître aussi les
Chroniques rimées : semblables aux Poëmes historiqms, puis-
qu'elles recueillent les mènu'S témoignages et se forment des
mêmes éléments, elles en diffèrent, cependant, par plus
d'exactitude et de précision, comme par l'étendue plus vaste
et plus compliqu(''e des sujets qu'elles embrassent. C'est en
Angleterre que les plus anciennes furent écrites, à la demande
des rois Henri I" et Henri II, dans la cour lirillante et leltrc'c
des Plantagenets^. Là, Guillaume de Malmesbury, Henri de
Huntingdon, Karadoc de Lancarvan, Geoffroy de Monmoutb,
\. niatoire lUtcraire, t. XXIII, p. 383, 38 'i. — Fi'oissnrd, en conimenranf
le récit des guerres de Bretagne, se plaint des «jongleurs et cliantenrs))
qui avaient par « leuis rimes et eliançons » altéré la véiité des faits. A l'ori-
gine de l'histoire, comme dans les débuts de la poésie épique, nous trou-
vons la cantilène populaii'C et primitive. « Pluiseur jongleour et cliantcour
en place ont clianté et rimé les guerres de Bretagne et conompn par leur>
chanrons et rimes controuvées la juste et vraie histoire, dont trop en dé-
plaist à Mgr Jehan Lebiel et à moi sire Jehan Froissard qui justement et
ioiaument l'ay poursuivie à mon pooir...» (Manuscrit d'Amiens, l" 32.)
i. L'IIUtoire lUtcraire indique, en outre, comme ayant appartenu à ce
même temps, quatre poèmes historiques dont voici les titres: Vlli^ttoire.
(ht Mont-Sdiiil-Michcl écrite^ par (luillaume de Saint-Paer en vers octo?\i-
labiques à rimes plates, d'après une ancienne chronique latine, un iiou
avant llSfi; — la Yie de GiUea de Cliiii. au jiays de Touinai, par Gautier le
Cordier, l'un de ses compatriotes ; — Li ivnuim^ de.s Frnureix, composé par
André de Coutances, un peu avant 120i ; — une Satire en tirades monorimes
contre Jean s^ns Ton', par Thomas de liailleul (1214). T. XXIll, p. 38(i-
412. Ce même chapitre de Vllititoire liltérnire cite d'autres compositions
iiistoriqnes d'une date ultérieure, que nous retrouveions plus tard.
3. Sur l'éclat du règne de Henri II, voir t. \'"^, p. 2't2.
LES POEMES HISTORIQUES. 161
dociles aux conseils du comte Robert de Glocester, rassem-
blent les chroniques latines, les traditions galloises, font
appel à la légende et h l'histoire, à la prose et à la poésie, et
dans un dessein assez semblable à celui que nous avons si-
gnalé en France dès le xi" siècle, s'efforcent de soumettre à
l'unité d'une composition régulière les annales discordantes
d'un peuple où trois races ennemies, tour à tour victorieuses
et vaincues, se sont superposées sans consentir encore à se
mêler. Leurs ouvrages, rédigés en latin, commencent cà se
répandre vers 1135'.
Excité par ces exemples, un clerc normand, Geoffroy Gay-
mard, protégé de la reine Adélaïde de Louvain, seconde
femme du roi Henri, rima en six mille vers octosyllabiques
à rimes plates une Chronirjue des rois anglo-saxons. Son
récit, emprunté à des livres gallois, latins et français, fut
composé un peu avant 1146; il s'arrête au règne de Guil-
laume le Roux, c'est-à-dire cà l'année 1087 -. Dix ans plus
tard, un autre clerc, que nous connaissons déjà, ^N'ace de
Jersey, cédant aux mêmes influences de cour, embrassa dans
un plan beaucoup plus large les deux principales branches
de l'histoire d'Angleterre, et fit le Brut, en quinze mille trois
cents vers pour les Gallois ou Bretons, et le Bou, en seize
mille cinq cent quarante-sept vers, pour les Normands. Le
premier poëme parut en lloo, le second, en 1160. L'auteur
avait mis à contribution les chroniqueurs latins d'Angleterre,
1. Voir t. 1er, p. 213-222, où nous avons touché ce point et traité cette
question, à propos des origines du Cycle breton.
2. « Gaymard nous apprend, dans le préambule de son bistoire, qu'il a
employé un temps considérable à la recherche de matériaux puisés dans
des manuscrits latins, français, gallois. Il avoue qu'il n'aurait jamais pu se
les procurer sans le secours de Constance Fitz Gilbert. Cette dame envoya
à Hamlake, en Yorkshire, prier un baron alors célèbre, \Valter Espec, d'em-
prunter pour elle à Robert de Caen, comte de Glocester, une histoire des
rois d'Angleterre, que ce dernier avait traduite des livres gallois. Robert
prêta ce livre et Constance le confia à Gaymard. \Valter Espec mourut en
1153 et Robert en 1146.» — Histoire littéraire, t. XIII, p. 63, 64. — L'œuvre
de Gaymard a été publiée dans les deux volumes des Chroniques anglo-
normandes. (Édition de M. Francisque .Michel.)
il
162 LES ORIGINES DE l'HISTOIRE.
Monmoutli, Malmosljury, et ceux de Xorinandie, Orderic Vi-
tal, i)udon de Saint-Qiienlin, Guillaume de P(Htiers, en com-
plétant par la tradition orale et par les chants populaires cet
ensemble d'informations savantes*. La Chronique des ducs
de ISormandie, par Benoist de Sainte-More, contemporain de
Wace, succède au Roman de Rou, qu'elle remanie et déve-
loppe en cpiarante-deux mille trois cent dix vers^. Enfin, un
anonyme, dans les vingt dernières anné('s du siècle, abrège
Wace et Benoist ^ : sa compilation sèche et bizarre, qui ne
compte que trois cent quatorze alexandrins, est intitulée
Chronique ascendante, parce qu'au lieu de descendre le cours
des temps et l'ordre des générations, l'auteur rebrousse che-
min en remontant du règne de Henri II aux conquêtes de
RoUon^
Ce n'est donc pas une époque stérile pour l'histoire que ce
xu" siècle, qui a produit, à côté d'œuvres considérables en
latin, tant de compositions françaises, semi-savantes, semi-
poétiques, dont l'ampleur et la variété attestent la faveur qui
s'attachait cà ces études, à ces lectures ^ Rencontrons-nous,
1. Voir t. 1"'', p. 222-224, ce que nous avons dit de \Vace et de ses
œuvres. Voir aussi Histoire littéraire, t. XIII, p. 5,18, et t. XVII, p. 615. —
Orderic Vital (1085-1130), a laissé une histoire ecclésiastique qui comprend
celle des Nornjands jusqu'en 1141 (Duchesne, Scriptores historix Norman-
nfcii'). Avant lui, Dudon, doyen de Saint-Quentin, avait écrit en trois livres
une histoire des Normands pendant un siècle environ, de 912 à 996. Cet
ouvrage fut continué par Guillaume de Jumiéges mort en 1090. Guillaume
de Poitiers, archidiacre de Lisieux,né en 1020 écrivit une vie de Guillaume
le Conquérant (1033-1070) dont il avait été le chapelain.
2. Benoist de Sainte-More vivait à la fin du règne de Henri II. Sa chro-
nique a été écrite de 1170 à 1180. — Voir t. h''', p. 24 1-230. M. Fran-
cisque Michel a donné une édition de ce poëme dans les Documents inédits
sur l'Histoire de France (183C-1844).
3. Edition Pluquet, dans les mémoires de la Société des antiquaires de
Normandie. T. I<"", p. 444. — Voir aussi VHistoire liltcraire, t. XVII, p. 627.
4. Le xii^ siècle peut en outre revendiquer les sept mille vers octosylla-
biques de VHistoire des Empereurs romnins, par Calandre, un clerc ou mé-
nestrel du duc de Lorraine Ferri P''', mort en 1207. Cette compilation riniée
contient l'histoire de Rome depuis sa fondation jusqu'à la prise de cette
ville par Alaric. — Histoire littéraire, t. XVIII, p. 771.
5. Aux compositions historiques de la lin du xii" siècle ou des commen-
cements du siècle suivant se rapportent deux poèmes anonymes récemment
Li:S (JRANDES CHRONIQUliS DE FRANCE. i63
p.arini les inonunionls de ces premiers temps, quelque œuvre
historique où la prose naissaute ail évincé tout à la lois la
langue des savants et celle des poètes? Nous n'en connaissons
aucune avant le xui* siècle; c(; qui ne prouve pas avec certi-
tude que les chronicpies en prose aient manqué absolument
dans l'âge précédent. Lorsqu'on traduisait en pi'ose, avec une
précision ])arfois heureuse, les livres saints, comme nous le
dirons plus loin, lorsque les fictions du cycle breton, avant
d'inspirer les poètes, se répandaient sous forme d'agréables
romans en prose, comme nous l'avons dit ailleurs ' , pourquoi
l'idée ne serait-elle venue à personne « d'enromancer » les chro-
niques latines et de <( desrimer » les cantilènes historiques?
Un historien du Hainaut, Jacques de Guise, nous ap-
prend que Baudouin IX, comte de Flandre, avant de partir
avec Yillehardouin pour la croisade qui fit de lui un em-
pereur byzantin, avait ordonné, vers 1200, de composer
en français, in gallicano idiomate, une sorte d'histoire uni-
verselle, depuis la création jusqu'cà son temi)s : ce vaste ré-
pertoire, que Jacques de Guise a connu et consulté, s'appelait
les Histoires de Baudouin-. Est-il vraisemblable qu'un emploi
aussi hardi de la prose française, dans un ouvrage de cette
importance, n'ait pas été suggéré et préparé par l'exemple
de quelques essais plus timides? Il n'y a guère d'appa-
découverts par l'infatigable curiosité et la science pénétrante de M. Paul
Meyer : 1" un Vrologne en vers d'une histoire en prose française du règne
de Philippe-Auguste; a» un Récit versifié de la ■première croisade, traduit ou
imité en grande partie de VHistoria hierosohjmitana de Baudri de Bourgueil.
Baudri, né à Meun-sur-Loire en 1047, fut abbé du couvent de Bourgueil
(Indre-et-Loire) en 1073, puis archevêque de Dol en 1108. 11 avait près de
soixante ans quand il écrivit son livre en s'aidant des Gesta Francorum.
L'œuvre poétique, découverte par M. Paul Meyer, fut composée un siècle
plus tard par un trouvère de l'Ile-de-France ou de Normandie. C'est l'un de
ces nombreux récits des croisades que de bonne heure on rédigea en vers
français pour l'usage de ceux qui n'entendaient pas le latin. — Roiuania,
janvier 1876; octobre 1877. — Revue historique, 1'^ année, 1. 1*"", avril-juin
1876. Article de M. Tiiurul sur Baudri de Bourgueil.
1. T. I", p. 2-25-2-27.
2. Histoire iiltéraire, t. XXI, p. 757. — On l'appelait aussi : les Chroniques
de Baudouin d'Avesnes, du nom d'un descendant de Baudouin IX, qui
agrandit la collection.
Ifi4 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
rence qu'on ait pour la première fois hasardé cette nouveauté
d'employer la langue vulgaire en écrivant une histoire du
monde. Quoi qu'il en soit de ces conjectures, d'ailleurs plau-
sibles, les plus anciens textes en prose historique qui nous
soient connus datent des commencements du xni" siècle ; l'his-
toire s'y montre h nous sous deux aspects : elle est officielle
dans les Grandes Chroniques de France ; elle prend la forme
de Mémoires personnels dans les récits de Villehardouin,
Examinons d'abord les origines du recueil célèbre des Gran-
des Chroniques.
Rappelons-nous ces compilations latines où des moines de
Saint-Benoît-sur-Loire , de Saint-Germain-des-Prés et de
Saint-Denis avaient résumé le travail historique des six siècles
précédents*. On commence, au xm'' siècle, à les traduire. De
l'an 1200 à 1210, un certain Nicolas de Senlis rédige en dia-
lecte poitevin toute la partie relative aux rois de la première
race; la période des Carlovingiens est entamée, en l'an 1200,
par la traduction de la chronique apocryphe de Turpin : ces
deux textes, à peu près contemporains, réunis dans le même
manuscrit, sont rédigés de la même main et dans le même
dialecte semi-français, semi-provençaP . Il faut attendre un
demi-siècle pour rencontrer une traduction complète des
compilations latines de l'âge précédent. Vers 1260, un mé-
nestrel, de la maison du comte de Poitiers, Alphonse, frère de
saint Louis, mit en français, sur Tordre de son maître, la
plus récente des œuvres historiques par nous signalées,
YHistoiHa regum francorum, écrite en 1205 par un clerc
anonyme, comme nous l'avons dit plus haut. On a deux ma-
\. Voir pages l!if)-l!J8.
2. Histoire littcraire, t. XXI, p. 741-742. — La chronique de Turpin avait
été écrite en latin, vers la fui du xi« siècle, ou dans la première moitié du
siècle suivant. (Voir notre t. I'^'', p. 173.) On sait par d'autres manuscrits que
le comte de saint-Pol, qui mourut croisé à Constantinople en 1205, la fit
traduire vers l'an 1200. (Juant à Nicolas de Senlis, on ignore s'il est l'auteur
ou simplement le scribe de la chronique sur les Méiovingiens, dont nous
venons de parler. Une seule chose est certaine, c'est l'existence de ces
deux textes historiques en prose fran(;aise et la ilate de leur composition.
LES GRANDES CIIRONIQUES DE FRANCE. 165
nuscrits do cette traduction exacte et scrupuleuse qui pousse
un peu plus loin que son modèle et qui s'arrête à la lin du
règne de Louis VIII.
C'était le temps où l'abhaye de Saint-Denis, illustrée par
ses liommes d'Etat et ses liisloriens, tels que Suger, Rigord,
Mathieu de Vendôme, jetait son plus vif éclat et étendait sur
l'administration pu])lique connue sur les lettres son in-
fluence : depuis un siècle, son trésor historique s'était enrichi
d'une grande collection de manuscrits, dont Taljljé autorisait
volontiers la comnnmication ; le bruit, en partie exagéré,
se répandait et s'accréditait que là se trouvaient réunis tous
les chroniqueurs épars dans les autres abbayes. Pour sou-
tenir cette gloire et affermir cette prépondérance, l'habile
Mathieu de Vendôme, qui dirigeait l'abbaye au temps de saint
Louis, commanda à l'un de ses moines de donner une forme
française aux anciens monuments de nos annales ' . Le
rédacteur, interprète zélé de la pensée politique de l'abbé,
traduisit, en les développant à l'aide de chroniques plus ré-
centes, les compilations de Saint-Benoît-sur-Loire et de Saint-
Germain-des-Prés et celles de son propre couvent ; il s'appro-
pria le travail de ses devanciers sans les nommer, supprima
la mention des sources où ils avaient puisé, affecta de ne
rien devoir qu'au trésor de Saint-Denis, et n'omettant aucune
occasion d'exalter l'abbaye, il laissa croire que tout ce qui
concernait la a éritable histoire de France s'y était conservé
par une sorte de privilège ^ . Son récit, qui ne va pas plus loin
que celui du ménestrel, fut achevé en I27i. M.'ithieu de Ven-
dôme, accompagné du traducteur, qui se nonnnait dom Pri-
mat, se présenta devant Pliilippe le Hardi, et lui offrit le
1. Sur Mathieu de Vendôme, voir ïllii^loire litlcraire, t. XVI. p. 193; —
t. XX, p. 1-9. Né en 1220, Mathieu de Vendôme ((lu'il ne faut pas confondre
avec un poëte latin du même nom) fut abhé de Saint-Denis en 1258, et
régent du royaume pendant la croisade de saint Louis à Tunis. Il mourut en
1286. — Son successeur Renaud Gillart (de 1286 k 1304) continua ses tra-
ditions.
2. Histoire littéraire, t. XXI, p. 737. — liibliothàiue de l'Ecole des Charles,
t. XXXV (1874), Mémoire de M. de NVailly, p. 247.
166 LES ORIGINES DE L HISTOIRE.
volume, élégamment transcrit et richement enluminé, en ré-
citant sept quatrains'. On appela cette rédaction française
les Grandes Chroniques de Saint-Denis; c'était un titre en
partie usurpé, mais de sérieux travaux devaient plus lard le
justifier.
Un temps assez long s'écoula entre la présentation du
livre à Philippe le Hardi et l'époque où des copies s'en répan-
dirent, soit que l'œuvre de Primat demeurât peu connue, soit
qu'on lui préférât l'ouvrage moins volumineux du ménestrel
d'Alphonse ^ De ces deux compilations françaises, rédigées
vers le même temps, puisées l'une et l'autre cà des sources
presque semblables, une troisième fut formée et publiée dans
les commencements du règne de Philippe le Bel. L'auteur
anonyme de cet arrangement emprunta la rédaction du mé-
nestrel pour la période des deux premières races, et celle de
Primat pour le reste, en y ajoutant une vie d(^ saint Louis et
une vie de Philippe le Hardie. L'édition nouvelle parut sous
1. Histoire littéraire, t. XXI, p. 738. Un de ces quatrains nous révèle le
nom de l'auteur :
Phelipe, roi France, qui tant est renomez,
Je te rens le roman qui des rois est romez ;
Tant a cist traveillé qui Primas est nomez
Que il est, dieu merci ! parfais et consomez.
Primat avait d'abord écrit sa chronique en latin, il la traduisit ensuite, et
c'est la traduction qu'il offrit au roi.
2. Le texte original de Primat, qui s'était perdu, a été récemment décou-
vert au British Muséum par M. Paul Meyer. — Documents de l'ancienne litté-
rature de la France, conservés dans les liibliothèques de la Grande-Bretagne
(1871). Le texte retrouvé est aujourd'hui imprimé dans le tome XXIII des
Historiens de Gaule et de France.
3. Les deux biographies royales supplémentaires ont été rejetées plus
tard par les continuateurs des Grandes Chroniques dans l'édition délinitive.
On a plusieurs textes manuscrits de cet arrangement à la Biliotliêque Natio-
nale, et à la Bibliothèque Suinle-Geneviéve. Le plus ancien, assez récemment
mis en lumière par M. Paul Viullet {Bibliothèque de l'Ecole des Chartes,
t. XXXV, 1874, p. 18-19), a été composé avant l'année 1297; il se trouve
à la Bibliothèque Nationale et porte le n" 2015. On peut le rapprocher du
manuscrit 2010 du même fonds. Le manuscrit célèbre, dit de Sainte-Gene-
viève, est moins ancien. — On trouvera d'instructifs renseignements, sur les
divers textes des Grandes Chroniques rédigés à cette époque, dans les articles
de .M. Paul VioUet et de .M. Natalis de NVailly publiés en 1874. (Tome XXXV
LES GRANDES CIIRONIQUES DE FRANCE. 167
ce titre : Chroniques de France, selon qu'elles sont conser-
vées à Saint-Denis. L'histoire officielle continua, en effet, de
s'écrire à Saint-Denis jusqu'au règne de Charles V: pour plus
d'exactitude, un religieux de cet ordre accompagnait le roi
dans ses expéditions en quaUté d'historiographe; les docu-
ments d'État étaient fournis au rédacteur par les officiers
royaux. Sous Charles Y parut une rédaction rajeunie, rec-
tifiée et dévelop[)ée, qui allait jusqu'à l'aN énement de ce prince :
c'est le texte définitif et, comme dit M. Paulin Paris, sacra-
mentel des Grandes Chroniques de France. De nombreuses
copies eiduminées se répandirent et prirent place dans toutes
les bibliothèques ; une sorte de vénération s'attacha désormais
à ce monument de notre histoire nationale, riche en sérieux
témoignages, en pièces authentiques, et remarquable par un
caractère de probité et de bonne foi. A partir de 1340, le
récit n'est plus une simple traduction de textes latins anté-
rieurement rédigés ; il devient original et de première main,
et c'est toujours un moine de Saint-Denis qui tient la plume.
Vingt ans après, un second changement s'accomplit : l'ou-
vrage cesse de s'écrire à Saint-Denis, tout en gardant le nom
de cette illustre maison dans son titre; les continuateurs, dé-
signés tour cà tour par le roi, sont des écrivains sécidiers.
Pierre d'Orgemont, chancelier de France, commence, par
ordre de Charles Y, cette dernière série, qui finit, avec
l'œuvre même, à l'avènement de Louis XI'.
Nous avons voiûu expliquer jusqu'au bout les origines di-
de la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes.) M. de \Vailly siiitout éclaire d'une
vive lumière ces questions très-complexes, p. 225-247.
1. Louis XI transféra la charge d'historiographe de France à un reli-
gieux de Cluny. (Voir bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t. Il, p. 478.) —
Les Grandes Chroniques furent imprimées eu 1477 sous ce titre: Chroniques
de France depuis les Troiens jusqu'à la mort de Charles \7/(14()l). Ce livre,
en trois volumes in-folio, est le premier livre français connu qui ait été im-
primé à Paris. — Il ne faut pas confondre avec les Grandes Chroniques l'ou-
vrage anonyme en latin connu sous le nom de Chronique du Reli[iieux de
Saint-Denis. Cet ouvrage isolé comprend le règne de Charles VI, de 1380 à
1422. Il a pu servir, pour l'histoire de ce règne, aux rédacteurs séculiers
des Grandes Chroniques, en français.
168 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
verses et confuses d'une œuvre dont l'importance est capi-
tale ' ; venons maintenant à celte l'orme libre de l'histoire
personnelle qui paraît à peu près en même temps que les
Grandes Chroniques, et se produit pour la première fois dans
les Mémoires de Villehardouin. Nous y trouverons, à défaut
d'un vaste ensemble de documents et de témoignages, l'em-
preinte forte et naïve d'une individualité supérieure et le
plus ancien exemple du talent d'écrire en prose française
avec une concision nerveuse et colorée. Villeliardouin ouvre
la série des créateurs de notre prose; ce n'est pas seule-
m.ent un historien, c'est un écrivain original, inspiré par une
sorte de génie qui s'ignore, et son livre a pris rang parmi
ceux où l'homme de goût reconnaît, sous une forme inculte,
l'ébauche et l'éclat naissant du grand art. Grâce à lui, la
prose française, dès les premières années du xiu'= siècle, peut
soutenir la comparaison avec nos plus belles Chansons de
gestes.
§ II
Travaux récents sur le texte des Mémoires de Villehardouin.
— Hérite éminent de ce livre.
Hors de son livre, Villehardouin n'a pas de biographie ; on
sait de lui ce qu'il en a dit lui-même : le meilleur de sa vie
est dans ses récits. Les anciennes notices écrites sur lui con-
tiennent des erreurs ; ainsi Ducange lui donne pour père Guil-
laume de Villehardouin, qui fut maréchal de Champagne de-
puis 1163 jusqu'en 1179 : ce Guillaume était le chef d'une
1. Sur celte question des origines du célèbre recueil des Grflîu/es Chra-
niques, on peut consulter : 1» M. Paulin Paris, Préface de l'édition de 183G.
Mais nous avertissons le lecteur que cette Préface renferme des inexactitudes
rectifiées plus tard par l'auteur dans VUistoire littéraire de la France ; 2° Le
tome XXI de VlIiMoire litlcraire, p. 731-741; 3° Académie des Inscriptions
(nouv. série), t. XVII, p. 379-407, mémoire de M. Natalis deWailly.— Voir
aussi Bibliothc(iue de l'Ecole des Chartes, t. II (1841), article de M. L. La-
cabane.
VILLEHARDOUIN. 160
branche collatérale'. Un fait est sûr : l'origine champenoise
de notre historien et la considération dont jonissait sa famille
à la cour de Troyes. Il est né, probîiblenient, au petit village de
Villehardouin, situé à sept lieues h l'est de Troyes, entre Arcis-
sur-Aube et Bar-sur-Aube, à une dcmi-lieue de la rivière; on
y voit encore quelques vestiges d'un château féodal. Pour la
première fois son nom nous apparaît avec certitude dans deux
chartes de la comtesse Marie de Champagne, en 1183; d'où
l'on peut conclure qu'il était né, au plus tard, en 116 i. Divers
indices tirés des usages de sa famille, notamment du sceau
et des armes, indices observés dans la vie de son neveu, qui
fut prince d'Achaïe, nous engagent h placer sa naissance
entre 115:2 et 1164. Ajoutons qu'une liste des vassaux de la
chàtellenie de Troyes, dressée vers 1172 et depuis peu dé-
couverte, porte le nom d'un <( Geoffroy de Villehardouin : d
ce sera donc rester fidèle h la vraisemblance que d'adopter
pour première date et pour point de départ l'intervalle com-
pris entre 1150 et 116-4^
Sous quelle influence s'est déclarée sa vocation d'historien?
D'oîi lui est venue cette inspiration, peu commune alors,
d'écrire ses Mémoires? Une œuvre originale est d'ordinaire
suscitée par deux sortes de causes : les unes tiennent à l'état
môme de la société, aux dispositions de l'esprit pu])lic; les
autres sont personnelles à l'écrivain. Cette valeureuse no-
blesse du centre et du nord de la France, qui se leva pour la
croisade de 1:200, comptait dans ses rangs non-seiûement
des trouvères illustres, mais des historiens et des protecteurs
de l'histoire. Le spirituel Quesnes de Béthune% associé cà tous
les exploits de Villehardouin, était à la tète de l'entreprise,
avec ce comte de Flandre, Baudouin IX, qui avait fait rédiger
à ses frais une compilation française sur l'histoire univer-
1. L'Hialoire littéraire (t. XVII, p. 150) a répété toutes ces erreurs.
M. Natalis de VVailly dans ses récentes éditions de Villeliardoiiin les a re-
dressées. (F. Didot,"l872, 1874.)
2. Edition de NVailly, Préface. (1872.)
i. Sur ce trouvère grand seigneur, voir t. I^"", p. 103, 160, 3oo.
170 LES ORIGINES DE L HISTOIRE.
selle'; un autre croisé, Robert de Clari, chevalier du pays
d'Amiens, devait écrire sur cette même expédition un récit
depuis peu retrouvé et dont on nous promet une publication
savante et complète-. Ne soyons donc pas surpris si, dans ce
monde chevaleresque où les sentiments nobles et les goûts
délicats commençaient à prévaloir et h donner le ton, Ville-
hardouin, l'un des plus honorés parmi cette élite de guerriers,
formé lui-même à l'art de bien dire par l'aimable cour des
comtes de Champagne, a cédé au désir d'exprimer en prose,
à la façon des chroniqueurs, ce que tant d'autres depuis
longtem[)s avaient l'habitude d'exprimer en vers épiques ou
lyriques. Esprit sage et ferme, homme d'action et de gou-
vernement, il a préféré la forme d'une relation exacte et pré-
cise; il a raconté ses impressions et ses souvenirs au lieu de
les chanter. Et quel sujet plus beau et plus fécond? Quel récit
plus attrayant, pour le narrateur lui-même, par la nouveauté
mer^ eilleuse des aventures et par l'éclat imprévu des succès
remportés?
Notons ici une coutume assez peu connue qui jettera quel-
que jour sur ces commencements obscurs de l'histoire au
mojen âge. A côté des jongleurs ou des ménestrels que de
1. Voir plus haut, p. 163.
2. Le texte de Robert de Clari est contenu dans un manuscrit français de
la Bibliothèque royale de Copenhague (n<» 487) ayant jadis appartenu à Paul
Pétau. Ce manuscrit est de la fin du xin^ siècle ou des premières années
du siècle suivant. M. le comte Riant l'a publié en 1869, puis il a retiré les
exemplaires imprimés, sauf un petit nombre, avec la pensée d'en donner
une édition meilleure qui n'a pas encore paru. Un savant allemand, M. Hopf,
a publié ce même texte en 1874. Robert de Clari était un des chevaliers
pauvres de l'armée. Il a surtout recueilli les bruits populaires du camp,
l'opinion des petits, les on dit de la foule, et ses récits sont mêlés de beau-
coup d'erreurs. Il ne sait pas juger de haut l'entreprise; il n'est pas dans le
secret des chefs, et les ressorts qui font tout marcher lui échappent absolu-
ment. Ce sont les mémoires d'un soldat, en regard des mémoires d'un gé-
néral et d'un homme d'Etat. On y trouve de curieux détails, un sentiment
juste et vif des choses que l'auteur a vues, et quelques traits descriptifs
assez heureux. La langue de Robert de Clari est du dialecte picard et res-
semble plus à celle de Henri de Valencicnnes qu'à celle de Villehardouin.
— bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 187-2, p. 31tJ. M. de Wailly, édition
de Villehardouin. 1874, p. 440-448.
VILLEHARDOUIX. 171
tout temps les rois et les chefs militaires avaient menés à leur
suite en les chargeant du soin de leur gloire, il y eut, à partir
du xii" siècle, et peut-être même avant celte époque, des
chroniqueurs d'ol'fice, des liistoriographes royaux ou seigneu-
riaux, dont la mission était d'assister en témoins h toutes les
airaires et de tenir le journal de l'expédition. Ils achevèrent
d'évincer et de remplacer les jongleurs sous la tente des ba-
rons quand la vogue des Cliansons de Gestes tomba. Au
xiv" siècle, on les appelait officiers d'armes, poursitivants
d'armes : postés en lieux sûrs, à labri des coups, ils obser-
\ aient la bataille, et l'on vit parfois, comme à Azincourt, les
chroniqueurs des deux armées aux prises se réunir, deviser
entre eux pacifiquement, et échanger leurs informations ' , Xul
doute que dans l'armée qui prit Constantinople, en 1:203, il
ne se trouvât quelqu'un de ces chroniqueurs mihtaires ; Ville-
hardouin fait souvent mention du (( livre, » c'est-à-dire du
journal de l'expédition, qu'il consulta plus tard et qui l'aida
à rappeler et à fixer ses souvenirs personnels ^ Pour ceux qui,
comme Yillehardouin, connaissaient à fond les choses, qui en
avaient manié les ressorts cachés, ces relations officielles,
exactes mais sèches, étaient insuffisantes, et elles semblaient
les inviter à dire à leur tour ce qu'ils savaient mieux que per-
sonne, à donner au récit des événements la vie et la couleur
qui leur manquaient.
Où Yillehardouin a-t-il écrit ses Mémoires? Sans doute à
Messinople, que lui avait donnée Boniface, roi de Thessalo-
nique, et qui était sa part de la conquête, le prix de ses tra-
vaux, 11 s'y relira, en 1207, après la mort de l'empereur Bau-
1. Voir Ancienne Chroniques d'Angleterre, par Jehan de Wavrin, édi-
tion de la Société de l'iiistoire de France (1S58), Introduction. — « Les
poursuivants d'armes, bien doctrines, et de bonnes conditions, étoient em-
ployés à voyager pour veoir et aprendre les grans faits d'armes, et à faire
livres de droits d'armes, de blasons, de batailles et besongnes où ils auront
été.» — Manuscrit de la IJihIiothèque Nationale, n» 7905.
2. «... El tant vos retrait li livres que ils ne furent que douze qui les
sairements jurèrent... Si que li livres tesmoigne bien que plus de la moitié
de l'ost se tenoit à lor acort. » Ch. xlix, lxii. — Voir Histoire littéraire,
t. XVII, p. 200.
172 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
douin et de Boniface, se tint neutre dans les brouilles qui agi-
tèrent et affaiblirent l'empire latin, et s(^lon toute apparence,
il y finit sa vie, en 1213. On n'a recueilli que de rares indices
sur l'époque de sa mort et sur ses dernières années. En 1207,
il aurait doté les monastères de Froissy et de Troyes, oii ses
filles et ses sœurs étaient religieuses ; un peu plus tard, il
aurait donné des conseils cà la comtesse Blanche de Champa-
gne dans une lettre où il est qualifié <c maréchal de Roma-
nie; » son nom figure encore, avec son titre, en 1212, dans
un écrit du pape Innocent III : après ce temps il disparait de
l'histoire, et en 1213, Erard, fils du maréchal de Romanie,
prend le titre de seigneur de Villehardouin ^
En supposant l'ouvrage écrit à Messinople, il sera venu en
Occident par la famille de Villehardouin et peut-être aussi par
les Vénitiens, qui avaient joué dans l'entreprise un rôle ca-
pital, et dont le doge Dandolo, souvent cité avec éloge, était un
ami de l'historien ^ Mais un point plus difficile reste à éclair-
cir : avons-nous le véritable texte de Villehardouin? L'an-
cien français, on le sait, se transformait à chaque génération;
un notable changement s'accomplit, au xiv" siècle, dans la
syntaxe ; les désinences se modifièrent, la règle du cas-sujet
fut abolie. De cette crise est sortie le français moderne ^ Or,
les scribes, qui copiaient un manuscrit unique ou les plus
anciens exemplaires pour répandre et popidariser l'ouvrage,
rajeunissaient le texte, le mettaient à la mode, afin de le rendre
plus agréable et plus intelligible aux lecteurs. IWcn. ne défen-
dait la prose contre ces altérations, ni la rime, ni la mesure,
ni les nombreux manuscrits des jongleurs primitifs. De là
cette question qui se posera plus d'une fois au sujet des pro-
sateurs du moyen âge : sur quel texte ont été imprimées les
1. Uùtoirc littéraire, l. XVll, p. Kil.
2. Yilleliai'doiiiii est cité pour la première fois dans une chronique rimée
des commencements du xn" siècle. Guillaume Guiart, auteur de la chroni-
que des Royaux lignages, qui débute au règne de Philippe-Auguste et s'ar-
rête en 1306 (12,572 vers), fait allusion aux mémoires de Villehardouin et
semble indiquer qu'ils étaient connus et répandus.
3. Voir t. I", p. 85, 86.
VILLEHARDOUIN. 1~3
éditions modernes de notre auteur? Le Villehardouin que
nous possédons est-il authentique ou remanié? La critique
grammaticale est ici la condition première, l'avant-propos
obligé et la garantie d'une solide critique littéraire.
Jusqu'à ces derniers temps, il existait quatre éditions prin-
cipales de Villehardouin : la première, publiée par Ducange,
en 1(m7 ; la seconde, par dom Brial, en 18:2:2 ; la troisième, par
M. Paidin Paris, en i8;}8; la quatrième, par M. Buchon, en
4840. Ces éditeurs n'avaient pas connu tous les manuscrits
aujourd'luii retrouvés; de plus, ils n'étaient pas d'accord en-
tre eux pour fixer la date et apjjrécier la valeur de ceux qu'ils
avaient consultés. Disons tout de suite que le texte original,
écrit ou dicté par Villehardouin a disparu : les six manuscrits
conservés sont des copies de provenance diverse, de difîérentes
époques , et d'inégale qualité. Les plus anciennes ne remon-
tent pas au delà des premières années du xiv^ siècle. De toutes
ces copies, la meilleure est celle qui a été transcrite, sous le
règne de Philippe de Valois, par un Italien, et qui s'est long-
temps gardée dans une bibliothèque de Venise. Le scribe
étranger, peu instruit des changements survenus dans la
langue, incapable d'ailleurs de s'y conformer, a respecté le
texte primitif; son heureuse ignorance a sauvegardé et pré-
muni sa fidélité. Il a commis des fautes par mégarde, mais
non de parti-pris; il n'a pas eu l'ambition de remanier et de
rajeunir ce qu'il copiait. Avec ce coup d'œil sûr que donne
une science consommée, le récent éditeur, M. de Wailly, a
reconnu et mis en lumière la qualité de cette copie, qui vaut
un original; il en a fait la base de son travail en comparant
aux endroits douteux les variantes fournies par les autres
manuscrits. Pour peu qu'on ait l'habitude des règles et des
formes propres à l'ancien français, l'irrécusable sincérité du
texte paraît à première vue et se démontre par son évidence
môme * .
I. Les six mamisciits des mémoires de Villehardouin sont ainsi classés
par M. de Wailly : Manuscrit A, c'est la copie écrite par l'Italien ou le ma-
nuscrit de Venise ; manuscrit B, des commencements du xiv^ siècle, le texte
174 LES ORIGINES DE L HISTOIRE.
Nous pouvons donc en toute assurance étudier ce texte, qui
est le véritable, et nous appuyer sur une base aussi ferme
pour juger le mérite du style de Villehardouin. Ce mérite
est des plus éminents ; peut-être même oserons-nous dire que
la critique littéraire, tout en lui rendant justice, n'a pas mar-
qué avec assez de force l'originalité supérieure du plus ancien
de nos liistoriens. Deux causes expliquent cette originalité et
concourent à la produire : le caractère de l'homme et la na-
ture extraordinaire de l'entreprise. M. de Wailly s'exprime
ainsi dans sa préface : « Avant de Ijien dire, il avait com-
mencé par bien faire ; voilà pourquoi son coup d'essai fut
un coup de maître. » Yilleliardouin est, en eftet, dans les
conseils et sur les champs de bataille, une des plus hautes
personnalités de l'armée, un homme de tète et d'exécution,
bien supérieur à Joinville, dont l'aimable bonhomie et
la sincérité enjouée manquent de grandeur. 11 y a de
la grandeur dans. Villehardouin, une simplicité digne et
lière, qui est le ton naturel du commandement, une pa-
tiente énergie, une loyauté prudente, une intrépidité féconde
en ressources : il est de la race héroïque, Joinville n'est que
l'ami et le confident d'un héros. Toutes ces qualités, la vi-
gueur de son âme, la justesse et la netteté de son intelli-
gence ont passé dans son style et lui ont donné la trempe,
le relief et la couleur. Ce style est l'expression naïve et
concise d'un esprit droit et robuste qui a fait simplement de
grandes choses.
Par surcroît de fortune, le vaillant capitaine, le politique
avisé qui dirige, soutient et sauvegarde l'armée, dans la
plus étonnante des aventures, au milieu des péripéties les
plus soudnines et des plus fal)uleuses audaces, l'homme de
et rûi'tliograi)lie primitifs y sont mudillés ; trois aiities mamiscrits C, D, R,
formant un groupe à part et une même famille, donnent aux mots la dési-
nence et rorthographe llamandes ou picardes qui diffèrent beaucoup du
dialecte champenois; l'un est de la lin du xin" siècle, l'autre du siècle sui-
vant, le troisième appartient au xv" siècle; un dernier manuscrit F, origi-
naire de rile-de-Fjanco, est le plus fautif de tous.
VILLEHARDOUIN. i"o
ferme conduite et de sap^e conseil qui sait h fond les causes
secrètes des événements, est aussi l'un de ceux dont l'ima-
gination se colore et s'émeut le plus vivement de l'éclatante
poésie du spectacle qui se déploie, en variant sans cesse, à
chaque étape de l'expédition. Reportons -nous au temps,
figurons-nous cette poignée de croisés, tout h coup trans-
portés des tristes manoirs féodaux de la France du nord
sur les brillantes mers d'Italie et d'Orient, en face du pa-
norama féerique de Constantinople, puis entrant en vain-
queurs au sein de ces richesses, en quelque sorte submergés
dans l'opulence de leurs conquêtes et se taillant à l'envi des
principautés et des royaumes dans les champs historiques de
laThrace, de la Macédoine et de la Grèce ! Nul voyage fameux,
chanté par les poètes anciens dans la jeunesse héroïque du
monde naissant, nulle fiction romanesque des trouvères d'Oc-
cident n'égalait cette réaUté.
Le sérieux caractère de Villehardouin et son mâle génie
marquent leur empreinte sur la description de ces aspects
nouveaux et curieux de la guerre. Tout y est sobre et ner-
veux; qu'il s'agisse d'une bataille, d'une prise de ville, d'un
voyage sur terre ou sur mer, d'une négociation ou d'un dis-
cours, Villehardouin, en homme d'expérience qui ne se
trompe pas sur la valeur des choses, va droit cà l'essentiel,
s'attache h ce qui est frappant, caractéristique et néglige le
reste. Son instinct supérieur le préserve des pires défauts qui
affligent les lourds et vulgaires pédants si nombreux au moyen
âge : nulle part il n'est diffus, plat, commun, emphatique;
nulle part il n'abuse de l'inutile et du médiocre. Malgré la
rudesse de l'idiome qu'il manie, cet homme d'action,
formé à la grandeur solide du commandement, atteint
du premier coup et à son insu le plus haut point de l'art,
c'est-à-dire la briè\ et(' expressive et colorée, la vérité animée
par le sentiment. La difficulté même qu'il éprouve dans Tem-
Itloi d'une langue pauvre, informe, «(belle, ajoute à son mé-
rite et donne du piquant h ses vivants tajjleaux ; il y a con-
traste et lutte perpétuelle entre la richesse du sujet, entre la
176 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
force des impressions et la faiblesse de l'idiome qui sert d'or-
gane à un puissant esprit.
Les Mémoires de Villehardouin comptent cinq cents cha-
pitres, aussi courts que les laisses^ épiques de nos Chansons
de Gestes : cet ensemble se divise en deux parties principa-
les, la conquête de Constantinople, et les guerres d'agrandis-
sement qui en sont la conséquence. On a exprimé le regret
que l'historien ne se soit pas borné à la première partie où
réside le merveilleux de l'entreprise; c'est là une remarque
de littérateur. Villehardouin entendait faire un livre utile,
instructif et non un poëme en prose, un roman à succès :
l'établissement laljorieux de l'empire latin d'Orient n'était
pas moins essentiel à son dessein, pas moins important dans
sa pensée que le prodigieux coup de main qui avait livré aux
croisés les splendeurs de Constantinople.
L'endroit saillant du début est la scène d'émotion populaire,
à Venise, oîi l'alliance fut jurée entre la répubhque et les
barons de France : après force harangues du doge et des am-
bassadeurs d'Occident, dix miUe personnes rassemblées à
Saint-Marc votent le secours demandé, dans une seule et for-
midaljle acclamation, avec des larmes d'enthousiasme et les
plus pathétiques démonstrations. L'effet est bien saisi et bien
rendu, simplement, d'un trait bref et lumineux; les lignes
principales sont indiquées, l'imagination du lecteur acbève le
tableau^. Les croisés s'embarquent le 2 octobre 1202, le
jour de l'octave de la fête de saint Remy : l'expédition compte
quatre mille cinq cents chevaux, neuf mille écuyers, quatre
mille cinq cents chevaliers, vingt mille sergents h pied. On a
payé aux Vénitiens, pour le transport, 85,000 marcs d'argent,
à raison de quatre marcs par clieval et de deux marcs par
homme. Outre les bâtiments de charge, la république fournit
cinquante galères armées, sous la condition d'être de moitié
dans les conquêtes et les prohts. Quand la Hutte est en pleine
1. Sur ce mot, voir t. I''"", \i. 153, 134.
2. Chap. xxviii. Édition de M. de Wailly (1872). — Le texte de celle
édition est reproduit dans l'édition de luxe publiée en 1874.
VILLEHARDOUIN. l'^
mer, poussée par un vent doux et léger, et qu'après deux ou
trois jours de cette paisible navigation on arrive, par un l)eau
lever de soleil, en face de Zara, dont les hauts nnu'S et les
hautes tours se dressent à l'horizon, le cauir des guerriers
s'enlhi d'orgueil en voyant cette inultitud(î de voiles et de
vaisseaux se ranger en cercle devant le port et s'apprêter à
forcer l'entrée.
L'aspect de Gonstantinople n'inspire pas moins heureuse-
ment l'historien. Siins doute l'imperfection de l'instrument
qu'il manie, cette langue sans souplesse et sans éclat ne
répond ni à la puissance de son émotion ni h la splendeur
du tableau qui tout h coup s'olfre à ses yeux ; mais en dépit
de cette insuffisance manifeste, la netteté, la sincérité du
récit nous attachent : ces pages, dans leur simplicité hon-
nête et véridique, sont illuminées par la beauté même des
choses qu'elles décrivent; l'impression de grandeur et de
nouveauté merveilleuse qui a frappé l'esprit des guerriers
d'Occident, sur le seuil de ce monde étrange, est fidèlement
exprimée ^ . On peut comparer en plus d'un endroit les des-
criptions de Villehardouin h celles de nos meilleures Chan-
sons de Gestes ; elles reproduisent, avec un mérite de con-
cision pittoresque trop rare chez nos trouvères, les scènes les
plus caractéristiques de la vie féodale. Là aussi les barons
s'assemblent le matin après la messe <( en un verger » pour
tenir conseil; s'il y a urgence et péril imminent, ils parle-
mentent à cheval et tout armés <( emmi les champs ; » des
orateurs hardis et « bien emparlés » se révèlent dans ces dis-
cussions orageuses; leurs impétueuses saillies d'éloquence
font songer aux discours des pairs de Gharlemagne et aux
invectives qui s'échangent à la table du roi, à Paris, ou dans
les cours plénières de Laon et d'Aix-la-Chapelle-.
Au fort de la bataille, les chapelains de l'armée prêchent,
comme Turpin, dans la Chanson de Roland; on se confesse
1. Ch. cxxvii, cxxviii.
2. Cil. CXLVII.
12
178 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
avant de se Ijattre, on communie avant de mourir ' ; le con-
traste des troupes légères des Sarrasins avec la pesante cava-
lerie féodale se reproduit dans les incursions des Grecs révoltés
et des Bulgares, leurs alliés. Toute la seconde partie du livre
n'est qu'une suite de chevaucliées interminables, pleines de
pièges et de surprises, une série de marches et de contre-
marches qui ont pour objet l'escalade d'un château, le ravi-
taillement d'une garnison, le sac et la destruction d'une place
forte : dans les hasards de cette guerfe d'embuscades, la fer-
meté prudente de Villehardouin, pareille à ceUe de Xénophon
dans la retraite des Dix-miUe, a sauvé bien souvent l'armée
des mauvais pas où l'avait engagée une bravoure téméraire ;
aussi a-t-il décrit avec une précision vivante les incidents
de cette lutte inégale, soutenue pendant trois ou quatre
ans par une poignée d'hommes, que décimaient leurs vic-
toires mômes, contre des nuées d'ennemis cent fois repoussés
et toujours menaçants^.
Ce récit a d'autres quahtés encore, d'un ordre différent,
mais non moins éminentes : l'autorité morale de l'historien re-
hausse le mérite littéraire de l'œuvre et ajoute à son impor-
tance. On ne peut contester la bonne foi de Villehardouin;
elle s'impose comme l'évidence même : en créant, l'un des
premiers en France, le style qui convient h l'histoire, il a
fondé en môme temps, par la dignité personneUe de son
caractère et par l'ascendant de son exemple, la probité his-
torique. Ce n'est pas que son exposé des événements soit
partout complet et sans lacunes ; mais il est partout sincère
et vrai, lors môme qu'on peut le taxer d'insuffisance. L'au-
teur raconte ce qu'il a fait, ou vu, ou appris ; et s'il se borne
à rapporter des témoignages étrangers, il a soin de nous en
avertir : or, le rôle de l'homme le plus actif, comme l'atten-
tion du spectateur le plus intelligent, a nécessairement des
1. Ch. CCLXXX. — CCCCXXVII.
2. Villehardouin dit que les Croisés étaient comme «noyés» au milieu de
leurs ennemis. Cli. cxlvii.
VILLEHARDOUIN. 179
limilos. Bien dos incidoiits secondaires lui ont écliappé, outre
que son génie nerveux et eoncis (Hait peu tourné au détail, à
l'anecdote et ne s'altacliait ([uà l'essentiel. Il y a lieu, par
conséquent, de conlVonter sou témoignage, sur plus d'un
point, avec celui de quelques-uns de ses contemporains, tels
que le doge de Venise Dandolo, le moine Gonthier*, et sur-
tout l'historien byzantin Nicétas, qui doit être entendu comme
le représentant et le déi'enseur des Grecs ^.
N'allons pas croire que Villehardouin, uniquement occupé
du récit des ])atailles, ne nous ait présenté que les brillantes
apparences de l'expédition. Il dit le mal comme le bien;
observateur pénétrant, il nous fait voir, sous l'éclat de cette
rapide conquête, les discordes secrètes, les défaillances, les
convoitises égoïstes, toutes les misères qui affaiblissaient
l'armée victorieuse et qui finalement l'ont ruinée. A côté
des désordres provoqués par l'inévitable intervention des mo-
biles humains dans les plus saintes entreprises, il nous
montre l'action énergique des influences morales et des puis-
sances religieuses qui, réagissant contre les éléments pertur-
bateurs, tiennent dans le devoir la turbiûence changeante
de ces bouillants courages : les observations de l'historien.
1. Gonthier est un moine alsacien qui écrivit sous la dictée de Martin
son abbé. Celui-ci avait suivi les Croisés à Constantinople,,niais dans son
récit il n'est question que des Allemands et les Français sont oubliés. —
Voir Histoire littéraire, t. XVII, 287-298.
2. Sur ces historiens ou chroniqueurs de la quatrième croisade, voir Michaud,
Iliatoire rfes Croisades, t. III, p. 631. Les Annales de Nicétas en XXI livres
ont été publiées à Bonn en 1835 avec une traduction latine. Dans le cha-
pitre intitulé : Des événements qui suivirent la prise de la ville. Ta [j.eTà t->iv
i'Xojïiv 5Û[j.6avxa xri tiÔIbi, Villehardouin est mentionné en ces termes
(nous citons la traduction latine): « Gofredum quemdam magnx auctoritatis
apud Latinas copias virum quem illi viariscalchum, Grxci protostratorem
(TpwToarxpâxopa) vocant. » — Il existe en outre, sur la prise de Constan-
tinople par les Croisés, un poëme grec divisé en deux livres dont le pre-
mier compte 1189 vers et le second 7002 vers. L'objet particulier du second
livre est la conquête du Péloponnèse par Guillaume de Champlitte et Geof-
froy de Villehardouin, neveu de l'historien. Ce poëme anonyme, écrit dans
un patois grec mêlé de français, date des commencements du xiv^ siècle.
— Voir Chroniques en langue vulgaire, édition Buchon (1825). Nous avons
cité plus haut la Chronique, récemment découverte, de Robert de Clari,
180 LES ORIGIN'ES DK L'HISTOIRE.
sur cette complexité des causes dont il décrit les eifets, sont
tout à la fois d'un chrétien et d'un philosophe, car il sait faire
sa part à l'activité libre, à la responsabilité individuelle, et
en même temps il cherche dans l'idée d'une Providence par-
tout sensible et toujours agissante l'explication supérieure
des événements. Nous pouvons dire, en terminant, que déjà,
dans les Mémoires de Villehardouin, l'histoire, à ses débuts,
s'offre à nous avec ses caractères essentiels, puisque nous y
trouvons l'élévation d'une pensée philosophique jointe au ta-
lent du narrateur et à la sagesse expérimentée de l'homme
d'État'.
§ 111
Le fragment de récit de Henri de Valenciennes.
Les Mémoires de Villehardouin embrassent neuf années et
iînissent en 1207, lorsque les deux chefs de l'expédition, l'em-
pereur Baudouin et Boniface, roi de Thessalonique, ont péri
dans les batailles. L'histoire d'une partie de 1208 nous est
racontée, en prose française, par un auteur obscur, Henri de
Valenciennes, qui dit avoir été témoin des faits, et qui était
sans doute l'un des scribes ou ménestrels attachés à la suite
de qnelque riche seigneur du nord de la France. Le style de
cet ouvrage verljeux et romanesque dénote un clerc, un rhéteur,
1. Nous devons dire ici que la bonne foi de Villehardouin, qui ne nous
semble pas douteuse, a été contestée dans ces derniers temps. On a soutenu
que les Vénitiens, en modifiant à leur profit le but primitif de la croisade,
avaient eu Villehardouin pour complice. Un grand débat s'est engagé sur
cette question, et l'on peut en suivre les développements dans les articles
que MM. Riant et llanoteaux ont donnés à la Revue dex questions historiques
(avril, juillet, octobre 1873, janvier 1878), et à la Revue historique (T. IV,
1877). L'étranger s'est mêlé à la controverse; les arguments qu'il a fournis
ont été appréciés et discutés par nos savants français. On peut lire, en outre,
l'Introduction que M. de Mas Latrie a mise en tète de son édition de la Chro-
nique d'Ernoul et de Bernard le Tiésorier (Société de l'Histoire de France,
1871); on consultera surtout avec intérêt le mémoire lu par M. de Wailly
à l'Institut en 1873, et inséré par lui dans son édition de 1874. (P. 430-528.)
HENRI DE VALENCIENNES. 181
un écrivain do profession. Pcul-rlrc Henri de Valenciennes
était-il le clci'c lisant on le clia[)elain de l'empereur Henri,
comte de Hainaut, avec lequel on l'a fort mal à propos con-
fondu. L'empereur Henri, qui avait vingt-trois ans au début de
la croisade, où il se signala par ses exploits que Villehardouin
a cités souvent', succéda, en 120G, à Baudouin, son frère, et
mourut empoisonné en 1216. Il gagna une bataille, en 1208,
sur Burile, roi des Bogres ou Bulgares, et déjoua un complot
formé contre lui par les sujets de Boniface, roi de Tiiessalo-
nique, qui lui refusaient l'hommage : c'est précisément le
sujet de ce fragment historique, composé de cent quatre-
vingt-quatorze chapitres .
M. Paulin Paris incline à croire que l'œuvre de Henri de
Valenciennes est une chanson de geste u desrimée, » un
poëme traduit en prose : nous avons un exemple de cette
transformation dans certaines chroniques semi-fabuleuses de
Flandre et de Hainaut ^ Bemarquons, en effet, que l'auteur, à
propos de plusieurs faits qu'il cite, semble s'en référer, non
pas à un journal, à <( un livre, )) comme fait Villehardouin,
mais à <( un conte, » c'est-à-dire h un roman primitif*. Ce qui
est sûr, c'est qu'on retrouve dans son récit le ton, le mouve-
ment, le style Henri et les habitudes descriptives qui carac-
térisent le genre épique. 11 décrit la beauté du jour, le chant
des oiseaux, l'éclat des bannières; ce fragment est plein de
combats singuliers où les barons, (( emljrasés d'ire et de
maniaient, » frappent de merveilleux coups, percent de part
en part la poitrine de leurs adversaires ou lui u coulent, sous
le heaume, le branc forbi d'acier dans la cervelle. )> Après la,
bataille, l'empereur descend de (( son bon cheval ferrant et se
repose desoz les oliviers*. » Il y a des redites fréquentes,
\. Histoire littéraire, t. XVII, p. '1S3-201. — Voir la notice sur l'empereur
Henri.
2. Histoire littéraire, t. XXI, p. 706.
3. « Mais à tant laisse II contes à parler de lui et retourne k Baudouin... »
Ch. cxxxiii.
4. Ch. cxxxiu. Cl), ci.xxxix. — Toutes ces expressions sont fréquentes
182 LES ORIGINES DE L'HISTOIRE.
des expressions et des phrases reprises et recommencées
d'un chapitre à l'autre, et pour ainsi dire, d'une (( laisse » à
une autre (( laisse. » Les discours abondent. L'empereur,
les chefs de l'armée, les chapelains, tout le monde parle et
« sermonne : )> le fond de ces (( sermons » peut bien èlre au-
thentique, mais l'auteur les a embellis de la rhétorique des
trouvères. <( Que chascuns de nous soit un faucon, s'écrie
l'empereur, et que nos ennemis soient des éperviers bâtards ! »
Villehardouin, qui figure dans la bataille, fait aussi son dis-
cours : il engage ses chevaliers à se souvenir des prend-
hommes anciens, cités dans les histoires, et il finit par dire
que celui qui (( en cestui besoing morra, s'ame s'en ira toute
florie en paradis * . »
Henri de Valenciennes a de la verve et de la chaleur ; mal-
gré la rudesse de son dialecte picard, semi-\\allon, le mouve-
ment du récit nous entraîne. 11 n'est pas seulement poëte, il
est érudit, il cite l'Écriture, il a quelques notions de l'anti-
quité-. Mais entre ce narrateur prolixe qui (( enromance »
une matière à effet, un brillant morceau détaché de l'histoire,
et l'homme supérieur qui raconte avec âme et peint d'un
trait vigoureux ce qu'il a fait lui-même, quelle différence!
Combien ce fragment, écrit par un contemporain et placé à la
suite des mémoires, vient à propos pour mettre en relief la
simplicité puissante et la haute originahté de Villehardouin!
dans les Chansons de Gestes : ire, colère; mautalent, mauvaise humear,
courroux; cheval ferrant, chexàl gris, etc.
1. Cil. CXXIII, cxxvi.
2. Notions fort peu exactes, comme on en peut juger par la réflexion
suivante : A propos du val de Philippes, il dit que Pompée de Rome y com-
battit contre Jules César et que Jules César y fut décontit. Cli. clxx.
CHAPITRE II
JOINYILLE ET SES CONTEMPORAINS.
Clironiqueurs français du xni'' siècle qui remplissent l'intervalle
entre Villehardouin et Joinville. — Histoires et chroniques en
vers : Saint-Magloire, les Royaux Lignages, etc. — Poëmes
historiques : Complainte de Jérusalem, Eloge des 7'ois de
France, etc. — Récits en prose : Chronique de Rains, Chroniques
des ducs de Normandie, des comtes de Flandre, etc. — Les his-
toriens de saint Louis, prédécesseurs de Joinville : Guillaume de
Nangis, Godefroy de Beaulieu, Guillaume de Chartres, le confes-
seur de la reine Marguerite. — Joinville, sa vie et son livre. —
Travaux récents de M. Natalis de Wailly pour restituer le véri-
table texte de cet historien. — L'édition de 1868. — Analyse et
appréciation littéraire du livre de Joinville.
Nous n'imiterons pas ceux qui, sans transition, passent de
Villehardouin à Joinville, comme si le siècle qui les sépare
avait été stérile en historiens. Villehardouin écrivit ses mé-
moires entre 1207 et 1:213; Joinville termina son livre au
mois d'octobre 1309* : dans ce long intervalle, le goût déjà
si vif qui, dès le xn'= siècle, poussait les esprits vers les re-
cherches savantes, et faisait fleurir les récits, les biogra-
phies en latin et en français, en vers et en prose, s'accroît
de toute l'ardeur littéraire, de toute l'activité politique dont
le nouveau siècle est animé. En s'éloignant des Chansons de
Gestes, la faveur publique s'attache à l'histoire. De nom-
breuses productions, aussi variées de forme qu'elles sont
diverses par le sujet, l'inspiration et l'importance, attestent
ce progrès. On compte environ cent dix chroniques latines
1. «Ce fu esciit en l'an île giàce mil CGC et IX au moys d'octovre. »
Cil. l/i9 (manuscrit de Bruxelles).
184 l'histoire au TEMPS DE JOINVILLE.
au xiii" siècle ' , entre les Mémoires de Yillehardoiiin et ceux
de Joinville; les chroniques françaises du même temps, y
compris les poëmes historiques, s'élèvent à la moitié de
ce nombre. VoiLà ce qu'on néglige lorsqu'on va d'un seul
trait jusqu'au biographe de saint Louis en quittant l'histo-
rien de la quatrième croisade. Ajoutons que sur ce point
particulier de la vie du saint roi, les documents se sont de
bonne heure accumulés. Sa légende s'est formée, dès le len-
demain de sa mort, dans les imaginations et les cœurs;
un cycle de récits et de souvenirs s'est rassemblé autour
de son nom vénéré , longtemps avant que Joinville pen-
sât lui-même- à intervenir et cà publier son témoignage. 11
est donc nécessaire d'examiner sommairement cet ensemble
considérable d'écrits et ce qu'on peut appeler la litté-
rature historique du xiii" siècle; nous aborderons ensuite
l'examen du texte de Joinville, et nous ferons connaître les
récents travaux qui, en restituant ce texte dans sa pureté ont
renouvelé d'une façon si imprévue une étude qu'on croyait
épuisée.
La littérature historique du XIII" siècle. — Chroniques françaises, en
vers et en prose. — Poëmes historiques.
Les plus importantes chroniques rimées, au xiii*^ siècle, sont
celles de Philippe Mouskés et de Guillaume Guiart. La pre-
mière commence au siège de Troie, début de l'histoire de
France, et s'arrête à 1243 : elle contient trente et un mille deux
cent quatre-vingt-six vers de huit syllabes, dont dix mille sont
consacrés à Gharlemagne, onze mille à Phili|j[)e-Auguste, et
aux deux rois ses prédécesseurs; l'auteur éliiit un homme
d'armes, originaire de Tournai, très-versé dans la lecture des
1. On en trouvera l'analyse dans le lome XXI de ÏHi^lvin: liUeraire,
p. 656-778.
CHRONIQUE DU SAINT-MAOLOI RK. l8o
chroniques latines, des Gliansons ih Gestes et des romans,
qu'il a imités et traduits en fort mauvais style'. Guiart, qui
vivait à la fin du siècle, était aussi un homme de guerre; il
avait rang de sergent d'armes, et fut blessé en combattant
contre les Flamands. Sn chronique, intitulée Branche des
royaux lignages, va de 1180 à 1306, et ne renferme pas
moins de douze mille cinq cent vingt-sept vers octosylla-
biques : il l'écrivit, en 130i, cà Arras, et s'aida, dit-il, « des
livres de Saint-Denis, » notîunment du poëme latin de Guil-
laume le Breton, clerc de Philippe-Auguste, et de la chronique
française, aujourd'hui perdue, de Jehan dePrunai^ Guiart
était d'Orléans; il dédia son œuvre au roi Phihppe le Bel.
Les autres chroniques, inférieures pour l'étendue, ne se
recommandent pas davantage i)ar le mérite de l'expression.
La Ch'onique anonyme de Saint-Magloire, rédigée à Paris,
dans le couvent bénédictin de ce nom, qui était situé rue
Saint-Denis, près de l'église de Saint-Leu% est contenue en
six feuillets et ne va pas au dehà de trois cent quinze vers
octosyllabiques : c'est une sèche et plate analyse de l'histoire
de France, depuis l'année 1^21 jusqu'à l'année 130'<'\ On a
sur Charles d'Anjou, roi de Sicile, trois cent quatre-vingts
vers attribués à Adam de la Halle; la fin du règne de Phihppe
le Bel, entre l'an 1300 et l'an 1310, est racontée en sept mille
1. Ua savant éditeur, M. de Reiffenberg, a publié cette chronique en deux
parties (1835-1845). Ses Introductions, qui sont de beaux cliapitres d'his-
toire littéraire, ses notes, ses appendices, ses glossaires^ ont rendu d'inap-
préciables services à l'étude de notre langue, de nos mœurs, de nos tra-
ditions nationales. Comme il arrive souvent dans ces sortes de travaux,
quelques passages de la seconde publication rectifient la première. On
pourra consulter sur cet ouvrage, le t. XIX de YUistoire littéraire (861-872)
et le t. XXI (698-702), où le précédent article est complété et corrigé
par le second.
2. Collection des Chroniques nationales, t. VIII, p. 18. — C'est au vers 342
que Guiart mentionne Jelian de Prunai. Eistoire littéraire, t. XXI, p. 674.
— Voir aussi Recueil des Historiens de Gaule et de France, t. XXII.
3. Ce couvent a subsisté de 1138 à 1580. La chronique a été trouvée dans
le petit cartulaire du couvent au milieu d'actes du xm" et du xiv^ siècle.
4. M. Natalis de Wailly en a donné une édition correcte dans le t. XXII
des Historiens de Gaule et de France, p. 214-224.
186 l'histoire au temps de joinville.
neuf cent dix-huit vers octosyllabiques pcar Godefroy ou Gef-
froy de Paris : on peut encore rattacher à la môme époque
la Chronique rimée d'Angleterre, dont l'auteur, Pierre de
Lange tost, a tour à tour traduit VHistoria Britonnm de Geof-
froy de Monmouth, la compilation d'Henri de Huntingdon,
d'anciennes chansons de Gestes, traduites en prose anglaise,
le tout formant, en deux parties, un récit de six mille cinq
cents vers, pleins d'angUcismes, qui s'arrête en 1312'.
La longueur de cette énumération nous force à glisser sur
les Poëmes historiques qui font suite à ceux du xu'^ siècle, in-
diqués plus haut^ Nous remarquons, dans la foide de ces
compositions, Y Eloge des i^ois de France, inspiré, vers 1203,
à un rimeur anonyme par une haine ardente contre l'Angle-
terre^; Y Éloge de Guillaume de Salisbury, dit Longue-Epée,
chevalier d'outre-Manche, qui se croisa, en 1249, avec saint
Louis, et périt l'année suivante sous les murs de Mansourah ;
le Roman de Mahornmet, écrit à Laon, en 1258, par Alexandre
du Ponl, d'après des légendes et des poëmes latins très-ré-
pandus au moyen âge * ; le Pas Salhadin, l'un des plus célè-
bres épisodes de la troisième croisade, si sou^ent chanté par
les trouvères et représenté dans les tournois et les fêtes jus-
qu'au xiY^ siècle ; cette pièce anonyme, en vers de huit syl-
labes, est antérieure à 1291 ^. Nous renvoyons, pour le
reste, au tome XXIIP de Y Histoire littéraire^, et nous arri-
vons aux chroniques en prose.
1. Ilidoriens de Gaule, etc., t. XXII.
2. Page 160. — Le caractère distinctif de ces poëmes y est expliqué.
a. Le poëme, en vers de huit syllabes, débute par cette exclamation:
Honnis soit li rois d'Engleterre !
— Histoire littéraire, t. XXIII, p. 420.
4. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 430, 442-448. — Vers de huit syllabes.
5. Histoire littéraire, t. XXIII, p. 485. — Froissart, Chroniques, 1. IV, ch. i,
L III, p. 4 (année 1389).
6. Voici les titres des autres poëmes historiques analysés dans le t. XXIII :
la Complainte de Jérusalem, en 25 strophes, composée vers 1223; le Sermon
en vers sur la mort de Louis VIII par Hohert de Saincériaux (1226) ; les
Plaintes d'un prisonnier, rimées vers 1230 par un chevalier français captif
en Angleterre; le Vriril/'ije aux Bretons (1234), parodie des traités conclus
CHRONinUE DE RAINS. 187
Celles-ci peuvent se diviser en plusieurs groupes, ou, si l'on
veut, en nations, comme les écoliers des anciennes univer-
sités, suivant la différence des sujets qu'elles traitent et la
nationalité des provinces dont elles racontent l'histoire. Le
groupe français proprement dit comprend un certain nombre
de petites chroniques anonymes qui se trouvent réunies dans
le tome XXP des Historiens ck Gaule et de France; elles fom-
mencent, en général, vers le milieu du siècle, en 1234, 1250,
1270, et finissent avec le siècle même ou un peu au-delà, en
1286, 1308, 'i3o6. A cet ensemble se rattachent les travaux
du moine de Saint-Denis, Guillaume de Nangis : sa Petite
histoire des rois de France, à l'usage des pèlerins et des visi-
teurs des tombeaux de Saint-Denis; sa Vie de Philippe III,
et sa Chronique universelle, qui s'étend de 1226 à 1300.
Guillaume avait d'abord écrit ces livres en latin, puis il les a
traduits en français pour les répandre ; une bonne partie des
matériaux rassemjjlés par lui sur l'histoire du xnf siècle est
entrée dans la composition des Grandes Chroniques de
France^. Mais l'œuvre la plus remarquable de ce groupe est
certainement la Chronique de lîains ou de Reims, rédigée
entre 1260 et 1265, et ainsi appelée parce qu'elle est remplie
de détails sur la ville de Reims, sur les bourgeois, les arche-
vêques, le sacre des rois, ce qui semble nous indiquer l'ori-
gine ou la résidence de l'écrivain.
Le caractère de ce livre est d'être fait pour le peuple; il
nous représente l'image vive et sincère de l'opinion du tiers
par les rois de France avec les comtes de Bretagne ; la Satire contre les
Vilainx (1247), pleine de détails curieux sur les droits féodaux ; une
Inscription rimce en souvenir de la bataille de Boiivines (1214) et gravée
sur une porte d'Arras ; une Comylninte de l'Eglise d'Angleterre (1256) ; un
(/î( de Vérité (1256), contre la protection accordée par Louis IX aux ordres
mendiants; quelques poèmes relatifs aux querelles intérieures de l'Angle-
terre en 1264 et 1265; les Regrcs au Ro]] Loeijs (1270) inspirés par la mort
de Louis IX ; une Prière à S<iint-Marc, pour les Vénitiens, par maître Martin
da Canale (19,74) ; le Roman de Ham, en 4500 vers, souvenir d'un fameux
tournoi (1278); les Tournois de Ciiauvencij,\yir Jacques Bretex (1285); une
Coniiilainte sur Enguerrand de Créquy, évèque de Cambrai (I273'i, et quel-
ques épitaphes en vers. — Pages 414-485.
1. Histoire littéraire, t. XXV, p. 479.
188 L HISTOIRE AU TEMTS DE JOINVILLE.
état d'alors en matière de religion et de politique. L'auteur
n'est sans doute pas un homme d'église; il approuve peu les
croisades, il s'exprime sur le clergé et môme sur le pape
avec une grande liberté. Pour le style, il supporterait la com-
paraison avec les meilleurs écrivains du même temps. Le
tissu de la phrase est ferme et serré ; les mots sont bien choi-
sis, bien placés; le récit, qui ne frappe d'abord que par sa
familiarité naïve, a de la force, du mouvement, de l'har-
monie; c'est l'œuvre excellente, originale d'un homme qui
sait écrire * .
Un autre groupe de chroniques du xni'' siècle comprend les
récits qui se rapportent h l'histoire des Normands : par exem-
ple, Li Fslore des ducs de Normandie et des rois d'Angle-
tierre, pulDliée, en 1840, sur deux manuscrits, par M. Fran-
cisque Michel; VYstoii-e de li Normant, en huit livres, et la
Chronique de Robert Wiscart ou Guiscard, en deux livres,
publiées, en 1835, sur un manuscrit du xni^ siècle, par Cham-
poUion-Figeac. Le premier de ces trois ouvrages, dont l'au-
teur est peut-être un Flamand, embrasse une période assez
vaste, de 876 à 12:20, et insiste particulièrement sur l'expé-
dition du fils de Philippe-Auguste, le futur roi Louis YIII, en
Angleterre ^ ; le second et le troisième se bornent à un sujet
spécial, l'établissement des fils de Tancrède de Hauteville, en
Italie (1035-1078) : l'un et l'autre sont la traduction d'une
chronique latine rédigée un peu avant 1086, par Aimé ou
Amat, moine du Mont-Cassin. Le traducteur anonyme, qui
semble avoir vécu au xiii" siècle, appartenait sans doute au
même monastère; son style, mêlé d'idiotismes, dénote un
Italien. Aucun de ces récits ne peut se comparer, pour le
1. Édition de M. Louis Paris (1837). La Chronique de «Rains» commence
à 1180 et Unit à 1260. En 1856, M. de Smet en a donné une deuxième édi-
tion, sous le titre de Chronique de Flandre et des Croisades, au nom de la
commission royale à'Eistoire de Belgique. Enfin, en 1870, une troisième édi-
tion plus correcte du même ouvrage a été publiée par M. Natalis de Wailly
(Société de l'Histoire de France) sous ce titre : Récits d'm ménestrel de
Reims.
2. Histoire littéraire, t. X\I. p. 670.
BAUDOUIN D'AVESNES. 180
inéi'itf! (le l'expression, aux chroniques du groupe français.
Nous avons eu déjà l'occasion de signaler le grand corps
de chroniques rédigé en français sous le nom de Baudouin
d'Avesnes, mort en 1289' : c'est le morceau capital etl'n'u-
vre la plus vaste du gr(nipe llamand. Ce résumé de chroniques
diverses existe sous une double forme, en latin et en français ;
quel est le texte original? On incline h penser que c'est le
texte français. Si le nom de Baudouin d'Avesnes se trouve
attaché à cette collection, qui embrasse une période de trois
siècles-, la raison en est, selon toute apparence, cfue l'édition
complète, le travail final oîi les rédactions antérieures furent
riissemblées et coordonnées, se fit sous les yeux de ce Bau-
doin, par son ordre et à ses frais. Le livre anonyme, ouvrage
de plusieurs mains, a pris le nom de son possesseur. A côté
de cette compilation viennent se placer trois autres chroniques
de médiocre valeur : VEstore des comtes de Flandre, traduite
d'une chronique latine, Flandria generosa^; une autre chro-
nique semi-fabuleuse sur le môme sujet, commençant à 1168
et se terminant à 1285, sorte de poëme historique mis en
prose et « desrimé*; » enfin, une petite Chronique des évê-
ques de Cambrai, traduite du latin en 127.3, sous l'épiscopat
d'Enguerrand de Créquy, et s'étendant de 1070 à 1135 ^
Malgré la différence des sujets traités par nos chroniqueurs,
on voit paraître et se reproduire presque partout les traits
généraux qui caractérisent ces ébauches de compositions his-
1. P. 163.
2. De 977 à 1289. Le texte français est plus étendu que le texte latin.
La Bibliothèque Nationale en possède quatre manuscrits. — Hiatoire litté-
raire, t. XXI, p. 753-7G0.
3. La Flandria generosa, ou les nobles Lignages de Flandres, est une
œuvre collective et successive qui a commencé au xii" siècle et n'a pris
tin qu'en 1347. La première partie seule, de 792 à 1165, a été traduite en
français au xiii^ siècle. M. de Smet a publié celte traduction sous un titre
un peu différent de celui que nous donnons. Histoire littéraire, t. XXI, p. 707.
/i. Histoire littéraire, t. XXI, p. 766.
5. Historiens de Gaule et de France, t. XIII, p. 476-496. — Histoire litté-
raire, t. XXI, p. 747. La chronique latine a pour titre : Gesta £j;(.sco])on/m
cameracensiim. Le style de la traduction est clair et simple.
190 l'histoire au temps de joinville.
toriques. La plupart sont anonymes; celles qui ne le sont pas
ont pour auteurs des hommes obscurs ; on n'en cite aucune
qui ait été écrite, comme les Mémoires de Villehardouin, par
quelque personnage. Beaucoup sont traduites du latin ; à l'ex-
ception d'une ou deux chroniques, le style est uniformément
plat et médiocre : il n'y faut pas chercher des indices de
talent, mais une preuve de la sérieuse curiosité éveillée dans
le public et de la faveur croissante qui s'attachait à l'histoire.
Les mêmes réflexions s'appliquent aux récits inspirés par le
souvenir des croisades. L'un des meilleurs est la Chronique
d'outre-mei^ écrite avec agrément et facilité : l'auteur re-
monte à l'an 1100, époque de la mort de Godefroy de Bouil-
lon, et s'arrête à 1227; il lui arrive de copier Villehardouin,
pour la quatrième croisade, sans nous prévenir de ce plagiat;
il fait aussi de larges emprunts à VOrdène de chevalerie ,
poëme récent et très-populaire, dont le héros était le sultan
Saladin. Le style [de cette chronique rappelle le ton et la ma-
nière de la Chronique de Rains. La relation française de la
Prise d'Acre et les Lignages d'outre-mer, sorte de nobiliaire
des grandes familles françaises de Palestine, sont du môme
temps * . Ce dernier ouvrage a été remanié plus d'une fois et
prolongé bien avant dans le xiv* siècle. Mentionnons une ver-
sion française des vingt-trois livres de Guillaume de Tyr%
une compilation, attribuée à Bernard, trésorier de Saint-
Pierre de Corbie, où l'on a réuni l'histoire de Guillaume de
Tyr, la Chronique d'outre-mer, le livre de Jacques de Vitri%
1. Histoire littéraire, t. XXI, p. 466, 680, 683. La relation de la prise d'Acre
existe sous deux formes, l'une latine, qui paraît être l'original, et l'autre
française, qui semble une traduction. On peut y joindre la lettre écrite en
français sur le même événement par Jehan de Villers, vingt et unième grand
Maître de l'ordre des Hospitaliers de Jérusalem. Sur ces documents qui
appartiennent à la lin du xiii« siècle, voir VHiittoirc littéraire, t. XX, p. 85-93.
i. Guillaume de ïyr, né vers 1140 fut archevêque de Tyr en 1174; il
prêcha la croisade à Philippe-Auguste en 1108 et mourut peu de temps
après. La Bibliolhêque Nationale possède dix-huit exemplaires de l'ancienne
version française de son ouvrage.
3. Jacques de Vitri, mort en 1^44, écrivit à Ptolémaïs VHistoire orientale,
ou le résumé des croisades, en trois livres, jus(iu'à l'année 1218.
LE LIVRE D'HAYTON. lOl
en continuant le récit jusqu'en 1275. Traduite du latin dans
plusieurs parties, cette compilation fut elle-même, un peu
plus tard, par une version n(Ju^elle, traduite du français en
latin * .
Vers la lîn du siècle, un prince chrétien d'Arménie, Hayton,
qui s'était fait moine et avait échangé sa principauté de Cor-
ghos^ contre une cellule chez 1(!S Prémontrés de Poitiers,
rédigea en latin un livre curieux et plein de vues intitulé :
Flos historiarum terrse Orientis. Cette (( fleur des histoires
d'Orient, » embellie des sou\ enii's du lointain voyage de Marco-
Polo* qu'Iiayton aAait pu connaître en Italie, eut beaucoup
de vogue, non dans le texte même d'Hayton, mais dans une
imitation française publiée par Nicolas Falcon à la même
époque. Falcon s'était instruit, dit-il, dans ses entretiens avec
Hayton, à Poitiers : celui-ci lui conta, paraît-il, la matière
même de son livre que l'indiscret auditeur mit en français,
tandis que le trop confiant prince d'Arménie l'écrivait en latin.
Le plagiaire donna ensuite une version latine de son ouvrage,
et la version fut traduite, cinquante ans plus tard, en français,
par le compilateur des Chroniques de Saint-Bertin, Jean
Lelong d'Ypres, connu sous le nom d' Yperius. On a quatre
manuscrits du premier texte français, deux manuscrits du
second texte français et cinq manuscrits latins * .
1. J/('mo(Ve.s s<nr Vllidoirc ik France, collection Guizot (1824). — Biblio-
thèque dea Croiaiuks, par Michaiid. — Histoire littéraire, t. XXI, p. 683-680.
— Chronique d'Ernoul et de Bernard le Trésorier, par M. de Mas-Latrie. P^ditioii
de la Société de l'Histoire de France (1871).
2. Corglios était située près de l'ancienne Séleucie. Hayton mourut à
Poitiers en 1308.
3. Le célèbre voyageur vénitien, né en 1260, mourut en 1323. H visita
la Perse, l'Inde, la Chine, la ïartarie; sa Relation fut traduite dans toutes
les langues de l'Europe. Nous y reviendrons.
4. Histoire littéraire, t. XXV, p. 479-507. Le livre d'Hayton, et celui de
ses imitateurs, comprend quatre parties : la description de l'Asie, l'histoire
de ses rois depuis Jésus-Christ, l'histoirç des Tatars, et l'exposé d'un projet
de passage et de conquête outre-mer. C'est surtout cette dernière partie
qui lit impression sur les contemporains. — La Bibliothèque Nationale a ré-
cemment acquis le quatrième manuscrit du premier texte français. —
Bibliothèque de l'Ecole dex Chartes, t. XXXV, p. 9.^, (1874), article de M. Léo-
pold Pannier.
192 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
Entre tous les événements et tous les personnages dont la
grandeur récente, en frappant l'esprit des contemporains,
avait excité la verve des chroniqueurs, Louis IX et son règne
tenaient assurément le premier rang. La légende de ses ver-
tus, de sa profonde tendresse pour le peuple, de sa justice
inaltérable, de la douce exaltation et des pieuses témérités
de son courage, sans avoir l'éclat mensonger des légendes
épiques, s'illumina de la poésie touchante des regrets popu-
laires. L'Eglise ne tarda pas à rehausser et à perpétuer cette
gloire par une suprême consécration. Bon nomljre de ]jio-
graphes avaient essayé déjà de satisfaire ce besoin d'admirer,
d'aimer, et de connaître, que laisse toujours au cœur des sur-
vivants la disparition d'un grand homme, lorsque Joinville
entreprit lui-même d'apprendre a tous ce qu'il savait du saint
roi : l'étude que nous voulons faire du texte de Joinville a
donc pour préliminaire obligé l'examen des travaux anté-
rieurs à son livre.
§ n
Des historiens de saint Louis qui ont précédé Joinville.
Les premiers écrits composés sur saint Louis sont l'œuvre
de ceux qui ont vécu dans son intimité, qui ont pu lire de
près et assidûment dans cette belle âme, et qui touchés de
ses rares mérites ont formé le dessein de proposer et de
faire reluire à tous les regards ce modèle des chrétiens et
des rois. Geoffroy de Beaulieu, qui avait été pendant vingt
ans le confesseur du prince, écrivit, de 1270 à 1276, cà la de-
mande du pape Grégoire X, cinquante -deux chapitres en
latin oîi il recueillit, comme l'a fait plus tard Joinville dans
la première partie de ses mémoires, <( la fleur des bonnes
paroles et des bons exemples » que lui présentait en abon-
dance une vie pleine d'ensei^ements^
1. L'ordre ou l'invitation de Grégoire X est du 4 mars 1272. — Acta
Sanctonm, t. V (Âiigusto), p. 54:5, 546, 556, 557, n"^ 22, 45, 63, 64, 65. —
Us vrais Enseignements de saint Louis, par le P. Gros (1873), p. 27. — Geof-
GUILLAUME DE CHARTRES. 193
Un peu avant 1297, lorsque l'Église de France commença
de réunir les éléments de l'enquAte exigée pour la canonisa-
tion de Louis IX, plusieurs livres parurent sur les miracles
accomplis par la vertu du saint roi : Guillaume de Chartres
en rassembla soixante-cinq dans un récit assez court, en
latin ; il avait été le cliapelain du prince ' . L'un de ces mi-
racles, le trente-huitième, lui fut conté par le médecin du
roi, Dudon, qui lui en remit une relation dont le texte a
disparue Un moine de Saint-Denis, Gilles de Pontoise,
écrivit les Gesta sancti Ludovici nom un peu après la
canonisation'. Nous avons une Collection de tous ces mi-
racles en français*. Le confesseur de la reine Margue-
rite % qui avait vécu dix-huit ans à la cour et à qui certains
attribuent la version française des Miracles, fit, en outre,
une Vie de saint Loiiis^, h la prière de la princesse Blanche,
fille du roi, femme de l'infant de Castille, Ferdinand''. Cet ou-
vrage, dont le plus ancien manuscrit français paraît remonter
aux débuts du xiv^ siècle, est divisé en vingt chapitres ; on y
trouve la liste des témoins qui déposèrent dans l'enquête
relative à la canonisation. Joinville y est cité au quatorzième
rang*. Parmi les contemporains, alors vivants, qui figurent
froy mourut en 1280. — Voici le titre de son ouvrage : « Incipit vita et
sancta conversatio piœ memoriic Ludovici quondam régis Francorum a Gau-
frido de Belloloco, Ordinis prœdicatorum. » — Historiens de Gaule et de France,
t. XiX.
1. Historiens de Gaule, etc., XIX.
2. Histoire littéraire, t. XXI, 747, p. 748.
3. Duchesne, t. V, 396. — Historiens de Gaule, etc., t. XX.
4. Historiens de Gaule, etc., t. XX, p. 39.
5. Saisissons cette occasion de rappeler qu'on a trouvé vingt-trois lettres
de la reine Marguerite, femme de saint Louis, comprises entre les années
1235 et 1282. Onze sont en français. Elles sont analysées et citées dans le
t. XXI de ['Histoire littéraire, p. 829-833.
6. Il est probable que le texte original de cette Vie était en latin et qu'il
a été traduit presque aussitôt soit par l'auteur, soit par un contemporain.
— Histoire littéraire, t. XXV, p. 134-177.
7. Acta sandorum, t. V, p. 292, n» 3.
8. «Monseigneur Jehan, seigneur de Jeenville, chevalier, du dyocèse de
Chaalons, homme d'avisé aage et moult riche, seneschal de Champaigne,
de cinquante ans environ.» — Historiens de Gaule, etc., t. XIX.
13
194 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
dans ce récit, nous rencontrons Edouard I" roi d'Angleterre;
or, ce roi est mort en 1307, ce qui prouve que la rédaction
de l'ouvrage est antérieure à cette époque et, par conséquent,
au livre de Joinville.
Un autre historien, mort en 1302, avait traité ce môme
sujet en latin et en français : nous voulons parler de Guil-
laume de Nangis, garde des chartes de l'abbaye de Saint-
Denis, auteur d'une histoire de France et d'une chronique
universelle déjcà signalées*. Sa Vie de saint Louis, rédigée
d'abord en latin d'après les documents que Geoffroy de
Beaulieu venait de pubher, traduite ensuite par lui-môme
probablement ou par un moine de la même abbaye, entra
dans le texte des Grandes Chi^oniques de France et prit ainsi
le caractère et l'autorité d'une histoire officielle^.
A tous ces travaux, inspirés par une fervente admiration
pour la mémoire de saint Louis, Joinville vint à son tour,
après tous les autres, ajouter l'expressive et incomparable
originalité d'un esprit supérieur, l'immortel agrément d'un
récit dont l'auteur avait été pendant trente ans l'ami, le con-
tident du héros chrétien, et un ami digne, à tous égards, de
cette auguste intimité. A-t-il connu ces biographies et ces
mémoires écrits avant son livre? Il n'en faut pas douter, car
on peut aisément signaler dans son récit la trace ou l'aveu
des emprunts qu'il a faits à ses devanciers. Ce qu'il dit, par
exemple, du châtiment infligé aux blasphémateurs', et, un
peu plus loin, de la collation des bénéfices, est emprunté à
Geoffroy de Beaulieu ; lui-même, en terminant, déclare qu'il
avait sous les yeux (( un romant», c'est-à-dire, une histoire
1. Page 187. On a trouvé dans les archives de Saint-Denis un compte où
est inscrite une gratification annuelle de «cent sols» au bénéfice de Guil-
laume de Nangis, «garde des Chartes, » depuis 1289 jusqu'en 1299. —
Histoire littéraire, t. XXV, p. 154-177.
2. Guillaume de Nangis s'était servi en outre d'un récit de Gilon de
Reims que nous n'avons plus. — Historiens de Gaule, etc., t. XX. — Biblio-
thèque de l'École des Chartes, t. XXXV (1874), p. 230-237. Mémoire de
M. de Wailly.
3. Chapitres cxxxix et cxl de l'édition de M. de Wailly (18(J7).
GUILLAUME DE NANGIS ET GEOFFROY DE BEAULIEU. 195
en français où il a trouvé (( grant partie des faits du saint
roi.» Ce «roniant» était sans doute la chronique de Saint-
Denis, ou la traduction de l'ouvrage de Guillaume de Nangis,
ou celte collection française des Miracles, citée plus haut'.
Le chapitre cxl de l'édition de 1867 semble pris à Guillaume
de Nangis, et au recueil des ordonnances royales ; les chapi-
tres cxLi et cxLiii se retrouvent dans les Grandes Chroniques,
le chapitre cxlii correspond en entier au chapitre xix de Geof-
froy de Beaulieu^ : le texte des Enseignements de saint Louis,
transcrit par Joinville, était depuis longtemps connu et figu-
rait dans l'ouvrage de Geoffroy de Beaulieu, antérieur à
1276'. En résumé, la fin du livre de Joinville est la partie
1. Il est à peu près certain que ce « romant » est une ancienne rédac-
tion des Gramks Chroniques, analogue au texte récemment mis en lumière
par M. Paul Viollet, et portant le u» 2615 (autrefois 830o,ss je la
Bibliothèque Nationale.) Ce manuscrit, certainement antérieur à 1297, con-
tient plus que tout autre des leçons conformes au texte de Joinville. 11 n'en
diffère que dans le chapitre relatif à la réforme de la prévôté de Paris. Or,
ce morceau se trouve dans le manuscrit plus récent, dit de Sainte-Gene-
viève, mais postérieur lui-même au livre de Joinville. Ce qui prouve que la
copie des Grandes Chroniques dont Joinville s'est servi est tout ensemble
antérieure au manuscrit de Sainte-Geneviève et postérieure au manuscrit
2615 de la Bibliothèque Nationale. — M. de Wailiy, Bibliothèque de l'École
de Chartes, t. XXXV, p. 219, 225, 130 (1874).
2. Le rédacteur des Grandes Chroniques avait connu et utilisé les ou-
vrages de Geoffroy de Beaulieu, du Confesseur de la reine Marguerite, de
Guillaume de Nangis, la collection des Miracles, et c'est par son intermé-
diaire que Joinville a sans doute imité toutes ces publications. Il est pro-
bable que Joinville n'avait sous les yeux que le texte français des Grandes
Chroniques. — M. Paul Viollet, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t. XXXV,
p. 29.
3. Une discussion fort vive et fort longue s'est élevée assez récemment
an sujet de l'authenticité des Enseignements de saint Louis èi son fils. Que
ce document ait existé, écrit en français de la main du roi, cela ne fait pas
doute: Geoffroy de Beaulieu (chapitre xiii), le dit formellement. Il l'a vu,
dit-il, après la mort du roi, et l'a traduit en l'abrégeant, du français en
latin : « Horum docunientorum manu sua scriptorum, post mortem ipsius, ego
copiam (communication) habui, et sicut melius et brevius potui, transtuli
de gallico in lalinnm. » Le Confesseur de la reine Marguerite a emprunté à
Geoffroy cette analyse et l'a ensuite traduite du latin en français, comme
il l'a fait aussi pour les Enseignements de saint Louis a. sa fille Isabelle. Or,
le texte français publié par Joinville et emprunlé par lui aux Grandes Chro-
niques (manuscrit 2615), est plus développé que le texte du Confesseur et
196 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
la moins originale, celle où n'étant plus soutenu par ses sou-
venirs personnels il a dû recourir aux documents déjà publiés
pour se mettre en état de parler avec compétence des der-
nières années du gouvernement de saint Louis.
§ ni
Études philologiques sur le texte des Mémoires de Joinville. — Appréciation
littéraire de cet ouvrage.
Il nous suffira de rappeler les principaux traits, les événe-
ments notables de la vie de Joinville avant d'insister sur
l'étude, beaucoup plus importante, de son livre même. Cette
vie, qui fut trës-longue, — car elle dura près d'un siècle,
— présente à l'iiistoire bien peu de faits saillants en de-
hors de la croisade de 1248 et des six années que Joinville
passa outre mer dans la compagnie du roi : une fois séparé
de ce grand homme dont la gloire se répand sur lui, une fois
sorti de la pleine hmiière de cette haute amitié, il retombe
dans l'obscure médiocrité de son rôle poUtique et de sa for-
tune. Ce n'est plus qu'un gentilhomme champenois, sénéchal
d'une cour de province, sire d'un petit castel qui peut armer
en guerre neuf chevaliers et sept cents hommes d'armes*.
que celui de Geoffroy; il est surtout plus harJi, soit à l'égard de Rome, soit
à l'égard des seigneurs : pour tout dire, il témoigne d'un esprit plus libéral et
plus populaire. 'selon M. Paul Viollet, et selon le P. Gros, auteur d'une Vie intirne
de saint Louis, le texte vrai est celui de Geoffroy et du confesseur; la ver-
sion de Joinville et des Chroniques est interpolée. C'est l'esprit du règne de
Philippe le Bel qui l'inspire. M. Natalis de XVailly soutient au contraire que
le texte de Joinville est à la fois plus complet et plus vrai que l'analyse
donnée par Geoffroy. Selon lui, la minute exacte du texte français original
aurait été remise et déposée à l'abbaye de Saint-Denis où les rédacteurs,
presque officiels, des Grandes Chroniques, l'auraient transcrite. — Voici les
ouvrages à consulter sur cette question : !<> Mémoire de I\]. de Wailiy lu
à l'Académie des Inscriptions en 1872 (Bibliothèque de l'École des Chartes
t. XXXIII) ; 2° Deux mémoires de M. Viollet, bibliothèque de l'École des
Chartes, t. XXIX (1869) et t. XXXV, (1874); 3» Les vrais enseignements du
roi saint Louis, par le P. Gros de la compagnie de Jésus (1873); 4° Second
mémoire de M. de Wailiy, Bibliothèque de l'École des Chartes, t. XXXV,
(1874). On peut y joindre M. Kervyn de Lettenhove, Séances de la com-
mission royale d'histoire, 2o série, t. XI. (1858.)
1. C'est avec cet équipage qu'il partit pour la croisade.
JOINVILLE. 197
Joinville naquit on 1224, (loux tins avant l'avénomonl de
saint Louis qui était né en 1213. Sa famille, de bonne no-
blesse moyenne et bien apparentée, se distingua dans les
croisades ; elle occupait, depuis le milieu du xi" siècle, le
manoir féodal de Joinville situé sur l'une des hauteurs boi-
sées qui, surplombant des gorges profondes, commandent la
ville de ce nom et le cours de la Marne'. Elevé auprès des
comtes de Ciiampagne, dans cette élégante société de che-
valiers et de poètes où Villehardouin déjà s'était formé, il
parut à la cour du roi de France en 1241 , à l'occasion des fêtes
que Louis IX donna nxec grande pompe h Saumur en armant
chevalier son frère Alphonse, comte de Poitiers. Il était alors
écuyer tranchant, et, comme il dit lui-môme, il tranchait de-
vant le comte Thibault VI roi de Navarre, son seigneur ^
Joinville n'avait pas plus de vingt-quatre ans lorsqu'il se
croisa en 1248 et partit à la suite de Louis IX' ; revenu en
France avec ce prince en 1234, il refusa de l'accompagner,
seize ans après, sur les côtes d'Afrique. Dans l'intervalle de
ces deux expéditions, il avait partagé son temps entre la
société du roi h Paris et le gouvernement de ses vassaux en
Champagne.
En 1282, il comparut, nous l'avons dit plus haut, dans
l'enquête préalable faite à Saint-Denis pour la canonisa-
tion de Louis IX; en 1298, il assistait à la levée du corps
saint et à l'oraison funèbre prononcée par le frère Jehan
de Samois qui, à propos de la loyauté du roi, s'appuya
1. Ce château subsistait encore en 1789. Le duc d'Orléans le fit vendre
en 1791, à condition qu'il serait démoli. Il fut adjugé par acte du 27 avril
aux citoyens Berger et Passerat au prix de 6,000 livres pour les matériaux
et 1500 livres pour le terrain. — M. Francisque Michel, dans son édition
des Mémoires de Joinville (1839), a traité avec le plus grand soin et la
plus curieuse érudition tout ce qui se rapporte à la vie de Joinville et à
l'histoire de sa famille. Voir Introduction, p. i-clxxxix. — La Bibliothèque
(/e l'École des Chartes (1876) contient un article de M. Jules Finot sur
Héluyse de Joinville, sœur de notre historien, morte en 1312. A cette bio-
graphie sont jointes quelques pièces originales. P. 328-333.
2. Sur ce prince chansonnier, voir t. l", p. 368.
3. A la bataille de Mansourah ou de la Massoure, Joinville reçut cinq
blessures, et son cheval en reçut dix-sept.
198 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
sur son témoignage. C'est peu do temps après qu'il com-
mença ses Mémoires, à la demande de Jeanne de Na-
varre, reine de France, femme de Philippe le Bel, mère de
Louis le Hutin ; Jeanne étant morte en 1303, avant que le
manuscrit tut achevé, Joinville dédia son livre et l'offrit à
Louis le Hutin, lorsque ce prince n'était encore que roi de
Navarre, c'est-à-dire, entre 1309 et 1314. Convoqué en 1315
sous l'oriflamme, pour marcher contre les Flamands, il se
rendit avec ardeur à cet appel, malgré son grand âge, et l'on ,_
a encore la réponse qu'il fit cà la convocation royale * . Il était
de retour dans son château en 1317 ; sa présence y est signa-
lée à cette date par un document historique. Joinville mourut
le 11 juillet 1319, laissant un fils qui hérita de son titre de
sénéchal en même temps que de ses domaines : il avait vécu
quatre-vingt-quinze ans et vu le règne de six rois, Louis VIII,
Louis IX, Philippe le Hardi, Philippe le Bel, Louis le Hutin et
Philippe V dit le Long. Qu'est devenu ce manuscrit de ses
mémoires qu'il présenta vers 1310 à Louis le Hutin, ma-
nuscrit rédigé par ses scribes, sous sa dictée et sa surveil-
lance ? Avons-nous le texte véritable du livre de Joinville?
Voici quel est aujourd'hui l'état des manuscrits connus et
des éditions imprimées de cet historien. Les manuscrits sont
au nombre de trois. Le plus ancien et le meilleur est celui de
la Bibliothèque Nationale-, qui avait appartenu à la biblio-
thèque des ducs de Bourgogne et fut rapporté de Bruxelles
en 1744 par le maréchal de Saxe. Ce nianuscrit n'est pas
l'original môme, mais une copie exécutée vers la fin du
xiv*^ siècle et rajeunie, mise h la mode par le copiste, c'est-
à-dire altérée dans l'orthographe et la forme des mots, par
conséquent beaucoup plus semblable au français du temps
de Charles V qu'à la langue du xm® siècle. A propos du
texte de Villehardouin, nous avons expliqué l'importance des
changements survenus dans la langue, au xiv'' siècle, et la
gravité des altérations qui résultent de ces remaniements
1. Édition Francisque Michel, p. cxix. Lu leltre csl du mois do juin 1315.
2. N" 2016, supplément français.
JOINVILLE. 199
successifs dont les copistes du moyen âge sont coutumiers ' .
Sans cliercliei" bien loin, nous eu trouvons une preuve cu-
rieuse qui nous est fournie par un ouvrage antérieur de
quelques années à celui de Joinville : c'est le recueil des
Miracles de saint Louis publié vers la fin du xni" siècle
par le confesseur de la reine Marguerite. On a deux ma-
nuscrits de ce livre, l'un, qui est sans doute l'original;
l'autre, plus récent, et très-semblable à notre manuscrit de
Joinville par le style des miniatures, l'agencement des vi-
gnettes, la distribution des lignes, pages et colonnes, la
forme des lettres courantes-. Or, le plus ancien de ces ma-
nuscrits est gratté, raturé et corrigé en maint endroit ; on y
a biffé des mots, changé des phrases ; on l'a remanié et ra-
jeuni, puis, dans cet état, il a servi de modèle à la deuxième
leçon, à la copie plus moderne. Ce double travail de retouche
et de transcription s'est fait à l'époque môme où l'on exécu-
tait, par une semblable méthode, la copie de Joinville que
nous possédons, c'est-cà-dire, dans la seconde moitié du
xiv" siècle •'.
On a donc perdu le texte original des Mémoires de Joinville
et les copies qui ont été sans doute transcrites immédiate-
ment, du ^ ivant môme de l'auteur. Ni le manuscrit présenté à
Louis le Hutin, ni celui que Joinville avait dû garder dans ses
ai'chives, ne se sont retrou>és. Louis le Hutin avait vingt ans
quand ^ou^ rage lui fut offert; api'ès sa mort, le manuscrit de
JoiuN ille ne se'trouve plus parmi les vingt-neuf volumes qui for-
maient la l)i])liotlièque de ce roi. Sa veuve, la reine Clémence,
recueillit quarante et un volumes; Jeanne d'Evreux, veuve de
Charles le Bel, en laissa vingt : dans tous ces inventaires, pas
un article qui fasse mention du livre de 1309. Il est, au con-
traire, fort clairement désigné par le catalogue de Charles V,
\. Voir plus haut, p. 172-17A, et tome 1"^, p. 83.
2. bibliothèque Nationale, n" 10,311, a, et n» 10,309.
3. Mémoire sur les manuscrits de Joinville, par M. P. Paris (1839).
Édition de F. Michel, p. clxxxv. — Introduction de M. de Wailly, dans
l'édition de 1807.
200 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
et par celui de Ghaiies VI, dressé en 1411 : était-ce bien le
manuscrit primitif ou une récente copie? Tout ce que nous
savons, c'est que le volume de Charles V et de Charles VI
n'était pas celui que nous possédons, et que ce volume, comme
l'original lui-même, a disparu*. Selon toute apparence,
un certain nombre de copies, plus ou moins fidèles, du ma-
nuscrit offert à Louis le Hutin avaient été exécutées, à des
époques diverses, pour des rois et des grands seigneurs; elles
ont péri, sauf une seule qui nous est revenue par Bruxelles et
qui, depuis un siècle, sert de base aux modernes éditions de
Join ville.
Au xv*^ siècle, le roi René de Sicile possédait une de ces
copies ; elle a servi à l'édition première, imprimée à Poitiers
en 1547, par Jehan et' Enguilbert de Marnef frères. Antoine-
Pierre de Rieux en fut l'éditeur. S'il faut juger de la copie ma-
nuscrite par l'édition imprimée, elle avait été fort rajeunie,
car l'éditeur se fait gloire de (( polir son auteur et de le dres-
ser en meilleur ordre. » En 1616, on décou\Tit une autre
copie à Laval, dans les papiers d'un ministre protestant :
l'année suivante, Claude Ménard en fit la base d'une seconde
édition imprimée. Cette copie, transcrite au xvi® siècle et
conforme à l'orthographe du temps de François P% s'est per-
due comme la première; rien d'étonnant, puisque l'une et
l'autre, une fois reproduites par la presse, semblèrent inutiles.
En 1668, Ducange publia une troisième édition sans autre
secours que les deux leçons imprimées par Ménard et par de
Rieux : il s'efforça de les corriger et de les éclaircir l'une par
l'autre. Plus heureux, Sainte-Palaye découvrit à Lucques, en
1. Les deux articles du ciiLilogue de Charles V et de l'inventaire de
Charles VI, relatifs aux mémoires de Joinville, sont ainsi conrus : « La vie
saint Loys et les fais de son voyage d'outre mer. (le Roy l'a par devers
soy)... » — « Une grant partie de la Yie et des fais monseigneur saint Loys,
que fist faire le seigneur de Jaunville ; très-bien escript et historié. Cou-
vert de cuir rouge k empreintes, à deux fermoirs d'argent. Escript de let-
tres de forme en francois à deux coulombes ; comencant au deuxième folio
et por ce que, et au derrenier : en tek manière.» — P. Paris, Mémoire sur
les manuscrits de Joinville, p. clxxvi.
JOINVILLE. 201
1741, un manuscrit de Joinville qui ne remonte pas, il est
vrai, au delà du xvi" siècle, mais qui contient encore cer-
taines expressions fidèlement conservées du texte plus ancien
que le copiste avait eu sous les yeux. Le manuscrit de Luc-
ques accommodé, selon l'usage, au style du temps oi^i il fut
copié et dressé, avait appartenu cà la duchesse Antoinette de
Bourbon, femme de Claude de Lorraine, premier duc de
Guise et seigneur de Joinville : la duchesse, en 1540, l'avait
communiqué cà Louis Lasséré, chanoine de Saint-Martin de
Tours, auteur d'un Abrérjé de l'Instoire de saint Louis. La-
croix du Maine l'avait aussi connu et consulté en 1584 ^ Un
autre manuscrit, de la même époque et de la même famille
que le manuscrit de Lucques, est aujourd'hui entre les mains
d'un particulier-;' mais l'importance de ces deux pièces s'ef-
face et disparaît devant celle du manuscrit du xiv" siècle rap-
porté de Bruxelles en 1744. Aucune édition imprimée ne les
a prises pour modèle et pour type, tandis que pendant un
siècle, de 1761 à 1867, toutes les publications modernes des
Mémoires de Joinville ont fidèlement reproduit la copie du
xiv" siècle ' .
Ces deiLX textes du xvi" siècle ont cependant leur utilité ;
ils peuvent, en plus d'un endroit, fournir de précieuses va-
riantes : par exemple, il est arrivé que le copiste du
xvi" siècle, ignorant les règles de l'ancien français et no-
tamment la règle de Ys'\ a pris des singuliers pour des plu-
1. Cette copie, acquise par la Bibliothèque Royale au prix de 360 livres,
est cotée n" 206, supplément français. La couverture porte les armes d'An-
toinette de Bourbon; l'écriture en est très-belle, et la précieuse miniature,
qui occupe en entier la première page, représente Joinville ollrant son livre
à Louis le Hutin entouré de sa cour.
2. M. Brissart Biné.
3. Les principales éditions modernes sont celles de Capperonnier (1764),
Boucher, Buchon (1824), Michaud et Poujoulat (1836), Francisque Michel
(1839), sans compter celle du Recueil des Historiens de Gaule et de France
(1840), et la première de M. de Wailly (1867).
4. La règle de l's attribuait à certains substantifs un s au singulier quand
ils étaient le snjet de la phrase ; l's disparaissait quand le substantif était
un régime. — Voir t. !«■■, p. 81-86.
202 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
riels et, dans quelques passages, a naïvement reproduit l'ori-
ginal qu'il transcrivait, en faisant des contre-sens. Son erreur
nous a conservé des formes primitives que le copiste du
xiv" siècle, qui les comprenait, avait rajeunies parce qu'elles
étaient tombées en désuétude. Le premier, dans les passa-
ges en question, a changé le sens en gardant les mots, et le
second, en respectant le sens, a modifié l'expression ' . Pour
nous résumer, on possède trois copies, inégalement infidèles,
du manuscrit original des Mémoires de Joinville : le fond des
choses n'a pas subi d'atteinte ; le texte n'a été ni raccourci,
ni allongé, ni interpolé, soit au xiv% soit au xvi" siècle; l'es-
sentiel subsiste dans son intégrité, et le changement ne porte
que sur l'orthographe et la forme des mots. Mais c'est assez
pour que le texte original, authentique nous échappe, pour
que la langue de Joinville ne nous soit pas connue dans sa
vérité et sa pureté ; la plus exacte de ces trois copies, la plus
ancienne, n'étant elle-même qu'un premier rajemiissemenl.
Avec sa science profonde de l'ancien français, l'éditeur de
1867, M. Natalis de Wailly, sentait vivement et comprenait
mieux que personne l'insuffisance de l'édition qu'il donnait
au public, bien qu'il y eût introduit d'heureuses corrections
empruntées aux deux manuscrits du xvi'' siècle. Mais le
moyen de rétablir les règles violées, de restituer les formes
volontairement altérées par les copistes contemporains de
Charles Y? Comment oser remanier et vieillir au xix*^ siècle
ce qu'on avait rajeuni soixante ans après la mort de Join-
xiUe? Par quelle autorité soutenir et justifier un retour à la
vérité présumée, et la savante hardiesse d'une entreprise sur
un texte consacré? On avait bien quelques indices tirés de la
lettre écrite au roi par Joinville, en 1315, et du Credo qu'il
composa, suivant l'usage pieux de ce temps-là', pour con-
1. 11 est probable que la copie du xiv" siècle a été faite sur rorigiiial
(loniié à Louis le Huiin, et que les deux copies du xvi" siècle ont été
transcrites sur i"original conservé au château de Joinville.
2. On cite un credo de Grégoire de Tours, un autre de Dante, une sem-
blable profession de foi dans une canzone de Pétrarque, et une foule de
l)araplirascs et d'écrits de ce genre dans les auteurs du xiV et du xv^ siècles.
JOINVILLE. 203
fesser sa foi et poui' la rairerinh' dans un jour d'épreuves, à la
veille d'un mortel danger'. J/()i'if;inal de ces deux pièces
existe"^; les formes du style, [)<u-ticulières au xin" siècle,
et si souvent changées dans le manuscrit des Mémoires qui
date de la fin du siècle suivant, s'y retrouvent fidèlement
observées : mais la brièveté de ces textes ne suffisait pas à
nous représenter sûrement l'orthographe et la langue de
Join\ille. Une découverte plus importante vint fournir à
M. de Wailly un surcroit de preuves inattendu et lui inspi-
rer une confiance qui, jusque-là, lui avait manqué. En cette
même année 18G7, oh paraissait sa première édition des Mé-
moires d'après la copie dn xiv'' siècle, il publiait, dans la
Bibliothèque de l'École des Chartes, vingt-six pièces origi-
nales en langue française, rédigées par la chancellerie de
Joinville depuis l'année 1238 jusqu'à la mort de notre histo-
rien^. Le total de ces documents forme, en étendue, l'équi-
valent de la cinquième partie des Mémoires : il devenait dès
lors possible de se figurer, d'après un modèle certain, ce
qu'avait dû être la langue de Joinville, avec ses formes et
ses habitudes propres, avec ses traits distinctifs et son or-
thographe, sans aucun mélange des altérations que les
copistes d'un autre temps et d'un autre pays ont introduites
dans les manuscrits mentionnés plus haut.
Remarquons-le bien : ces chartes, que M. de Wailly a ras-
semblées, ont été rédigées sous les yeux de Joinville par les
clercs ou scribes de sa chancellerie. Or, notre historien dit,
au commencement et à la fin du livre de ses Mémoires, qu'il
a dicté et fait écrire ce livre '*. Oui donc a tenu la plume, sous
1. Ce i:redo de Joinville fut composé en 1251 lorsqu'il était à Acre avec
saint Louis. Le texte que nous avons est de 1287.
2. On trouvera dans l'édition de M. V. Michel (1859), un mémoire inté-
ressant sur cette pièce qui avait paru pour la première fois en 1837, dans
les Mélangea de la société des biblioyhiks français. — Introduction, p. cl-clx.
3. Bibliolhèque de l'École des Chartes, sixième série, t. 556-608. — Ces
pièces sont tirées des Archives nationales, des archives de la Haute-.Marne
et des archives de la Meuse. Quelques-unes viennent de la Bibliothcquc Na-
tionale.
4. « Et ces autres choses ai-je fait cscrirc aussi à l'onneur du vrai cors
204 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
sa dictée, si ce n'est quelqu'un ou quelques-uns de ces mêmes
scribes de sa chancellerie qui ont écrit, de 1238 à 1313, les
chartes originales que nous possédons? N'est-il pas naturel
de penser que l'orthographe des Mémoires était la même que
celle des chartes? Ne doit-on pas admettre, en bonne logique,
que les formes et les désinences, qui sont dans les chartes,
étaient aussi dans le texte original des Mémoires, surtout si
la langue des chartes obéit à des règles fixes et présente des
caractères constants, nettement déterminés? Fort de ces in-
ductions qui touchent à la certitude, M. de Wailly n'a pas
craint d'effacer du texte des Mémoires les formes rajeunies
que la langue du xiip siècle ne connaissait pas ; il y a rétabli
l'application des règles fidèlement observées dans les chartes,
l'orthographe et les désinences usitées à la chancellerie de
Join ville et conformes, d'ailleurs, aux habitudes générales de
ce temps-là. Sa tentative, à la fois hardie et prudente, sou-
mise aux principes de ce qu'on peut appeler la grammaire
du xiii" siècle, s'est déclarée et justifiée dans un travail très-
approfondi que la Bibliothèque de l'École des Chartes a donné
en 1868 ^ M. de Wailly publiait en même temps, avec l'ap-
probation des plus éminents critiques % une nouvelle édition
de Joinville, ramenée à la vérité du texte original par cette
méthode savante. L'édition de 1868, très-différente de celle
qui l'avait précédée en 1867, a pris rang parmi les publica-
tions de la Société de l'histoire de Finance.
Le caractère dominant des chartes rédigées dans le château
de Joinville est le respect des règles et la correction du style;
jusqu'ici on ne connaissait pas de texte du moyen âge oîi l'an-
cienne grammaire, dont nous avons exposé les lois% fût aussi
saint ai-je fait escrire ce qui afiei't aux troiz choses de sus dites En
nom de Dieu le tout puissant, je, Jehan sire de Joynville, faiz escrire la vie
notre saint Looys grant partie de ses faiz que j'ai trouvez, qui sont
en un roniant lesquiex fai fet eacrire en cest livre...» Pages 2, 3, 4, 5
et 245. (Édition de 1859.)
i. Sixième série, t. IV, p. 328-478.
2. Voir, dans la Romania de juillet et d'octobre 1874, divers articles re-
latifs à cette publication. P. 401-403 et 487.
3. Tome I", chap. iv, p. 71-93.
JOINVILLE. 20o
constamment observée : la raison en est qne les copistes des
manuscrits étaient généralement moins soigneux ou moins
instruits que les clercs d'une chancellerie bien organisée. Par
exemple, en ce qui concerne l'article, la règle est appliquée
cinq cents fois et violée trois fois seulement ; pour les sub-
stantifs, le nombre des exceptions ou infractions est insigni-
fiant. La règle du sujet singulier est mise en pratique huit
cent trente-cinq fois, et négligée sept fois : encore ces excep-
tions, cinq fois sur sept, se trouvent dans une même charte
qui n'est connue que par une copie du xvni" siècle. Il reste
donc, en tout, deux infractions contre huit cent trente-cinq
applications de la règle. Le sujet pluriel est correct dans cinq
cent quatre-vingt-huit passages et incorrect six fois seule-
ment : ce qui, pour les substantifs, donne un total de qua-
torze cent vingt-trois phrases irréprochables et de treize ou
même de huit phrases irrégulières.
Si dans les Mémoires, au contraire, ces mêmes règles sont
presque toujours violées, c'est parce que le copiste contem-
porain de Charles V ou de Charles VI, écrivant dans un temps
où l'ancienne grammaire était tombée en désuétude, a sub-
stitué son orthographe habituelle à celle du manuscrit ori-
ginal. En effet, puisque les clercs de la chancellerie de Join-
ville qui ont écrit, sous la dictée de l'auteur, le texte des
Mémoires, connaissaient et observaient les lois de la syntaxe
en vigueur au xni'' siècle, pourquoi les auraient-ils négli-
gées, par exception, dans cet ouvrage? D'après un calcid
approximatif, le copiste du xiy'' siècle, en rajeunissant le
manuscrit original des Mémoires, a violé les règles neuf fois
sur dix, c'est-à-dire, au total, quatre mille fois environ : ce
qui prouve combien le plus ancien et le plus correct de nos
trois manuscrits est gravement altéré, et combien les textes
imprimés sur ce manuscrit diffèrent du véritable texte dicté,
en 1309, par l'historien. Entre des copies évidemment infi-
dèles et le texte hardiment restauré par M. de Wailly, il y a
lieu à d'intéressantes comparaisons pour tous ceux qui hési-
teraient à se prononcer et qui n'oseraient pas suivre le récent
206 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
éditeur, jusqu'au bout, dans ses inductions et ses savantes
conjectures'. Du moins peut-on affirmer qu'en cette matière
délicate la science moderne a dit son dernier mot.
En modifiant légèrement certaines nuances des Mémoires
de Joinville, en y répandant comme mie teinte d'archaïsme
dont le premier aspect nous étonne, ce travail de restauration
ne change rien d'essentiel aux qualités de l'historien et ne
nous gâte point l'aimable et riante idée que, depuis long-
temps, nous nous formons de son esprit. Joimille reste pour
nous le conteur naïf et malicieux, d'une imagination vive
et colorée, d'une belle humeur inaltérable qui n'exclut ni
l'attendrissement, ni le sérieux, ni même, à certains moments,
la noblesse du cœur et de la pensée. Une science précise et
forte a ressaisi, reconstitué la langue des Mémoires ^ ; mais
elle n'a porté aucune atteinte, comme elle n'a rien ajouté,
à ce qui est l'âme du livre, le vivant caractère et la physio-
nomie de l'écrivain, je veux dire au style, où reluit la véri-
table originalité. Le portrait que d'éminents critiques ont*
si souvent tracé des grâces de son génie subsiste donc en
entier; il nous suffira d'en résumer l'expression, sans insister
sur un sujet bien connu, sur une gloire depuis longtemps
consacrée.
Le livre de Joinville, contenant cent quarante-neuf cha-
pitres, se compose de deux parties fort inégales, indiquées
par l'auteur lui-même au début de l'ouvrage : (( La pre-
mière partie si devise comment il se gouverna tout son tens
1. Une objection peut être faite par des lecteurs timides: dans l'usage
ordinaire de la vie, dans le style courant et familier, Tapplication des
règles était-elle aussi rigoureuse que dans les actes officiels et dans le style
d'une chancellerie? Joinville, en dictant ses Mémoires, ne s'est -il pas
permis plus d'une licence, et ces iri-égularités n'ont-elles pas dû être repro-
duites par son secrétaire ?
2. Citons, avant de quitter ce sujet, une remarque de M. de Wailly sur
la langue de Joinville considérée comme dialecte: «11 n'est pas certain,
dit-il, que cette langue appartînt tout entière à la Cliampagne, ni qu'elle
se parliU dans toutes les parties de cette province. C'était la langue qu'on
parlait autour de lui, sans doute mêlée du dialecte de l'Ile-de-France et du
dialecte de la Champagne. » — Bibliothèque de l'École des Chartes, VU' série,
t. IV, p. 329(1868). '
JOINVILLE. 207
selonc Dieu et selonc l'Eglise, et au profit de son règne;
la seconde partie dou livre si parle de ses grfinz chevaleries
et de ses granz faiz d'armes ». L'exposé « des bonnes pa-
roles et des bons enseignements» de saint Louis, qui forme
la première partie, ne va pas au delà d'une vingtaine de
pages ; ce préambule édifiant est un souvenir et un écho des
enquêtes faites et des ouvrages publiés dans les dernières
années du siècle précédent, à propos de la canonisation du
roi. Vient ensuite un récit qui commence à la naissance de
saint Louis et finit cà sa mort : cette seconde partie, comme
on le voit, comprend à peu près tout l'ouvrage. Sans aller
plus loin, nous pouvons déjà remarquer les différences ca-
pitales qui distinguent ces mémoires de ceux de Villehar-
douin. Joinville n'est plus l'homme d'action qui raconte en
son nom ce qu'il a fait, les expéditions qu'il a conduites,
les batailles où il a commandé; il est plutôt le témoin que
l'auteur et l'âme des événements et des conseils. Il y a dans
sa vie et dans son caractère plus d'obéissance que d'enthou-
siasme ; il est de ceux qui suivent et non de ceux qui don-
nent les grandes impidsions.
Cette différence essentielle entre les deux hommes et les
deux situations paraît dans les deux récits. L'ouvrage de Join-
ville n'a pas l'unité rapide et ferme du livre de Villehardouin ;
c'est une biographie plutôt qu'une histoire ; le narrateur use
de toutes les licences et de tous les privilèges qui appartien-
nent aux mémoires proprement dits. Son récit, famiher, anec-
dotique, plein de circuits et de digressions, ne craignant pas
les redites, suit une ligne llottante et ondoyante qui souvent
s'écarte de l'ordre rigoureux des temps : il abonde et insiste
où il lui plaît, met volontiers l'auteur en scène et ne dépasse
jamais l'horizon particulier qu'embrasse et mesure le regard
de celui qui pcàrle. Joinville a promis de nous dire, non ce qui
s'est fait, mais ce qu'il a vu; et tout son génie, comme sa
règle unique, est de se livrer à la vivacité sincère de ses im-
pressions personnelles. Il n'a pas plus de responsabilité dans
ses Mémoires qu'U n'en avait dans l'expédition.
208 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
Cette liberté même, en ôtant de la grandem* à l'homme et
au récit, ajoute k tous les deux un charme ; le livre de Yille-
hardouin est une œuvre sérieuse et forte, d'une mâle beauté
guerrière et politique ; le livre de Joinville, qui se propose de
nous faire connaître bien moins une suite d'événements cé-
lèbres que l'intimité de deux nobles âmes, a pour nous ce genre
d'attrait brillant et doux, cette grâce touchante qui nous sé-
duit et nous pénètre lorsque nous avons sous les yeux une
belle peinture du cœur humain. Là est l'incomparable mérite
de ce récit; il est dans le rapprochement et l'union de ces
deux existences, celle du roi et celle du bon sénéchal, dans le
contraste de ces deux natures qui s'éclairent et se font valoir
par leur opposition, et qui, malgré leur inégalité, se tou-
chent et sympathisent par la bonté qui leur est commune et
par un fond généreux. Le témoignage de Joinville nous fait
connaître saint Louis ; mais lui-même se découvre et se juge
en recevant l'impression des vertus dont il est l'assidu
témoin. Il y a dans cette nature honnête et moyenne de
notre historien plus d'un mouvement secret, plus d'un ins-
tinct qui l'éloigné des hautes régions oii plane l'ardent mys-
ticisme de son royal compagnon ; le sénéchal de Cham-
pagne, tout bon chrétien et valeureux chevalier qu'il est,
penche plus volontiers du côté de la terre qu'il ne s'élève vers
le ciel.
Dans JoinviUe, le chrétien n'efface pas l'homme et ne
lui impose pas silence ; l'homme qui aime ses intérêts, son
château, les aises et les habitudes de sa vie domestique,
n'immole aucune de ses affections par exaltation pieuse ou
par héroïsme : c'est un croisé raisonnable, très-accessible aux
considérations de prudence et d'égoïsme qui retenaient en
terre ferme bon nombre de seigneurs. Son zèle une fois refroidi
ne se rallumera plus ; on sent qu'il est à demi envahi par
l'esprit de découragement qui inspire le discours du Dés-
croisé dans la pièce de Uulebœuf. Sa grandeur est d'aimer
et d'admirer ce qui lui est supérieur, ce qui passe l'élan et
la viguenr de son âme, et le témoignage qu'il rend h saint
JOINVILLE. 209
Louis nous est d'autant plus pivcieux qu'il diffère du modèle
tout en l'admirant. 11 finit par céder à l'ascendant de la
vertu et de la gloire dont l'image reluit sans cesse à ses
yeux ; il s'élève à son tour et s'ennoblit au spectacle de cette
simplicité sublime, de cette inaltérable sérénité d'une âme
prête à tous les sacrifices, qui ne respire que pour s'immoler
à son Dieu et à son peuple, intérieurement dévorée par la
flamme de ce double amour. Aux beures critiques où le péril
imminent éprouve et révèle les cœurs, Joinville fait bonne
figure et ne dément pas l'honneur et les exemples d'une
illustre amitié. Sa contenance résolue est digne du nom qu'il
porte et du noble maître qu'il a vu souvent, dans les plus
menaçantes extrémités, accueillir la mort avec un héro'isme
familier et une douceur intrépide.
Ce qui appartient en propre à Joinville en cette généreuse
intimité oii le roi mettait si largement du sien, sa part en ce
commerce qui dura trente ans, c'est une effusion de sincérité,
une franche allure de l'a me, par où se découvrait sa droiture
et sa candeur; c'est aussi la vive et jaillissante gaieté, la
verve de belle humeur qui réjouissait saint Louis, et qui était
comme la physionomie parlante de cet heureux naturel.
Celte gaieté est le trait caractéristique de l'imagination qui
brille dans son récit. Le stjle de Joinville n'a pas le tour ner-
veux et concis du style de ViUehardouin ; mais il est expres-
sif à sa manière. Dans nos deux historiens une certaine ori-
ginalité pittoresque donne du relief à la na'iveté un peu gauche
d'ime langue à peine formée; ce pittoresque, chez l'un et
l'autre, a sa nuance propre, sa marque distinctive et comme
un cachet personnel.
Tous deux sont vivement frappés et sollicités par la nou-
veauté du spectacle que des contrées inconnues, un ciel écla-
tant, une guerre aventureuse déploient devant eux; leur
imagination émue, curieuse, éblouie, rend avec force l'im-
pression qu'elle reçoit. En un sens, l'ignorance de leur esprit
et la rudesse de l'idiome qu'ils manient se tournent pour
eux en avantage : ils sont par là garantis de la diffusion,
14
210 LES HISTORIENS DE SAINT LOUIS.
de l'empliase et du pédaniisme; ils conservent dans sa
vivacité ingénue, sans aucun mélange de rhétorique, cette
fleur dïune et de pensée qui est le charme de leurs écrits.
Chez eux, la description peint les hommes par les faits, et
les faits, par une circonstance saillante ; le trait sohre, choisi
d'instinct, éclaire toute une perspective en nous faisant voir
le détail le plus sensihle, sans appuyer. Dans Joinville, il y a
plus d'abondance et de facilité, déjà quelque mollesse ; les
tableaux sont plus variés, les couleurs ont plus de nufinces ;
les mœurs qu'on nous présente se dégagent de la roideur et
de la rusticité des temps féodaux ; une face des choses plus
brillante et jilus douce nous apparaît. Et comme l'historien
reste libre d'écouter le caprice de sa mémoire et de recueillir
oii il lui plaît ses réminiscences, il y a dans ses récits de l'im-
prévu, du mouvement, un fréquent changement de scène,
une nonchalance d'allure plus agréable que la précision de la
ligne droite. Ce qui domine dans Yilleliardouin c'est Yimpe-
ratoria brevitas, le ton de l'homme qui a commandé à d'au-
tres hommes ; il nous fait penser à tous les écrivains qui ont
été de grands capitaines : Joinville touche de près à la famille
des philosophes moralistes, des écrivains observateurs et,
comme on dit, humoristes ; certaines pages de lui nous rap-
pellent Montaigne ou la Fontaine.
Le croirait-on? un tel génie, d'une supériorité si originale
et si rare dans son aimable négligence, les contemporains
et tout le moyen âge, qui avaient le droit d'en être fiers,
semblent l'avoir peu connu et médiocrement goûté. Pendant
deux siècles oii l'on a fait un nom à des nullités sonores et
creuses, à d'insipides « rhétoricqueurs », nous ne rencontrons
pas un seul mot sur Joinville ; nous ignorons si on l'a l)eau-
coup lu, mais personne n'en a parlé. Le premier écrivain qui
en fasse mention est un obscur chroniqueur des guerres de
Bretagne, Pierre le Baud, dont l'ouvrage composé à la lin
du xv** siècle resta numuscrit jusqu'en 1G38*. Le goût plus
1. [^ieri'C le Baud cilo Joinville it |ii(>|i(is de PiiiTC Mauelerc, conUe de
JOINVILLi;. 2H
éclairé du xvi" et du xvii'' siècles a vengé Joinville de ces in-
justes froideurs. Au moment où le moyen Age, dédaigné à
son tour, ne survivait que par le souvenir de ses désordres
et de ses malheurs, le bon sénéchal, échappant à la proscrip-
tion, exerçait sur les (esprits délicats la séduction de son im-
mortelle jeunesse, et prouvait aux détracteurs de notre an-
cienne littérature que le siècle, qui avait produit saint Louis
et son historien, méritait autre chose que les rigueurs et les
dédains de la postérité ' .
Bretagne, qui figure dans la Vie ck faint Louis. — M. de Wailly, préface
de l'édition de 18G8.
1. Avant de quitter Joinville, signalons une troisième édition de notre
historien due à M. de Wailly; c"est celle de 1874 qui n'ajoute rien aux
découvertes philologiques qui font l'originalité de l'édition de 1868, mais
qui est accompagnée d'une traduction — comme celle de 1867 — et en-
richie d'une carie du Uoyaumc de France en 1259, dressée par M. A. Lon-
gnon. — Voir Bibliothcque de l'École des Chartes, t. XXXV, p. 57.
CHAPITRE III
LES CHRONIQUES DE FROISSART.
Continuation des travaux historiques commencés dans les deux
siècles précédents. — Les chroniqueurs de la première moitié
du xiv^ siècle. — Jean Lebel imité par Froissant. — Epoque des
débuts de Froissart en histoire. — Sa vie, ses poésies, ses ami-
tiés, ses voyages. — De la méthode historique de Froissart. Ses
inspirateurs et ses patrons. — Nombreux manuscrits de ses
chroniques. Les trois rédactions successives du premier livre. —
Savantes recherches de MM. Kervyn de Lettenhove et Siméon
Luce sur la biographie ou sur les manuscrits de ce chroniqueur.
— Autorité de Froissart en histoire. Ce qu'il faut penser de son
exactitude et de son impartialité. — Son talent d'écrivain.
Froissart est né en 4337, dix-huit ans aprf'S la mort de
Joinville. En 1361 il offrit à Philippe de Hainaut, femme
d'Edouard III roi d'Angleterre, un livre aujourd'hui perdu
qu'il venait d'écrire sur les événements qui avaient suivi
la bataille de Poitiers : ce récit, qui comprenait les quatre
années écoulées entre 1356 et 1361, est le germe et l'ébauche
première de l'œuvre si ample et si variée cà laquelle il devait
consacrer sa vie ; c'est l'indice révélateur de sa puissante
vocation * . Un intervalle d'un demi-siècle sépare ce début de
l'époque où fut écrit le livre de Joinville. Quelles sont les
œuvres historiques qui ont paru pendant ce demi-siècle?
1. M. Kervyn pense que ce livre qu'on n'a pas retrouvé était en vers
parce que Froissart dit: « Moy, yssu de l'escolle, entreprins assez liardie-
nient de dittier et njmer les guerres dessus dites.» M. Paulin PAris estime
cette preuve insuflisante et maintient que ce début était en prose comme
les chroniques qui ont suivi. — JYouveiies recherches sur la Vie de Frois-
sart, 1860.
LES CONTINUATin-RS DE NÂNGIS. 213
Quels noms de chroniqueurs peut-on citer et signaler entre
Joinville et Froissart?
Au commencement du xiv* siècle, il se manifeste une cer-
taine langueur dans les travaux historiques si activement
entrepris et soutenus depuis deux siècles en Occident. On les
continue, mais plus lentement; il se produit encore des
œuvres nouvelles, mais elles sont moins nombreuses et de
moindre valeur : elles ne mettent en limiière aucun talent
nouveau. Les chroniques universelles, en latin, copient,
selon l'usage, Euscbe dans la traduction de Saint-Jérôme,
Paul Orose, Prosper d'Aquitaine, Isidore, Sigebert, l'abrégé
de Comestor, et plus souvent elles se copient les unes les
autres. Quelques-unes, se réduisant à des proportions moins
vastes, s'occupent uniquement de l'histoire des Papes. Si
les dimensions varient, les défauts restent les mêmes, et
il est fâcheux de ne trouver dans la plupart des organes de
la renommée contemporaine, sous forme savante, que des
échos inintelligents, et non des témoins capables de nous
instruire*. Les chroniques des monastères se ralentissent.
Celle que Guillaume de Nangis termine en 1302 n'a de con-
tinuateurs que jusqu'en 1340 ou jusqu'en 1368, si l'on y
joint un supplément d'un tout autre caractère^. Nul ne songe
à pousser plus loin les chroniques des dominicains de Col-
mar, de Jean de Saint-Victor, de Saint-Magloire, de Saint-
Martial de Limoges, de Guillaume Scot, de Nivelle, de Véze-
lai, de Maillezais, de Narbonne, de Dôle. Il semble que les
moines annalistes soient découragés. Un des plus laborieux,
Jean d'Ypres, se borne à faire une ample compilation des
récits antérieurs, et lorsqu'il s'arrête en 1383, personne ne
se présente pour le remplacera
1. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 421.
2. Sur Guillaume de Nangis et ses deux continuateurs, voir le savant tra-
vail de M. Géraud dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, !■■» série,
t. 111 (1841-1842), p. 17-47.
3. Sur ce Jean d'Ypres, voir plus haut, p. 191. — Histoire littéraire,
t. XXIV, p. 422. De même chez les Cisterciens de Clairmarais, qui avaient
entrepris pour l'histoire de la Flandre ce que faisaient pour l'histoire de
214 L'HISTOIRE AU XIV^ SIÈCLE.
Les chroniques en langue française, aussi peu remar-
quables que les chroniques latines, ne s'élèvent guère au
dessus de la médiocrité. Une exception est à faire pour la
Chronique anonyme des quatre premiers Valois, qui va de
1327 à 1393 : nous la mentionnons ici, bien qu'elle se rap-
porte plutôt ta la période des contemporains de Froissart
qu'cà l'époque de ses devanciers. CEuvre d'un Normand, d'un
rouennais demeuré inconnu, écrite dans un esprit de sagesse
et de modération, rare dans tous les temps et surtout en ce
temps-là, c'est peut-être le plus exact de tous les récits que
nous a laissés le xiv" siècle ; c'est celui qui est le plus sou-
vent d'accord avec les documents authentiques et les pièces
officielles*. L'auteur s'y montre favorable au pouvoir de
Marcel et h. l'essai de gouvernement hbre tenté par les états
généraux de 1358 ; il a rompu avec l'ancien esprit aristo-
cratique et féodal des chroniqueurs : on peut donc le con-
sidérer comme un devancier des modernes historiens du
tiers état. Très-net dans l'exposé des faits, animé d'une
verve guerrière dans la description des grandes journées où
s'est joué le sort de la monarchie, il est utile à consulter
pour remplir les lacunes des Grandes Chroniques de Saint-
Denis, ou pour redresser leurs erreurs et celles de Froissart^.
Le même caractère de libéralisme novateur distingue et
met hors de pair le récit du second continuateur de Xangis,
commencé en 1340, terminé en 1368 : par la hardiesse de
ses opinions, par l'ardeur et la sincérité de son patriotisme,
par l'intérêt qu'il prend aux souffrances du peuple, Jean de
Venette, moine picard du couvent des carmes de la place
la France les Bénédictins de ^aint-Denis. Leur premier chroniqueur (1215),
est continué par un autre en 1329; un troisième s'arrête en 1347 et n'a
point de successeur.
1. Cette chronique a été puhliée en 18(>2, dans le Hecneil de la Société
de i'hhtoire de France, par M. Siniéon Luce.
2. M. Léopold Delisle, dans sa belle Histoire du cluiteau de Saint-Saur eur-
te-Vicomte (1867), a montré par de fréquentes comparaisons que l'exactitude
de ce récit est souvent conlirmée par les documents originaux. — Voir
aussi Histoire littéraire, t. XXIV. p. 'ri'i.
JEAN DE VENETTE ET CUVELIER. 21 o
Maiilx'rl, auteur aujuurd'luii reconnu de celle conlinuation
rcdi;,"ée en mauvais lalin mais Irès-française de cœur, a
devancé de cinq siècles sur les hommes et sur les choses de
son temps, les jugemcnls de la critique historique'.
Voilà pour la période où nous sommes, quelles sont les
principales bases de l'histoire de France, en y ajoutant la ré-
daction, tour à tour trop brève ou trop munitieuse, des
Grandes Chroniques. On aura tenu comph; de toutes les
productions dignes d'être signalées, si l'on veut rattacher à
cette époque deux poëmes historiques qui, par la date et par
l'inspiration, appartiennent à la seconde moitié du siècle; je
veux dire le Combat des Trente, sorte de cantilène composée
un peu après 1350% et la Chronique rimée du trouvère Cu-
Aelier sur Duguesclin. Nous avons deux manuscrits du poëme
de Cuvelier, qui ne contient pas moins de vingt-deux mille
sept cent quatre-vingt-dix alexandrins écrits en style épicpie ;
ce trouvère, picard d'origine, n'existait plus en 1389, ce qui
prouve qu'il a rimé sa chronique peu de temps après la mort
de son héros''. Hors de ces textes, nous ne rencontrons, dans
les soixante premières années du xiv"' siècle, que des frag-
1. Né en 1307, Jean de Venelle mourut en 1369. — Voir édition Géraud,
1843. Voici en quels termes, M. Siméon Luce, dans sa remarquable llu-
toire de Dwjuesclin (187C) apprécie ce chroniqueur : « Ces pages sont écrites
en latin, mais dans un latin tout vivant et en quelque sorte frémissant
d'inspiration; le sentiment national, tel que nous l'entendons aujourd'hui,
y prend, pour la première fois peut-être, cet accent d'ardeur militante
qu'avait surtout la foi religieuse dans les produclions des âges précédents.
C'est, à vrai dire, l'avéneœent d'un genre original, de ce qu'on pourrait
appeler déjà la littérature patriotique.» T. l*^', p. 295. — 11 est apprécié de
même dans le tome XXIV de VUhtoire littéraire, p. 423. Cet esprit d'in-
dépendance anime également l'ouvrage du Religieux de Saint-Denis dont
il a été question plus, haut page 167, n. 1. Sous le titre de Chronica Karoli
sexti, celle relation anonyme en lalin contient quarante-trois livres. —
Voir Documents inédits sur l'Histoire de France, six volumes (1839).
2. Voir t. Icr, Poésie clique, p. 263.
3. L'un de ces manuscrits (n" 838) est à la Bibliothèque Nationale, et
l'autre (no 168) à l'Arsenal. On signale, entre l'un et l'autre, d'assez notables
diflérences et contradictions. Le texte a été publié par Charrière dans les
bocnmenls inédits sur l'histoire de France (1839'. Le récit s'étend de 1324
à 1380.
216 L'HISTOIRE AU XIV SIÈCLE.
ments anonymes dont la plupart commencent à la mort de
saint Louis et finissent à l'avènement de Charles YI ' , une
brève et sèche chronique attribuée à Jean Desnouelles, abbé
de Saint-Vincent deLaon% enfin, le recueil des Anciennes
chronifjues de Flandre, œuvre de plusieurs mains, déjà pu-
blié à Lyon par Denis Sauvage, en loG2^
La raison de ce ralentissement des études historiques, qui
se remarque au début du xiv" siècle, est facile à comprendre.
Comme la poésie épique, l'histoire, pour créer des œuvres
excellentes, a besoin de la grandeur des événements qu'elle
raconte et des personnages qu'elle met en scène ; l'inspiration
lui vient des matières qu'elle traite. Ici, comme partout, le
talent ne se déclare dans sa force et sa fécondité qu'cà la con-
dition de recevoir l'impression vive des nobles choses accom-
plies par le génie des héros ou par la puissance des peuples.
Les croisades, dont l'effet fut si profond sur les imaginations
et sur les âmes, avaient suscité une foule de chroniques et de
chroniqueurs, interprètes de l'émotion générale, et cette lit-
térature historique, parfois éloquente dans son latin bizarre
et son français grossier, se couronne par l'éclat des œuvres de
Joinville et de YiUehardouin. Dans la seconde moitié du
xiv" siècle, la guerre de Cent ans, avec ses péripéties tragi-
ques et l'horreur prolongée de ses sanglantes catastrophes,
vient ranimer la verve des narrateurs : Froissart paraît, et
ses vastes récits, pleins de chaleur et de mouvement, nous dé-
crivent ces aspects nouveaux et sfiisissanls avec une vivacité
de coloris qu'on n'a jamais surpassée. Entre Joinville et
Froissart, c'est-à-dire entre la fin des croisades, sous saint
Louis, et les premières invasions anglaises, sous Philippe de
Valois, une suite d'années s'écoule tranquille et sans éclat;
1. L'un commence en 1270 et finit en 1380; un autre s'étend de 1231 à
1380; un autre, de 1234 à 1383; un autre, de 12G3 à 1384. — Historiens
de Gaule, etc., tomes XXI et XXII.
2. Ibid. — Cette chronique comprend près d'un siècle, de 1238 à 1328.
3. Bibliothéciue Nationale, manuscrit 8380. — llistorimis de Gaule, etc.,
t. XXII. Le récit s'étend de 1244 à 1328.
en ROM OUI- DE JKAN LEBl'LL. 217
la préponclérancc fi'ançMiscdiiniiuu', In fi'odaliU' s'énone' ; les
réformes que des rois lialîilos accomplissent à rintérieur par-
lent peu aux imaginations : rien d'étonnant qu'une époque
d'un caractère effacé n'ait produit, en liistoirc, aucune œuvre
saillante.
Mais déjà était né l'homme qui devait donner à l'histoire de
ce temps un relief si vif : pour bien expliquer l'origine et l'é-
ducation du talent de Froissart, il faut, avant d'entrer dans
l'étude fort instructive de sa longue vie, faire connaître le
chroniqueur presque contemporain dont l'exemple l'a séduit,
dont l'œuvre a servi de modèle et d'appui à ses débuts.
s Y
La Chronique de Jean Lebel. — Ce que lui doit Froissart. — Les études
historiques dans la Flandre et le Hainaut an XlVf" siècle.
La Flandre, qui a produit Froissart et Henri de Valen-
ciennes, avait quelques affinités, au moyen âge, avec la
Champagne, oîi étaient nés et s'étaient formés JoimiUe et
Yillehardouin ; ces deux patries littéraires de nos plus anciens
historiens offraient certains traits de ressemblance. Comme
les comtes de Champagne, les comtes de Flandre et de Hai-
naut, riches et puissants seigneurs, se piquaient de goûts
délicats et favorisaient toute espèce de noble savoir; leur
cour était le rendez-vous brillant des minnesingers venus des
bords du Rhin et des trouvères de la Scarpe et de l'Oise. Les
beaux récits, en rimes ou en prose, se débitaient, aux jours de
fêtes, dans la Grand'salle du château, à Mons, à Valencien-
nes, cà Beaumont, devant des assemblées où se voyait, comme
dit un chroniqueur, <( la vraie fleur de chevalerie. » A Beau-
mont, ville située près de la Sambre, à l'ouest des Ardennes,
1. L'état de la France, k la veille des invasions anglaises, sa décadence
militaire, les causes de ses défaites, l'énervement et la prospérité matérielle
de la nation, tout cela est retracé avec une précision remarquable dans le cha-
pitre VI du tome I^r de ÏHistoire de Buguefdin, par M. S. Luce, p. 143-183.
218 l'histoire AT XIV'' SIÈCLE.
on conservait les 6'/zro«/(/aes de Flandre, recneillies par ordre
de Baudouin IX, augmentées par Baudouin d'Avesnes, qui
avait été, un peu avant 1289, seigneur de ce pays.
Dans cette même ville habitaient, au xiii" siècle, les ancê-
tres de Froissart; l'un d'eux, Mahieu Froissart, figure au
nombre des 7 wres de Beaumont, cités par une charte de l'an
1300. C'est cà quelque distance que s'élevait la célèbre abbaye
de Lobbes, dite <( Vallée de la science, » Vallis scientix. Des
liens de parenté, plus d'une fois renouvelés et resserrés, unis-
saient la maison de Flandre et de Hainaut cà la maison de
Champagne. La fdle d'Éléonore de Guyenne, au xn*^ siècle,
avait épousé Henri, comte de Champagne; elle fut la mère de
Thibaut Y, la grand'mère de Thibaut VI, dont l'un eut Ville-
hardouin pour maréchal, et l'autre JoinviUe pour sénéchal ; une
petite-fille de cette même Éléonore fut comtesse de Flandre
et femme de Baudouin IX. Au xiv'' siècle, Jean I" et Jean II,
comtes de Hainaut, sires de Beaumont, qui descendaient de
Baudouin IX et de Baudouin d'Avesnes, étaient, d'autre
part, alliés à la famille de Villehardouin et à celle de Join-
viUe. Sans doute les œmres de ces deux historiens avaient
pris place dans leurs (c librairies » ou bibliothèques, à côté
de la collection, sans cesse agrandie, des Chroniques de
Flandre * .
Nulle contrée, par conséquent, n'était alors [dus favorable
et plus clémente aux vocations historiques que cette fertile
terre de Flandre, où depuis longtemps llorissaient tout en-
semble une noblesse guerrière, riche, libérale, des villes li-
bres et commerçantes, de nombreuses sociétés de poésie et
de galanterie, dites Cours d'amour, puys, chambres de rhé-
torique; l'histoire s'y cultivait par une sorte de privilège
national et comme le fruit d'une ci^ilisation plusieurs fois
séculaire. Avant Froissart, un chroniqueur tlamand, né à la
lin (lu xiii'^ siècle, vers le temps où mourut Baudouin d'A-
vesnes, a>ait continué, non sans mérite, les traditions dont
1. Kei'vyu de Lulleriliove, Èlmh iillvnure .siu' FroUsuii d k xiv<-' iikk.
— Durand 1857. a. vol.
r.IlRONMOrE DK .IKAX LEBEL. 21'-)
nous venons de parler : c'élail Jean Lebol, chanoine de Saint-
LamberL de Liège, qui vécut jusqu'en 1370, et qui a pu ^ uir
les débuts de son successeur et de son élève. Jean Lebel était
le fds d'un échevin cité dans les Annales de Liège en 1310.
11 ne faut pas nous le représenter sous la figure d'un simple
clerc lisant, d'un ménestrel obscur, confondu dans la domes-
ticité d'un grand et flattant ses caprices : tout autre était son
personnage, car il tenait dans le monde un état plein de ma-
gnificence. Un contemporain, Jacques de Henii'icoui'l, auteur
du Miroir des nobles de Hesbaye, décrit avec admiration son
train, sa dépense, le somptueux cortège dont il sortait ac-
compagné' : lui-même nous apprend qu'il fit la guerre d'E-
cosse, en 1327, avec son seigneur, Jean de Hainaut, sire de
Beaumont; et il y paraît bien, à la verve belliqueuse de ses
récits, qui se lisaient tout haut dans la Salle le Comte, à
Valenciennes, en présence des chevaliers revenus de l'expédi-
tion. Au premier rang des auditeurs de cette vaillante chro-
nique, étaient le roi de Bohème, le sire d'Aubrecicourt, et
tant d'autres illustrés depuis par Froissart : vers ce même
temps, la noblesse de Flandre faisait le Vœu du héron et
jurait de se croiser contre les Sarrasins de Grenade-.
La Chronique de Jean Lebel, qui s'était perdue, a été ré-
cemment découverte et pul)lice. En 1847, M. Polain, membre
de l'Académie royale de Belgique, en retrouva une partie qui
était intercalée presque mot h mot dans le troisième livre des
Chroniques françaises inédites, de Jean d'Outremeuse. Cet
1. Ce Jacques de Hemricourt est né en 1333. — Voir son livre aux pages
138, 139 (Edition Salbray). Jean Lobel n'allait il l'église qu'avec une escorte
de quinze ou vingt et quelquefois cinquante personnes. On eût dit un
évèque. « Il fut grant et haut de riches habits et stolfes, semblant az
habits des bannerets, et avoit estât de chevax et de niaisnies et d'escuiers
d'onneur... Ses sorplis estoient tous overés de pierles... 11 esloit lyes, gays,
jolis, et savoit faire canchons et virelais... Si ly llst Diex la grasce qu'il
vesquit tôt son temps en prospériteit et en grant santeit et fut ancien de
quatre-vingts ans ou plus quant il trespassat... »
2. Kervyn de Lettenhove, Étude sur Froissart, t. 11. — Le Yo:u du héron
est imprimé à la tin du tome I""' des Chroniques de Froissart, édition Buclioa
(1824).
220 l'histoire AU XIV SIÈCLE.
autre chroniqueur, nommé Jean des Prez, dit d'Outremeuse,
né à Liège, en 1348, mort en 1400, avait rimé en vers fran-
çais une histoire de son pays, qu'il mit plus tard en prose et
continua jusqu'en 1399 : imitateur, ou pour mieux dire, pla-
giaire de Jean Lebel, il déclare l'avoir transcrit tout d'un
trait, de 1325 à 1340; et c'est en le copiant qu'il l'a con-
servé'. Une diffîcidté s'élevait : le texte retrouvé était-il
toute la chronique de Jean Lebel, ou simplement un fragment?
M. Polain posa la question en publiant sa découverte-, et il
y revint, un peu plus tard, dans une dissertation spéciale^.
Malgré l'avis de M. KerNyn de Lettenhove, enclin à penser
que le récit du chanoine s'arrêtait à 1340, il soutint, en se
fondant sur des indices très-significatifs, qu'une partie consi-
dérable du texte restait à découvrir; les savants étaient en
train de rechercher et de signaler cette seconde partie dans
une imitation latine, faite au xv'' siècle, par le moine Zant-
fliet*, lorsque M. Pauhn Paris, en 1862, trouva le manuscrit
complet de Jean Le]3el, dans la bibliothèque de Chàlons-sur-
Marne^ Le problème était résolu. La chronique de Jean
Lebel, qui commence en 1326, finit en 1361 ; elle comprend
cent neuf chapitres, et correspond à la première partie du
premier livre de Froissart et aux cent cinquante-quatre pre-
miers chapitres de la seconde partie. L'année suivante,
M, Polain la publiait en deux volumes dans la collection de
l'Académie royale de Belgique ^
1. La chronique rimée de Jean d'Outremeuse et trois livres de sa chro-
nique en prose ont été imprimés, il y a peu de temps, dans la belle collection
des Chroniques de la Belgique. Le i\o livre n'a pas été retrouvé.
2. Les vrayes chroniques de Jean Lebel, 1850.
3. Nouveaux éclaircissements sur les chroniques de Jean Lebel.
4. Ce moine de Saint-Jacques de Liège mourut en 1462. Sa chronique
latine sur le xiv*^ siècle emprunte beaucoup à Jean Lebel.
5. Lelong et Fonletle l'avaient signalé dans leur Bibliothèque historique
(t. II, p. 169, n» 17045.) 11 est vrai que le nom de l'auteur ne se trouve
pas dans le titre de l'ouvrage, titre qui est vague et général: c'est ce qui
a si longtemps dérouté les chercheurs. Le manuscrit de Jean Lebel est de
la fin du xiv^ siècle ou des commencements du siècle suivant : in-folio à
deux colonnes, comprenant 230 feuillets.
6. Un fils de Jean Lebel, Gilles Lebel, chanoine connue lui, a écrit une
CHRONIQUK DE JEAN LEBEL. 221
Froissart avait sans doute connu Jean Lebel à Valenciennes
et à Boa union l, car Jean de Hainaul y appelait souvent le fas-
tueux chanoine de Liège. Ce comte, fort intéressé au succès
d'une chronique qui relatait ses exploits, et dont il révisa,
dit-on, la première partie, celle qui s'arrête à 1340, dut en-
courager tous ceux qui s'annonçaient comme les continua-
teurs d'une œuM'c utile à sa gloire : on comprend sans
peine que la réputation et le crédit de Jean Lebel, les hon-
neurs qui lui étaient rendus, toutes les faveurs prodiguées
par la noblesse de Flandre aux études historiques, le con-
cours des influences et des circonstances signalées plus
haut, aient enflammé l'ardeur du jeune Froissart et l'aient
décidé à courir une carrière où son talent allait rencontrer
l'inspiration puissante des événements.
Au début, il suivit son guide très-timidement, il appuya
son inexpérience sur le savoir et Tautorité de Jean Lebel :
pour tout dire, il commença par copier la chronique du cha-
noine, depuis l'année 1326 jusqu'en 1360 environ, parce que
le chanoine avait sur lui l'avantage d'avoir été le contem-
porain et presque le témoin des faits qu'il racontait*. C'est
surtout à partir de 1360 que Froissart, privé de l'appui de
Jean Lej^el, qui s'arrête en 1361, et plus amplement renseigné
par lui-même, devient narrateur original; pour parler comme
lui, (( il vole désormais de ses propres ailes. » Son premier
dessein a donc été de reprendre en sous-œuvre le travail
chronique de peu de valeur (elle ne contient que 130 feuillets) ayant pour
titre : Le livre des merveilles et notables faits. — Kervyu de Lettenhove,
Notice, etc. Un autre Jean Lebel, qui vivait en 1449, aurait, dit-on, com-
posé une chronique en prose de Richard II (Buchon, édit. de Froissart.)
Mais cette chronique est l'œuvre d'un continuateur de Baudouin d'Avesnes,
nommé Cretoii.
1. «Froissart ne peut être considéré comme auteur contemporain pour
les événements qui précédèrent la conclusion du traité de Brétigny. Jean
Lebel, au contraire, s'est trouvé mêlé à la plupart de ces événements; il
les a rnnnus ou par lui-même ou par des personnes qui devaient en être
parfaitement instruites. La Curne de Sainte-Palaye a donc eu raison de dire
qu'il eût été impossible à Froissart de choisir un guide plus sur et mieux
informé.» — M. Polain, t. I<^r. Introduction, p. xxxv.
222 l'histoire au XIV SIÈCLE.
du chanoine, de le reproduire en le développant, el la vérité
est que, dans ses premières rédactions, il y ajoute assez peu.
Pour faire une juste part à l'iniitalion et à l'originalité dans
les commencements de notre chroniqueur, il importe de bien
distinguer les formes successives, les rédactions diverses de
son œuvre, notamment du premier livre. Comme l'a démon-
tré M. Siméon Luce, Froissart a constamment remanié et
corrigé ses récits ; il a rédigé le premier livre de trois façons
différentes, et, chaque fois, dans ce progrès de sa pensée et
de son style, il s'est appliqué à supprimer et k réduire les
emprunts faits à Jean Lebel, à les noyer dans de nouveaux
développements, en un mot, à diminuer sa dette ^ Cette par-
tie du premier livre (132()-13G0), dans la première rédaction
qui l'ut terminée vers 1372, a pour caractère dominant une
imitation presque servile;lcs emprunts y sont très-nombreux,
les informations personnelles y paraissent à titre d'exception.
Froissart n'a pas scrupule d'y copier parfois mot à mot le
texte de son devancier : le beau morceau sur la inort du roi
d'h^cosse, Robert Bruce, le récit de l'élévation de Jacques
d'Arteveld, les amours d'Edouard 111 et de la comtesse de Sa-
lisbury, la narration du siège de Calais sont à peu près litté-
ralement empruntés au chanoine ^
La rédaction de ce môme livre, écrite après 1376, est
beaucoup plus originale; Froissart, mieux instruit, y met
plus largement du sien : par exemple, la guerre d'Ecosse,
de 1333 à 1336, qui ne formait que quatre sections ou cha-
pitres très-courts, contient trente pages sous cette forme
nouvelle; l'épisode de la guerre de Gascogne (1338-1339) ne
se trouve que dans la seconde rédaction ; l'histoire d'Arteveld
1. Froissart, par Siméon LuCG, 1809. — Édition de la Société de l'iiisloiro
de France, t. h''', Introduction.
2. Voici, ponr celte même partie, quelques-unes des additions les plus
importantes: l'entrevue du roi de France, Charles le Bel, avec sa sœur
Isabelle d'Angleterre; le voyage d'Edouard II! en France; les préparatifs
d'une croisade projetée par Philippe de Valois; les incidents de la che-
vauchée de Bnironfosse, le sac de Thun-l't^vêque, d'ilaspres, de Relenghes,
et d'Auhcuton.
LA VIE DR FROISSART. 223
y esl rPinanit''C et (Ii'n ehipprc ; rjihi't'-gv qw. Fi'oissnrL avait
empi'iinlr à Lebel poiu' la pri'iode comprise entre lli5() el
i356, est remplacé par un écrit original et plus ample. Enfin,
quand il retouche une dernifire fois, après liOO, ce travail
de sa jeunesse, il a le désir et l'ambition d'effacer autant
que possible, sinon dans le fond, au moins dans la forme, ce
qu'il doit à son devancier, C(^ qui lui rappelle k lui-même et
semble lui reprocher les diffindtés (U; ses commencements.
Le secours passager qu'il a trouve dans Jean Lebel fait hon-
neur h celui-ci, mais ne diminue en rien la supériorité de
rimitateur : l'originalité de Froissart a suffisamment éclaté
dans la suite pour ne recevoir aucune atteinte du souvenir
de ces emprunts*. Nous allons voir, d'ailleurs, en examinant
sa vie errante et affairée, à quel prix il est devenu original à
son tour, comment il a rassemblé les éléments de son œuvre
et amassé les ressources qui ont soutenu jusqu'au bout son
merveilleux talent d'exposition.
§ Il
Les principales époques de la vie de Froissart (1337-1410). — Ses pro-
tecteurs et ses amis. — Sa méthode de travail et ses moyens d'infor-
mation.
La ^ie de Froissart mérite une attention particulière ; ce
n'est pas seulement la biographie d'un écrivain, c'est une
page de l'histoire littéraire du xiv" siècle. Il ne s'agit plus ici
de quelque scribe inconnu compilant une chronique dans l'om-
Ijre d'un couvent; nous n'avons plus affaire à un seigneur de
grand renom et d'illustre maison qui, revenu de la guerre ou
i. Il ne faudrait pas trop mépriser le style de Jean Lebel, ni trop ra-
baisser son mérite. Sans doute ce chroniqueur est inférieur à Froissart,
mais il ne manque ni de précision, ni de vivacité, ni de coloris. Son récit
est simple, attachant ; il marque d'un trait sobre et ferme les circonstances
essentielles des événements. Ce modèle a été doublement utile à celui qui
l'a imité et surpassé, car il lui a fourni, pour les déhuts, la matière même
des faits et lui a enseigné, en même temps, l'art de les exposer.
224 l'histoire au xiv^ siècle,
de la cour, dicte ses mémoires et compose sa propre histoire :
Froissart est, au moyen âge, le chroniqueur par excellence,
rhomme qui fait état et profession d'écrire l'histoire de son
temps, pendant trois quarts de siècle. Vouant son existence
à ce labeur, il court le monde, comme jadis Hérodote, s'en-
quérant des faits, interrogeant les témoins sur place ; il pro-
cède à une vaste enquête, sans cesse agrandie et modifiée,
dont il consigne par écrit les résidtats, dans les intervalles
de repos que lui laissent tant de chevauchées entreprises pour
atteindre la vérité. 11 y a plus : Froissart est poëte à ses
heures ; il tourne spirituellement une ballade, un lai, un vi-
relai, un rondeau; son imagination mobile passe sans effort
de la description des batailles aux peintures amoureuses ; les
plus gentils disciples de Guillaume de Lorris et du Roman de
la lîose n'ont point surpassé la douceur et la richesse de sa
veine facile : en peut le compter parmi les aimables précur-
seurs de Charles d'Orléans'. Évidemment, s'il eût vécu deux
siècles plus tôt, il aurait écrit des chansons de gestes ou des
romans de la Table ronde, et non des Chroniques. Il est donc
intéressant d'observer dans sa personne la transformation
du trouvère en historien - .
De toutes les époques de sa vie, la moins connue, c'est la
première. Deux points semblent certains : la date et le lieu
de sa naissance. Froissart est né à Valenciennes en 1337,
bien qu'au livre III de ses Chroniques, se donnant à lui-même
un démenti, il ait l'air d'indiquer l'année 1333. Au coin de
la rue Notre-Dame, on montre une petite maison du xiv" siè-
cle qu'on croit avoir été la sienne. Une partie de sa famille
habitait Beaumont, car le fds de l'échevin Mahieu Froissart,
déjà cité, figure dans un compte des pauvres de cette ville, en
1. Voir plus haut, p. 97 et 98.
2. Sur la vie de Froissart, les sources à consulter sont: 1° Édition Bu-
chon (1835), t. III, Introduction ; 2° M. Kervyn de Lettenhove, Etude svr
Froisaart et le xiV aiède (1857), 2 vol.; — Introduction à l'édition de
Froissart, t. I'"' (1870) ; 3° M. Paulin Paris, Nouvelles recherches sur la vie
lie Froissart (1860).
VIE DE FROISSART. 22b
•139(). lynulres Froissart sont mentionnés à Valenciennes et
aux environs : à la fin du xiif siècle, il y a un Froissart mon-
nayeur ou changeur à Solesmes; un Henri Froissart achète
une maison à Lestines, en 1379; un Thomas Froissart, mé-
decin du comte de Nevers, est inscrit dans les comptes de la
maison de Bourgogne. Les archives de Valenciennes men-
tionnent un caudrelier' de ce nom en 1403, un mesureur de
grains en li^.'i, di\erses personnes de toute condition aux
xvi% xvii", XVIII" et XIX" siècles, jusqu'en 1862. Mais il faut
dire que ce nom de Froissart, qui fut d'ahoi'd un surnom tiré
de certains travaux agricoles, était fort répandu dans le pays;
aussi tous ceux qui le portaient n'appartenaient pas à la fa-
mille de notre historien : témoin ce Froissart de l'abbaye de
Saint-Amand, sorte de frère Jean des Entommeures, qui tua
de sa main dix-huit ennemis lors du siège de la ville par les
gens du Hainaut, ou bien encore ce vicomte Froissart d'A-
miens, dont on a le sceau, qui est un écu cà trois besants.
Le père de Froissart était-il, comme l'ont avancé beaucoup
de biographes, un peintre d'armoiries? Rien n'autorise cette
supposition. Selon M. Kervyn, il était peut-être marchand,
et cette autre conjecture se fonde sur un passage des poésies
de Froissart, où il est fait allusion au conseil qui fut donné à
notre chroniqueur, vers l'âge de quinze ans, d'apprendre le
négoce et d'entrer, c'est son mot, a dans la marchandise. »
On s'étonne, qu'ayant longuement décrit les jeux de son en-
fance, les aventures et les rêveries de sa jeunesse, il ait gardé
le silence sur ses parents : cela n'indique pas une illustre
origine, et le soupçon est venu à M. P. Paris que Froissart
était peut-être un enfant naturel. On le mit au latin; il pré-
féra le français, et quitta les scolastiques pour le <( gay savoir »
des ménestrels. Il se peint a nous, dans ses poésies, comme
un jeune homme d'humeur vive et allègre, de santé déUcate,
indolent et voluptueux, ami de tout ce qui est joie, éclat et
mouvement, épris des danses ou caroles, des fêtes, des tour-
\ . Cuudrelier, en français du moyen âge : cliaudionnier.
226 l'histoire au XIV SIÈCLl!:.
nois, des l^elles assemliléos, où les chevaliers devisenl avec
les dames, où les poêles récitent des vers : c'était une voca-
tion. Les premières saillies de cet esprit léger et curieux des
apparences ont produit une foule de jolies pièces, sous des
titres divers et selon le goût qui régjiait nlovs : nous les avons
signalées et appréciées dans Fun de nos précédents cha-
pitres*. Faut-il prendre à la lettre toutes les descriptions qui
égaient le (( l'oman amoureux » de sa jeunesse ? Est-il vrai,
comme l'a cru un peu facilement M. Kervyn, qu'il ait fait un
premier voyage en Angleterre, à quatorze ans, vers 135 1,
pour y fléchir une ])eauté un peu trop fière, et que, désespéré
des froideurs de l'inhumaine, il ait visité Paris, Avignon,
Narbonne et tout le Midi pour se consoler? Cet épisode nous
pfiraît une simple fiction; nous partageons la défiance de
M. P. Paris, qui soupçonne la (( dame volage, » l'héroïne de
YEspinette amoureuse, de n'être qu'une de ces Iris en l'air
dont tout bon poëte est pourvu.
Il avait vingt ans au lendemain de la bataille de Poitiers^,
et c'est à ce moment que le goût de l'histoire vint se mêler
aux jeux de son imagination naissante et donner à son esprit
un tour plus ferme, une ambition plus haute. En 1361, peu
de temps après le traité de Brétigny,'par où se terminent les
chroniques de Jean Lebel, comme nous l'avons dit, Frois-
sart, recommandé à la reine d'Angleterre, Philippe de Hai-
naut, alla lui présenter à Londres un livre qu'il avait composé
sur les événements des quatre dernières années, livre qui
était en vers, selon M. Kervyn, en prose, selon M. P. Paris,
et qui s'est perdu ^. Philippe de Hainnut, qui était restée
bonne flamande sur le troue de la Grande-Bretagne, aimait à
1. Voir plus haut, la Foêsie lyrique au xiv» siècle. P. 97, 98.
2. En 1356.
3. 11 ne sei'iiil pas impossible que ce livre « rimé et dittié », dont nous
avons déjà parlé, ait été un poëme historique, dans le genre du poëme inti-
tulé le Vœu du Héron, composé peu de temps auparavant par un ménestrel
de Robert d'Artois, ou bien encore dans le genre d'un poëme contemporain
sur la Bataille de Crécy, œuvre d'un ménestrel de Jean de Ilainaut, que nous
a conservée Gilles li Muisis.
VI K DK FRÛISSÂRT. 227
s'entourer de ses conipnlriotes; elle accueillit le nouvecau
venu et 1(^ prit à ses gaaes en ([ii;ilité de secrétaire ou de clerc
lisant : il eut pour emploi de « servir la royne de beaux trait-
tii's et dittirs auKiurcux. » C'est en Angleterre qu'il écrivait
Cour de i)ioy, le Portu/i/s d'fDiiour, Y Ilorloqe aynourense ,
pièces que nous possédons. Ij's ménestrels foisonnaient duus
cette cour brillante et superbe, qui dominait et effrayait l'Oc-
cident par l'impression de ses récentes victoires; les rôles ou
les registi-es de la maison royale, sous Edouard 111, en con-
tiennent au moins dix-sept, la plupart originaires du conti-
nent. Il existait à Londres une « escole de ménestrandie » , scola
menesfralcix. Les clioses n'avaient pas changé depuis ce règne
magnifique de Henri 11 et d'Éléonore que nous avons décrit ail-
leurs ' : deux siècles de culture littéraire et d'élégance cheva-
leresque avaient affermi en Angleterre le règne de la langue,
de la poésie et de la politesse fi-aiiçaises. Le gouvernement, la
justice, la police même parlaient français dans leurs ordon-
nances, arrêts et proclamations ; les écoliers traduisaient en
français les versions latines : à plus forte raison les courti-
sans, les nobles, le clergé, tous ceux qui se piquaient de sa-
\oii'-vivre, ne connaissaient-ils, dans la conversation et en
écrivant, d'autre langage que celui de notre pays^
Xé dans une province aux frontières indécises, qui tou-
chait à la France et à l'Allemagne sur le continent, cà l'An-
gleterre par l'Océan, Froissart nous déclare, dans le Dit du
'Florin, qu'il savait trois langues, le français, sa langue natu-
relle, (( le lliiois » ou l'allemand, l'anglais, qu'il apprit sans
doute lors de son premier voyage, en 1301 : ces trois langues
représentent bien les trois affections, tour à tour prédomi-
nantes, qui se mêlent, se traversent et se succèdent dans son
humeur changeante et dans sa large conscience d'historien.
Tout en agréant ses poésies, la reine l'encouragea h conti-
1. Toine I", p. 34-2.
2. C'est seulement à la Un de son règne (lu'Kdonard III permit de substi-
tuer l'anglais au français dans les tiihunaux ; les délibérations du parlement
se firent en français Jusqu'au temps de Henri VI.
228 l'histoire au xiv^ siècle.
nuer ses chroniques et lui donna de l'argent pour voyager
en Ecosse, où elle avait jadis fait la guerre en personne et vu
des batailles. Accueilli, grâce aux lettres de sa protectrice,
par le roi et par le comte de Douglas, il passa trois mois dans
leur compagnie et visita le pays avec eux'. De retour h
Londres en 1363, il fut présenté au roi de France, Jean le
Bon, qu'il célébra dans une pastourelle et dont il reçut des
présents. L'année suivante, accompagnant en Flandre le roi
Edouard III, il y rencontra le liéi'aut qui ^ enait annoncer la
victoire anglaise d'Auray, et le questionna fort <( sin^ la ma-
tière des guerres de Bretagne. )> Cette môme année, il poussa
jusqu'cà Paris, vers l'époque du sacre de Charles V : les
comptes de la ville de Valenciennes, au mois d'août 136i,
font mention de nouvelles apportées par Froissart (( au sujet
du plaid que la ville avoit à Paris. »
Il quittait Londres de nouveau, au printemps de 1366,
pour visiter Bruxelles, la Bretagne, la Guyenne et Bordeaux,
oii il (( mit par écrit, » selon son office de chroniqueur ro}'al
et par exprès commandement, la naissance du iils du Prince
Noir, de cet enfant qui fut, en 1377, le roi Bichard IL Sou
passage à Bruxelles nous est signalé par les comptes du duc
de Wenceslas, de Brabant- : « un présent de six moutons,
fait au poëte Froissart, de la maison de la reine d'Angle-
terre, » s'y trouve inscrite Saisissant toutes les occasions
favorables de courir le monde et de fréquente)' les « hauts
princes, » Froissart partait, en 1368, pour l'Italie avec le^
duc de Glarence, qui allait épouser Yolande de Milan, fille
1. Le DU du clicval et du lévrier est de ce lemps-là :
Froissart d'Escosse revenoit
Sur un cheval qui gris cstoit
2. Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant, élait Iils du roi de
Bohême tué à Crécy.
3. On appelait «moutons» des pièces d'or ou d'argent frappées à l'em-
preinte d'un mouton. Il y avait les grands et les petits moulona, les doubles
moulons. Le texte porte : « Uni Friisardo, dictori, qui est cum reginn A?i-
glix, diclo die, vi nulones.» — Biclori, anteur de dits, celui qui dictait ou
composait des dits et toute sorte de poésies à la mode.
VIE DE FROISSART. 229
(le Galéas Visconli. Un (''(iiiipaj^c de mille deux cent ([uulre-
ving'ls clievaux cl qualro cciil ciii(|Liaiile-sepl personnes, em-
barqué sur cinquante-deux >aisseaux, accompagnait Cla-
rence : Geoffroy Chaucer, ou « Joffroy Chaucier, » comme
Froissarl l'appelle, y figurail h coté de notre historien. Cette
expédition magnifique traversa Paris au mois d'avril, et
reçut en cadeau, dt; Charles V, plus de ^ingt mille florins.
En Savoie et à Milan, des fêtes d'un éclat extraordinaire et
dune i)rodigalité romanesque accueillirent les voyageurs :
à la table des époux, le jour des noces, siégeait Pétrarque,
lauréat du Capitule'. Chacun se dispersa pour visiter l'Italie.
Monté sur sa haquenée et suivi de roncins qui portaient
son bagage, Froissart voyageait (c en arroi de suffisant
homme, » avançant et séjournant à son gré, maître de son
temps et de ses mouvements ; il vit de la sorte Bologne et
Rome, admira le gouvernement du pape Urbain Y, qui rele-
vait le trône pontifical et les ruines de quatre cent qua-
torze basiliques abandonnées. Parmi ces débris, il rencontra
deux grandeurs déchues, l'empereur Jean Paléologue, errant
et misérable, et le roi Pierre de Chypre, qui lui donna
(( quarante bons ducats » en chiirgeant un de ses chevaliers,
Kustaclie de Confians, de lui conter l'histoire de son règne :
leurs entreliens lui révélèrent un monde nouveau, l'Orient.
11 en était là de ses voyages quand il apprit, h Rome même,
en 1360, que la reine d'Angleterre venait de mourir; cette
perte le frappait d'un coup bien sensible. Privé de sa bien-
faitrice, de celle, disail-il, « qui me fist et créa, » il se trou-
vait sans ressource à trente-deux ans et sans établissement.
En toute hâte, il remonta vers le Nord et alla chercher
fortune chez les siens, dans le pays flamand.
Cet événement mettait fin h la seconde époque de la vie de
Froissarl, à celle qui imprima, pour longtemps, sur son es-
prit la marque du caractère anglais. 11 avait passé ces dix
1. On changea trente fois tous les mets offerts aux convives, on dis-
tribua trente fois des présents. Le festin donné au duc de Clarence et a sa
suite aurait sufli pour rassasier trente mille personnes.
230 L'HISTOIRK AU XIV SIÈCLE.
années au milieu des Anglais, serviteur de leur reine, courti-
san de leurs princes, témoin émerveillé de leur puissance et
de leur gloire, qui étaient alors au plus haut point; sur les
grandes batailles du siècle il avait recueilli la version an-
glaise; il avait été anglais de cœur, lié à la cause victorieuse
par reconnaissance et par intérêt. Celte empreinte, reçue de
])onne heure et gravée fortement, s'afTaiblira avec les années
sans jamais s'effacer. Froissart, à l'époque où nous sommes,
n'a rien écrit encore, si ce n'est des vers et l'ébauche liisto-
rique antérieure à 1361, mais en causant et en voyageant il a
rassemblé sa matière, et l'impression qu'il emporte de ces
dix années dominera dans la première rédaction de son pre-
mier livre.
Heureusement pour lui, il retrouvait dans le Nord une cour
galante et polie, qui aimait les vers et les payait bien ; c'était
la cour du duc de Brabant, AYenceslas, déjà visitée par lui en
1366, et dont l'accueil le consola d'avoir perdu Philippe de
Hainaut et Jean de Beaumont. Ce Wenceslas, [ils d'un très-
vaillant homme, était fort peu guerrier, comme il le prouva
deux ans après, à la journée de Bastweiler, où il se laissa
prendre par le duc de Gueldre * : partageant les goûts poé-
tiques de la duchesse, sa femme, il se plaisait dans la société
des ménestrels, comblait de présents les (licteurs ou auteurs de
dits, les attirait à sa cour de tous les pays d'Occident. Eus-
tache Deschamps et (Guillaume de Mnchault , royalement
traités par Im, ont vanté l'existence plantureuse qu'ils me-
naient cà Bruxelles, les magnificences du palais ducal, l'écla-
tante série des tournois, joutes ou (( Ijéhours, » les dîners,
soupers, jeux et a esbatements, » de nuit et de jour, qui
tenaient les esprits dans l'agitation d'un [)laisir sans cesse
renouvelé et diversifié. Froissai-l, pour sa bienvenue, offrit à
1. Froissart a décrit cette journée; il nous montre les bourgeois de
Bruxelles allant à la bataille avec force bouteilles pleines de vin, troussées
à leur selle, avec force fromages, pâtés de saumons, de truites et d'an-
guilles enveloppés de belles petites blanches touailles. — ('hrvniiiurf. t. 111,
p. 93. Edit. Buchon (1835).
VIE DE FROISSART. 231
la (liiclicssc un rcciit'il de ses poi'sics les plus nouvelles, el
reçut, en juin IIHO, un don de (( vingt moutons, » valant
seize francs •. L'année d'après, il écrivit, pour le duc pri-
sonnier, la Prison amoureuse, mélange de vers et de prose :
le duc, soi-ti de prison, lui donna « un bénéfice » et le
nomma cun'' de Lestines-au-Mont, en 1373^
L'heure des résolutions sérieuses avait sonné pour Frois-
sart; il le sentit et composa, cette même année, le Buisson
de Jonèce, daté du 30 novembre, où la Philosophie intervient,
lui conseillant de renoncer aux folles humeurs de la jeunesse,
de prendre un ét;it, un emploi honorable, et d'occuper son
esprit à écrire l'histoire. Notons comme une date importante
cette année 1373; à trente-cinq ans, le voilà établi dans
l'Lglise, engagé dans la chronique : son personnage prend
de la consistance et son caractère de la maturité. Jean Lebel,
dont il a pu voir, à son retour d'Italie, les dernières an-
nées^, lui a laissé un modèle qu'il imite doul^lement. Pourvu
comme lui d'une prébende, recherché et pensionné des
grands, comme lui gai compagnon, se plaisant au gracieux
déduit de poésie, sa vie s'écoule acti\ e et joyeuse, à la fois
mêlée aux affaires et à l'abri du péril; et cette joie, celte
s.'mté superbe de son esprit passera dans son style abon-
dant, lumineux et coloré. La ville de Lestines, située à une
lieue de Hinclie et non loin de Mous, en Hainaut, ne compte
aujourd'hui que dix-sept cents habitants; elle était plus con-
sidérable aloi's, et dans le tableau de répartition des béné-
1. «Domiuîc Diiciss;c vigenti mntones, vel sexdecim francos, qiios ulterius
dederat uni Fris^ardo, dictatoi'i, de uno novo libro gallico sibi liberalo.»
— Comptes cités par M. Pincliard, la Cour de Jeanne et de Wenceslas.
2. Dans UQ compte du receveur de Binche, Froissart est mentionné en
1373 comme curé de Lestines-au-.Mont.
3. Il existe à Cambrai un manuscrit des chroniques de Saint-Denis, s'ar-
rêtant à la mort de Philippe le Hardi, où se lisaient, il y a quelques années,
écrits de deux mains dillérentes, les noms de Jehan Lebel et de Jehan Frois-
sart. M. le Glay les avait vus. Le relieur, vers 1830, fit disparaître le
feuillet où se trouvaient ces noms dont l'écriture était celle du xiyc siècle.
Ce manuscrit porte, en outre, quelques notes marginales qui sont peut-être
de Jean Lebel, et de Froissart, car il semble avoir appartenu successive-
ment à l'un et il l'autre.
232 l'histoire au xiy'' siècle.
fices ecclésiastiques, cette cure venait après celles d'Alost et
de Malines ' . Lestines-au-Mont avait produit un chroniqueur
latin, le chanoine Enguerrand de Bar, qui y mourut en 1213.
Une partie de la famille de Froissart semble l'y avoir suivi
et s'être établie auprès de lui : notre chroniqueur a pu trou-
ver des scribes et des copistes parmi les siens. Outre le duc
Wenceslas, qu'il visitait h Bruxelles, et dont il fut « ami
moult privé et accointé, » Froissart, à cette époque, eut pour
second protecteur Bobcrt de Namur, seigneur de Beaufort,
chaud partisan des Anglais dès 13t6, marié à la sœur de la
reine d'Angleterre en 1354, pensionné de trois cents livres
sterling qu'il toucha sur la cassette d'Edouard III, jus-
qu'en 1377, année oii mourut ce roi.
Pour plaire à Wenceslas, qui préférait les vers à la prose,
il composa le roman intitulé Méliador, le Chevalier au soleil
d'or, roman aujourd'hui perdu; sous l'inspiration de Robert
de Namur, qui aimait mieux l'histoire que la poésie, il ré-
digea le premier livre de ses Chroniques. Une partie du récit,
s'arrètant à 1372, fut pu])liée d'abord; le reste parut un peu
après l'année 1378, qui marque la fm de ce livre. En 1380,
Froissart assistait au sacre du jeune roi Charles YI. Déjà
ses œuvres et son nom s'étaient répandus en France, car
nous lisons, dans le Journal d'un contemporain, que le
11 décembre 1381 le régent de France, Louis, duc d'Anjou,
fit saisir à Paris chez un enlumineur « cinquante-six cahiers
de romans ou croniques que messire Jehan Froissart se pro-
posait d'envoyer au roy d'Angleterre^. » C'était la première
rédaction du premier livre complet, récemment achevé par
notre historien.
1. On écrit EMines ou Lestines: cette seconde forme est celle du moyen
âge. — Il y avait près de Lcstines-au-Mont un village, dépendant de la cure,
qui s'appelait Lestines-au-Val.
2. Journal de Jean le Fèvre, évêque de Chartres, cité par le Laboureur
dans son édition de la chronique de Juvénal des Ursins : «Le dict jour,
Mgr le Duc a fait prendre et retenir cinquante-six caiers que messire Jehan
Froissart, prestre recteur de l'Eglise parrochiale de Lestines au Mont, près
de Mons en llainault, avoit fait cscrirc, faisant mention de plusieurs et
VI lî DE FROISSART. 233
Il vivait ainsi dans son béncTice de Leslines, aimé, protège,
déjà célMjre, rimant et dictant vers et prose, recevant ca-
deaux et pensions *, et ne dédaignant pas de faire honneur au
bon vin des taverniers de sa paroisse^, lorsqu'un nou\eau
patron de son entreprise, un nouvel ami de sa réputation
naissante se présenta pour tenir la place du bon duc Wen-
ceslas qui venait de mourir, en 1383. Nous voulons parler de
Guy de Cliàtillon, comte de Blois, neveu par sa femme de; Ro-
jjert de Xamur, et petit-fils de Jean de Hainaut, le premier
protecteur de Froissart. Le comte de Blois possédait un fief
à Lestines; des 1361, il avait hérité du château de Beaumont,
il était seigneur de Chimay depuis 1372; après la mort de
Wenceslas, il décida Froissart à échanger sa cure de Les-
tines contre un canonicat à Chimay, et fit de lui son chape-
lain. L'influence de Guy de Cliàtillon venait a point pour com-
battre celle du comte Robert de Namur, et pour atténuer les
impressions anglaises que le chroniqueur avait reçues dans
diverses batailles et besoignes et fais d'armes, faites au royaume de France,
le temps passé. Lesquels cinquante six caiers de romans ou croniques
messire Jean avoit envoyé pour enluminer à Guillaume de Bailly enlumineur,
et lesquels le dit messire Jean se proposoit envoyer au roi d'Angleterre,
adversaire.» — Jean le Fèvre était chancelier du duc d'Anjou, qui se
trouvait maltraité dans les Chronifiues. Les cahiers saisis avaient, été
destinés à Richard H, à l'occasion de son mariage avec Anne de Bohème.
1. Nous continuons d'emprunter aux comptes de la prévôté de Binche,
recueillis par M. Pinchard, la mention des présents faits à Froissart par
ses protecteurs : — « A Monsieur Jehan Froissart, cureit à Lestines ou Mont,
par un plakiet soubs le sinet de Mgr, xx pettis vwutons qui valent xxvu
livres (19 septembre 1373). — Au même, iv doubles 7»oi((0(is vallant vu livres
X sous (4 juin 1376). — Par lettres de Mgr le duc, délivreit à M. Frouissart
vu moutom de Brabant (même date)... Donneit à messire Jehan Frouissart
VI francs françois vallant vu livres x sous (27 avril 1479)... — Délivreit au
même vi muis de blet (octobre 1375)... Donneit à M. Jehan Frouissart
X francs françois valant xii livres x sous, pour un livre qu'il list pour Mgr.
(25 juillet 1382.)
2. Dans le Dit du Florin, il réserve 500 livres pour les taverniers de
Lestines. Froissart, à Londres, avait vu cinq rois — Angleterre, France,
Ecosse, Danemark et Chypre — s'ébattre chez un taveruier qui était maire
ou mayeur de Londres. Le concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, avait permis
aux chanoines de boire chaque jour une quantité de vin égale à un poids
de 5 livres.
234 L'HISTOIRE AU XIV' SIÈCLE.
sa jeunesse. Fils d'im liominc qui avait succonihé à Crécy
dans les rangs français, ayant commandé lui-même l'arrière-
garde française à Rosebecke, le comte de Blois professait des
sentiments dignes de sa naissance et de sa loyauté : il aimait
la France, qu'il avait bien servie ; il admirait le gouver-
nement réparateur de Charles V. Froissart connut par lui
des incidents et des circonstances qui, sur plus d'un point,
redressèrent ses premiers jugements, et la seconde rédac-
tion du livre déjà publié se ressentit du changement survenu
dans les relations et les inspirations de l'historien. Ici donc
commence une autre période de la vie de Froissart, une
nouvelle évolution de son esprit : l'inlluence française suc-
cède, dans ses affections, à l'ascendant prolongé du parti
anglais.
Sa qualité de chapelain l'attacliant à la personne du comte
de Blois, il le suivit dans ses voyages et ses expéditions; les
chapelains accompagnaient leur maître à la guerre, et les
plus vaillants se battaient à ses côtés. En 1386, il était à
Blois avec le comte; il composait cà Bourges une pastourelle
en l'honneur de son fds, Louis de Dunois, qui épousait Marie
de Berry. Il alla voir ensuite, à l'Écluse, les treize cents
vaisseaux de la flotte française prêts à envahir l'Angleterre :
il y rencontra des chevaliers qui avaient fait la campagne de
Rosebecke et qui lui contèrent cette journée. Probablement,
c'est vers ce môme temps que Froissart a écrit les chapitres
sur les guerres de Flandre insérés au IP livre des Chi-o-
niques. Son voyage en B(''arn, chez le comte de Foix, est
de 1388. Rien de plus intéressant que cette longue chevau-
chée cà tivncrs la France. Si l'on veut connaître les habitudes
d'in^estigation historique particulières à Froissart et aux
chroniqueurs du moyen âge, ce qu'il y avait de fortuit, d'im-
prévu et d'aventureux dans ces recherches et ces enquêtes
poursuivies sur les grands chemins, dans les auberges, au
milieu des hasards et des fatigues d'un voyage, qu'on lise cet
admirable récit, d'une vérité si naïve et si frappante, rempli
d'incidents caractéristiques, de détails pittoresques, et qui
VIE DE FROISSART. 233
nous doniif un scntiiiicnl si \ir des impurs, des idôcs et do
la civilisation du mv" sirclc.
De Valenciennes à Ortlicz la course était longue ; mais
notre chroniqueur prenait son temps, n'étant pas de ces
impatients (|ui ont hâte d'en Unir et qui brûlent le pavé. Le
voyage lui plaisait par lui-même; il s'attardait ^olontiers
dans les compagnies cl les causeries où il trouvait quelque
profit. En (juittant la Flandre, il rencontra deux chevaliers
du parti anglais, Jean d'Auhrecicourt et Thomas de Queens-
Jjerry, qui revenaient d'Espagne et lui apprirent les malheurs
de l'armée anglaise dans la péninsule. Arrivé h Blois, il s'y
reposîi en attendant les lettres de recommandation qui lui
étaient nécessaires, parcourut les bords de la Loire, vit tout
le pays jusqu'à Angers; chemin faisant, il rencontra Guil-
laume d'Ancenis, ([ui l'accompagna quatre lieues durant,
de Mouliherne à Billy, et lui décrivit la bataille de Cocherel.
De Blois, il traversa le Berry et l'Auvergne, descendit à Mont-
pellier et de Là à Pamiers, où il était en novembre L'388.
Outre les lettres destinées à l'accréditer, il emportait avec lui
un ^olume richement enluminé, son roman de Méliador,
réservé au comte de Foix, et conduisait en laisse un autre
cadeau princier, que Guy de (>hàtillon adressait cà son ami
Gaston Phébus, l'auteur des Déduits de la chasse, c'est-à-
dire quatre lévriers, Brun, Tristan, Hector et Roland.
Chîique matin, après avoir dit une oi^aison petite au nom
de sainte Marguerite^ ^ il montait à cheval et faisait, en
moyenne, ses dix lieues avant le coucher : il existait alors des
itinéraires ou guides en latin qui marquaient les distances
et indiquaient aux voyageurs les stations principales, les
meilleurs gîtes ^ A Pamiers, il « s'accointa » d'un conseiller
de Gaston Phébus, messire Espaing de Lyon , qui revenait
d'Avignon à (huiliez et qui le présenta à son maître : ce fut la
plus heureuse rencontre de sa longue route, et c'est encore le
1. Unisson de Juncrt:.
2. Manuscrits de la (îibliotliùquc de Buuigoiruc, ii» 870:2.
236 l'histoire AU XIV*' SIÈCLE.
plus agréable épisode à lire aujourd'hui. Ils traversaient des
pays naguère ravagés par les Anglais et leurs alliés, sous Jean
le Bon et Charles Y ; messire Espaing ne tarissait pas sur les
faits d'armes, les embuscades, les prises de villes et de châ-
teaux, sur tous les incidents glorieux ou fnnesles qui compo-
saient la légende de ces temps-là : il arrêtait à chaque pas
son compagnon pour lui montrer quelque tour en ruines,
quelque défdé sinistre ou les tombes encore visibles des
braves chevaliers qui avaient succombé. Ils arrivèrent à Or-
thez un peu avant les fêtes de Noël. Nous ne décrirons pas
les magnificences de ce séjour où s'étalait, dans sa profu-
sion un peu provinciale, le luxe des grands seigneurs du
xiv*^ siècle, avec ce je ne sais quoi de bizarre et d'excentrique
qui tenait au caractère du beau Gaston Phébus : assemblées
des chevaliers, largesses faites aux ménestrels, banquets in-
terminables, tout est cité et montré en son lieu par un nar-
rateur dont la verve égalait la richesse du sujet.
Froissart employait ses journées à questionner les gens de
guerre qui revenaient d'Espagne ; le soir, avant le souper de
minuit, il lisait au comte des passages de son iMéliado?- à la
clarté de douze torches tenues par douze valets. On eût dit un
rapsode chez Alcinoiis. Il resla trois mois auprès de Gaston,
et partit avec l'escorte qui conduisait en France Marie de
Boulogne, destinée pour femme au duc de Berry : Marie avait
douze ans, le duc en avait soixante. En courtisan toujours
prêt, Froissart rima une pastourelle sur ce noble mariage.
Avant de partir, il avait reçu de Gaston quatre-vingts florins
d'Aragon; cette libéralité n'excédait pas les moyens d'un
seigneur qui possédait (( trente fois cent mille florins dans
son trésor. » Au mois de mai 1389, il était à Avignon; il y
perdit sa l)ourse et rima, tout h la fois pour se consoler et
pour implorer ses généreux patrons, l'agréable pièce inti-
tulée le Dit du florin : l'art de demander délicatement et
de tendre la main avec esprit y est porté presque? aussi loin
que dans les Epîtres de Clément Marot. Tra^ersant Lyon, le
Berry et Paris, il remonta jus([u'en Hollande, où se trou\ait
VIE DE FROISSART. 237
alors le comle de Blois, Kii cette même année l.'JHî), il i-e-
descendil à Paris pour assister aux leles exlraordinaii-es
qui devaient signaler l'entrée d'Isabeau de Bavière, et dont
l'amionee excitait au |)lus haut point la curiosité |)ul)li(fu(!
dans tout TOccideut. l'aris était, dès lors, par l'exhibition de
son industrie et de ses richesses, par le spectacle; de ses
Ibules bruyantes, par la variété de ses divertissements, le
caravansérail des désœuvrés cosmopolites et la mère patrie
de toutes les choses sérieuses ou frivoles destinées à inté-
resser, agiter et dominer l'Europe.
Le désir du repos se faisait sentir, avec les atteintes d(>
la vieillesse, à l'infatigable voyageur. Depuis trente ans il
ehevaucliait par le monde. 11 avait visité les principales
cours, les cités puissantes, les champs de bataille fameux ;
il avait connu les plus hauts princes, les plus vaillants hom-
mes de guerre : la société féodale, dans ses vanités et ses
grandeurs, n'avait plus guère de secrets pour lui. Muni
d'informations accnmulées par de continnelles enquêtes, il
lui restait à puiser dans cet amas confus, souvent contradic-
toire, la substance de ses derniers récits. Un peu avant 1388,
il a\ait rédigé, entre deux voyages, le second livre de ses
Chroniques; le troisième et le quatrième l'occupèrent jus-
qu'à la lin du siècle. Sa vie est devenue sédentaire. Nommé
par le pape chanoine, en expectative, de Saint-Pierre de
LiUe, il revient fixer sa résidence à Valenciennes, sa patrie.
Coup sur coup, la mort enlève, en 1391, le comte de Blois,
et Robert de Naumr en 1392 : ce fidèle ami des Anglais, tout
récennnent, lui avait apporté d'Angleterre la nouvelle des
malheurs et des faiblesses du jeune roi Richard II. Les vides
qui se faisaient autour de lui l'avertissaient de se hâter.
Nous le voyons encore cependant sortir de sa retraite pour
quelques rares voyages nécessaires à l'accomplissement de
son œuvre. En 1390, désireux de compléter ses notes sur les
affaires de Castille et de Portugal, il court à Bruges, centre
du commerce international, pays de banque et d'agio pour
le monde entier, où les rois avaient un compte ou^■ert chez
238 l'histoiriî au xiv siècle.
les Lombards : il y apprend qu'un conseiller du roi de Por-
tugal, don Juan Fernand Pacliéco, est en Zélande; il va le
rejoindre et passe une semaine auprès de lui h l'interroger.
En 1392, il se trouvait à Paris au moment où Pierre de Craon
tenta d'assassiner Clisson dans le carrefour Sainte-Catherine ;
il partit de là pour Abbeville, oii les trêves se négociaient
entre la France et l'Angleterre ; on a de lui une quittance
attestant sa présence au camp français pendant l'été de 1393 ' .
Deux ans après, une dernière tra\ersée en Angleterre mettait
lin à la longue série de ses expéditions.
Profdant des trêves d'Abbeville, il franchit le détroit en
1395, le cœur plein de souvenirs, heureux à l'idée, de ranimer
les plus chères impressions de sa jeunesse. Mais vingt-huit
ans avaient passé sur la cour de Phdippe de Hainaut et
d'Edouard III : dans l'intervalle, que de changements sur-
venus ! Froissart s'étonna de n'être plus à Londres qu'un
inconnu dans un monde étranger. Il offrit au roi, Richard II,
qu'il avait vu naître à Bordeaux, en 1366, le recueil des
« traités amoureux et de moralité )> faits et compilés par
lui à l'âge de trente-quatre ans : c'était un riche volume,
« enluminé, escript et historié, couvert de velours vermeil à
dix clous d'argent dorés, avec roses d'or au milieu et deux
grands fremails dorés et richement ouvrés de roses d'or. »
Le roi lui donna, en retour, un gobelet d'argent doré pesant
plus de deux marcs et contenant cent nobles^ ^ n dont je
1. «A. tous ceux qui ces présentes lettres verront ou orront, Maihieu,
sarde lieutenant du bailli d'Abbeville, salut, savoir faisons que par devant
nous est au jour diii venus, en sa personne, sire Jehan Froissart, prestre
et canoine de Chiniay, si comme il dist, et a recongnut avoir eu et receu
de Mgr le duc d'Orliens la somme de vingt francs d'or, pour cause d'un
livre appelé le bit royal, que mon dit seigneur a acaté et eu du dyt
prestre. — En tesmoing de ce nous avons scellé ces lettres de nostre scel,
qui furent faites et données le vii^ jour de juing l'an mil ccciiiixx et xiii.»
— Les ducs de Bourgogne par le comte de Laborde, t. III, p. 69. — Le Bit
royal, aujourd'hui perdu, est mentionné en 1427 dans l'inventaire du sire
de Rochechouart : « item, le Dit royal, en franrois rimé, couvert de velours
noir et tout neuf. »
2. Le noble valait de vingt à vingt-quatre francs. — 11 existe à Paris une
copie du livre donné par Froissart à Richard II.
VIE DE FROISSART. 239
valus mieux loul mou vivaul, » d'il Froissarl. Avant d'a-
])nrd('r le roi, il avait gagné l'amitié dn plusieurs chevaliers
delà cour qui connaissaient à Fond Tliistoire récente de leur
pays; ils lui contèrent en détail les ti'oubles des précédentes
années ; et tous ces récits, dont le contraste avec ce qu'il
avait vu lui-même, sous Edouard III, était si frappant, lui
inspirèrent de tristes pressentiments que l'assassinat de Ri-
chard II justifia quatr(î ans après.
Eu quelle année mourut Froissart ? On adopte générale-
ment pour l'époque de sa mort, mais sans raisons bien fon-
dées, l'année 1 410; une note manuscrite, conservée au châ-
teau de (]liimay, doinierait h penser qu'il vécut jusqu'en lilO,
c'est-à-dire jusqu'à l'âge de soixante-dix-huit ans ^ . L'obscu-
rité enveloppe les dernières années de sa vie comme les pre-
mières : on cr(jit qu'il passa quelques mois à l'abbaye de
Cantimpré, dont le prieur s'occupait d'histoire ; l'information
que nous venons de citer ferait supposer qu'il a fini sa vie à
(jhimay et qu'il fut enseveli, selon l'usage ecclésiastique,
dans la chapelle Sainte-Anne de l'église de cette ville. Sa
tombe n'a pas été retrouvée. Une statue, placée à quelques
pas de celte chapelle, semble marquer l'endroit où il repose,
de même qu'uiK; autre statue, élevée à Yalenciennes, indique
le lieu où il est né. La bibliothèque d'Arras possède une
galerie de portraits qui datent du xv" siècle : dans le nombre
figure celui de Froissart, peint à l'époque de sa vieillesse.
Xous n'avons pas craint d'insister sur la biographie de cet
écri\"ain, parce qu'elle reflète la vie d'un siècle. Pour devenir
l'historien de son temps, Froissart avait compris qu'il devait
entrer aussi avant que possible dans la connaissance de ses
sentiments et de ses mœurs, communiquer directement avec
tous ceux qui donnaient le branle aux affaires et l'impulsion
à la société chevaleresque. Un dernier trait achèvera le ta-
bleau de cette vie active et féconde. Il nous reste à dire
\. «Joannes Froissardus, canonicus et tliesauraiins ecclesiœ sanctac Mone-
euudis Chimaci, vetustissimi feime lotius Belgii oppidi, obiit anno mccccxix.
240 l'histoire au xiv° siècle.
avec quel soin Froissart a composé ses Glironiques, quelS'
changements il a cru devoir y apporter, quelles formes di-
verses il a données à son œuvre par un travail constant de
révision. Des travaux approfondis ont récemment éclairci
cette partie du sujet trop négligée par l'ancienne critique ;
une autre question fort controversée, sur la partialité des
jugements et des récits de Froissart, a reçu, de ces mômes
recherches, une solution longtemps attendue.
S m
Examen des manuscrits de Froissart. — Formes diverses et rédactions
successives de ses Chroniques.
Les Chroniques de Froissart, embrassant trois quarts de
siècle, de 1323 à liOO, se divisent en quatre livres qui for-
ment autant d'ouvrages distincts : le premier, de Ijeaucoup
le plus important, s'arrête en 1378; le second Unit en 1383;
le troisième en 1388, et le quatrième s'étend de 1389 à 1400.
Cet ensemijle est contenu dans de nombreux manuscrits, qui
sont presque tous du temps de l'tuiteur ; la difiiculté n'est
donc plus, comme pour Joinville et Villehardouin, de retrou-
ver un texte original et certain, mais elle s'est modifiée plutôt
qu'elle n'a disparu, car l'embarras vient précisément de cette
richesse même. Entre les manuscrits ou les copies du texte
de Froissart les différences abondent, et parfois elles sont
telles qu'on est tenté de se demander si elles reproduisent la
même œuvre et viennent du même historien. A quelle cause
attril)uer ces diversités si tranchées? Ce ne sont point des
infidélités de copiste ; il y faut voir simplement les variantes
d'une pensée sans cesse en travail sur elle-même, et les re-
manien:ients que l'auteur a fait subir à son œuvre pour la
rendre moins fautive ou plus complète.
Un éditeur moderne doit avant tout distinguer les rédac-
tions successives du texte de Froissart, fixer l'époque oii
chacune de ces recensions a paru, reconnaître et signaler les
LI'S MAN'L'SCRITS DH FROISSART. 241
copies où elles sont contenues, indiquer, enfin, parmi tous
ces remaniements, quel est le meilleur. (î'est ce qu'on ap-
pelle classer les manuscrits par familles, en rattachant au
même groupe ceux qui dérivent d'une môme source et co-
pient un seul et même exemplaire : cette opération, base
indispensable d'une édition définitive, est aujourd'hui com-
mencée, et les résultats qu'elle a donnés sont assez certains
pour qu'il soit possible d'en juger la méthode et d'en affirmer
le succès'. En confrontant les nondjreux manuscrits de
Froissart, distribués par groupes selon leur date et leur prove-
nance, on découvre que le premier livre des Chroniques, vaste
portion de l'œuvre entière, le seul qui, jusqu'ici, ait été soumis
à cet examen approfondi, a été trois fois remanié d'un bout à
l'autre et refondu par l'hislorien. Froissart, à trois moments
différents de sa vie, dans des circonstances et sous des in-
fluences changeantes, a non-seulement retouché, corrigé, dé-
veloppé l'immense tissu des récits du premier livre, mais il a re-
pris et écrit de nouveau, depuis les commencements, toute cette
histoire, pour en changer le fond et la forme, et, chaque fois,
il l'a répandue dans le public sous sa rédaction nouvelle, comme
une œuvre distincte et de récente création. Dans quel ordre
ces trois éditions, originales toutes les trois, absolument diffé-
rentes entre elles et d'inégale étendue, se sont-elles succédé?
La première rédaction du premier livre a dû être composée
de 13U0 à 1380. Encore cette composition n'est-elle pas d'un
seul jet ; on y reconnaît facilement trois phases et trois épo-
ques séparées, de sorte que cette rédaction, la première en
date, se subdivise elle-même, dans l'origine, en trois frag-
ments qui se sont ajoutés l'un à l'autre après coup et tardi-
vement complétés. En 1360, Froissart, nous l'avons dit%
présente à la reine d'Angleterre une chronique des faits sur-
1. ÉJiliou de la Société de l'Histoire de France, commencée en 1869,
pai' M. Siméon Liice. Les cinq premiers volumes ont paru. — Voir surtout
yiiitioducVwn, tome I". M. Boissier a décrit la méthode suivie par l'éditeur
et caractérisé la savante originalité de son travail dans un remarquable
article publié iiar la Rei'Ke (/es ô.en:v Muiuhi^, le l'"' février 1875.
2. Page 212.
16
242 L'HISTOIRE AU XIV' SIÈCLE.
venus depuis 1356; c'est le point de départ, l'entrée en ma-
tière. De 1369 à 1373, développant cette ébauche, dont le
texte primitif est perdu, il y ajoute, d'une part, d'après Jean
Lebel, le récit des événements compris entre 1323 et 1356,
et d'autre part, l'histoire des douze années qui suivent 1360,
en utilisant les informations qu'il a recueillies dans ses pre-
miers voyages. Nous avons des manuscrits qui s'arrêtent à
l'année 1373 et qui nous donnent le texte le plus ancien de ce
fragment considérable du premier livre. Apres 1378, l'histo-
rien le complète en y ajoutant la chronique des six années
écoulées depuis 1372 : ainsi s'est constitué tout d'abord, à
trois reprises, le premier livre; c'est \k ce qui forme la pre-
mière rédaction.
Notons un point qui a son importance : certaines parties
de cette première rédaction, sans être remaniées à fond,
comme dans les recensions idtérieures, ont été retouchées et
re visées dans quelques manuscrits, par exemple, de 1350 à
1356, et de 1372 à 1378. Aussi peut-on classer en deux caté-
gories les manuscrits qui contiennent cette première rédac-
tion : les uns, au nombre de quarante, nous donnent la pre-
mière rédaction ordinaire ; les autres, au nombre de six,
appartiennent à ce qu'on appelle la première rédaction revisée,
c'est-à-dire corrigée dans certains détails. Deux traits caracté-
risent l'originalité de cette première forme des chroniques de
Froissart : la verve belliqueuse de l'expression, et l'ardeur
du sentiment anglais dont Thistorien est animé. Au moment
où le narrateur, avec la fougue de la jeunesse, avec l'en-
thousiasme d'un talent assuré de sa vocation, abordait l'his-
toire des grandes guei'res du siècle, il était encore sous l'im-
pression de ce qu'il avait vu, entendu, appris en Angleterre;
il était ébloui de la gloire des vainqueurs, comblé de leurs
bienfaits, attaché à leur cause par l'admiration et la recon-
naissance. 11 avait le cœur anglais. De retour en Hainaut,
un peu après 1369, il y trouva Robert de Namur, dont l'a-
mitié conilrma les inclinations de son cœur et le retint sous
le drfipeau qu'il ;i\ait servi Ini-niènic.
Li:S MANUSCRITS DK FROISSART. 243
Rien (Vt''toniianl que, dans ce prfimuu' jet de la suralxm-
dancc d"im génie excité et captivé par les séductions de la
puissance anglaise, il ait donné sur tous les événements dé-
cisifs, sur la bataille de Crécy et de Poitiers, la version du
parti qui a triomplié. 11 est, à celte époque l'historiographe
de la couronne d'Angleterre. 11 l'est avec une chaleur de con-
viction, avec une force et un éclat de style, avec une furie
d'imagination descriptive qu'il ne surpassera plus dans la
suite de ses récits ; un souffle de passion guerrière emporte son
premier essor ; on dirait que l'àme héroïque des épopées du
XII'' siècle a passé dans ses narrations et que la grande jjoésie,
éteinte depuis deux siècles, revit dans l'histoire. Plus tard,
en recommençant les mêmes récits, il ne retrouvera plus, à
ce haut degré, le beau feu de ses débuts impétueux; l'âge, en
mûrissant sa raison, en rectifiant ses jugements, amortira la
vivacité des impressions de sa jeunesse : la deuxième et la
troisième rédactions de ce môme livre seront inférieures, pour
le coloris du style, à la première.
La deuxième rédaction du premier livre, qui nous est par-
venue dans deux manuscrits seulement, celui d'Amiens et
celui de Valenciennes, et qui n'est complète que dans le pre-
mier des deux, n'a pu être composée qu'après 137G, puisque
dès le début il y est fait mention de la mort du Prince Noir
survenue le 8 juillet de cette même année 1376 ; elle l'a été
sans doute de 1380 h 1383 '. Ici, le ton a changé comme les
influences qui entouraient alors Froissart et les événements
qui l'inspiraient. Ses relations avec la France deviennent
])lus fréquentes et plus étroites; les Liens qui l'attachaient à
l'Angleterre s'affaiblissent chaquejour. Ses nouveaux patrons,
le duc Wenceslas et le comte de Blois, sont dévoués au parti
français qui, d'ailleurs, a cessé d'être un parti vaincu. La
France s'est relevée sous la main de Charles V ; ses blessures
sont guéries ; du Guesclin a rendu la solidité à ses armées et
1. Froissait, qui fut pourvu de la cure de Lestines vers 1373 prend sa
qualité de prêtre dans les prologues de la deuxième rédaction; il ne la
prend pas dans reu\ do la première.
244 l'histoire au xiv siècle.
la victoire cà son drapeau : elle a recouvré la puissance et
l'honneur. En écrivant sous l'impression des changements
accomplis, Froissart imite la Fortune, il revient a la France
et se montre bien plus favorable à sa cause. Dans la première
édition, il avait donné sur les journées de Crécy et de Poitiers
la version anglaise ; il donne, cette fois, la version française
qu'il tenait des amis de Wenceslas et du comte de Blois ^ .
Une autre différence, toute grammaticale, distingue cette
seconde forme de la précédente : dans les deux manuscrits
qui l'ont conservée on remarque de nombreux emprunts faits
au dialecte wallon. C'est ainsi que l'article le est souvent
employé pour la; le double v, w, y remplace le b, le v
ou \u dans certains mots ; on y trouve le ch au lieu du c doux
français, le c dur ou U au lieu du ch français.
La troisième rédaction du premier livre, représentée par le
seul manuscrit du Vatican, s'arrête à la mort de Philippe de
Valois en 1350 et ne comprend par conséquent qu'une partie
de ce livre. On y trouve une allusion manifeste à la mort du
roi d'Angleterre Richard II qui fut assassiné dans sa prison
en l'an 1400 ; ce qui prouve que la rédaction est postérieure
à cette époque, comme l'indique d'ailleurs l'écriture du
manuscrit. Ce texte a gardé aussi, en plus d'un passage,
l'empreinte du dialecte wallon ; mais son caractère distinc-
tif, déjcà signalé, est le soin pris par l'auteur d'effacer ou
de transformer les emprunts qu'il îivait faits à Jean Lel)el ;
c'est en outre la sévérité inaccoutumée des jugements
portés sur les Anglais. Nous voilà bien loin des premières
complaisances de Froissart et de son ancienne admiration
pour ce peuple orgueilleux : il faut voir la cause d'un tel chan-
gement dans les catastrophes qui avaient troublé et ensan-
glanté le dernier règne. Froissart ne pouvait j)anl()nner niix
\. Jean Lebcl qui avail conté ces t)atailles avant Froissait et qui avait
écrit presque sous la dictée de Jean, comte de Beaumont et de Cliiinay,
rallié au parti français depuis 1345, s'était montré lùen plus favorable ii la
France que ne le fut son imitateur dans la première rédaction de sa cliro-
nique. — J.e^vrayes c/u'oiuV/i/es, t. II, p. 8'J.
LliS MANUSCRITS DH FROISSAHT. 243
Anglais la dochôance et la fin niisrnihlc, du roi llicliard II, fils
du C(''lM)r{' Prince Noir, petit-fils de la bonne reine Philippe de
Hainaut tant aimée de notre chroniqueur : l'ordinaire elTet
des révolutions n'est pas de gagner aux peuples qui les
subissent les sympathies de l'étranger, mais bien de les
aliéner et d(! les refroidir.
Ce n'est donc pas seulement le style ou la science de
l'historien qui varie en passant d'une rédaction cà l'autre ; ce
sont aussi ses opinions, son tour d'esprit et jusqu'à son
humeur; les phases diverses que sa pensée, depuis 1360
jusqu'en 1410, a traversées tour à tour s'y reproduisent
fidèlement. De là, l'erreur profonde où sont tombés ceux qui
ont essayé de juger Froissart, son caractère et son œuvre,
sans tenir compte de ces distinctions fondamentales qu'ils ne
soupçonnaient pas. Lorsqu'on a ainsi marqué les temps et
noté les différences essentielles dans la composition des
Chroniques, il reste à se décider entre les trois rédactions et
à choisir la meilleure pour la présenter au public comme
le texte définitif. M. Siméon Luce a donné la préférence à ce
qu'il appelle la première rédaction révisée, qui, dans certaines
parties, de 1372 à 1377, est la même que la seconde rédaction
et, dans le reste, a gardé les qualités de jeunesse, la verve et
l'éclat de la première rédaction ordinaire. De toutes les formes
du prrmier livre, c'est la plus popiûaire et la plus répandue,
celle qui a contribué surtout à immortaliser les récits et le
nom de Froissart. Quant aux rédactions non employées,
toutes les fois qu'elles présentent avec la première des difié-
rences sensibles, elles sont citées en note à la fin du volume ;
le lecteur a par là sous les yeux tout le travail de l'historien,
il peut en observer les progrès, en deviner les raisons,
en apprécier les résultats ' . C'est ce que nous allons essayer
de faire nous-mème pour achever la matière de ce chapitre.
1. L'édition de M. Siméon Luce, commencée en 1869, ne comprend en-
core que cinq volumes et s'arrête en 1360, bien avant la fin du premier
livre. Le savant éditeur n'a pas encore publié ses études sur les manuscrits
•24tj L'HlSTOlRb; AU XIV^ SlÈCLi;.
§ IV
De l'exactitude et de l'impartialité de Froissart. — Son talent de narra-
teur et d'écrivain.
Froissart, comme tous les takaits supériem's, avait le senti-
ment de son mérite et de Timpoi-tanee de son entreprise. Né
dans un temps où la faveur pu])lique, s'éloignant des Chan-
sons de Gestes, s'attacliait aux récits en prose des hrillants
faits d'armes et des événements célèbres, il comprit la gran-
deur des destinées réservées à l'histoire et la puissante action
que ses enseignements exerceraient un jour sur les esprits.
Souvent il se félicite de voir (( la haute et noble histoire en
grand cours donner des exemples de bien faire. )> Plein (h.
cette idée, épris du ])eau et vaste sujet qui se développait
devant lui, il s'y dévoua sans réserve, il n'épargna rien pour
remplir le dessein qu'il avait formé de laisser à la postérité
un monument durable des grandes choses accomplies de son
temps, une image vive et sincère de la société chevaleresque
du xiv" siècle. Il énumère, non sans un secret mouvement
d'orgueil, les ressources d'esprit et d'énergie qu'il trouve en
lui pour soutenir ce dur labeur ; il est heureux, dit-il, d'avoir
« sens, mémoire et bonne souvenance de toutes choses
(les trois autres livres. — L'édition de M. de Kervyn de Leltenhove,
commencée en 1867, est aujourd'hui terminée; elle comprend une vingtaine
de volumes. Entre cette publication et celle du savant français il y a deux
dill'érences capitales : d'abord, les manuscrits n'y sont pas classés avec la
même exactitude, et les rédactions diverses n'y sont pas distinguées avec
cette précison scientifique ; la distiibulion des dilVérents textes n'est pas
non plus la même. M. Kervyn donne, après chaque événement et en quelque
sorte chapitre par chapitre, les nombreuses leçons et variantes fournies
par les manuscrits de toute provenance, ce qui coupe le lil du récit, em-
brouille le lecteur, et détruit l'intérêt. — Nous devons signaler celte parti-
cularité de l'édition de M. Kervyn de Lettenhove que de nombreux em-
prunts y sont faits en note à deux chroniques contemporaines anonymes
et manuscrites dont le texte se trouve, pour l'une, à la Bibliothèque de
l'Arsenal à Paris, et, pour l'autre, à la Bibliothèque de Berne. — Voir
t. 11, p. 'lyo et oiG.
Li':s m?:rites et les défauts de FROISSART. 247
passées, cnfilii claii' el aigu pour concevoir tous les faits dont
il est informé, âge, corps et membres p(jur soulfi'ir peine. »
De cette plénitude de force, (|ui est le ti'ait caractéristique
d'une nature si riche et si facile, naît une joie intérieure, une
sorte d'enthousiasme que les fatigues et le travail nourrissent
au lieu de l'affaiblir : <( plus j'y suis, et plus y laboure et plus
me plaisl, car aussi comme le gentil chevalier et escuyer qui
aime les ai'ines et en pei'sévérant s'y fortifie, ainsi en labou-
rant sur cette matière, je m'habilite et me délite. » A mesure
qu'il s'avance, et que son œuvre et sa gloire sont en progrès,
le sentiment de son importance grandit ; il s'exprime sur lui-
même d'un ton plus élevé et plus ferme : le nom de chroni-
queur ne lui suffit plus, il prend le titre d'historien, surtout
dans les deux derniers livres, et a la prétention de le mériter.
Une noble fierté lui était bien permise quand il comparaît
son œuvre à tout ce que l'histoire, sous forme française,
avait produit jusqu'alors. Ses plus illustres devanciers n'a-
Aaient écrit que des biographies ou des mémoires personnels ;
hors de Là, on tombait dans la foule obscure et confuse des
chroniques arides, tronquées, décousues, et des compilations
anonymes traduites pour la plupart d\\ latin. 11 était le pre-
mier qui entreprit d'écrire, non pas une histoire locale et
particulière, se bornant aune guerre, aune ville, à un peuple,
mais une hisloin; générale de l'Occident pendant près d'un
siècle, et qui n'iiésitàt pas à consacrer sa vie à ce la-
beur immense. Cette méthode d'investigation voyageuse et
d'enquête perpétuelle à traders le monde, qu'il renouvelait
d'Hérodote sans le savoir, était bien alors une nouveauté
féconde dont il avait le droit de s'applaudir. Toutefois,
si l'on réfiéchit aux conditions que doit remplir un historien
digne de ce nom, on est forcé de reconnaître que les mérites
de Froissart, si éminents qu'ils soient en certaines parties,
sont restés au-dessous de son ambition. Froissart est un
chroniqueur incomparable ; il a donné à la chronique un éclat
et une ampleur qu'elle n'avait point connus jusque-là ; mais
il y avait dans les moyens d'information qu'il employait.
248 l'histoire au xiv siècle.
dans les faiblesses de son brillant esprit, dans l'état général
de la langue et de la littérature de son temps, trop d'insuffi-
sance, trop d'essentielle imperfection pour qu'il pût même
concevoir l'étendue et la sévérité des obligations que l'histoire
impose à ceux qui tentent de l'écrire.
11 lui manque d'abord la qualité fondamentale, sur la-
quelle repose le crédit de l'historien, l'exactitude. Ses beaux
récits, d'une allure entraînante et d'une verve épique, four-
millent d'erreurs ; peu de pages en sont exemptes. Il
brouille les faits, ou du moins les incidents et les épisodes
d'un même événement ; il prend une ville pour une autre,
confond les temps, les lieux et les personnes. Rien de moins
sûr que sa géographie, sa chronologie et surtout sa stratégie.
Les documents authentiques, confrontés avec ses assertions,
les démentent à chaque instant. Et comment n'en serait-il
pas ainsi ? On sent trop qu'il s'est formé une opinion sur des
témoignages douteux, sur des souvenirs suspects et des
rapports confus. Chacun des témoins consultés par lui
obéissait à des passions, à des intérêts ; et la mémoire, chez
les plus véridiques, était sujette à défaillance. Quel moyen
avait-il de distinguer le vrai du faux ? A quels signes
reconnaître et dégager l'information sincère, fidèle et complète
dans cet amas de renseignements tronqués et contradictoires ?
La lumière des pièces probantes, des actes officiels lui était
refusée ; il cherchait à ses risques et périls, tirant de son acti-
vité propre et de la sagacité de son esprit toutes les ressources
de son entreprise.
Dans cette difficulté, qu'il a bien sentie, qu'a-t-il fait?
Il a formé une large synthèse de tous les éléments d'infor-
mation qu'il recueillait, les comphHant et les variant l'un
par l'autre, sans les discuter, sans en essayer une critique
comparée, beaucoup plus préoccupé de l'abondance que du
choix, moins attentif à contrôler sa matière qu'cà la diversi-
fier et à l'enrichir. Connue dit M. Siméon Luce, « il a frappé à
toutes les cloches et entendu tous les sons. » Ajoutons pour
l'excuser, qu'il n'est ni plus inexact ni plus fautif que les
LKS MÉLIITKS ET LES DÉFAUTS DE FROISSART. 240
autres chroniqiUMU's conleniporaiiis les plus renommés après
lui, tels, que le continuateur de Nangis, Jean de Venette, et
les rédacteurs des Grandes Chroniques de France. Il se
trompe moins souvent que Jean Lebel dont il a trop facile-
ment adopté les méprises. L'époque où Froissart écrivait
peut être considérée comme l'une des plus périlleuses pour
l'autorité des historiens. Avant le xn" siècle, les documents
autli^ntiques sont rares, le contrôle des chroniques compo-
sées à cette date est pour nous difficile ; après le xvi" siècle,
rimprimorie, en multipliant les [)ièc('s officielles, les met à la
portée des historiens et leur fournit des ressources qui n'exis-
taient pas auparavant. Les ch.roniqueurs de l'époque intermé-
diaire, comparés à leurs devanciers et à leurs successeurs,
ont un doul)le d('>savantage : les documents étaient déjà plus
nombreux de leur temps, mais ils demeuraient secrets ;
puljlics aujourd'hui, ils accusent d'ignorance ceux qui ne les
ont pas connus et répandent un jour fâcheux sur les lacunes
et les mensonges des informations individuelles qui consti-
tuaient alors toute la science historique,
A défaut d'exactitude, Froissart a du moins le mérite de la
sincérité. Ses erreurs sont involontaires ; il s'est trompé de
bonne foi. (c II ignore, dit M. Siméon Luce, toute espèce de fa-
natisme ; il n'est obsédé d'aucune de ces passions de caste et
de nationalité qui offusquent la vue et troublent le jugement. »
Nature aimable, esprit droit et élevé, passagèrement docile
aux influences du pouvoir ou de l'amitié, mais assez prompt
à s'en dégager et n'y cédant qu'avec mesure, il a su rester
libre, n'embrasser violemment la querelle de personne en un
temps où la division régnait partout, dans l'Église par le
schisme, au-delà des Pyrénées, entre Pierre le Cruel et Henri
de Transtamare, dans le mitli entre Armagnac et Foix, dans
la Bretagne, entre Blois et Montfort, sans compter la grande
guerre du siècle entre la France et l'Angleterre, Ses impressions
ont changé, mais non ses opinions ; il a varié ou agrandi ses
points de vue ; il s'est modifié, avec l'âge et selon les circon-
stances, par l'effet môme de ce désir de savoir qui le rendait
250 l'histoire au xiv siècle.
accesêible à tous les renseignements nouveaux : le milieu où
il Aivait, et ce qu'on peut appeler le climat de l'esprit,
agissait sur lui insensiiilement, le transformait à son insu. Il
a protesté plusieurs fois de son impartialité, de son respect
pour le vrai, et il n'y a pas lieu de révoquer sa parole en
doute. Il avait une inclination naturelle, une sympathie
toujours prête pour ce qui est noble et généreux ; il admirait
la hardiesse entreprenante, les fiers assauts, les dures reupon-
tres, les belles apertises d'armes sous tous les drapeaux, trou-
vant aisément dans son âme loyale de quoi être juste envers
ceux qui méritaient la gloire. Son estime ne se refusait
qu'aux lâches et aux félons ; il est pour eux sans pitié, il les
llétrit avec énergie.
En un sens, Froissart est cosmopolite. Sa patrie véritable,
ce n'est ni le Hainaut, pays des siens, ni la France ou l'An-
gleterre qu'il a tour à tour visitées, où il a compté tant de
protecteurs et d'amis ; c'est la chevalerie d'Occident, c'est
l'ensemble brillant d'une société galante et courageuse au
sein de laquelle fleurissent l'honneur, la politesse, les vertus
des preux chantées par les poètes, les plaisirs magni-
fiques qui attirent <( grand'foison » de belles dames et de
puissants seigneurs, a II n'a qu'un idéal, qui est l'unique
objet de son culte et lui dicte ses jugements : cet idéal,
moins étroit que le patriotisme, presque aussi ardent que
la foi religieuse, c'est l'esprit chevaleresque*. » Son cœur
est Là tout entier, dans cette belle passion de chevalerie,
dans cet enthousiasme pour une vie mêlée de fêtes et d'hé-
roïsme : la verve de son imagination abondante et colorée
prend ses ardeurs à ce foyer. Le sentiment aristocratique est
chez lui si vif qu'il l'indispose et l'irrite contre toutes les
revendications populaires sans exception. Non pas que Frois-
sart soit un ennemi du peuple ; il a souvent plaint sa misère
et décrit ses souffrances ; mais il refuse toute sympathie
au (( pauvre commun, » dès que celui-ci se ré\olte. En
I. M. Siiiicon Lucc, tumc l'^'' de son édition de Froissart, Iniroduclion.
l,liS MKIUTKS ET Ll'S DÉFAUTS DE F iiOlSSART. 2ol
présence d'un mouvement insurrectionnel des vilains ou des
bourgeois contre le pouvoir royal ou féodal, notre chroni-
queur n'hésite pas ; il se range du côté du pouvoir, il pense et
s'exprime en gentilhomme, ou si Ton veut, en fidèle conmien-
sal et protégé des gentilshonmies. On est fort mal venu
h lrou])ler la belle organisation de la société chevaleresque où
Froissarl lient une place très-modeste, mais conforme à ses
goûts et qui renq)lit son ambition. Une les communes soient
anglaises, flamandes ou pai'isiennes, peu importe ; il applau-
dit à leurs défaites et trionq)h(^ avec leurs vainqueurs. Ni
dans sa vie, ni dans son livre, à aucune époque, Froissart
ne s'est rangé du parti des petites gens.
Au milieu des inévitables incohérences d'une œuvre i)his
Ijriilantc ([ue solide, éclate la qualité maîtresse de son talent
de n.'UT.'iteur, Fimagination, qui fait revivre les grandes
scènes elles iUustres personnages du passé. Voilà une sorte
d'exactitude différente de celle que la science d(jnne, mais
bien nécessaire aussi pour ressaisir et restituer une partie
considérable de la vérité historique. Avant Froissart, Join-
villc et Villehardouin avaient possédé-, dans un moindre
degré, le don de l'émotion sincère et de l'expression naïve
et forte ; cette qualité prend chez lui une vigueur extra-
ordinaire : ce qui n'était chez ses devanciers que l'instinct
heureux, la rapide saiUie d'un esprit alerte, devient dans
ses récits une puissance de séduction continue et d'en-
traînement irrésistible. Froissart est abondant sans être
dilfus, ce qui est le signe de la vraie richesse ; les traits les
plus minutieux se succèdent, se pressent dans ses descrip-
tions, mais chacun de ces traits reproduit une nuance
précise, un détail nécessaire, le décor visible, l'anecdote
intéressante", l'accent expressif, le geste saisissant. De cet
ensemble, où tout est mouvement et lumière, ressort natu-
rellement ce qu'on appelle, dans la représentation des
hommes et des choses, la couleur et la physionomie. Pendant
un demi-siècle il a voyagé h tra\ers le monde chevaleresque
dont il était charmé, il en a fait le lour ; s;i mémoire
232 L HISTOIRE AU XIV^ SIECLE.
puissante et souple a tout retenu, tout reproduit en marquant
chaque souvenir d'une empreinte originale ; les impressions
de cinquante années de voyages et d'observations curieuses
ont formé les Chroniques.
Ce serait le juger légèrement et lui faire tort que de
réduire le mérite de ses descriptions à la vivacité du coloris,
et de ne voir en lui qu'un peintre de brillantes apparences.
Sous cette richesse de couleurs qui d'abord nous frappe, on
distingue sans peine un exposé clair et raisonné des événe-
ments, l'intelligence des effets et des causes : l'imagination
n'entre pas seule en exercice, sa verve est réglée par un
esprit judicieux et pénétrant. Prenons pour exemple le récit
des batailles. Froissart rend avec énergie, avec une farie de
pinceau digne d'un vrai poëte, l'aspect, le bruit, la confusion
des vastes actions guerrières ; les plus belUqueuses Chansons
de Gestes, dont il s'inspire évidemment, pâlissent d(^vant le
superbe éclat de ses larges et puissantes descriptions char-
gées d'incidents, compliquées d'épisodes. On est ébloui et
assourdi ; on reçoit le choc violent de la sensation du champ
de bataiUe livré à la tempête des courages effrénés, au
désordre sanglant des dcslruclions héroïques : mais on ne
tarde pas à discerner, cà travers le fracas de la mêlée, les
grandes lignes du combat, les progrès ou le recul des deux
armées, les péripéties de l'action et les manœuvres déci-
sives. A Crécy, il suffit de considérer la belle ordonnance
des Anglais, leurs habiles dispositions, l'aplomb de leurs
troupes disciplinées, pour comprendre qu'ils doivent facile-
ment vaincre le désarroi des Français. De même à Poitiers
où tous les avantages, sauf celui du nombre, sont de leur
côté : Ijien postés, bien commandés, ils savent faire la
guerre, ils se battent avec méthode, avec des armes perfec-
tionnées contre un adversaire brave, mais négligent et
arriéré, qui en est encore à la tactique usitée an temps des
croisades ' .
1. Dans son Ilisluire de du Giicscd'/t (1876), M. Saitite-Luce a très-bien
expliqué les causes multiples qui ont donné aux Anglais une supériorité si
LES MÉRITES ET LES DÉFAUTS DE FROISSART. 253
Deux causes nous expliquent la victoire de Cocherel rem-
portée par du Guescliu huit ans après la défaite de Poitiers :
d'abord, le meilleur armement défensif des Français qui
les protège contre les terribles archers d'Angleterre, puis la
ruse de guerre imaginée par le connétable pour tromper
l'ennemi et l'engager dans une fausse manœuvre. A Rose-
becque, en 1382, Olivier de Clisson, formé à l'école de
du Guescliu, réussit par une tactique savante ; il charge les
Flamands de front et de flanc tout ensemble, et les enfonce
malgré leur solidité. Ce commencement ou cette renaissance
de l'art de la guerre est très-sensible dans les récits de
Froissart, et l'intelligence de ce progrès est elle-même un
progrès notable accompli, grâce à lui, dans la chronique.
La langue française, cultivée par trois siècles de poésie,
se prêtait dès lors plus facilement aux exigences du récit et
de la description : elle fournissait au chroniqueur un ample
trésor d'expressions vives et pittoresques. C'est toujours
la partie descriptive du vocabulaire qui se complète la pre-
mit're dans les idiomes en formation; celle qui sert à ex-
primer les notions abstraites et les idées générales s'achève
bien plus lentement. Pour qu'elle se constitue, il faut que
l'esprit public, aifermi lui-même et développé par la science,
par la haute littérature, par la pratique des affaires, ait eu le
temps de parvenir à sa maturité. Ni le génie de Froissart, ni
l'état encore imparfait de la langue française au xiT siècle
ne comportaient cette élévation de la pensée , ce sérieux du
style qui caractérisent l'histoire politique ou philosophique ;
notre chroniqueur, qui excelle h conter et h peindre, n'essaie
constante et si marquée sur les Français du xive siècle. — T. I^r, ch. vi,
p. 143-183. — Parmi les observations que suggèrent à Froissart les récents
progrès de l'art militaire chez les Anglais, en voici une qui nous a semblé
digne d'être notée. Ils emmenaient avec eux, k la suite de leurs troupes,
un train des équipages, des escouades d'ouvriers spéciaux et pour ainsi
dire un corps du génie:... « et quand ils trouvoient un pont deffait sur quel-
que rivière que ce fût, ils avoient avec eux ouvriers et charpentiers qui
tantosl en avoient ouvré un et charpenté ; car ils avoient gens de tous
offices amenés avec eux, d'Angleterre.» — Edit. Buchon, t. II, I. I*"",
2'- iiarlie (1373), ch. clxxiv, p. G84.
254 l'histoire au XIV'' SIÈCLI'.
pas de forcer son talent ni d'en sortir ; quand il se mêle de
juger et de raisonner, ce qui devient plus fréquent à mesure
qu'il vieillit, ses réflexions ne dépassent guère le cercle étroit
et banal des maximes populaires ou des proverbes.
Reconnaissons 'toutefois qu'il fait preuve de sagacité po-
litique en plus d'une circonstance, notamment au sujet des
insurrections qui éclatèrent presque simultanément chez les
grandes nations de l'Occident au xiv'^ siècle : il saisit à mer-
veille le concert et le but commun de ces revendications
des faibles et des opprimés ; il montre les conséquences d'un
succès possible, et la gravité d'une crise qui ébranlait jusque
dans ses fondements l'édifice de la féodalité ^ . Pour être plus
qu'un chroniqueur, pour atteindre à la hauteur de l'histoire
et remplir l'étendue des obligations attachées h cette noble
et difficile entreprise, il n'a manqué vraiment à Froissart,
observateur si intelligent des choses de la politique et de
la guerre, que de vivre dans un siècle plus éclairé, dans une
civilisation supérieure, de manier une langue plus correcte et
plus ferme ; en un mot, d'être lui-même soutenu par le pro-
grès général des esprits, par toutes les forces morales et
littéraires de la société contemporaine.
L'antiquité ne lui a été d'aucun secours ; il la connaissait
sans doute, puisqu'il cite Platon, Boëce, Aristote, Orphée,
Papinien dans ses poésies ; mais cette science était superficielle
et vague, et l'on n'avait alors ni l'idée ni l'art de féconder
l'étude des anciens par une habile imitation. Si l'on excepte
Jean Lebel, les chroniqueurs ses devanciers ou ses contempo-
rains, français, latins ou étrangers, qui avaient touché aux
sujets traités par lui, ne l'ont pas aidé davantage. Il ne
doit rien aux historiens d'Angleterre, Orderic Vital, Guillaume
de Malmesbury, Mathieu-Pàris, Guillaume de Neubridge,
Roger de Hoveden. La chi'oniquc de Villani, qu'il aur;iit
pu consulter à Florence en L'ÎGO, ne lui a été d'aucune
1. I,. Il, fil. ItiO, 107, 108, 110, \\-2, 1^28, loi, 159, 187. (Edition
UiiclioiiJ
LES MERITES ET LES DEFAUTS DE FROISSART. 2d5)
utilité*; il paraît n'avoir connu ni Rodrigue Ximénès
archevêque de Tolède, qui écrivit en latin au xni" siècle
les campagnes du roi de Castille, saint Ferdinand, contre les
Maures, ni Ramon Muntaner, auteur d'une Histoire des rois
d'Aragon en catalan, ni don Pedro Lopez de Ayala, imitateur
de Tile Live, qui rédigea en espagnol à la fin du xiV siècle,
les guerres de Henri de Transtamare. Ses mérites, comme ses
défauts, sont donc bien à lui.
Une just(! popularité, nous l'avons dit, s'était de bonne
heure attachée à son œuvre et ta son nom ; les chroniqueurs
qui lui succèdent, au xv" siècle, s'empressent de lui rendre
hommage et de reconnaître son autorité. Jean de Wavrin
le copie en le continuant; Monstrelet le cite au début de sa
chronique en lui promettant une gloire immortelle. Au siècle
suivant, Octavien de Saint-Gelais, Guillaume Dubellay et
l'Hôpital le célèbrent dans leurs vers ; Montaigne l'apprécie
dans ses Essais, Gabriel Naudé vante son élégance et sa pé-
nétrante curiosité; Henri VRI le fait traduire en anglais.
Depuis ce temps jusqu'à nos jours, cette rapide célébrité n'a
point subi d'écUpses. Les éditions françaises et les traduc-
tions étrangères se sont multipliées-; La Curne de Sainte-
Palaye au wni*^ siècle écrivit sur les quatre livres de notre
chroniqueur un savant commentaire; Dacier en préparait
une édition critique lorsque la révolution éclata. Dans notre
siècle, où le moyen âge a excité des sympathies si vives,
soutenues d'une science si exacte et si profonde, Froissart
ne pouvait manquer d'attirer l'attention toute spéciale des
érudits : nous avons vu de quels travaux remarquables il
est en ce moment l'objet.
1. Froissart avilit quinze ans lorsque Villani mourut.
2. Voici la- liste des principales éditions de Froissart publiées au
xvi« siècle : la 1" parut chez Antoine Vérard, en caractères gothiques,
3 vol. in-fo, (Paris, sans date); la 2'', gothique aussi, en 2 vol., chez Mi-
chel Lenoir (Paris, 15 juillet 1505); la 3*^, gothique encore, en 3 vol. est
de 1530 (Paris); la 4«, en caractères romains, parut à Lyon, de 1559 à
1561, sous Henri II, par les soins de Denis Sauvage historiographe de
France ; une 5^ et une C« éditions se suivirent de près en 1573 et 1574. —
Voir Huchon. t. III. ji. 37'» (édit. de 1835).
CHAPITRE IV
LES MÉMOIRES DE COMINES. — COMMENCEMENTS DE LA PHILO-
SOPHIE DE l'histoire
Nombreux chroniqueurs dans la première moitié du xv* siècle.
Formes variées de leurs chroniques. — Principaux successeurs
eL continuateurs de Froissart. Les bourguignons et les français:
Monstrelet, Chastelain , Juvénal des Ursins, Christine de Pisan, etc.
— Vie de Comines. Découvertes récentes dues à M. Kervyn de
Lettenhove. — Mémoires de Comines : trait distinctif de son génie
d'historien. — Analyse des maximes les plus saillantes et dos
réflexions les plus profondes où se révèle l'originalité de son es-
prit politique. — En quoi son style diffère du style de ses illustres
devanciers, Froissart, Joinville et Yillehardouin. — Résumé de
l'étude consacrée aux origines de l'histoire, sous forme française,
depuis le commencement du xii^ siècle jusqu'aux temps mo-
dernes.
On ne compte guère moins de trente chroniques dans
la première moitié du xy" siècle, entre l'époque de Froissart
et celle de Comines : ce grand nombre de récits atteste l'im-
portance et la variété des événements qui en forment la
matière. Une autre cause peut nous expliquer ce mouvement
croissant de curiosité sérieuse, cette ardeur des écrivains à
s'occuper des affaires générales : c'est le succès même ob-
tenu par Froissart, la vogue de ses chroniques, la gloire qui
rejaillit d'une si noble entreprise sur la profession de chro-
niqueur. Les indiciaires ou historiographes ont pris rang et
se sont établis dans la haute domesticité des princes et des
seigneurs ; leur crédit monte, leur situation se relève. La
plupart occupent des emplois honorables, quelques-uns sont
gentilshonnnes ; ceux (|ui vivent iiidi-pcndaiils de tout patro-
LES DEVANCIERS ET LES CONTEMl'ORAÎNS DE COMINES. 257
nage princier sont de bons bourgeois. Il est visible que
riiistoire est en faveur et en progrès.
Dans les siècles précédents, nous a^ons \n trois pro-
^inces, la Normandie, la Flandre, la Champagne, de^eni^
comme autant de centres privilégiés des études historiques et
produire, h elles seules, presque toutes les œuvres que nous
avons signalées : au xv" siècle, l'histoire adopte les divisions
bientrancliées de la politique ; l'ensemble de nos clu'oniqueurs
se partage, avec tout ce qui possède alors quelque influence,
en deux camps opposés et passe au service du roi de France
ou sous la bannière de Bourgogne. La balance des forces
s'établit entre les écrivains comme entre les Etats. Comines,
transfuge du camp bourguignon, a rompu l'équilibre au
profit de notre gloire et a mis de notre côté le poids de son
génie et de son nom. Au premier coup d'œil jeté sur ces com-
pilations utiles, estimables, accumulées dans l'interrègne qui
sépare toujours l'apparition de deux talents supérieurs, on
aperçoit bien vite certains signes précurseurs des innovations
que doit apporter l'avenir. C'est d'abord l'usage plus fréquent
des docimients publics, et comme le pressentiment de leur
importance : témoin la chrcjnique de Monstrelet, précieuse
surtout et curieuse grâce aux discours, lettres, actes publics
et pièces officielles dont elle est remplie. Une autre nouveauté
moins heureuse est l'emploi du style pédantesque, l'abus des
doctes citations et de la morale à outrance, le plagiat mala-
droit de l'antiquité. Ce mal, déjà sensible dans la Vie de
Charles V par Christine de Pisan, n'a pas encore gagné
tout le monde ; la contagion du mauvais goût emphatique
n'est encore qu'à ses débuts.
Les œuvres historiques de ce temps-là se produisent sous
des formes assez variées : on y rencontre des chroni(|ues gé-
nérales, des mémoires particuliers, des biogr.iphies et quel-
ques journaux. Les chroniques sont composées, le plus sou-
vent, à l'aide des documents fournis par les registres des
chancelleries royales ou seigneuriales ; les mémoires ont bien
rarement un caractère personnel, autobiograplùque, car le
17
2o8 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
héros de l'histoire est presque toujours suppléé, dans le soin
de les écrire, par un secrétaire, un confident ou un admira-
teur. Les Mémoires seuls de Comines ont pour auteur
l'homme d'action qu'ils nous font connaître, et c'est le prin-
cipe de leur supériorité. Certaines biographies, comme celle
du maréchal de Bouciquaut ou de messire Jacques de La-
laing, ou même celle de Cluu'les Y, par Christine de Pisan,
tournent volontiers au panégyrique, au roman ou au traité
de morale; certaines chroniques, au contraire, rédigées sans
prétention par quelques bourgeois oljscurs, spectateurs at-
tentifs des choses de leur temps, nous présentent, sous une
forme naïve, plus d'une observation pénétrante, plus d'un
détad expressif et saisissant : elles marquent le début d'un
genre semi-littéraire, semi- historique, appelé à de grands
succès de curiosité et d'indiscrétion. C'est le Journal, qui date
des règnes de Charles VI et de Charles VII; il est suivi de la
Chronique scandaleuse, sous Louis XI; déjà le Parisien du
xiv'' siècle, prédécesseur de l'Estoile et de l'avocat Barbier,
ne peut se tenir de gloser à son aise sur les affaires pu-
bliques et sur les scandales privés ; la main lui démange, il
couctie par écrit, cliaque soir, à huis clos, ses réilexions sati-
riques, ses informations les plus piquantes, en se réjouissant
à l'idée du beau bruit que toutes ces révélations, publiées
lors(pi'il n'y sera plus, feront un jour dans la postérité. L'im-
portance de l'anecdote ou du comméi-age historique va com-
mencer.
Essayons de mettre quelque ordre parmi ces éléments un
peu confus de l'histoire contemporaine ; montrons conmient
il est possible, en les réunissant selon leui's aflhiités, d'en
faire soi'tir un tableau vrai de la société, et de remplir,
avec cette aljondance de ressources, l'intervalle qui sépare
les Chroni(pies de Froissai't des Mémoires de Comines.
MONSTRELET. 239
Formes diverses des œuvres historiques du XV<" siècle. — Chroniques,
Biographies, Mémoires et Journaux. — Les Bourguignons et les
Français.
De Charles VI à Louis XII, les chroniques générales se
succèdent sans inlerruplion ; sur plus d'un point elles s'accu-
mulent, se confirment ou se contrùk;nt réciproquement ; cette
suite d'informations, très-diverses de provenance et de ca-
ractère, est la base d'une histoire complète du xv" siècle.
L'exact Monstrelet débute oii s'arrête Froissart, en 1400;
sa lourde chronique, si peu semblable à l'œuvre de son de-
vancier, contient deux livres dont le premier finit en 1422,
et le second en 14 M. Elle s'ouvre par un long prologue où
l'auteur traduit avec une diirusion triviale et monotone les
réflexions préliminaires du Catilina de Salluste : c'est la
marque du pédantisme à la mode. Monstrelet, qui mourut
en 14i);3, était, en lUi, prévôt de Cambrai; aussi se range-
t-il du côté bourguignon, dont il défend les intérêts avec
chaleur : il a dit lui-même qu'il sortait (( d'une noble géné-
ration. » Ses ancêtres furent, sans doute, les sires de Mons-
trelet en Ponthieu; l'un d'eux figure dans l'histoire à la
date de 1125. On a de lui sept manuscrits à la Biljliothèque
Nationale et deux k l'Arsenal : les principales éditions de ses
œuvres, antérieures k celle de Buchon', sont de 1512, 1518,
1572, 1595, 1603; la plus récente et la meilleure est celle
qu'a publiée la Société de l'Histoire de France, en 1857 ^ .
Continuateur de Froissart, Monstrelet est continué lui-
même par Mathieu d'Escouchy ou de Coucy, qui porte la
clu'onique de 1444 à 1461. Il semble qu'en histoire comme en
politi(pie on ait à cœur de différer de ceux que l'on remplace :
Malliieu de Coucy se distingue de son devancier par ini esprit
1. Celle de Biichon, publiée avec un niénioiie de Daciei-, est de 182G.
2. Édition de M. L. Douët d'Arcq.
260 LES DEVANCIERS ET LES CO.NTEM PORAINS DE COMINES.
tout contraire et par un meilleur style. 11 est du parti fran-
çais; il a du naturel, de la vivacité et même de la couleur,
ce qui ne l'empcclie pas de se montrer aussi curieux des
documents originaux que l'est Monstrelet. Une certaine phi-
losophie de l'histoire, ébauchée en quelques traits rapides,
paraît chez lui comme chez la plupart des chroniqueurs con-
temporains : s'il écrit, dit-il, c'est dans un dessein de mo-
ralité et d'édification, pour louer la vertu, encourager la.
loyauté, en faisant voir qu'un Dieu gouverne le monde et
manifeste sa providence par le cours réglé des événements.
Cette idée d'une action supérieure et providentielle, dont les
effets se révèlent à la lumière de l'histoire, n'est pas rare au
XY* siècle; elle se produit, pour ainsi dire, partout, et nous
la retrouverons dans Comines exprimée avec la hauteur de
vues et la précision judicieuse qui caractérisent ce grand es-
prit. Mathieu de Coucy, né en 1-420, an Quesnoy, en Hainaut,
était de noble race, du côté maternel; sa famille possédait,
en Picardie, le fief de Couchiz ou d'Escouchiz, dont elle avait
pris le nom. Parmi ses ancêtres paternels, qui habitaient Pé-
ronne, on trouve un mayeur, un avocat, un échevin, un
écuyer ; lui-même fut échevin et prévôt de Péronne en ] ioO,
Il était à la bataille de Montlhéry dans l'armée royale, en 1 4Go ;
on le nomma procureur du roi, h Saint-Quentin, en 1 467, et
Louis XI compléta sa demi-noblesse par un anobhssement,
en 1474. Mathieu de Coucy avait eu l'iutention, demeurée
sans effet, d'écrire Tliistoire de ce prince : il eût été intéres-
sant de comparer son récit à celui de Comines. La Société
de THistoire de France a publié sa chronique en 1863'.
La même année, ^l. Kervyn de Lettenhove donnait une
édition des Cla'0)iiqi(es de Geoi^ges CJiastelain, déjà puljliées
parBuchon en 182o : ce récit, qui embrasse à peu près la
même période que les deux précédents, s'étend de 1 419 à
1-470. Mais nous en possédons seulement une esquisse; plu-
sieurs des sept livres qui le composent n'existent plus qu'en
1. Édition de M. de Bcaumont.
CHASTELAIN ET MOLINET. 261
IVagmenLs. Cliaslol.-iin, dont nous avons (l(''j;i parlé*, s'appe-
lait ToUin (lo son vrai nom ; ses doctes amis le surnommèrent
Castellanus. ^'é on lit)o,il lut successivement écuyer panne-
tier (lu duc de Bourgogne avec Olivier de la Marche, en 14i7,
ambassadeur, conseiller du prince, liistoriographe ou indi-
ciaire aux appointements de six cent cinquante-sept livres
par an-, il rédigea sa chronique à partir de 1460, en se
faisant aider par Molinet, et mourut en 1475. On a plus
de cent manuscrits de ses œuvres diverses, parmi les-
quelles se trouvent Quatre mystères, dont un roule sur la
paix de Péronne. La Chronique du bon chevalier messire
Jacques de Lalaing est de lui. C'est un roman historique, à
rapprocher du Petit Jehan de Saintré, et des Mémoires de
Bonciquaut : l'auteur, se proposant d'exalter les vertus che-
valeresques qui ilorissaient en Hainaut et de peindre un guer-
rier accompU, prend pour modèle et pour type un chevalier
contemporain, un héros déjc'i populaire, dont il idéalise le
personnage.
Les deux collaborateurs de Chastelain, ^lolinet et Olivier
de la Marciie, rédigèrent aussi des clu'oniques ou des mé-
moires en leur nom personnel. La Chronique de Molinet, en
trois cent quarante et un chapitres, fait suite à celle de Chas-
telain et se termine à l'année loOri : Mohnet, qui avait suc-
cédé à Chastelain dans l'office d'historiographe des ducs de
Bourgogne, a considéré comme un devoir de sa charge de con-
tinuer celui qu'il remplaçait. 11 a recueilli, lui aussi, des
pièces originales et intéressantes; mais sa narration est
lourde, diffuse, remplie de pédantisme, et sa prose ne dément
pas la réputation de ses vers. Quelquefois, entraîné par
le cours rapide des événements, il se dégage des pesan-
teurs de son style boursoullé ; le récit devient alors simple et
1. Page 149.
2. Dans les comptes des ducs de Bouri^ogne, k la date de 1447, Olivier
de la Marche, plus jeune que Chastelain, ligure avec un traitement de 3 sels
par jour ; à côté de lui, le roi des rihauds touche les mêmes gages, et un
ancien joueur de farces, Michaut Taillevent, reçoit 6 sols.
2«2 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
facile, pour retom])cr l)ien vite dans ses habitudes de redon-
dance emphatique. On pren(h'a une idée de l'extravagante
rhétorique de cet écrivain en lisant les deux prologues qu'il a
mis en tète de sa chronique : l'écolier limousin, dont s'est
moqué Pantagruel, n'est pas plus ridicule. Avec son emploi
d'historiographe de Bourgogne, Molinet cumulait le titre de
bibliothécaire de Marguerite d'Autriche, gouvernante des
Pays-Bas; il mourut en 1507, à Valeneiennes, dans son cano-
nicat de l'église collégiale de cette ville ' .
Olivier de la Marche, moins jeune que Molinet, a laissé
des Mémoires qui nous semblent supérieurs à la chronique
de celui-ci : ils sont en deux livres, formant un total de cin-
quante-trois chapitres, et s'étendent de l-43o à 1 489. Le pre-
mier livre, le plus long des deux, a été revu par l'auteur; le
second est inachevé et assez confus. Olivier de la Marche a
plus de simplicité, écrit plus naïvement que le docte Molinet ;
c'est un homme de gnerre et non un pédant. S'il avait plus
de génie, on pourrait le comparer à Comines. Le duc
Maximilien, époux de Marie de Bourgogne, l'avait chargé
d'élever son fils, Philippe le Beau, qui régna sur l'Espagne et
fut le père de Charles-Quint : c'est pour ce prince surtout
qu'Olivier écrivit ses Mémoires, où dominent, comme dans
Froissart, mais avec beaucoup moins d'éclat, les descriptions
de fêtes et de batailles et la peinture des mœurs chevale-
resques - . L'ensemble des informations laissées parles écrivains
du parti bourguignon comprend encore les Mémoires de Jacques
du Clercq et la Chronique de le Fèvre de Saint-Remy. Ces
deux chroniqueurs étaient des personnages à peu près du
1. On a deux manuscrits de sa chronique à la Bibliothèque Nationale
(Fonds de Sorbonne). Buchon l'a publiée pour la première fois en 1827.
— Collection des chroniques de Bourgogne, t. \LI1I-\LV1I.
2. Voyez, plus haut, p. 148. Les mémoires d'Olivier de la Marche ont été
publiés plusieurs fois, en 15(52, ISOO, IIJIO, 1643, et, de notre temps, dans
la collection Petitot, et dans celle de Michaud et Poujoulat (t. III, édit. de
1834).— Ces mémoires sont suivis d'un Estât de lu maison de Charles le
Hardy, qui nous décrit fort minutieusement l'opulente constitution d'une
maison princière au xv<^ siècle. Bien de plus instructif que cette description.
JACQUES DU CLERCn, LH FÈVUE DH SAINT-REMY. 26;j
même rang- qu'Olivier de la Marche, Cliaslelain, Monslrelet,
soumis aux mêmes influences, placés dans de semhlabk^s
conditions de savoir et d'impartialilé. Du Clercq, né en i i2i,
fut conseiller de Philippe le Bon en la chàtellenie de Douai,
Lille et Orchies; Jean le Fèvre, seigneur de Saint-Remy et
d'Avesnes, porta aussi le titre de conseiller et de héraut du
duc de Bourgogne, et l'ut créé ptir ce dnc chevalier et premier
roi d'armes de la Toison d'or, dès l'institution de cet ordre,
en li29. 11 eut pour successeur, dans cette dignité de pre-
mier roi d'armes, le clironiqueur Georges Chastelain.
Les Mémoires de du Clercq commencent en 1 '< 'i8et finissent
à la mort (1(^ Philippe le Bon, en li67. Nous ne les possédons
pas en entier : longtemps oubliés dans les manuscrits de la
bil)liotlièque d'Arras, on les mutila en les imprimant, en 1785,
sous prétexte qu'ils s'accordaient sur plus d'un point avec les
récits d'Olivier de la Marche, et que ces renseignements de
surcroit étaient inutiles. L'original ayant disparu, nous
sommes réduits aux fragments conservés dans la première
édition. Le tout forme cinq livres composés d'un petit nombre
de chapitres. Du Clercq avait l'esprit pénétrant, tourné à
l'cjbservation des mœurs et des usages contemporains ; ses
mémoires, tout morcelés qu'ils sont, contiennent plus d'un
détail intéressant. La Chronique du sieur de Saint-Remy,
en cent quarante chapitres, précédés d'un prologue oii l'on
invoque la <( très-sainte et excellente Trinité, » remonte jus-
qu'cà l'année 1-407 et se termine en 1 436 : le style en est pesant
et difTus, comme celui de Monstrelet; l'ouvrage tire tout son
prix des pièces originales qui s'y trouvent intercalées. On a
deux manuscrits de cette CIn'oniqne [)ubliée pour la première
fois piir le Laboureur au xvn" siècle ' .
1. Bibliothèque Nationale, ancien fonds, n" 98fi9: — Nous citerons ici,
comme se lattacliant au groupe l)Ourguii;non, le chroniqueur Jeiian de
Wavrin, seigneur du Forestel, transfuge du parti français, qui ligure en
1462 parmi les chevaliers et les chambellans du duc de Bourgogne. 11 était
bâtard de Robert de Wavrin tué sous le drapeau français en 1415 à
Azincourt. Il lit en six livres une chronique d'Angleterre, où remontant à
264 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
Pendant qne les écrivains du parti bourguignon racontaient
les liants faits d'une politique dont ils servaient les desseins,
l'histoire de France proprement dite n'était pas négligée par
les amis de la cause royale et nationale. Témoins des crises
suprêmes du royaume , admirateurs sincères de l'héroïsme
qui sauva l'indépendance de la patrie, conseillers de la sage
politique qui guérit des blessures invétérées, les chroni-
queurs français observaient avec une curiosité pleine d'émo-
tion la l'ace changeante des événements, ces graves et
brusques péripiHies de nos destinées qui, après avoir précipité
la nation dans un abime, l'en relevèrent par un miracle ines-
péré. Nous trouvons donc aussi, de ce côté, une suite de récits
et de réflexions qui se développe en regard des chroniques
bourguignonnes, qui les rectifie, les contredit ou les com-
plète. L'histoire se partage, comme la puissance pobtique,
au xv" siècle : Louis XI et Comines ont assuré une double
victoire au parti IVançais.
Rappelons d'abord que les Grandes Chroniques, sécularisées
depuis le règne de Charles Y, confiées à des rédacteurs choi-
sis par le roi, se continuaient non plus à Saint-Denis, mais à
la cour, ou du moins sous son inspiration directe : elles ne
prennent fin qu'à l'avènement de Louis XI, et constituent
jusqu'à cette époque, comme dans les siècles précédents, la
base essentielle de l'histoire de France. Les faits qu'elles ex-
posent, tantôt d'un style sec, tantôt avec de minutieux dé-
tails, sont racontés plus librement dans de nombreux récits
pleins d'impressions toutes personnelles, où l'aspect vivant
de ces temps agités se reproduit avec une fidélité naïve. Jean
Juvénal des Ursins, né en 13<S8, mort en ii73, a rédigé une
longue c]u'oni(|ue sur les quarante-deux années du règne de
Charles YI (13SU-I ï±2) ; ni le savoir, ni l'autorité, ni l'expé-
l'époqne fabuleuse et empruntant beaucoup à ses devanciers, surtout à Geof-
froy (le Moiunoutli et aux cbroniqueurs de Normandie, il poussa son récit
jusqu'en 1472. Cet ouvrage, écrit d'un style traînant et embarrassé, a été
publié par la Société de l'Histoire de France en 1858 (édition de Mi'c Du-
jiont). — Voir Hisloire iiiléniirc, t. XXIV, p. 422.
JEAN JUVÉNAL DES UIISINS. 20.";
rionco no lui manquent, car il avait passé sa vie dans les
grandes charges de l'ElaL, et il appartenait à une famille de
haute ])ourgeoisie qui, depuis un demi-siècle, servait le roi
avec dévouements Cette relation se divise non par chapitres,
mais par années; elle enregistre les événements à mesure
qu'ils s'accomplissent : jusqu'en 1416, Juvénal s'est aidé de
l'histoire latine du Heligieux d(^ Saint-Denis- ; à partir delà,
son travail est original. O qui fait le mérite de ce travail, ce
n'est pas l'expression dénuée de couleur et de relief, c'est
la sincérit('' du narrateur. Kn dépit de la grnvité de s(jn per-
sonnage, Juvi'ual ne dédaigne pas de recueillir les plus
petits incidents ; il note, comme dans une sorte de journal,
les anecdotes curieuses et les mille circonstances de la vie
publique, les incendies, les inondations, les pestes, les fa-
mines, tous les fléaux et tous les phénomènes, l'ensemble de
ce que nous appelons aujourd'hui faits divers : il ne faut pas
s'en plaindre, puisque la réunion de ces menus détails et de
ces traits pris sur le vif nous donne le sentiment juste de la
réalité des choses et nous aide h ressaisir l'image du passé ^.
1. Jean Juvénal, l'aine de onze enfants, fut successivement conseiller
au parlement, maître des requêtes, avocat général, cvèque de Beauvais,
évèque de Laon, archevêque de Reims. En 1456, il présida l'Assemblée
du clergé qui révisa le procès de Jeanne d'Arc et la réhabilita. Il sacra
Louis XI et porta jdusieurs fois la parole dans les étals généraux, en 14(51
et 1468. — Son père, né en 1360, mort en 1431, avait été prévôt des mar-
chands en 1388, avocat général en 1400, puis chancelier, enlin premier
Président du parlement de Paris.
2. Voyez plus haut, p. 167, note 1. — Voir aussi la traduction donnée
avec des éclaircissements par le Laboureur, historiographe de France au
xvii« siècle.
3. L'édition princept^ de cette chronique est de 1614. — Nous lui em-
prunterons un passage sur les listes de suspects dressées à Paris par les
Cabochiens: «Et fut trouvé un roolle où estoient plusieurs notables gens
tant de Paris que de la cour du Roy et de la Reyne et des seigneurs. Et
estoient signés en teste les uns T, les autres jB, et les autres R. Desquelz
aucuns dévoient estre tués: ceux-là estoient signez en teste T. Les autres,
on les devoit bannir, et prendre leurs biens, et estoient signez B. Les
autres qui dévoient demeurer à Paris, mais on les devoit rançonner à
grosses sommes d'argent, estoient signés en teste li.» — Coll. Micliaud et
Poujoulat, p. 490. Année 1413. — M. l'abbé Péchenard a récemment sou-
206 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
Dans ce même goût de simplicité mi peu commmie sont
écrits les Mémoires de Pierre de Fenin, qui comprennent vingt
années, de 1407 à 1427. Rédigés sous forme d'annales, on
n'y trouve d'autres divisions et transitions que des item
répétés. L'auteur, qui mourut en 1433, avait été prévôt
d'Arras, puis écuyer et pannetier de Charles VI, à moins que,
selon la conjecture d'un n'cent éditeur, il ne faille attribuer
€et écrit à un autre Pierre de Fenin, mort en 1506, et dont
l'existence nous est signalée par deux documents contempo-
rains ^ Mais il nous semble que le style et la forme de
ces Mémoires confirment l'ancienne opinion et se prêtent
moins à cette nouvelle lij'potlièse. Ouel qu'il soit, le chroni-
queur fait preuve d'un esprit impartial et sage en décrivant
les violences des factions ; c'était un de ces bourgeois
honnêtes et timides, comme il y en a beaucoup en temps de
révolution, qui craignent de se prononcer et de prendre cou-
leur, cherchant un asile dans la neutralité. La timidité de
Pierre de Fenin a passé de sa conduite dans son récit ; il est
tissez difficile, en le lisant, de savoir pour qui étaient ses
préférences.
Ce ne sont pas là les seuls documents à consulter sur
l'histoire de cette première moitié du xs" siècle ; il y a encore
les Mémoires du secrétaire de Charles YI, Salmon, qui avait
bien connu l'origine de la querelle des Bourguignons et des
Armagnacs, et qui avait été chargé de plusieurs ambassades
en Angleterre et en Italie ' ; il y a la chronique de Berry,
premier héraut d'arnies de Charles VII, relation sèche
tenu en Sorl)oniic une thèse de doctoral, en français, sur Jean Jnvénal
(les Ursins.
1. M"" Dupont. Édition de la Société de l'Histoire de France. — Selon
M. Valiet de Viriville, celte chronique ne serait qu'un fragment anonyme
auquel on ne saurait donner légiliniement un nom d'auteur.
2. Ces mémoires, écrits en I'i09, onl pour principal ol)jcl le récit des
voyages de l'auteur à l'étranger, et se composent de cinquante-cinq cha-
pitres. On eu possède deux manuscrits (Fonds la Valhère, \\°^ 5070 et 9(572)
dont l'un est fort heau. Parmi les vingt-sept miniatures très-ressemidantes
dont il est orné figure le duc de Bourgogne Jean sans Peur, vêtu d'une robe
semée de rabots. Ce duc avait dit qu'arcf .st'.s rabots il nivdkniit la France.
LE HÉHALT liKURY. '207
et décousue mais judicieuse, qui souvent répète les mémoires
du même temps et parfois y ajoute de nouvelles inl'orma-
tions. Elle s'étend de 1 40:2 h lioo ; on y trouve des réflexions
d'un remarquable bon sens, celle-ci par exemple, qui est
inspirée à l'auteur par les changements survenus dans la
fortune des combats à la fin de la guerre de Cent ans : (( Or,
l'on doit savoir que le mestier des armes se doit apprendre,
car quand les Anglois vinrent et entrèrent en France, les
François ne sçavoient presque rien de la guerre, ou du moins
pas tant qu'ils firent depuis ; mais par longuement apprendre
ils sont devenus maislres à leurs dépens, et à la lin ont
deffait les Anglois qu'ils ont chassés hors de France. » A
combien de peuples, relev('S de leurs défaites par une dure
expérience, cette observation ne pourrait-elle pas s'appliquer?
Et quelle raison plus solide et plus vraie de ces supériorités
militaires, préparées en silence, qui se révèlent tout h coup
en imposant au monde une domination qu'il ne prévoyait
pas! Berry, juge si éclairé des choses de la guerre, avait
assisté à beaucoup de batailles en qualité de héraut d'armes ;
son esprit pénétrant avait saisi les causes secrètes qui, tour
à tour, dans le conflit prolongé, assuraient la victoire au
plus habile, au plus méritant des deux partis * .
Si l'on veut maintenant se faire une juste idée de l'état
miséral)le où la guerre de Cent ans, compliquée d'anarchie
intérieure, avait réduit les peuples ; si l'on veut prendre un
i. La chronique de Berry a été publiée pour la première fois en 1528,
puis en 1594, en 1617, par des éditeurs qui l'attribuaient à Alain Chartier.
Denys Godef'roy la restitua à son véritable auteur dans l'édition de 1C53.
On en possède dix manuscrits. — Nouvelle Bibliograjiliie générale, t. XXX,
p. 113 (article de M. Vallet de Viriville). — Quant à l'auteur, né à Bourges
en 1386, il mourut vers 14G0. Le 8 novembre 1437, lorsque Charles VII
lit son entrée solennelle dans Paris, Gilles le Bouvier, dit Berry, vêtu de la
cùte d'armes de France, de velours azuré, chargée de trois Heurs de lis
d'or, marchait à la tète de la maison du roi, en avant du groupe dont le
roi occupait le centre. — Ce même Berry est l'auteur d'une géographie de
la France, ouvrage manuscrit (Bibliothèque Nationale, n" 5873) cité avec
éloge par M. Longnon au début de son travail sur les Limites de la France
an tempx de Jeanne d'Arc. [Revue des questions historiques, l"^ octobre
1875, p. 44 4.)
268 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
sentiment vif de l'affreuse réalité qui est le fond de notre
histoire pendant les quarante premières années du xv'' siècle,
qu'on lise la chronique anonyme intitulée Journal d'un bour-
geois de Paris* . Deux écrivains, inconnus l'un et l'autre, ont
rédigé ce journal ; le premier, depids 1409 jusqu'en 1431, le
second, depuis cette époque jusqu'en 14-49 : le rédacteur de la
première partie, bourguignon fanatique, paraît avoir été
curé de Paris et docteur en thi'ologie ; son continuateur, qui
a plus de modération dans l'esprit mais aussi peu de patrio-
tisme avec moins de talent, nous déclare sans façon qu'il
était Vun des plus parfaits clercs de l'Université^.
Considéré dans son ensendjle, cet ouvrage est un recueil de
grands et de menus faits ; le plaisant s'y mêle au sérieux, la
légende populaire à l'information exacte : tout ce qui peut in-
téresser et toucher un bourgeois de Paris contemporain des
Cabochiens et des Armagnacs, les massacres, les émeutes, les
piUages et les supplices, le prix croissant des vivres et les
changements dans les monnaies, la série lugubre des calamités
privées et pid)liques, les côtés grotesques ou douloureux de la
vie sociale telle que l'entendait et la pratiquait le moyen cage,
tout cela est rapporté, décrit minutieusement, avec un accent
de sincérité indiscutable, avec l'ardeur d'un témoin rempli de
son sujet et qui n'imagine rien au-delà du cercle étroit où sa
pensée est enfermée. Ce qui y domine, c'est la tristesse pro-
fonde, désespérée dont les coi-urs sont navrés cà la vue d'une
désolation sans fin et sans remède. « Hélas ! s'écrie le narra-
teur presque à chaque page, je ne cuide mie que depuis le
1. Il fut impiiiné, pour la première fois, d'après un manuscrit qu'on n'a
plus aujourd'hui, par Théodore Godefroy h la suite de Juvénal des Ursins.
— Une collection de 1729, intitulée Mémoires jmir servir à l'histoire de
France et de Bourqofjne, l'a reproduit.
2. Tous les deux sont, en ellet, peu patriotes, et beaucoup plus favorables
aux Anglais qu'aux Français. Le second insulte Jeanne d'Arc et répèle
contre elle toutes les inventions calomnieuses du parti anglais. Ils expriment
l'opinion qui régnait alors à Paris. — Collection Michaud et Poujoulat,
t. III, p. 254, 25(i, 264. 278. — Selon .M. Longnon, ce Journal serait l'œuvre
d'un seul auteur, Jean Beaurigout, curé de Saint-Mcolas-des-Charaps.
(Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, etc., l. II, p. 325.)
LE JOURNAL D'UN BOURGEOIS DE PARIS. 269
roi Clovis France fust aussi désolée ot divisée comme elle
est aujoui'd'imy..., le royamiie de France va de mfil en pis
et peut-on mieulx dire la Terre déserte que la terre de
France '. » Un peu plus loin il nous représente les laboureurs
laissant les terres en IViclie et l'uyant aux bois « comme
bestes égarées, » en se disant l'un à l'autre : « Que ferons-
nous? Mettons tout en la main du diable ; ne nous cliaultque
nous devenions, mieulx nous vaulsist servir les Sarrazins que
les chrestiens. Il y a jà quatorze ou quinze ans que cette danse
douloureuse commença et la plus grant partie des bommes
en sont morts li glaive, ou par poison ou jjar trayson, ou de
quelque mauvaise mort contre nature. » Paris, tyrannisé et
souillé par les factions, souffrait autant et plus que les pro-
vinces. (( Vous ouïssiez parmi Paris piteux plains, piteux
crys, piteuses lamentations et petiz enffens crier : je meurs
de faim, et sur les fumiers parmi Paris pussiez trouver cy
dix, cy vingt ou trente enffens, fds et filles, qui là mouroient
de faim et de froid, et n'estoit si dur co'ur qui par nujt
les ouist crier : hélas ! je meurs de faim, qui grant pitié n'en
eust- ! » Voilà le Paris de l'an li20, le Paris oi^i bientôt
allait naître et s'ébattre le poëte François Villon '.
La Cbronique de Jean Gliartier vient ajouter ses informa-
tions à toutes celles qui précèdent, sui'le règne de Cliarles VII.
1. Collection Micliaud et Poujoulat, t. II, p. GoC, GG2.
2. Pages G66, 070.
3. Détachons encore un trait de ce tableau si naïvement rédiste: «En ce
temps estoient les loups si alVaniez qu'ils déterroient avec leurs pattes les
corps des gens qu'on enterroit aux villaiges et aux ciianips ; car partout où
on allbit on trouvoit des morts et aux champs et aux villes, de la grant
pouvreté, du cher temps et de la famine qu'ils soulHoient par la maldicte
guerre qui toujours croissoit de mal en pire... Itew, en ce temps estoient
les loups si ailamez qu'ils entroient de nuiyt es bonnes villes et souvent
passoient la rivière de Seine à la nage, et aussitôt qu'on avoit enterrez les
corps ils vendent par nuyt et les desterroient et les mangeoient, et les
gembes qu'on pcndoit aux portes, mangèrent-ils en saillant (en sautant),
ot les femmes et enlfens, en plusieurs lieux. » P. 668. — La seconde partie
ilu Journal est dans le tome III de la même collection. Nous y lisons des
détails absolument semblables: «En la darraine semaine de septembre
(1438) les lunps eslrangièrent et mangèrent quatorze personnes, que grans
que petis, entre Montmartre et la porte Sainl-Anthoine...» P. 286.
270 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
Elle commence et finit avec ce rt'gne et contient deux cent
quatre-vingt-neuf chapitres écrits d'un style traînant et
commune Jean Cliartier était frère du célèbre Alain et de
l'évoque de Paris, Guillaume Cliartier : intendant et chantre
de l'abbaye de Saint-Denis, il fut nommé en 1437 historio-
graphe de France aux appointements annuels de deux cents
livres parisis. En cette qualité, il avait charge de continuer
les Grandes Chroniques ; aussi a-t-il composé sa relation
du règne de Charles YII pour ce recueil où elle a pris place et
dont elle clôt la rédaction séculaire, La première édition im-
primée des Grandes Chroniques parut en 1 477 ; nous savons
que Jean Cliartier vivait encore en 1470 : il est probable
qu'il a présidé à cette publication que certainement il avait
préparée. Quelle est la valeur de son œuvre personnelle?
Elle est fort médiocre. Le frère d'Alain n'avait ni le goût
ni le talent de l'histoire ; il a rédigé sa Chronique de Char-
les YII, connue bien souvent on exerce un emploi, pour avoir
un titre et pour gagner son argent. 11 n'a presque rien vu
par lui-même. Avant l'année 1437, il copie le héraut Berry
et la Chronique de la Pucelle, dont il sera question plus loin;
le reste du temps, il analyse ou transcrit des rapports et des
mémoires de seconde main qui viennent le trouver dans son
abbaye. Négligent, sceptique, indifférent, plein de lacunes
et d'inexactitudes, il ne possède aucun des mérites qui dis-
tinguent un chroniqueur original -.
Bien plus piquante est la relation anonyme du règne de
1. Voir l'édition Je M. Vallet de Viriville, 1838.
2. On possède neuf manuscrits de cette chronique. Les plus anciennes
éditions sont celles de 1477, 1493, 1514, lbl8, 1661. — Notice par
M. Vallet de Viriville, p. xviii et xxiii. — A la suite de la chronique de
Jean Chartier, 31. Vallet de Viriville a publié plusieurs fragments histo-
riques, le Portrait de Charles VU, par Henri Bande; la Chronique de Jean
Raoulet (1403-1429), en vingt chapitres; un fragment de Chronique Nor-
mande (1428-1431), et des ^Extraits de comptes royaux, avec des notices
sur ces fragments et sur ceux qui les ont composés. — T. ^^ p. xxxvm-lx,
et t. III, p. 127-332. — Le travail de M. Vallet de Viriville sur Jean Char-
tier avait d'abord paru dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes (1857),
n-e série, t. 111, p. 482-499.
LA CHRONIQUE SCANDALEUSE. 271
Louis XI, connue sous le litre de Chronique scandaleuse, et
qu'on croyait l'œuvre d'un certain Jean de ïroyes, fds d'un
grand maître de l'artillerie des armées de Charles VII. Mal-
gré ce titre, imaginé par un libraire en quête d'aclieteui's ',
cette chronique n'a point le cawactère i"ri\ole et hardi qu'on
pourrait lui supposer; mais elle intéresse par des mérites
assez semblables à ceux que nous avons signalés dans le
Journal d"un bourgeois de Paris : elle nous présente les côtés
extérieurs de la vie publique et sociale sous Louis XI, et les
couleurs de ce tal)leau répondent aux descriptions que le
Journal nous a faites des règnes de Cliarles YI et de
Charles Vn. La Chronique scandaleuse comprend deux par-
ties : la première s'arrête en 1475, la seconde en 1483-,
Une autre relation, celle de Guillaume de Villeneuve, qui
se rapporte à l'expédition de Charles VIII en Italie, nous at-
tache par des qualités toutes diirérentes. C'est un récit de
guerre et de captivité écrit en prison par un vaincu. Guil-
laume de Villeneuve, chevalier, conseiller et maître d'iiùtel
du roi de France, passa les monts en 1 194 avec Charles VIII :
nommé gouverneur de Trani, dans la province de Bari, il
fut assiégé et pris par les Espagnols, jeté dans une galère
et enfermé dans la grosse tour du Chàteau-Xeuf à Xaples.
C'est là qiu^, pour (( éviter, dit-il, l'oisiveté, » — expression
ordinaire aux chroniqueurs du xv" siècle, — il commença
ses Mémoires sur l'expédition. L'écrit est court, comme
ra\ait été la guerre elle-même, mais il est rempli d'infor-
1. Le titre véritable et primitif est celui-ci: Chronicques du três-chrestien
et victorieux Louys de Ya/ois, wiziesme de ce nom ; c'est dans l'édition de
•1611 qu'elle a pris le nom de Chronique scandaleuse. M. Vitu a récemment
démontré que l'inspirateur, sinon l'auteur, de la dite chronique est Denis
Hesselin, écuyer et maitre d'hôtel du roi Louis XI. Hesselin occupa la charge
de prévôt des marchands pendant quatre ans (1470-1474), puis celle de
gretiier-receveur de la ville de Paris pendant vingt-six ans (1474-1500). —
Aug. Vitu, in-80, Librairie des bibliophiles, 1873.
2. Cette chronique a été souvent imprimée depuis les dernières années
du xvc siècle. Les plus anciennes éditions, outre la première dont la date
précise est inconnue, sont celles de 1500, 1512, 1514, 1529, 1558, 1611,
1620, 1713.
272 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
mations précises et de souvenirs personnels qui, outre le
mérite d'un style net et ferme, donnent du prix au témoi-
gnage de Villeneuve. Ces mémoires furent imprimés pour
la première fois en 1717, d'oprès un manuscrit possédé par
un médecin de Tours.
Vers le temps oii Villeneuve écrivait, un officier du roi,
Nicole Gilles, historiographe et contrôleur du trésor royal,
publiait un résumé général de l'histoire de France : si l'on
excepte les Grandes Chroniques, c'est le plus ancien ouvrage
de ce genre qui ait été composé en français ^ Dans sa préface,
Nicole Gilles établit d'abord ce principe, formulé plus tard
avec une si noble concision par Bossuet : (( Il est honteux
à tout honnête homme d'ignorer l'histoire du genre hu-
main. » Considérant ensuite la gloire des rois de France,
il déclare qu'il ne lui a manqué, pour égaler celle de Rome
et d'Athènes, que d'avoir été célébrée par des historiens
éloquents. Dans les Grandes Chroniques de France, cajoute-
t-il, les hauts faits de nos princes sont tellement môles à
l'histoire des peuples étrangers, le récit est tellement embar-
rassé d'épisodes que le lecteur perd la vue de l'ensemble
et que la grandeur et l'unité du sujet lui échappent h la
fois. 11 s'est donc proposé de rendre tout son lustre à
cette haute matière en la dégageant des accessoires qui l'ob-
scurcissent, et en marquant avec précision l'enchaînement
des faits, la fihation dynastique des règnes. Malheureuse-
ment l'éloquence, qu'il jugeait nécessaire à l'historien, lui fait
défaut non moins qu'à ses de\ anciers ; son style est plus vif
que celui de Jean Ciiartier ou des Grandes Chroniques, son
('xposition plus succincte et plus serrée, mais l'ensemble est
sec et sans couleur, rien n'y paraît qui révèle un esjjrit au-
dessus du commun. Louons-le cependant d'avoir écrit un li^re
utile, en s'iuspirant d'une idée juste. Dix-sept éditions,
1. Le titre est celui-ci: ul.es Chronicques d Annales de Franc?, depuis la
Destruction de ïroye jusqu'au roy Louis unziesme.» — Gilles mourut eu
1303. Après sa mort, l'ouvrage lut contimié par divers éditeurs.
LES BIOGRAPHES. 273
piibliôcs (le [\92 à 1(j:2(), ont proiivr que rouvrajïo vouait à
propos. Cett(^ ('luimc'nttioii des clironiquciu's du x\" sit'cle
serait incomplète si nous omettions les biograplies. La vie
des g^rands personnaf;es est un élément essentiel de l'histoire,
et la lumière répandue sur les chefs des peuples rayonne
sur la société tout entière. La première en date de ces bio-
grapliies, composée par Christine de Pisan, se rapporte au
siècle préc(''(lent; elle a pour titre : le Livre des fais et
bonnes meurs du sage roy Charles V. C'est une œuvre pé-
dantesque, chargée d'ornements de rhétorique, et qui ne
manquerait pas de mérite si elle était écrite avec simplicité.
Fille du Vénitien Thomas Pisan, astrologue et conseiller
de Charles Y, Christine était ce qu'on a de tout temps appelé
une femme savante : elle parlait trois langues, le latin, le
français et l'italien ; elle cultivait également les sciences et les
lettres, la prose et la poésie % l'histoire, la morale et la phi-
losophie ; ses productions, nombreuses et variées, dénotent
un esprit facile, ingénieux et verbeux, une mémoire encyclo-
pédique surexcitée par la verve italienne. On pourrait la
définir une M'^'^ de Genlis au xv" siècle. Sa T7e de Charles V
se ressent de cette universelle aptitude. On y trou^'e de tout.
A prop(js de la jeunesse de Charles V, elle prêche et moralise ;
si elle raconte une bataille, elle donne des leçons d'art mili-
taire, de stratégie et de fortification ; elle accumule les cita-
tions « de la métaphysique » d'Aristote, <( des rhétoriques de
Tulle » et des préceptes de Yégèce. Son style est plein
de grands mots, lourdement (( translatés » du latin, qui le
rendent bizarre et obscur; elle môle et combine, dans ses
débordements d'érudition indigeste, le fatras des futurs
pédants de la Renaissance et les subtilités des divisions
et subdivisions scolastiques. A tous les défauts de son temps
elle ajoute, par anticipation, les défauts du siècle suivant.
Comme elle avait connu, presque dans l'intimité, par elle-
même ou par son père, le roi Charles, sa famille et ses
1. 11 a été question, précédeinmciit, de ses poésies. P. 98-100.
18
274 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
principaux serviteurs, elle aurait pu écrire un livre origiuîil
et instructif, cVune familiarité attachante, sur la personne du
roi, sur les mille secrets que l'intérieur des cours révèle à des
yeux pénétrants; il lui était facile, sinon d'égnler les mérites
de Joinville, au moins d'en approcher. Mais elle a négligé
ces détails curieux, pris sur le vif, ces traits de vérité qu'un
contemporain seul peut saisir, ou bien elle les a noyés sous
le flot d'une science déclamatoire, gâtant par ambition,
par travers d'esprit, un admirable sujet, et laissant échap-
per l'occasion d'un succès innnortel.
Ce même défaut se fait sentir, mais beaucoup moins, dans
la Biograjjlde anonyme du maréchal de Bouciquaut qui fut
écrite du vivant de cet homme de guerre, sans doute sous
son inspiration, à l'aide de renseignements fournis par lui-
même*. Le récit des expéditions et des aventures du maré-
chal, cette suite de faits d'armes lointains, iïemprises (comme
on disait alors) accomplies pendant un bon demi-siècle en Oc-
cident et en Orient, la verve des descriptions, la fidèle pein-
ture des mœurs chevaleresques, l'image brillante de la haute
vie sociale de ce temps-là nous saisissent assez fortement,
exercent sur nous mie séduction assez puissante pour atté-
1. Le Livre des Faicts du mareschalde Bouciquaut. — Cette biographie n'est
pas complète ; elle finit après le récit des événements de Gênes (UOl). L'au-
teur, dans ses derniers chapitres, olTre son livre an maréchal en s'exciisant
d'uvoir si mal servi sa gloire par la faiblesse de son talent. — Bouciquaut
était fils d'un maréchal de France. Né en 1368 à Tours, élevé à Paris au
château Saint-Pol avec le Dauphin qui fut depuis Charles VIL il pi'it part
aux grandes batailles du temps. Il était à Rosebecque où il tua une sorte
de géant Uaniand ; pendant les intervalles de la guerre de Cent ans, il alla
trois fois en Prusse se battre contre les ixiîens du Nord sous la bannière
des chevaliers teutoniques; il visita Conslantinople, Jérusalem, le désert de
Syrie, composa dans ses voyages le Livre des cent ballades. (Voir plus haut,
p. 105.) De retour en France, il se signala dans les célèbres Pas d'armes
de celte époque contre les Anglais, reçut le bâton de maréchal de France
et s'enrôla dans la croisade pi'èchée contre les Turcs. Pris à Nicopolis
en 139f), délivré moyennant une forte rançon, il fut chargé par Charles YI
d'administrer la ville de Cènes qui s'était donnée à la France en UOl, et
qui, ]iou de temps après, chassa les Français. Bouciquaut combattit à
Azincourt en 1415; il tomba aux mains des Anglais et mourut. chez eux
eu 1421.
LES BIOGRAPHES. 270
iiiicr riiiconvenaiice (l'uii i''laliij;(' (rérudition, et pour dissipai'
l'ennui (h ces invocations iVéqncntes adressées aux person-
nages de la Fable et de Fliisloii-e antiques. Toutes les fois
que rauleui', ou])liant l'école, conte ce qu'il sait de son
héros, sans se monter au ton de l'éloquence h la mode, il est
aim(d)le, gracieux, intéressjuit; son style vif et doux n'a
pas l'ampleur des narrations de Froissart, mais il ne manque
ni de l'icliesse, ni d'un coloris naturel, et sil faut peindre
des bataill<'s, il s'anime et s'éciiaulfe, il prend un accent
(l'énergique fierté.
Qu'on lise, par exemple, le chapitre sur la bataille de Nico-
polis, oîi Bouciquaut fut pris par les Turcs : (( Quand le maré-
chal veid celle envahie (cette attaque), et que ceulx qui les
debvoient secourir les avoient délaissés, et que si peu estoient
entre tant d'ennemis, adonc cognent bien que impossiljle
estoit de pouvoir résister contre si grand ost, et qu'il conve-
noit que le mesclief tournast sur eulx . Lors feut comme tout
forcené, et dict en luy mesme que, puisque mourir avec les
autres luy convenoit, il vendroit chère à cette chiennaille sa
mort. Si fiert le destrier des espérons, et s'abandonne de toute
sa vertu au plus dru de la bataille, et atout la tranchante
espée que il tenoit, fiert à dextrc et à senestre si grandes collées
que tout abatoit de ce qu'il atteignoit devant soy... Ha Dieu,
quel chevalier! Dieu lui sauve sa vertu ! Dommage sera
(piand \\q lui faudra ; mais ne sera mie encores, car Dieu le
gardei-a ^ » Ne se croirait-on pas en pleine mêlée épique et
dans tout le feu des narrati(jns guerrières de nos vieilles
Chansons de Gestes? L'ouvrage se divise en quatre parties :
la. première, en trente-neuf cliapitres, raconte la jeunesse et
les premières aventures de Bouciquaut ; la seconde contient
trente et un chapitres et se rapporte à son gouvernement de
Gènes; la troisième, plus courte, consacre vingt-deux clia-
pitres au reste de ses expéditions; la quatrième, en quinze
cliapitres, nous fait connaître les mœurs, les haljitudes et les
1. Livre l*""^ cli. xxv.
276 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
maximes du maréchal. La première édition imprimée parut
en 1620; un seul manuscrit existe : il se trouve à la Biblio-
tlièque Nationale.
Nous revenons h la simplicité des chroniques en abordant
les Mémoires du connétable de Richemont, rédigés par Gruel,
et les récits anonymes publiés sur Jeanne d'Arc. Les Mé-
moires de Richemont sont courts ' ; ils exposent, dans un
style clair, naturel, sans emphase, mais avec une complai-
sance évidente et quelque partialité, les hauts faits de ce
connétable qui chassa les Anglais de Guyenne et de Nor-
mandie et fut, après Jeanne d'Arc, le libérateur de notre
pays. L'auteur était un gentilhomme attaché au service du
connétable ; il a vu la plupart des événements qu'il raconte,
ce qui donne de la vie à ses récits, mais ce qui n'est pas
toujours une garantie de parfaite exactitude, car bien
souvent ces Mémoires écrits par un ami, par un confident,
ou commandés à un serviteur, tournent, de gré ou de force,
au panégyrique. 11 existe, à la bibliotlièque de Nantes, un
manuscrit de l'ouvrage de Gruel, qui fut imprimé, pour la
première fois, en iQ±2, par Théodore Godefroy, iiistorio-
graphe de France. Un peu plus tard, en 1661, Denis Godefroy,
iils de Théodore, historiograplie comme lai, puljlia une autre
composition historique du même temps, sans nom d'auteur,
sous le nom de Chronique de la Pucelle ^ : elle ne comprend
que sept années, de 1 422 à 1 129. A qui faut-il attribuer cette
clironique anonyme, formée d'emprunts disparates, de frag-
ments hétérogènes, et qui semble une œuvre de plusieurs
mains?
Du travail critique entrepris par M. (Juicherat d'aljord, et
par M. Yallet de Viriville ensuite sur cette question % il ré-
sulte, avec une suffisante évidence, que le fond même de la
chronique de la PuceUe est pris presque mot pour mot d'un
1. Iliiitoire d'Artus III, duc de Brftaiyne, comte de Richemont et connes-
table de France, depuis l'an 1413 juaques à l'un 1457.
2. Chronique de la Pucelle, 1839. — Voir aussi bibliothèque de l'Ecole
(les Chartes (1857), iv" série, t. III, p. 1-20.
LES HISTORIENS DE JEANNE D'AHC. 277
ouvrage manuscrit intilulL" Geste des nobles françoys. Or,
la Geste a pour auteur un personnage dont le rôle ne fut pas
sans importance : c'est Guillaume Cousinot, avocat au par-
lement de Paris, conseiller du roi, défenseur de Yalenline de
Milan, en 1408, après le meurtre du duc d'Orléans, tuteur des
enfants du prince assassiné et chancelier de cette illustre
maison pendant la première moitié du \Y siècle. Cousinot
composa, sous le règne de Charles Yll, un résumé de This-
toire de France d'après les Grandes Chroniques et d'autres
chroniqueurs anciens : il y remonte jusqu'aux (( origines
troyennes » de la France, mais à partir de 1350, l'jdjrégé se
développe, devient original, et quand on arrive aux temps de
Ciiarles Vil, c'est un journal plutôt qu'une histoire. L'ou-
vrage s'arrête en 1429. On en possède trois manuscrits, dont
plusieurs fragments ont été publiés par M. Yallet de Yiriville
dans son édition de la Chronique de la Pucelle^.
Quelques années après, un neveu de Cousinot et son ho-
monyme, appelé Cousinot de Montreuil, du nom d'une terre
qu'il possédait en 1 450, eut l'idée de remanier la Geste des
nobles françoys : il en détacha les sept dernières années sous
le titre de « Chronique de la Pucelle, » en y insérant des par-
ticularités qui prouvent à la ibis qu'il était en situation de
se bien renseigner et qu'il n'a écrit qu'après son oncle le
chancelier. Ce second Cousinot, secrétaire du roi, maître des
requêtes, conseiller au parlement de Paris, premier prési-
dent du parlement de Grenoble, homme d'ép(''e et diplomate,
activement mêlé aux grandes affaires, soutint la gloire de sa
famille et ne le céda en rien h son devancier. Outre la Chr<j-
nique de la Pucelle, il rédigea une Chronique générale,
comprenant celle-ci et toute la Geste des nobles; c'était un
remaniement et une continuation de l'œuvre entière du pre-
mier Cousinot. Son travail, sous cette forme plus ample, est
signalé par quelques érudits du xvi" siècle, mais il ne nous
1. Deux manusci'its sont à la Bibliothèque Nationale sous les n»* 10297
et 9056. Un troisième manuscrit est au Vatican et porte le n° 897.
278 LES DEVANCIERS ET LES CONTEMPORAINS DE COMINES.
est pas parvenu. Tel est réclaircissement que la critique
apporte a la question soulevée plus liant sur les origines de
la Chronique de Jeanne d'Arc ^ .
Le Journal du siège d'Orléans et la Clu'onique manuscrite du
Normand P. Cochon complètent la série des informations qui
se rapportent ou viennent ahoutir à l'histoire de la Pucelle.
Rédigé d'ahord, pendant le siège même, par un Orléanais
témoin de ce qu'il raconte, le Journal a été plusieurs
fois retouché et interpolé au xv'^ siècle : l'édition amplifiée de
1467 fait de nomhreux emprunts à la Geste des nobles; une
autre compilation, datt'-e de 1 i88, reproduit les passages in-
tercalés^. La chronique de P. Cochon, encore manuscrite,
offre quelques traits de ressemblance avec la Geste des
nobles. Comme celle-ci, elle remonte assez loin dans le passé,
sous forme d'abrégé, et commence à l'année 1181 ; elle prend
l'allure et le caractère d'une relation contemporaine vers la
fin du xiY" siècle et s'arrête à 1430. Mais l'esprit de cette
chronique est tout différent de celui qui inspire l'œuvre des
Cousinot : P. Cochon, qui ne doit pas être confondu avec le
fameux évêque de Beauvais, Cauchon, le juge de Jeanne
d'Arc, était un Piouennais élevé dans l'Université de Paris,
zélé partisan des Bourguignons, tandis que les Cousinot sou-
tenaient avec ardeur le parti des Armagnacs. Son récit, écho
fidèle et retentissant des passions du peuple des grandes
villes, est tantôt un mémorial des événements qui ne con-
cernent que Rouen et la Normandie, tantôt une chronique
générale : le fragment considérable pidilié par M. ^'aUet de
1. On n'a aucun manuscrit do la Chronique de la Pucelle ; mais on possède
nue mise au net, une transcription du texte ancien qu'avait Godefroy lors-
qu'il im|irima cette chronique pour la première fois en 1(501. — iJiblio-
thèque de l'Institut, n» 2'i3 des mss. de Godefroy.
2. La collection Micliaud et Poujoulat cite un long fracrment du Journal
emprunté à une réimpression de 1576. — Le texte manuscrit de 1488,
exécuté par les soins de l'abbé de Saint-Victor, a pour titre : Comyendium
(jesiorum in refino Vrancix len^poribux septimi Karoli et iirimo, in gam.ico,
nvitatis Aurelianensis obsidio. « Abrégé des Gestes advenues au royaume
de France du temps de Charles VII, et d'abord, en français, le siège de la
(■ité d'Orléans. » — lîibliotlièquc Nationale, Fonds Saint-Victor, n" 285.
LES HISTOIUKN'S DK .1 i:.VN N' !•: D'AKC. 279
Viriville, en lSo9, permet d'en apprécier le mérite et l'in-
térêt'. \o'ûh donc le résumé des compositions historiques
qui remplissent l'intcrviiUe compris entre les Ghronicjues
de Froiss.'U't et les Mémoires de Comines. Au-dessus de ces
nombreux chroniqueurs s'ék'ne l'historien et h confident de
Louis XI; son génie politique le met hors de pair; mais,
tout en les dominant, il est, comme eux, excité et soutenu
par l'esprit général du siècle : il cède à ce même goût de
recherches et d'informations qui a provoqué tous les travaux
que nous venons d'analyser ; il obéit h ce même ardent désir
de pénéti'er et de l'aire c<jnnaître les causes et les consé-
quences des événements. Ses Mémoires, très-supérieurs à
tout ce qui paraissait en ce genre, sont nés de la même ins-
piration féconde d'oîi sont soi'ties tant d'œuvres médiocres,
mais alors utiles, estimables et, à plus d'un titre, intéres-
santes à consulter.
§ II
Philippe de Comines. — Traits particuliers de son caractère et faits
principaux de sa vie récemment mis en lumière par la critique érudite.
Comines descendait de bourgeois flamands anoblis au
xiY'' siècle. Son nom patronymique était Philippe ^'anden
Clyte, seigneur de Comines. Ses ancêtres, échcvins d'Ypres,
baillis de Gand, s'étaient constamment signalés parmi les
adversaires du parti populaire. L'un d'eux, Yanden Clyte,
bailli de Gand, contemporain de Froissart, fut conseiller in-
time du comte de Flandre, Louis 11% qui le maria h l'héri-
■1. La Bihliûllièque Nationale possède un nianuscril de cette chronique,
catalogué sous le n" 9859,3. — C'est M. Â. Floquet qui le premier a signalé
cet ouvrage, vers 1830.
2. Louis II, de Maie, comte de Flandre et de N'evers, beau-père du duc
Philippe de Bourgngiie. Chassé par les communes révoltées, il fut ramené
dans ses États par les Français vainqueurs à Roscbecque (1382.)
280 LES PRINCIPALES ÉPOQUES
lière de la maison de Wazières : celle-ci a^ail recueilli la
terre de Comines, des seigneurs de ce nom, cités dans l'his-
toire dès le temps de la première croisade, et c'est ainsi que
ce fief et ce titre entrèrent dans la famille de notre historien
et l'anoblirent ^. Le bailli de Gand, devenu seigneur de Co-
mines par son mariage, eut deux fils, Jean de Comines, che-
valier de la Toison d'or, souverain bailli de Flandre, et Colard
de Comines, qui posséda la charge de souverain bailli après
la mort de son frère aîné. Sous Philippe le Bon, on les ren-
contre l'un et l'autre dans les camps et dans les conseils du
parti bourguignon : ils sont à Troyes, quand ce parti offre la
couronne de France aux Anglais ; ils sont cà Compiègne, (jiiand
il met la main sur la Pucelle. Colard de Comines, marié en
secondes noces à Marguerite d'Armuyden, mourut en 1453 ;
il eut pour fils aîné notre historien^.
Philippe de Comines est né à Renescure', château de son
père, et non à Comines, qui appartenait à son oncle Jean, le-
quel eut un fils, nommé Jean comme lui. La date de sa nais-
sance est incertaine. On la fixe ordinairement à l'année 1447,
ce qui est une erreur, car en cette année-là mourut sa mère,
et comme elle eut plusieurs enfants, notre historien était né
quelque temps avant 1447. Le duc Philippe de Bourgogne fut
son parrain. Delà succession embrouillée de ses parents, il
recueillit deux mille quatre cent vingt-quatre livres, seize sols,
1. La petite ville de Comines ou Conimines, oii se trouvait ce fief, est
à 13 kilomètres de Lille, sur la Lys qui la coupe ea deux parties: celle qui
est sur la rive gauche appartient à la Belgique; la rive droite, peuplée de
cinq à six mille habitants, est française depuis 1667. Comme l'historien qui
porte sou nom, la ville de Comines a une double nationalité; elle est de
deux pays.
2. Dans cet exposé nous suivons : 1" la Vie de Comines donnée par la
Société de rilisivire de France. (Édition de M'ie Dupont, 1840); 2" et surtout
les recherches publiées eu 1867 et 18G8, par M. Kervyn de Lettenhove
dans son édition des Lettres et négociations de Comines (2 vol. collection
de l'Académie royale de Belgique.)
3. Benescure, qui compte aujourd'hui près de 2,000 habitants, est dans
le département du Nord, à 17 kilomètres d'Hazebrouck, ii 69 kilomètres de
Lille. Les souvenirs de la famille de Comines y sont encore empreints sur
quelques monuments.
DE LA VIE DE COMINES. 281
six deniers tournois : deux cent cinquante livres servirent h
payer les obsèques de son p5re, el cinq cents livres suffirent à
son entretien et h son éducation pendant sa minorité. On
sait que cette; éducation fut néf,^ligéo ; il n'apprit pas le latin,
et regretta souvent de l'ignorer; mais sa merveilleuse mé-
moire, son esprit naturel suppléèrent cà cette ignorance pre-
mière par la lecture de nombreux ouvrages français, par la
pratique des honunes et des affaires, par l'étude des langues
modernes : Comines parlait l'italien, l'allemand et l'espagnol.
Nous le trouvons établi à la cour de Bourgogne, en 1464,
comuK! écuyer du duc Philippe, en 14(37, connne favori du
jeune duc Charles, comme chambellan, en 1468; son traite-
ment était de dix-huit sols par jour^ 11 vit la journée de
Montlliéry, en 1465 - ; il marcha contre les Liégeois révoltés,
en 1 467, et fut alors armé chevalier par Charles le Téméraire ;
il sauva Louis Xï, à Péronne, en calmant le duc irrité et
tout-puissant; cette même année, il était des vingt-cinq che-
valiers qui joutèrent, avec Charles, au tournoi de l'Arbre d'or.
Avait-il, dès l'entrevue de Péronne, négocié sa défection?
Sans doute il y avait ébauché des engagements et reçu des
offres dont la séduction le décida quelques années plus tard.
Après la défaite des Liégeois, il accompagna le duc de Bour-
gogne et le roi de France au château d'Aire, oîi fut joué, .au
milieu des fêtes données aux vainqueurs, un Mystère com-
posé par Georges Chastelain. Deux personnages allégoriques,
Cœw^ et Bouche, y tenaient le premier rang ; on y avait aussi
ménagé un rôle de circonstance au roi et au duc, avec force
allusions à leur réconciliation contrainte et suspecte. Co-
mines, le principal auteur de cet accommodement, partit de
Flandre l'année suivante pour ouvrir des négociations en An-
gleterre au nom de la maison de Bourgogne. Chargé de ga-
1. Compte du 22 mai 1469. Le médecin Jacques de l'Espare recevait
J sols, et le iihilosûphe, c'est-à-dire le Fou, recevait 3 sols aussi.
2. 11 existe une lettre sur la journée de Montlliéry, écrite au duc Phi-
ippe de Bourgoç:ne le 19 juillet 1465 par le seigneur de Créquy et le
bâtard de Syiiit-Pol. On peut la comparer au récit de Comines.
282 LES PRINCIPALES ÉPOQUES
gner à la cause de son maître le gouverneur de Calais, John
Wenloch, il lui fit accepter, en 1470, mille écus de pension;
il avait rencontré AVarvick à Saint-Ûmer, en 14GIJ; il vit au
château de Saint-Pol Edouard IV, alors proscrit et fugitif,
qui lui conta ses dangers, et qu'il retrouva un an après sur le
trône d'Angleterre. Tandis qu'il pratiquait des intelligences
à Londres, en 1471, avec le grand cliamhellan d'Edouard
victorieux, sire William Hastings,et lui faisait accepter mille
écus de pension, il put se donner le spectacle des libertés
anglaises et étudier l'action du parlement sur la conduite
des affaires ; les réflexions qu'il a écrites à ce sujet dans ses
Mémoires datent évidemment de ce temps-Là. N'est-ce pas
un indice Lien significatif des mœurs politiques du xv'^ siècle
que ce trafic des consciences pratiqué par Gomines pour le
compte du duc de Bourgogne, ou moment où lui-même se
laisse marchander et acquérir par le roi de France? Agent
d'un système de corruption, entremetteur de défections vé-
nales, il vend sa propre fidélité et traliit le maître qui l'a
chargé de payer des trahisons.
Une mission pour l'Espagne, en H71 , lui fournit l'occasion
de traverser la France et de conclure son marché. Il accepta
de Louis XI une pension à dater du 30 septembre, et plaça
chez Jean de Beaune, marchand à Tours, une somme de six
mille livres. Dans la nuit du 7 au 8 août 1 47:2, rompant tous
les Mens qui l'attachaient h la maison de Bourgogne, il
passa la frontière et se déclara l'homme du roi. On sait par
ses M(''moires quel poste de coufiance il occupa dans la redou-
table et soupçonneuse intimité de Louis XI, quelle part active
il prit aux plus délicates comme aux plus importantes affai-
res ', de quels honneurs et de quels bieidaits son absolu dé-
vouement fut récompensé. Xonnné, dès son arrivée, con-
seiller et chambefiau du roi, [)()urvu d'uue pension de six
mifie livres, de la charge de capitaine du château de Chinon,
1. Lo nom de Coniines est au lias de l'ordonriaiice royale du 1'^'' mars
1'i7:î qui coudauinc les Noiniiunix.
DE LA YIH Dlî COMINHS. 283
il rfçut oncoro la pniK"i|)aiilr de Talmont, celle (V'pouille
upiiiie enlevée aux la TréiiK tille par un coup de vengeance et
d'arbitraire; il était, eu 147G, sénéchal de Poitou, en 1477,
capitaine du château de Poitiers. D'un nuire côté, hi dame
de Monlsoreau, (|u"il épousa en 1173, lui avait apporté un(î
dot de vingt mille écus d'or et douze seigneuries parmi les-
quelles figurait la haroiuiie d'Argenton. Toutes ces terres,
situées dans l'Angoumois et dans le Poitou, sans compter
quelques domaines acquis ou reçus plus lard, représen-
taient, en monnaie actuelle, une valeur d'environ quatre mil-
lions : la seule principauté de Talmont contenait dix-sept
cents arrière-fiefs*.
En 1478, Comines fut envoyé à Florence pour soutenir les
Médicis contre leurs ennemis intérieurs et extérieurs ; il y
renouvela les traités qui attachaient cette illustre famille à
l'alliance française. La récente publication de M. Kervyn de
Lettenliove, en mettant au jour les nombreuses lettres de
l'ambassadeur, a éclairé d'une pleine lumière l'histoire de
l'ambassade : ces lettres, signées Commynt'S, ont la simpli-
cité nette et brève qui caractérise le style des esprits souples
et dé'liés, rompus au maniement des 'grandes affaires. En les
réunissant aux autres documents originaux qu'on possède
sur notre historien, on peut suppléer au silence que gardent
ses MéuKjires pendant un intervalle de dix années, depuis la
mort de Louis XI jusqu'à rex[)édition de Cluirles YIII en Ita-
lie, et cette lacune biographique se trouve, du moins en par-
tie, comblée.
La seconde moitié de la carrière politique de Comines n'est
qu'une suite de crises, d'agitations et de périls où cet habile
homme, ayant la fortune et le vent contraires, essaie de se
soutenir, tantôt par l'intrigue, tantôt par la renommée de ses
1. Comines ne jouit pas de ces biens sans peine et sans contestation.
Talmont lui fut disputé par les la Trémoiile ; cela fit l'objet itun lou;jr procès
au parlement. A ce propos, on accuse Comines d'avoir été un plaideur peu
scrupuleux : il se serait emparé, dit-on, des pièces qui établissaient le droit
de ses adversaires et les aurait jetées au feu (1470.)
284 LES PRINCIPALES ÉPOQUES
talents et par le besoin qu'on a de lui. Tout est changé à la
cour ; l'avènement d'un pouvoir nouveau a provoqué l'ordi-
naire révolution des influences : Comines tombe, du comble
de la faveur, au rang des disgraciés, des suspects et des mé-
contents. On le maintint d'abord dans sa charge de conseiller
du roi et de sénéchal en Poitou. Son nom figurait sur la liste
des quinze notaljles personnages que les princes désignèrent
au choix des états généraux, en I48i, pour former le conseil
de la couronne ; il fut choisi, et siégea dans le conseil. Mais
René II, duc de Lorraine, l'en fit exclure. Irrité, craignant
l'avenir, Comines ménagea son retour en Flandre ; il conclut
un traité avec Alain d'Albret, candidat ;iu trône de Navarre,
en stipulant que ce prince, s'il devenait roi, lui céderait au
prix de vingt-cinq mille écus d'or, les places d'Avesnes et de
Landrecies ; l'acte fut rédigé par un notaire impérial venu
tout exprès de Cambrai. Ce marché, qui ne tint pas, aurait
fait de Comines un seigneur égal en puissance aux comtes de
Hainaut.
Déçu de ce côté, il se jeta dans le parti de l'opposition, qui
avait pour chef le "duc d'Orléans, le futur roi Louis XII; mais
la régente, Anne deBeaujeu, l'emporta; Comines, enveloppé
dans la commune défaite, fut écrasé sous les débris de la fac-
tion. Arrêté, en 1 486, a Amboise, dépouillé de tous ses biens,
enfermé à Loches dans une cage de fer qui avait été con-
struite par ordre de Louis XI, il y resta huit mois, et l'on voit
encore au musée de Chartres la chaîne qu'il y a portée et qu'il
consacra plus tard au monastère de Xotre-Dame-la-Tionde,
près de Dreux. L'année suivante on le transféra dans la con-
ciergerie du palais, à l\"U'is, pour être jugé : il attendit son
tour pendant vingt mois, gardé p.'U' deux huissiers dans la
chambre haute, et employant ses loisirs forcés à contempler,
dit-il, le cours de la Seine et le mouvement d(^ ses ports. On
peut croire aussi que c'est pendant cette longue captivité
qu'il écrivit une pai'tif de ses Méim lires. Traduit enfin devant
le parlement, il se défendit lui-même et plaida sa cause, deux
iieures durant, a\ec succès. Ses ])iens lui furent rendus, sauf
DE LA VIE DE COMINES. 285
la principaïUt'" de ïalinont, rcstiliiro aux la Trémoillo; un
aiTot le relégua, en 1481), dans une de ses terres. Au sortir
de ces dures épreuves, courageusement supportées, un re-
tour de fortune l'attendait ; sii constance allait ressaisir
une partie de ce pouvoir et de cette faveur qu'il avait ino-
menlanénienl j)erdus sans y renoncer jamais. En 1 i!l(), le
crédit renaissant du duc d'Orléans rappela Comines à la
cour : le fin politique y re\int à propos pour négocier le
mariage de Charles A'III avec Anne de Bretagne et la réunion
de ce duclié cà la couronne. Ses pensions lui furent restituées,
on lui rendit sa place au conseil du roi; Charles YIII lui fit
en outre un présent de trente mille livres.
Un mérite tel que le sien ne pouvait rester sans emploi
pendant la guerre d'Italie. On l'envoya à Venise avec la mis-
sion d'empêcher une ligue des États italiens contre les Fran-
çais; si les circonstances, plus fortes que son habileté, lui
enlevèrent la gloire d'un grand succès diplomatique, il réus-
sit du moins h donner aux Tihiitiens, hons juges en cette
matière, une haute idée de ses talents. On lit dans les instruc-
tions envoyées aux provéditeurs généraux par le sénat de la
Républi(|ue, en 1395, après la bataille de Fornoue : (i Nous
reconnaissons le dit seigneur d'Argenton pour une personne
aussi habile et sagace qu'on le puisse exprimer, ainsi que nous
l'avons éprouvé pendant son séjour en notre ville. Par di-
verses ouvertures insidieuses qu'il nous a faites avant et
après la rencontre des deux armées, vous avez dû vous-même
apprendre h le connoître. » Comines travailla efficacement
à la conclusion du traité de Yerceil, qui termina l'entreprise.
Revenu d'Italie, où peut-être il avait connu à Florence Ma-
chiavel, alors Agé de vingt-six ans*, il maintint sa faveur,
1. Macliiavel qui avait, comme on sait, outre le p:énie politique, le talent
de la comédie, dut être fort intéressé par les pièces de théâtre que les
poètes aux gages de Charles VIII composèrent eu Italie, sur les ennemis
de la France, et qui furent jouées devant le roi et la cour, comme nous
l'apprend une relation latine manuscrite: v Et [ai:tx sunt coram rené Fnni-
coruia per suos trar/œdix et comœdùv de Papa, liomamrum et Hi^yanix reyi-
286 LES PRINCIPALES ÉPOQUES
traversée de quelques éclipses, sous le règne de Louis XII. Ce
roi le nomma son cliambellan ordinaire, en 1505, lui donna
une pension de mille livres tournois sur la généralité du Lan-
guedoc et l'emmena avec lui à Milan, en 1507. Il avait été
sur le point de l'envoyer, en 1506, auprès des électeurs de
l'empire avec le titre d'ambassadeur. En 1504, la fille unique
<le notre historien épousa René, comte de Pentliièvre : cette
alliance devait unir un jour la maison de Comines et mêler
son sang à des races royales qui ont été représentées jusque
<lans notre temps par des noms bien connus, César de Ven-
dôme, Mctor-Améd(''0 II, duc de Savoie, Marie- Adélaïde de
Savoie, Louis, duc de Bourgogne, Louis XV et tous les Bour-
bons de la branche aînée.
Comines mourut à soixante-quatre ans, le 8 octo])re 1511.
Il fut inhumé au couvent des Grands -Augus tins, à Paris ; sa
statue et celle de sa femme, qui sont aujourd'hui dons la ga-
lerie de sculpture à Versailles, furent placées, par l'ordre de
son gendre, sur le monument funèbre dont Ronsard, en visi-
tant l'église de ce couvent, fit l'épitaphe. L'historien Slei-
<lau % qui avait connu un des anciens serviteurs de Comines,
Mathieu d'Arras, a dit de l'auteur des Mémoires : « Il estoit
beau pei'sonnage et de haute stature, et sçavoit assez bien
parler en italien, en allemand et en espagnol, mais surtout il
paiioit bon françois, car il avoit diligemment leu et retenu
toutes sortes d'histoires escrites en françois et principalement
<les Romains. Il conversoit fort avec gens d'estrange nation,
désirant par ce moyen apprendre «l'eux ce qu'il ne sçavoit
point ; et d'autant qu'il avoit en singulière recommandation
de bien employer son temps, on ne l'eust jamais trouvé oisif.
Sa mémoire étoit telle, que souvent il dictoit en mesme
temps à quatre, qui escrivoient s(nis lui, ciioses diverses et
buf., collmorie et more gallico rfecî.sorio.» C'étaient des farces ou des sotties
jiolitiques dans le genre de celles que nous avons analysées, t. I^r, p. 548.
1. Jean l'iiilipson, dit Sleidumn^ ou Sleidan, historien allemand né en
1306, à Sclileide, dans l'électorat de Cologne. Il lit son droit à Orléans et
s'attacha au cardinal Diibelhiy. Ses écrits sont rédigés en latin.
DE LA VIE DE COMINES. 287
oonrcrnanh's à l'Estal, iivec Iclh; proniittiliide el facilite
comme s'il n'eût devisé que (l'une certaiiu^ matic'n'e'. » La
l)ibrK)t]i('(|ue (le Comincs contenait u\\ bon nombi'c de piY'-
cieux maïuiscrits. Il lisait Tite Li\e dans une tniduction
lVan(;aise; on a encore un manuscrit de Froissai't qui vient
de lui, nn Valère Maxime traduit, marqué de son sceau et de
ses armes, deux volumes de la Cité de Dieu, de saint Augustin,
traduits aussi et portant son ])lason. Il s'occupait de géogra-
phie, s'inti'ressait aux découvertes récemment faites dans le
Nouveau-Monde. Dès 1 178, il était en relation a^ ec la famille
d'Améric Vespuce.
L'ieuvre de Comines c(jurnt d'abord en manuscrit. On n'a
plus la copie que possédait et méditait Cliarles-Ouint ; on a
celles qui ont appartenu à Henri III et à Diane de Poitiers.
La premi('re édition imprimée parut en loâi, immédiatement
suivie de la seconde édition ; l'une et l'autre ne compre-
naient que la partie des Mémoires qui se rapporte au r('>gne
de Louis XI. C'est en 1528 seulement que l'épilogue de la
guerre d'Italie s'aj(juta au corps de l'ouvi'age dans une troi-
sième édition. En 1532, Denis Sauvage fit une é(liti(jn cri-
tique, collatiomiée sur des manuscrits et sur des textes impri-
més ; il distribua le récit en livres et en chapitres, et substitua
le titre de Mémoires, indiqué par Comines lui-même, au titre
de Ch-onique adopté par les précédents éditeurs. Une autre
édition fut imprimée au Louvre en 1649, h. l'aide de deux
manuscrits par l'historiographe de France, Denis Godefroy.
Langlet-Dufresnoy, en 1717, ayant en mains trois manus-
crits, revisa le texte, y ajouta des pièces inédites et quelques
notes. L'édition de la Société de i histoire de France, publiée
en 1840 jiar M"" Dupont, a été coUationnée sur trois manus-
crits de la Bibliothèque Nationale p(jui" les six premiers livres.
1. Il existe un Elune de i\iiiiine>^, eu vei'S mêlés de prose, con)|)osé le
22 janvier 1512 jiar (luelque ((rliétoricciiieiir» anonyme qui a dit de lui-
uièuie que « sa plume estoit rurale et sa main pleine de pondérosité. »
Cette pièce, commandée sans doute par la famille, est un écliantillon du
mauvais goût pédantesque de ce temps-là.
288 LES MÉMOIRES DE COMINES.
et sur l'édition de 1528 pour les deux derniers, car on n'a pas
de manuscrit pour la partie relative au règne de Charles VIII.
De bonne heure on traduisit les Mémoires de Comines à
l'étranger. On en fit une traduction italienne à Venise, en
1544; Sleidan les mit en latin en loi8 et dédia sa traduction
au duc de Sommerset. Thomas Danett, vers le môme temps,
les traduisait en anglais; une traduction danoise parut en
1574, et l'on signale dans le siècle suivant deux traductions
espagnoles et une traduction portugaise, à la date de 1622 et
de 1643.
Montrons en peu de mots les causes de ce rapide succès;
disons quelle est l'originalité propre et distinctive de l'esprit
de Comines, en quoi ses mérites difrèrent de ceux que nous
avons observés dans Froissart, Joinville et Villehardouin.
§ ni
Appréciation des Mémoires de Comines. — Leurs mérites caractéristiques.
Comparé aux historiens ses contemporains, Comines a sur
eux, outre la supériorité du génie, l'avantage du sujet; il ex-
plique en maitre, et dans ses profondeurs intimes, la poli-
tique du prince le plus habile du xv'= siècle : les mérites de son
héros, Louis XI, n'ont pas été inutiles à la gloire et au succès
de ses Mémoires. Mis en parallèle avec ses ihustres devan-
ciers, Froissart, Joinville et Villehardouin, la première im-
pression qu'il nous donne est celle d'un contraste. Ce qui est
éminent chez eux, est médiocre ou effacé chez lui ; en re-
vanche, ses qualités éclatent et ressortent là où les autres se
montrent faibles et dépourvus. Dans Froissart et Joinville,
même dans Villehardouin, l'imagination domine; ils nous
frappent par un talent naturel de peindre sincèrement, vi-
vement ce qu'ils sentent et ce qu'ils voient. Leur style a de
la couleur, il reproduit avec une naïveté heureuse les appa-
rences et les dehors ; leurs chroniques égalent ou surpassent
en force descriptive les plus brillantes (Chansons de Gestes.
LEURS MÉRITES CARACTÉRISTIQUES. 28!»
Le style de Cominos, simjjlc, net, nn peu diffus, ça et Là
ombarrassé, manque de relief cl de pittoresque ; il ne décrit
rien, ou ses descriptions sont brèves et sans caractère. Par
exemple, .à la journée de Monlllit-ry, pour donner une idée de
la j)uissanle armée des Bourguignons, Comines se borne à
dire : <( Et y faisoit très-beau veoir leur ost, pour ceulx qui
estoient encore derrière. » Huant à l'armée royale, un mot
lui suffit : « Et estoient tous arcliiers d'ordonnance, orfave-
rizez et ])ien eu poinct. » Voilà son pittoresque. Sa descrip-
tion de l;i l)alailfe de Fornoue, où il était cependant, manque
(Fîmipleur ' ; elle ne se grave pas dans l'esprit; Froissart
aurait bien autrement animé la scène et marqué les traits
qui laissent une dural)le impression. Il est plus précis, plus
intéressant, plus complet, en racontant son entrée à Venise,
en 1494, et l'effet produit sur lui par l'apparition de cette
ville étrange- : on voit que son esprit observateur, curieux
du nouveau, est vivement ému de ce spectacle et qu'il )
prend plus de goût qu'au fracas glorieux des batailles pour
lequel il n'était point fait.
La puissance du génie de Comines est dans la pensée, et
c'était là précisément le faible de ses devanciers. A peine
trouve-t-on cliez eux quelques saillies d'un l)on sens naturel
ou de judicieuses remarques exprimées sous la forme com-
mune et superficielle des proverbes : leur style, si alerte
quand il s'agit de raconter, s'embarrasse et s'appesantit dès
qu'il ébauclie un raisonnement. Dans Comines, au contraire,
tout se tourne en réflexions sur les clioses, en appréciations
sur les liommes; il y a cliez lui comme une verve raisonneuse
et une fertilité de conception pliilosopliique qui se déclarent
en présence des événements. 11 remonte des effets aux causes ;
il scrute les mobiles cacliés, les intérêts couverts et compli-
qués qui donnent secrètement le branle aux plus grandes
affaires ; dans le caractère et les passions des plus fameux
personnages, il cliercbe l'explication de leur destinée, il
1. Livre VIII, cli. x, xr.
2. Livre Viil, cli. ix, x, xt.
10
290 LES MÉMOIRES DE COMINES.
montre le germe ol)scur qui, en se développant, produira leur
bonne ou leur mauvaise fortune. Son goût de raisonner en
toute matière est si vil", il a une telle abondance d'idées à tout
propos , que certains chapitres ne forment qu'une longue
suite de considérations sans donner place au moindre récit ' .
L'auteur s'arrête en plein exposé des faits pour insister sur
ses jugements, pour en tirer ce qu'ils contiennent de leçons à
l'adresse du présent et de l'avenir; il prodigue, avec une
complaisance qui n'est pas exempte de vanité et de manie, les
trésors de sa vieillesse expérimentée ; nulle occasion ne lui
échappe de moraliser la jeunesse et de régenter les puissants
du jour.
C'est ce qui imprime à son livre un caractère très-
marqué d'utilité pratique et en môme temps d'élévation phi-
losophique ; c'est aussi ce qui contribue à faire paraître dans
tout son rehef l'esprit de ruse et de fourberie qui inspire et
gouverne la politique du xv'' siècle. Il n'en faudrait pas con-
clure que ce siècle tranche alisolument sur ceux qui l'ont pré-
cédé, et qu'il a tout à coup remplacé par la déloyauté érigée
en principe, par le trafic éhonté des consciences, les géné-
reuses traditions de l'époque chevaleresque. Le machiavé-
lisme est éternel en politique, et les gouvernements les plus
barbares, comme les plus héroïques, se sont montrés capables
de la conduite la plus raffmée : ce qui fait ici quelque illusion,
ce qui charge un peu le ta])leau du xv" siècle et accuse, entre
cette époque et les temps antérieurs, un contraste plus appa-
rent peut-être que réel, c'est le génie même de notre histo-
rien, génie soupçonneux, rusé, et selon son mot favori, (( ma-
licieux, » porté par habitude et par humeur h se tenir dans
les dessous ténébreux de la politique, à tremper dans les
commerces les moins délicats, expliquant sans s'étonner,
presque naïvement, ce qu'il a vu toute sa vie et pratiqué lui-
même, produisant au grand jour ce fond d'intrigues, tandis
que ses devanciers, génies plus simples, se prenaient aux
1. Par exemple, 1. l''', cli. x.
LEURS MÉRITES CARACTÉRISTIQUES. 291
surfaces et s'y arrêtaient sans voii' au delà. C'est moins un
monde nomeau qui se révèle, qu'un aspect nou\eau du
monde qui nous est monli'é.
Ces réflexions, qui roniiciil ];i partie sérieuse et vraiment
originale des Mémoires de (domines, sont de deux sortes. Les
unes, fort nondjreuses, d'une sagesse courante et toute pra-
tique, naissent à mesure que les événements les suggèrent,
et contiennent les jugements de l'auteur sur le train des af-
faires contemporaines; ce sont les maximes d'une politique
<ivisée, cauteleuse, justifiée par le succès, plutôt que les vues
hardies d'un esprit supérieur. La plupart ont pour objet
l'éloge de Louis XI ou celui de Gomines ; car si notre histo-
rien nous présente comme un exemple accompli de l'iiabileté
royale le prince qu'il a servi, il n'est pas éloigné de croire
qu'il peut lui-même fournir le modèle des intelligents servi-
teurs. La règle de la bonne politique est ce qu'il a vu faire à
Louis XI ou ce qu'il a fait en personne ; il érige en théorie son
expérience. Mais la pensée de Comines ne s'enferme pas dans
ces régions moyennes de l'oliservation politique; elle perce
plus haut, et s'élève h l'intuition de certaines vérités de pre-
mier ordre (|ui constituent la raison générale des choses et ce
qu'on apj)elle la plùlosophie de l'histoire. Ce sont là les points
culminants de son œuvre; la \igueur pénétrante de son esprit
s'y révèle par des traits dignes de Bossuet et de Montesquieu.
Ne croirait-on pas entendre l'auteur du Discours sur l'His-
toire universelie , lorsque Comines, après avoir décrit l'ac-
tion des causes secondes qui dépendent du libre arbitre de
l'honune, les montre subordonnées à la volonté supérieure
d(; Dieu et concourant, sans le savoir, à l'accomplissement
des desseins immuables de sa Providence? (c En cela. Dieu
fit voir que les batailles sont en sa main et qu'il dispose de
la victoire à son plaisir. Les grâces et bonnes fortunes vien-
nent de Dieu Mais de telles causes, comme de royaulmes
et granz seigneuries, Xostre Seigneur les tient en sa main et
en dispose, car tout vient de luy... La mort, qui despart
toutes choses et change t(jules conclusions, en faict venir
292 LES MÉMOIRES DE COMINES.
aullre oiivraige, commo vous avez entendu el entendrez;
aussy, tout Ijien regardé, nostre seule espérance doilit estre
en Dieu. Car en cestuy-Là gist toute nostre fermeté et toute
bonté, qui en nulle chose de ce monde ne se pourroit trou-
ver*. » Les redoutables spectacles que nous présente souvent
l'instabilité des choses humaines, c'est-à-dire l'avortement
des desseins ambitieux, la ruine imprévue des maisons les
plus florissantes et des puissances les plus orgueilleuses,
toutes ces mutations dont Gomines avait été le témoin ou la
victime excitent dans son âme une émotion sincère et pro-
fonde. Averti par ses propres disgrâces, meurtri du contre-
coup des révolutions contemporaines, il sent avec force le néant
attaché aux grandeurs, et ce sentiment d'austère et religieuse
tristesse lui inspire plus d'une page vraiment éloquente.
Nul doute, à notre avis, que Bossuet, qui lisait Oo-
mines, n'ait gardé de quelques pages de ses Mémoires un
durable souvenir. (( Regardez donc, dit notre historien à
propos du Téméraire, comme une heure de temps le nnia
Or, voyez la mort de tant de granz hommes en si peu de
temps qui ont tant travaillé pour s'accroistre et pour avoir
gloire, et tant en ont souffert de passions et de peines et
abrégé leur vie.... Ne luy eust-il point mieulx vallu, et à
tous aultres princes, et hommes de moyen estât qui ont
vescu soubz ces granz, eslire le moyen chemin en ces choses?
C'est assavoir moins se soucier, moins se travailler et entre-
prendre moins, plus craindre à offenser Dieu et cà persécuter
le peuple et leurs voisins. Leur vie en seroit plus longue et
leur mort en seroit plus regrettée Pourroit-on veoir de
plus beaulx exemples pour congnoistre que c'est peu de chose
que de l'homme, «t que ceste vie est misérable et briefve
Mais, en ces grans matières. Dieu dispose les cu(au's des
roys et des grans princes, lesquelz il tient en sa main, à
prendre les voyes selon les o'uvres (pi'ilveut conduire après-.»
1. L. I", ch. XVI. — T. 1", p. 37, 5f). — T. II, p. ^280. — Édition de 1840.
2. L. V, cil. II el xiii. — L. VI, cil. xii. — Voir aussi le beau morceau
LEURS MÉRITES CARACTÉRISTIQUES. 293
On pourrait (Ihv, sans doute, ([iic l'inspiration chrétienne,
Jointe à runierlume de? l'expi-i'iencc et au déscncliantoment
de la vieillesse, suflit pour nijus ("xpliquer cette !d>ondance
de hautes pensées, ce sentiment noble et triste qui s'exprime
avec une telle plénitude de cœur ; mais voici d'autres ré-
ilexions, d'un caractère plus abstrait, qui supposent nne re-
marquable sagacité (r(,'s[)ril, une profondeur naturelle de la
pensée.
Comines a compris, par exemple, l'utilité de cette ba-
lance des forces entre les États voisins, et de cette opposi-
tion des intérêts qu'on appelle aujourd'hui l'équilibre euro-
péen ; il y voit un dessein de Dieu pour maintenir la paix et
empêcher l'essor des vastes tyrannies'. Comparant l'Alle-
magne divisée en nombreux Etals fédérés à la France unie
sous un même gouvernement, il fait ressortir, avec une égale
justesse (h vues, les avantages de l'unité politique et de la,
concentration des forces : (( Un sage prince ayant dix mille
hommes est plus à craindre que ne seroient dix princes qui
en auroi(?nt chacun six mille, tous allyez et confédérez en-
semble-. » L'Allemagne, peu connue de son temps, l'inquié-
tait. Lui ({ui, dans ses fréquents voyages, avait visité une
bonne i)arlie de l'Europe % il «avait été frappé de l'étendue, de
la fécondité de cette contrée, sauvage encore, et des éléments
de puissance que renfermaient les prf)fondeurs du chaos ger-
manique : il prévoyait le jour oîi, cette confusion venant à se
sur la chute du Téméraire: «Mais Dieu voulut achever ce mystère... A
ceste heure dcrrenière luy estoient passez ses honneurs et il périt luy et
sa maison. Or sont linées toutes ses pensées et le tout tourné à son pré-
judice et honte » — L. V, ch. ix, 1. VIII, ch. xx et xxiv.
1. « Et ce n'est pas ceste nation seule à qui Dieu ait donné quelque
aiguillon. Car au royaulme de France a donné pour opposite les Anglois,
aux Anglois a donné les Escossois, au royaume d'Espaigne Portingal... Il
me semble que Dieu n'a créé nulle chose en ce monde à qui il n'ait faict
quelque chose son contraire, pour le tenir en crainte et en humilité.»
L. V, ch. XVIII.
2. L. 1er, ch. XVI.
3. «Je cuyde avoir veu et congneu la meilleure part d'Europe.»
T. II, p. C8.
294 LES MÉMOIRES DE COMINES.
débrouiller, quelque chose de formidal)le en sortirait pour
menacer le reste du continent^.
Un point jjien curieux aussi dans ses Mémoires est restime
qu'il professe pom^ le gouvernement représentatif établi en
Angleterre; le pouvoir monarchique, limité par l'intervention
régulière et effective de la nation, lui paraît de beaucoup
supérieur au despotisme royal ou féodal, a Chez les Anglois,
le roi ne peult entreprendre la guerre sanz assembler son
parlement, ce qui est chose très-juste et saincte, et en sont
les roys plus fors et mieulx servis Selon mon advis, entre
toutes les seigneuries du monde dont j'ay congnoissance, où
la chose publicque est mieulx traictée, où règne moins de
violence sur le peuple, c'est Angleterre Et disoient quel-
ques-unz de petite condition et de petite vertu que c'est crime
de lèze-majesté que de parler d'assembler les estatz, que c'est
pour diminuer l'auctorité du roy; mais servent ces paroles
à ceulx qui sont en crédit sans en riens l'avoir mérité, et ({ui
n'ont accoutumé que de ileureter en l'oreille et de parler de
choses de peu de valeur, et craignent les grans assemblées de
paour qu'ilz ne soient congneuz ou que leurs œuvres ne soient
blasmées^. » N'est-ce point aussi un trait peu commim de
sagacité pohtique, que de signaler chez les Français l'amour
exagéré des emplois publics et de noter cette amljition comme
une cause permanente de trouilles et de révolutions * ?
Le mérite du style de Comines est d'exprimer simplement,
nettement ces réflexions judicieuses et parfois profondes.
Nous l'avons dit : il n'y faut point cliercher le briUant
d'un style descriptif et pittoresque; c'est un style qui sait
mieux rendre les idées que les choses, et cette sorte d'origi-
nalité, qui en tout temps vaut bien l'autre, avait un grand
prix dans l'état particulier de la langue française au xv" siècle.
1. « Ces Allemagnes qui sont chose si grande et si puissante que cela
est presque incroyable... » T. 1'''', p. 311.
2. L. V, ch. XIX.
3. 0 Les offices ou estatz y sont plus désirez qu'en nul lieu du monde...
je parle de ces offices et auctoritez, pour ce qu'ilz font désirer mutations,
et aussi sont cause d'icelles. » T. i'"'', p. «5, GC>.
LEURS MÉRITES CARACTÉRISTIQUES. 20;i
(JomiiK^s, sans doulc, n'a |)as civi'' la languf philosophique,
propre à Thistoire, mais il l'a ébauchée dans ses Mémoires;
il en fournit le plus ancien exemple en français. Ce style ju-
dicieux, solide et précis, éloquent parfois dans sa constante
simplicité, parfois aussi un peu traînant et eml^arrassé dans
Taliure et la construction des plu'ases*, contient une foule
d'expressions trouvées, c'est-à-dire inspirées de génie à l'écri-
\ ain par la force et la vivacité de sa pensée. Comines, parlant
de riiumeur aml)itieuse de Charles le Téméraire, nous dit
avec un(^ rare (''iiergie : (( La gloire luy monta au cue*LU' et
l'esmeut de conquérir ce qui luy estoit bien séant Son
cueur ne s'amollit jamais, mais jusques à la lin a estimé
toutes ses ])onnes fortunes procédantes de son sens et de sa
vertu Quel dommaige lui advint ce jour pour -user de sa
teste et mespriser conseil ! Hiens ne voulut le dict duc en-
tendre et déjà le conduisoit son malheur- ! » Iln'apas moins
lieureusement rencontré lorsqu'il a voulu caractériser la puis-
sance de Louis XI, ou marquer quelques-unes des qualités
de ce prince. (( Tant a esté obéy ce roy, dit-il, qu'il sembloit
presque que toute l'Europe ne fust faicte que pour luy porter
obeyssance, » Un peu plus loin, décrivant la force d'âme que
le roi avait déployée dans sa dernière maladie, il dit : (( Son
grand cueur le portoit'. »
On voit par quelles qualités de pensée et d'expression
l'œuvre de Comines ajoute un nouveau progrès à tous ceux
que l'histoire avait accomplis, depuis le xii^ siècle, grâce à
Froissart, Joinville et Villehardouin : ainsi s'achève et se
couronne, au temps de Louis XI et de Charles YIII, cette
longue suite de travaux et d'efforts que nous venons de re-
tracer dans quatre chapitres. En parcourant cet ensemble, on
a pu, du moins nous l'espérons, se représenter exactement
l'état des études historiques en français pendant le moyen âge.
1. La Sjintaxe de Comine», par Paul Tonnies, docteui' en philosopliie.
Berlin, 187G.
2. L. IV, ch. XIII. — L. VI. cil. XII. — T. II, p. 3, 10.
3. L. VI, ch. II.
DEUXIEME SECTION
LES ORATEURS
CHAPITRE PREMIER
NAISSANCE ET DÉVELOPPEMENT DE L'ÉLOQUENCE SACRÉE
EN FRANÇAIS, AUX XIl" ET Mil'' SIÈCLES
Première forme et anciens noms du sermon dans la littérature de
l'Eglise. — Les commencements du sermon en Irançais, depuis
le ix." jusqu'au xii" siècle. — Saint Bernard et Maurice de Sully.
— Les sermons des croisades. — Progrès de l'éloquence sacrée
au xiu" siècle. — Grand nomisre de prédicateurs séculiers ou ré-
guliers : les Dominicains et les Franciscains. — Le sermon en
latin et le sermon en français. — La rhétorique sacrée au temps
de saint Louis. — Composition et règles du sermon. — L'oraison
funèbre. — Puissante action de l'éloquence de la chaire sur la
vie sociale au moyen âge.
A rOpoque où le christiaiiisinc sY'taljlit, c'est-à-dire dans
la période aposLolique, l'éloquence sacrée s'était manifestée
sous deux formes : le discours et l'homélie. Le discours,
Xo'yoç, oratio, s'adressait aux payens poiu' les convertir,
et quelques-unes de ces harangues sublimes , inspirées ,
pleines d'une ardente énergie, nous ont été conservées en
substance par les Acles des Apôtres et par les Actes des
Martyrs. C'est là qu'on peut ressaisir un éclio de celle ])rimi-
live éloquence évangélique dont Bossuet, panégyrisle de saint
Paul, a si fortement décrit la nouveauté puissante. L'homé-
lie, 6;j:.'.)a'a, se prononçait à la messe, comme le constatent
Li:S ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 297
sailli Justin et les consliliitions des Apôtres; c'était un en-
tretien lïnnilier, une explication, souvent improvisée, de
l'Evangile et des Ecritures, une sorte de conierencc, coupée
(le tV(''([ueiils dialogues entre le cominentaleur et l'andituii-c.
Ce mot grec lut traduit en latin par les expressions ivactalus
popularis et sermo ' . On a\ ait conservé un certain nombre
de ces anciennes homélies, sous le nom de saint Hip|toh te,
évèque de Pointas Hoiiuv, (jui subit le martyre eu "-IX) : saint
JérouK^ el le concile de Lati'au, tenu en ()i!>, <'U l'ont encore
mention; selon toute a|)parence, la plupai'l des autres ser-
mons de celle lointaine époque ne furent jamais rédigés.
Notons ici que, dans les églises des premiers siècles, le minis-
tère de la parole était expressément réservé aux évêques, lié-
ritiers des Apolres, interprètes autorisés de la doctrine : la
parole restait libre, sans doute, pour tout fidèle ou tout doc-
teur qui V oulait propager sa loi et conquérir des âmes en
haranguant les payens, mais lorsqu'il s'agissait de distribuer
un enseignement régulier aux assemblées des croyants, c(^
soin rentrait dans les attributions des pasteurs seuls, c'est-
à-dire, des évêques. L'instruction pastorale est donc le type
l)i'imilif de l'éloquence de la chaire^.
Au iv" siècle, api'ès la victoire du christianisme, une al-
liance s'accomplit entre la doctrine qui vient de triompher et
la littérature du paganisme vaincu; les écrits des Pères grecs
et latins de ce grand siècle naissent de cette alliance féconde:
leur éloquence y puise une force, une richesse, une variété
que la pai'ole évangélique n'avait point connues jusque-là.
Sans perdre entièrement son caractère essentiel de persuasi\ e^
simplicité, l'homélie devient plus savante ; le patliélique y do-
mine; la nécessité de défendre l'orthodoxie contre les lié-
1. ((Trnctatua populares, quos Grœci honiilias vocaut. » Saint Augustin,
De llTrciiibns, lettres à Qiiodvultdeus.
:2. Bingliam, Orifjines ecdedaMicx, I, 321. — Ferrari, De rilu sncrurum
Ecdesiœ coiicionum ; Marligny, Dictionnaire des Antiquités cliriiicnncs, ar-
ticle l'ridication ; la Chaire française au vioyen dge, par M. Lecoy de la
Marche, p. 1-7. (Paris, 1868.)
298 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
reliques y introduit une dialectique serrée, des raisonne-
ments profonds : ajoutons que le mauvais goût contempo-
rain s'y glisse à son tour avec les délicatesses et les ralTme-
ments d'un style plus orné. C'est une nouvelle manière, une
seconde forme de l'éloquence sacrée ; les monuments qui la
représentent sont trop nombreux et trop célèbres pour qu'il
soit nécessaire d'insister.
La décadence se déclare dans les siècles suivants; mais
tout n'est pas dit quand on a rappelé qu'à partir de l'époque
des invasions le style des prédicateurs, comme celui des écri-
vains et des poètes contemporains, tombe, se corrompt et
s'obscurcit dans les trivialités incorrectes du latin rustique'.
Il est bien évident que la langue des sermons ne peut différer
de celle qui s'écrit alors dans les couvents, ni de celle que
parlent les populations. Au milieu de cet abaissement gé-
néral des lettres en Occident, deux faits se produisent qui
donnent à cette période ingrate de l'bistoire de la prédication
un vif intérêt : le premier est l'action souveraine et bienfai-
sante exercée par la parole évangélique sur les peuples bar-
bares. Les périls de l'invasion raffermissent la foi et raniment
l'éloquence. En face de ce monde nouveau, à demi infecté des
vices de la civilisation, monde menaçant qu'il faut conqui'rir
sous peine d'en être opprimé, la prédication retrou^e l'en-
thousiasme intrépide et l'inspiration hardie qui avaient si-
gnalé ses premiers combats, à l'origine du christianisme.
Armés de la parole sainte, les évoques protègent les cités,
domptent les envahisseurs, fondent des monarchies chré-
tiennes sur les débris de l'empire : c'est le temps où s'illus-
trent, dans ces luttes héroïques, saint Grégoire le Gi'and,
Isidore de Séville, Bède, saint Rémi et ses disciples, saint
Colomban, saint Augustin de Gantorbéry, saint Boniface,
saint Césaire d'Arles et saint Avit de Vienne^.
1. Sur cette corruption croissante de la langue latine, voir t. I'"', cli. m,
[). 46-oG.
2. Saint Grégoire le Grand né en 5'i0 mourut en ()04, Isidore de Séville
mourut en 636, Bède en 733, saint Reuii eu 533, saint Colomban en 615,
LES ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 290
Autre fîiil inipoi-taiit à noter clans la confusion de cette
époque tniuhlée : la première apparition du sermon prononcé
en laiif;ue IVançaise. On n'a \)ns oublié que c'est h propos des
prédications chrétiennes que les indices les plus anciens de
l'emploi de la langue romane, cette forme primitive du fran-
çais, sont signalés parles historiens: saint Mummolin, évoque
de Noyon, saint Adalharl, abbé de Corbie, qui parlaient avec
un égal talent le tudesque,le latin et le roman au milieu du \if
et du VIII"' siècles, étaient des prédicateurs; ils prêchaient en
latin devjint les gens (Véglise, en tudesque ou en roman lors-
qu'ils s'adressaient aux populations semi-gauloises, semi-
germaniques du nord de la France. L'éloge qui leur est
décerné s'api)lique précisément à leurs sermons ^ Au ix" siè-
cle, les capitulaires de Charlemagne, les conciles de Tours et
de Reims en 813, celui d'Arles en 851, prescrivent aux ser-
monnaires de traduire en roman les homélies des Pères ^ : il
avait para, en effet, dans les siècles précédents, de nombreux
recueils de sermons ou d'homélies empruntés aux grands
orateurs de la chaire et destinés à secourir l'insuffisance et
saint Augustin de Cantorbéiy en 640, saint Boniface en 755, saint Césaire
en 54^, saint Avit en o-2o. — On a de saint Avit un sermon sur l'Evangile,
prononcé le lundi des Rogations {Histoire littéraire, t. III, 128), une autre
homélie pour le mercredi des Rogations, recueillie par Martèue et Durand
{Acta SS. maii, t. XI, p. 631), plusieurs fragments réunis par Sirmond, enlin
une homélie récemment découverte, prècliée en 522 à la dédicace de
l'église d'Annemasse dans le diocèse de Genève. (Mémoires de la Société
d'histoire de Genève, t. IVet V.) Saint Césaire a laissé des œuvres oratoires
plus importantes, qui ont été recueillies. Ce sont là les véritables origines
de la chaire française (en latin), si l'on veut entendre par ce mot les pre-
mières productions de l'éloquence sacrée écloses après le jour où l'histoire
des Gaules se sépare de celle de l'Empire. — Lecoy de la Marche, p. 8.
1. Voir tome l«^, p. 5()-58. — On prêchait aussi en celtique, partout où
la population parlait cette langue. — Voir le fragment d'homélie celti(iue di'i
à la plume d'un moine irlandais du viii^ siècle, et restitué par M. Ailolphe
Tardif (Bibliothèque de l'École rfcs Chartes<, 3c série, t. III, p. 19:5). Ce
texte est une paraphrase du ch. ix, verset 2:5 de saint Luc. Il a été transcrit
par un clerc irlandais réfugié à Cambrai de 7C3 à 790.
2. Voir les textes cités par nous, tome I", p. 61. — Le pape Je.in VIII
(élu en 872), autorisa les prêtres slaves à expliquer l'évangile de la messe
dans leur dialecte après l'avoir lu en latin. (Martène, De anticpiis ecdesi.v
Titibus, t. 1er, p, 278.)
300 l'éloquence de la chaire.
la stérilité d'esprit des prédicateurs contemporains. Ces col-
lections continuèrent à se multiplier, et l'on y puisait, pour
instruire le peuple, des textes d'homélies qu'il suffisait de tra-
duire ou de commenter en langue romane, c'est-cà-dire dans le
français du ix" siècle ' . Le fragment du commentaire sur
Jonas, que nous avons examiné dans notre premier volume ^ ,
peut être considéré comme une page d'une homélie composée
en exécution des ordonnances impériales ou ecclésiastiques.
Au x" siècle, l'abbé Xotger et le pape Grégoire V sont con-
nus et cités pour avoir prêché tantôt en latin, tantôt en
langue vulgaire, selon les exigences de l'auditoire^; et le
moyen d'imaginer qu'il en ait été autremenl? Comme le
disent les capitulaires de Charlemagne : (( Le premier devoir
du prédicateur est de se mettre à la portée du simple peuple'' . »
Le concile de Mousson, en 995, entendit un évoque haranguer
en français; le concile d'Arras trente ans après, fit rédiger en
français un symbole à l'usage des hérétiques ^ L'évcque
Gocelme qui, au dire de Wace, soutenait par ses nombreux
sermons le courage des habitants de Chartres contre les as-
sauts de Hollon % ne parlait certainement pas latin à ce peuple
1. On cite parmi les principaux auteurs de ces recueils: Fiorus, diacre
de Lyon, Alain, abbé de Farie, Raban Maure, arcbevèque de Mayence,
Heiric, moine de Saint-Germain d'Auxerre, Alcuin et Paul Warnefride. —
Histoire liUmiirc, t. IV, p. 254, 337, 3i8.
2. Page 02.
3. Tome I»"", p. 63.
4. «De ofdcio prœdicationis, ut, juxtaquod bene vulgaris populus intel-
ligere possit, assidue fiât. » Cii. xiv. — Labbe, VIII, 1288. — Plus d"un
siècle avant Cbarlemagne, le clergé des bords du Rbin expliquait l'évangile
dans la langue des populations; au ix» siècle, Otfried de \Veissenibourg
rédigeait des sermons en tudesque. — Acta SS. ordin. Bcned., t. II, p. 246.
— Histoire littcmire, t. V, p. 373.
3. Tome l"'^, p. 65. — Le même fait se produit ii la même époq\ie, au
concile de Saint-Hàle, près Reims (I). Rouquet, t. X, p. 513).
G. Les incursions de RoUon ont duré de 876 à 911. — Voici les vers
de NVace :
Li evesquo Gocelmns n savent sarmoiié,
A chascun prorlome a son péchié parduné
Hor la ville dellendrc c la Cretientc.
liorgeit corent as armes, et corent sans aloigne,
Seaumes e lelanies cantent cler et chanoine.
[Jioman <Ie lion, t. 1", p. 80, vers 1579.)
LES ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 301
cil aniios. Concluons que, drs les oi'if,àn('s de notre langue el
(le notre nati(jn, le sermon en français, réservé aux laïques el
particulièrement au peuple, s'est développé à côté du ser-
mon prononcé en latin qui s'adressait au clergi' i't''guliei' et
séculier : delà deux formes à distinguer tout d'abord dans
le genre liltérain^ que nous allons étudier, la forme clé-
ricale et la forme populaire. Nous sommes désormais as-
surés de trou\er au moyen âge une éloquence religieus(^ en
français.
Ce n'est pas encore le xi" siècle, ni même la première
moitié du siècle suivant qui peuvent nous olfrir d'incontes-
tables monuments de cette éloquence : nous avons de ce
temps-là une trentaine d'iiomélies anonymes en dialecte li-
mousin, un commentaire des évangiles du Carême sous le
titre ({'Exposition d'Haimon^^ quarante-quatre sermons, tra-
duits des bomélics latines de saint Bernard pour l'usage de
ceiLX d'entre les moines qui ne savaient pas le latin-. Mais si
les œuvres manquent, les renommées commencent à paraître
1. Histoire liUéraire, t. XIII, p. 127. Cet Haiinon, qui parait avoir été
évêqiie de Cliàlons-sur-Marne, vivait au .\ii<= siècle. — Les homélies limou-
sines sont du même temps. Quelques-unes appartiennent au commencement
du siècle, les autres à la fin. Elles sont très-courtes et roulent sur des
évangiles de diverses fêtes; elles s'adressent à des auditeuis appelés senor
ou baro, c'est-à-dire à des laïques. Copiées à deux époques, elles ont été
puisées à des sources diiïérentes. — (Voir ms. lat. 3548 b. Bibliothèque Natio-
nale.— P. Meyer, Jahrbnch fur romanische und engli>;che litemtHr,\U, p. I.)
2. La question des sermons fran(;ais de saint Bernard a été traitée par
M. Leroux de Lincy dans les Documenta inédits sur l'Histoire de Franre
(1841). La langue de ces sermons est du xii" siècle, elle appartient au
dialecte lorrain. Sur onze critiques qui ont juifé ce recueil, contenu dans
un seul manuscrit (Fonds des Feuillants, n» 9, Bibliothèque Nationale),
quatre pensent qu'ils sont traduits du latin, cinq les tiennent pour
originaux, deux ne se prononcent pas. M. Leroux de Lincy est persuadé
qu'ils ont été traduits du vivant même de saint Bernard, ou peu de temps
après sa mort. — Suivant une opinion récemment émise par M. Bonnardot,
à propos de la traduction, en dialecte lorrain, d'un dialogue latin de saint
Isidore, les sermons de saint Bernard, prononcés en latin, auraient été traduits
au xue siècle dans la région des Vosges, qui était alors le centre d'abbayes
florissantes oii furent aussi traduites les Moralités sur Job. On sait que saint
Bernard vint à Metz en 1133 et 1153, et qu'il prêcha dans le pays messin. —
Remania, juillet, 1876. P. 317, 318, 332.
302 L ELOQUENCE DE LA CHAIRE.
et les talents cà se produire. Evidemment, saint Bernard,
Raoul Ardent, Pierre l'Ermite, Foulques de Xeuilly, Robert
<rArLrissel n'étaient pas éloquents seulement en latin ; ces
hommes dont la foi passionnée soulevait les multitudes,
parlaient une langue expressive et colorée dans leurs ser-
mons français; leur génie véhément transfigurait l'idiome
populaire, alors si rude et si imparfait*. On peut se repré-
senter, sinon leur éloquence, du moins les caractères géné-
raux de leur style, en lisant YExposition d'Haimon, les
sermons traduits du latin de saint Bernard, ceux qui sont
épars dans les Chansons de Gestes ou dans les chroniques du
même temps. L'auteur de la Chanson de Roland, en faisant
prononcer un sermon guerrier à l'archevêque Turpin , une
longue oraison funè])re à Charlemagne , a dû se souvenir des
discours sacrés qu'il avait entendus à l'Eglise et prendre mo-
dèle sur les orateurs du xi"" siècle; cette remarque est encore
plus juste si on l'applique aux sermons que Yillehardouin et
Henri de Valenciennes nous rapportent, et lorsque les chape-
lains de la quatrième croisade haranguent, la croix en main,
les guerriers qui montent à l'assaut de Constantinople, nous
pouvons, sans trop d'erreur, nous imaginer que nous sommes
en présence de ces prédicateurs popiûaires du xii° siècle dont
les discours sont perdus, mais dont le prodigieux ascendant
est incontesté^.
L'époque vraiment historique de l'éloquence sacrée en fran-
çais commence le jour même où, pour la première fois, nous
rencontrons des œuvres authentiques et des monuments cer-
tains. A partir de ce moment, on se dégage des conjectures et
de la simple vraisemblance ; on cesse d'être réduit cà rassembler
des souvenirs et des fragments dispersés; les orateurs vien-
nent à nous, non plus seidement a^ ec des témoignages favo-
1. Saint Bernard vécut de 1093 à 11S3 ; Robert d'Ârbrissel, de 1047 à
1117; Pierre l'Eriuite mourut en 1115; Raoul Ardent, vers la même épo-
que. On sait que Foulques de Neuilly prèclia en 1198 la croisade à laquelle
prit part Geollroy de Villeliardouin :
2. Henri de Valenciennes, cli.viii. — Villeliardouin, p. "J90.fÉditiondel872.)
LES ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 303
rables h leur répulalion, mais avec les preuves palpa])les du
talent (ju'ils ont déployé et de l'action qu'ils ont exercée. Ce
point décisif, ce moment où la certitude succède aux proba-
bilités, se place h la fin du xii'= sif'cle, et le premier orateur
sacré que nous puissions juger d'après ses œuvres, écrites en
français, est Maurice de Sully qui fut évoque de Paris, de
1160 h { 196, qui baptisa Pliilippe-Auguste en 1163 et posa
les fondements de la cathédrale de Notre-Dame. Par lui
s'ouvre la nombreuse série des illustres prédicateurs dont la
science et l'éloquence, s'exprimant tour à tour dans la langue
liturgique et dans l'idiome populaire, ont donné à la parole
(nangélique, pendant tout le cours du siècle suivant, une au-
torité, une puissance d'action et d'expansion que les historiens
littéraires ont trop longtemps méconnues et que nous allons
décrire en insistant, comme il convient, sur l'importance d'un
tel sujet.
§ ï"
Les sermons français à la fia du XII« siècle. — Premiers monuments
authentiques. Recueil de Maurice de Sully (1160-1196;. — Des causes
qui ont contribué à développer l'éloquence de la chaire au commen-
cement du XIIU siècle : institution des Frères prêcheurs, Dominicains
et Franciscains (1205-1216).
Maurice de Sully, ainsi nommé du village de l'Orléanais
oîi il est né*, fut successivement écolier et professeur de
l'Université de Paris, chanoine de Bourges, chanoine et ar-
chidiacre à Paris ; sa gloire de prédicateur, consacrée et ré-
compensée par les suffrages des électeurs ecclésiastiques, le
1. Il était lils de pauvres paysans, et lorsqu'il étudia à Paris il fut obligé
de mendier pour vivre. Etienne de Bourbon et Jacques de Vitry, ses con-
temporains, racontent sur lui l'anecdote suivante. Sa mère étant venue de
loin pour le voir, superbement paiée, il refusa de la reconnaître en disant:
« Ma mère est une pauvre femme, qui ne poite jamais qu'une robe de
bure. Quand elle eut pris ses habits de paysanne, il se jeta dans ses bras.
— Etienne de Bourbon, De diversis makriis prxdkabilibu», vas, latins 13970,
i" 3d2. Bibl. Nationale.
304 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
porta sur le siège épiscopal que veuait de quitter Pierre Loui-
l)ard, le Maître des Sentences, mort en 1160. Après un épis-
copat de trente-six années, il mourut en 1196 à Saint-Victor
où son tombeau subsista jusqu'il la ]U''Volution. Le recueil de
ses sermons, deux fois imprimé en \ïm et en 1511% s'est
conservé dans de nombreux manuscrits latins et français - ; il
a pour titre : Exposition des Evangiles de toute l'année ou
Sermons de Maurice, évèque de Paris, sur les dimanches et
les fêtes. On y distingue quatre parties : la première, qui
sert de préface, est une exliortation aux clercs de l'Eglise de
Paris, pour les avertir que ce manuel de prédication est com-
posé en vue de leur être utile ; la seconde contient une explica-
tion du symbole des Apôtres et de l'oraison dominicale, base de
l'enseignement que les prêtres doivent donner aux laïques ; la
troisième, qui est le fond même de l'ouvrage, consiste en une
série de sermons sur les évangiles des dimanches et des prin-
cipales fêtes depuis l'Avent jusqu'à la fin de l'année ecclésias-
tique ; le cercle, ainsi rempli, se ferme par une autre série plus
courte de discours sacrés qui ont pour objet la vie de quelques
saints et la célébration de certaines fêtes particulières. .
On voit que l'ensemble forme un manuel de prédicntion
liomogène et complet ; l'auteur y a joint des tableaux as-
tronomiques et liagiologiques, i)uis un traité de comput,
dont il recommande l'étude aux [)rêlres. Tous ces sermons,
(|ue Maurice avait lui-même prêches avant de les réunir en
un seul corps, ont été rédigés pour être éludit'S par les curés
et répétés par eux aux fidèles a^ec plus ou moins de change-
ments. Leur renommée franchit bientôt les Innites du diocèse
de Paris, elle gagna les provinces et se répandit même à
l'étranger; on les traduisit en ])lusieurs dialectes et nous
1. Cliambéry, lAS'i. Lyon, 1511. Ces éditions sont aujourd'luii introu-
vables.
2. On en trouvera la description bibliographique dans l'ouvrage de
M. Lecoy de la Marcbe, La chaire frannme an xiii« aicde, p. 479-481. Plu-
sieurs de" ces manuscrits qui sont au nombre de seize, ont été exécutés en
Ânffleterre. — P. Meyer, Les vifinnscrits des sermons français de Maurice de
Sully. {Romania, octobre 187(;. p. 407-487.)
LIÎS ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 'Mi
avons encore quelqnes-nnes de ces versions picardes et poi-
tevines qui datent du xiu" siècle'. Celte éloquence, qui nous
représente si fidèlement l'état de la chaire sacrée au temps
(le Pliilippe-Auguste, et qui nous aide à comprendre ce que
pouvaient être, en IVançais, le talent oratoire et le style
des prédécesseurs de Maurice de Sully, a pour nous un autre
mérite que son ancienneté, à savoir, une forme naïve et
simple, exempte de subtilités scolastiqnes, d'allégories bi-
zarres; elle est parlaitement appropriée à l'auditoire popu-
laire qu'il s'agit d'instruire et d'édifier. L'Evangile y est
expliqué sans sécheresse , d'une façon pratique, en termes
clairs et sensibles ; ce commentaire, plein d'utiles conseils,
est rendu plus vivant par des légendes et par des comparai-
sons familières où se rencontrent souvent des traits do mœurs
précieux à recueillir-.
On peut s'étonner que ces sermons, d'une composition si
aisée, d'une langue si- naturelle et si populaire, nous aient
été conservés à la fois en français et en latin; mais l'étonne-
ment cesse si l'on réfiéchit que l'auteur a dû les traduire
dans la langue de l'Eglise pour en assurer le succès et l'uti-
lité. Le français de Paris, au xn" siècle, n'était correct et
intelligil)lc que dans l'Ile-de-France; la version latine se
comprenait partout, dans le monde clérical, en province et à
l'étranger : si elle ne donnait pas h ceux qui s'en servaient
les expressions mêmes de l'autour et les grâces familières de
son langage, elle leur apportait du moins la sul)stance du
discours, l'essentiel du développement, et les imitateurs
1. La Bibliothèque de la ville de Poitiers en possède deux manuscrits
sous ce double titre: Sermons eu langue du Poitou, n» 102; Sermons en.
■picarJ, n" 101. Eu 1873, M. Boucherie a publié le uiailusciit rédigé en
dialecte poitevin.
2. Lecoy de la Marche, p. 48. — M. Lecoy de la Marche (p. 2-2G-230),
et M. Moland {Origines littéraires de la France, p. 399) ont cité plusieurs
passages intéressants des sermons de Maurice de Sully. Le style de ce
prédicateur, comparé à celui des sermons de saint Bernard et à Vexposi-
tion d'Haimon, a plus d'ampleur, de souplesse, de facilité. 11 est évidemment
en progrès. Celte comparaison est aisée à fiiire; nous nous bornons à
l'indiquer.
20
300 l'éloquence de LA CHAIRE.
lointains n'avaient plus qu'à traduire dans l'idionie de leur
pays les pensées du modèle. Cette précaution, qui était alors
de règle et de nécessité, a été observée pendant tout le moyen
âge^ A dater de ce moment, les preuves qui nous attestent
l'existence du sermon français, se multiplient. « Se vos ne
savez latin, dit aux fidèles un anonyme presque aussi ancien
que Maurice de Sully, vos savez roman. En tel language cum
vos savez, demandez; si aprenezde vostre créance co que vos
devez faire-. » Et ce n'est pas seulement devant le peuple
qu'il faut s'exprimer en langue vulgaire. Avant l'an 1213, un
abbé de Jumiéges est obligé d'expliquer l'Évangile, dans
l'idiome populaire, à une partie de ses religieux, simpliciori-
hus fratribus; les gens de la cour ont également besoin (ju'on
leur traduise les textes sacrés; il }' a même des prédicateurs
d'origine étrangère, comme Jourdain de Saxe et Jean de Wil-
deshusen, qui prêchent en française
Au commencement du xni'' siècle, un événement s'accom-
plit, qui exerce sur les progrès de l'éloquence religieuse une
influence considérable : les deux ordres célèbres des Fran-
ciscains et des Dominicains sont institués, l'un en 1215,
l'autre en 1216. Ces missionnaires de la parole, ces frères
prêcheurs par excellence s'emparent aussitôt de la cliaire
sacrée avec une généreuse émulation ; c'est à la foule qu'ils
s'adressent, c'est l'idiome populaire qu'ils emploient de préfé-
rence, sans écouter en cela les préventions et les dédains trop
ordinaires au monde clérical pour qui le français était alors
un langage insipide et rebutante L'ardeur des nouveau-
venus se communique au clergé tout entier; le temps
n'est plus oii le concile de Limoges se plaignait de la di-
1. Sur celle (nieslion, voir Lecoy de lu iMarclie, p. 220-232. M. Molaud,
p. 169-175.
2. Ms. fr. 13316, l» 142. — Un peul cilcr comme de la mémo époque
un sermon sur la sagesse, traduit ou imité de saint Grégoire. (Leroux de
Lincy, Les (imitre livres des Ruis, Inlrod., et Histoire liHêraire, t. XIII, p. 6.)
3. Martène, Anecd., t. ^■^ 777, 780. — D. Bouquet, l. XX, p. 15. —
Echard, 1. III, p. 112. — Lecoy de la Marche, p. 233.
A. « Lingua romana coram clericis saporem suavilatis non Iialiet.» — Le
traducteur de Robert de Lincoln (1175-1253), ms. IV., 909.
LES ORIGINES DU SERMON EN FRANÇAIS. 307
sette des prédicateurs * ; le scmion est entré plus profondé-
ment que jamais dans les nio'urs et les pratiques chré-
tiennes, il est devenu, comme nous le verrons Ijientôt,
un des éléments essentiels de la vie publique et privée.
Les preuves de ce rapide essor de l'éloquence évangé-
lique, de cette inouïe fécondité de la prédication, survivent
pour nous dans cet amas d'innombrables sermons manus-
crits, latins ou français, qui encombrent les anciennes biblio-
thèques, attendant, comme disent les auteurs de \ Histoire
littéraire, que la patiente curiosité des érudits vienne dé-
l)rouiller ce chaos ^. On peut appliquer déjà au xni" siècle
l'observation faite par M. Victor Le Clerc à propos du siècle
suivant : (( Tout discours est presque un sermon; parler,
c'est prêcher. L'art de la prédication est tout l'art de la pa-
role*. » A cette époque, en effet, l'éloquence judiciaire et
l'éloquence politique ne sont |)as encore nées ou, du moins,
formées. Si l'on étudie la rhétorique, c'est uniquement poui'
en faire l'auxiliaire de la parole sainte ^
Nous allons faire connaître et mettre en lumière cet épa-
nouissement d'éloquence, encore ignoré aujourd'hui, ce sur-
croît de rich('ss(! et de grandeur récemment découvert dans
un siècle où abondent les saints, les héros, les savants, les
artistes, les poètes, et qui comptera, grâce aux travaux de
nos érudits, [)armi les époques les plus glorieuses de l'histoire
de France. La critique n'a pas craint d'explorer cet amas de
sermons manuscrits, signalés par les auteurs de V Histoire
littéraire; elle a ranimé les noms éteints, elle a exhumé les ta-
lents ensevelis; le jour a pénétré ces profondeurs obscures,
1. En 1031. Labbe, t. IX, p. 905.
2. Tome XXIIl, p. xi, Avertissement.
3. Hislvire littcntire, t. XXIV, p. 414. — C'est la détinition que donnera
bientôt Henii de Hesse, dans son traité de la prédication: « Ars p)\vdicandi
est scientia docens de aliqno aliqnid dicere.» — Tractatulus eximii doctoris
Henrici de Hassia, de Arte prxdicundi (sine loco aut anno, in-4"), fol. 1.
4. Lecoy de la Marche, p. 13. — L'emploi dn mot prescher dans le sens
de parler en public est très-ancien dans la langue. On le trouve dans nos
premiers chroniqueurs. « Ensi presche ses homes li empereres et amoneste
de bien faire, tant que les a' resvigourés. » Henri de Valencienncs, ch. v.
308 l'éloquence de la. chaire.
dont se détourna longtemps une frivolité dédaigneuse, et il
est résulté de ces investigations patientes un livre précis, net,
substantiel et complet, qui honore la science moderne, un
livre où tout est certitude et nomeauté ^
S II
Grand nombre de sermons et de sermonnaires. — Principaux prédica-
teurs de ce temps. — Sermons latins et sermons français. — Comment
ils étaient recueillis et transcrits. — Composition du sermon au
XIII*^^^ siècle. — Diverses formes de 1 éloquence sacrée. — L'oraison
funèbre. — Les manuels. — La rhétorique.
Le premier trait distinctif de la prédication au xiii'^ siècle,
c'est l'abondance des sermons et le grand nombre des ser-
monnaires. On a conservé, soit les noms, soit les œuvres de
deux cent soixante et un prédicateurs connus dans ce siècle,
sans compter les anonymes dont les sermons réunis forment
un total d'environ deux cents manuscrits - . Sur ce nomjjre de
deux cent soixante et un prédicateurs, célèbres de leur temps,
soixante-seize appartiennent au clergé séculier, cent quatre-
vingt-cinq au clergé régulier '. Le droit de prêcher, réservé
1. Le livre de M. Lecoy tle la Marche, sur la chaire française au
xiiie aiccle, a été couronné en 1867 par l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres. — Le xxvi^ volume de l'Histoire liUéraire, publié en 1873,
contient une étude sur les sermonnaires du xiii"' siècle, p. 387-468.
L'auteur de ce travail cite M. Lecoy de la Marche et lui emprunte
beaucoup ; il a aussi augmenté de quelques noms la liste des piédicateurs
dressée par ce jeune savant, son devancier; il a surtout donné des cita-
tions nombreuses et intéressantes. Ce travail est à lire, car il. complète
sur quelques points de détail l'ouvrage capital publié en 1867.
2. .M. Lecoy de la Marche a résumé, dans une Table bibliographique
complète, les noms des sermonnaires connus, avec l'indication des manus-
crits qui contiennent leurs sermons; il a donné en outre des renseigne-
ments très-précis sur les séries des sermons anonymes et sur les sources
à consulter pour toute cette partie de l'histoire littéraire du xiii^ siècle.
p. 457-500.
3. Voici comment ces cliiiïres se décomposent : évoques et cardinaux, 28;
curés, 3: chanoines et chanceliers, 19; sorbonistes, 4; diacres, 1; de con-
dition incertaine, 21 ; dominicains, 91 ; franciscains, 45; ordres divers, 37 ;
de règle incertaine, 12.
PIIINCIPAUX PRÉDICATEURS Y)V XIIT SIÉCLK. 309
dans l'origine aux seuls évèques ', avait été depuis plusieurs
siècles accordé, par délégation épiscopale, aux curés de pa-
roisse; le Sainl-Siége en avait investi certains ordres reli-
gieux, les Cisterciens, les Bernardins de Paris, les chanoines
de Saint-Victor, les moines de Cluny, la congrégation du ^^'d
des Ecoliers, les chanoines de Sainte-Geneviève, de Pré-
nionlré, du mont Saint-Eloi, et finalement les Dominicains et
les Franciscains-. La Faculté de théologie, dans les Univer-
sités qui naissaient alors, désignait ceux des maîtres et des
docteurs qui lui semblaient dignes d'occuper la chaire à cer-
tains jours et en certaines églises, \oi\k de quels rangs sor-
tait celle tbide d'hommes voués au ministère de la parole
sainte. La liberté' du moyen âge et celle simplicité des bonnes
intentions qui caractérise les époques de foi sincère avaient
introduit dans quelques diocèses de singuliers abus : on vit,
ç<à et là, des laïques monter en chaire pour y suppléer,
moyennant salaire, des curés incapables ou empêchés; il
s'était formé en Normandie des compagnies qui s'engageaient,
pour un prix convenu, à fournir de prédicateurs les paroisses
mal pourvues et à ne laisser jamais chômer la parole de
Dieu. Des femmes prêchèrent, surtout dans les couvents, et
quelquefois devant un public d'hommes-^ ; mais on doit croire
que ce furent là des exceptions, condamnées par l'Église, et
que sa réprobation suppi'ima.
Parmi ces prédicateurs qui tous eurent du mérite et de la
réputation, quehfues-uns s'illustrèrent, et bien que les temps
modernes, oublieux de leurs talents, aient laissé tomber leur
gloire, il n'est pas inutile de rappeler ici en quelle estime les
1. Saint Âiiiîustin passe pour avoir été le premier piètre d'Occident au-
torisé à pièclier à la place de l'évêque d'Hippone qui était étranger et par-
lait mal l'idiome du pays.
2. Sur 61 prédicateurs qui se firent entendre en 1273 dans les principales
églises de Paris, et dont on a'ies discours, 30 étaient dominicains.
3. Pierre de Limoges, docteur en Sorbonne, rapporte deux sermons de
la maitre^^e des Béguines de Paris; on avait recueilli plus anciennement des
instructions de sainte Hildegarde (morte en 1178, au diocèse de Mayence),
et plus tard, au xvi» siècle, Jeanne de la Croix, religieuse de l'ordre de Saint-
François, composa et prêcha 71 sermons pour dillerentes fêtes.
310 l'éloquence de la chaire.
tenaient lenrs contemporains et qnel empire ils ont exercé
sur un grand siècle. A Maurice de Sully, cité plus haut, suc-
cède, dans l'ordre des temps, le cardinal-évèque de Tuscu-
lum, Jacques de Vitry, savant personnage, voyageur intré-
pide, orateur entraînant et persuasif '. H avait beaucoup vu,
beaucoup écrit; il savait, dit-on, le grec et l'arabe; il prêcha
partout, en Orient, en Occident, surtout en France : ayant la
tête remplie d'observations et de souvenirs, il parlait d'abon-
dance, employant les fables, les anecdotes, citant les histo-
riens et les poètes, se citant lui-même volontiers et puisant
dans le trésor de son expérience personnelle. Cette élo-
quence, à la fois érudite et naïve, où dominaient les im-
pressions d'une nature originale, était d'un puissant effet ''.
Sur la fin de sa vie, retiré à Tusculum, il conçut l'idée de
rassembler ses sermons et d'en former une Somme h l'usage
des prédicateurs. Ce recueil se divise en deux parties. La
première, dont il n'existe qu'une seule édition imprimée à
Anvers en 1575, contient cinq séries de discours pour les di-
manches et les fêtes de l'année; la seconde, conservée dans
plusieurs manuscrits, est une suite d'instructions pratiques
qui s'adressent à toutes les situations de la vie, à toutes les
catégories d'auditeurs'-'. Les sermons de cette seconde partie,
très-variée et très-intéressante, nous offrent une fidèle pein-
ture des mœurs contemporaines, un tableau des classes
et des conditions qui composaient alors la société : ils
1. Il a laissé des Lettres, des Sermons, des biographies pieuses, et deux
ouvrages importants, ÏHistoire orientale et VHistoire occidentale, composées
l'une à Ptolémaïs, l'autre à Rome. La première raconte les événements
d'Orient depuis la première croisade jusqu'en 1218, la seconde est l'histoire
de l'Eglise au temps de l'auteur. Né à Vitry-sur-Seine, il fut successive-
ment chanoine de Liège, missionnaire dans la croisade des Albigeois, évèque
d'Acre, et cardinal-évèque de Tusculum. Il mourut à Rome en 1240. —
On peut consulter sur Jacques de Vitry la notice de Vtlistoire universelle,
t. XVIII, p. 209.
2. « Vte7is exenijilis in sermonibu^ xu/.s-, aileo totam commoril Franciam.»
— Etienne de Bourbon, ms. lat., 15970, Prolog.
3. « Sermones ud status, secundum diversa hominum gênera et diver-
sitates ofiiciorum.;)
PRINCIPAUX PRÉDICATEURS DU XIII" SIÈCLE. 311
sont au noinl)re de soixanle-qiialorz); et instruisent tour à
tour le. prêtre, le magistrat, l'aNOcat, l'écolier, le moine noir
et le moine blanc, la sœur grise, la sœur blanche, les Tem-
pliers, les Hospitaliers, les lépreux, les pauvres, les croisés,
les pèlerins, les nobles, les bourgeois, les marchands, les
lal)oureurs, les artisans, les marins, les domestiques, les
veufs, les célil)ataires, les gens marit'-s, les adolescents, les
jeunes tilles et les enfants. Aucune variété sociale n'est ou-
bliée; tous les sujets qui peu^•ent se traiter en chaire y sont
représentés.
Une célébrité presque égale, mais qui nous semble plus
difficile h justifier, s'attacha vers la même époque à Jean
Halgrin d'Abbeville qui mourut, en 1237, cardinal-évcque de
la Saljine après avoir été archevêque de Besançon. On a. qua-
rante-neuf recueils manuscrits de ses sermons qui consistent,
soit en explications des évangiles et des épitres de l'année
ecclésiastique, soit en commentaires sur les psaumes*. Ces
homélies, d'un style froid et sans couleur, sont remarquables
par la sagesse du plan et par la solidité des développements.
Jean Halgrin était de l'école oratoire qui produit les Bour-
daloue. Un autre talent bien différent, dont il n'est resté aucun
monument écrit, mais dont le souvenir est impérissable, c'est
celui du véhément Foidques, curé de \euilly, sorte de Bri-
daine énergique et illettré, qui tantôt lançait sur l'Orient la
che\ alerie de France, tantôt fiûminait h Paris contre la dé-
|)ra\ ation des mœurs et, par la seule force de sa parole aus-
tère, changeait en une vie de pénitence les habitudes licen-
cieuses des étudiants du \uf siècle. Lorsqu'il prêcliait à
Sain t-Sé vérin ou sur la place des Champeaux, une multitude
immense se pressait autour de lui au point de l'étouffer, s'ar-
racliant ses vêtements comme des reliques ^ .
1. Summa Johunnis de Abbatisvilla de tewpore et sanctis. — Expositio in
Psa/mos. Voir sa notice dans Vllhtoire littéraire (t. XVIII, p. 162-177), par
M. Petit-Radel. Elle contient quelques erreurs que M. Lecoy de la Marche a
redressées.
2. Jacques de Vitry, Histoire des croisadea, cli. v-ix. — Histoire littéraire,
t. XVI, p. 164,
312 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
Le fondateur de la Soi'])onne, le savant et pieux Robert de
Sorbon, chapelain de Louis IX et ami de Joinville, a laissé
des sermons d'une sérieuse éloquence qui ont longtemps
passé pour des modèles et qui ont été insérés cà ce litre
dans les rhétoriques sacrées. Ils sont riches en détails
curieux sur la vie des écoliers , en exemples et en récits
de toute sorte, en vestiges de la langue française ^ L^n
autre docteur de cette illustre maison, Pierre de Limoges,
qui paraît av(jir été ambassadeur du Saint-Siège en 1259
et 126:2 auprès du roi d'Angleterre Henri III , peut être
cité non comme un habile orateur , mais comme un
maître de rhétorique, comme un liistoriographe de la chaire
sacrée et un collectionneur intelligent de pièces d'éloquence.
Il a formé trois recueils des plus remarquables sermons
prêches cà Paris, de 1260 à 1273; il y a joint un travail
plus personnel, sous le titre de Distinctions- : c'est une
espèce de répertoire alphabétique oîi sont rangés, par ordre
de sujets, mais un peu arbitrairement, des pensées, des
fragments, des matériaux qui sont parfois de lui et parfois
empruntés. L'orateur le plus dépourvu trouvait là un précieux
amas de ressources, un puissant arsenal où sa faiblesse s'ar-
mait et se munissait en toute assurance.
Tous [ces orateurs que nous venons de nommer ajjparte-
naient au clergé séculier; les ordres monastiques n'étaient
pas représentés avec moins d'éclat dans la chaire, et leur
ascendant ne venait pas uniquement du grand nombre des
prédicateurs qu'ils fournissaient à l'Église. Il y a deux phases
distinctes dans l'histoire des Drdres prêcheurs au xni'' siècle,
la période de simphcité et la période savante. Jusque vers
1260, ils sont avant tout apôtres et missionnaires, ils s'adres-
sent aux foides, ils les évangélisent dans un langage ardent
et familier, et nul ne songe, ni parmi eux ni dans le pu])lic,
1. Sur ses manuscrits, voir Lecoy de la Marche, p. 483.
2. Distinctioiies bonœ, secundum ordinem alpliabeli, a magistro Petro de
Lemovicis. Ms. lat., lG'i8-2, sub linem.
rnixciPAux prédicateurs du xiir siècle. 313
à recueillir el à conserver ces efTiisions (riiii zèle inrali^''al)l('.
Plus tard ils aljordent les écoles, la science, les grades uni-
versitaires, ils sul)issent l'intluence d'Aristote et de la scolas-
tique; chez eux, comme chez la plupart de leurs contempo-
rains, l'art oratoire devient suhtil et qninlessencié. Dès h^rs,
leurs sermons, composés avec recherche et conlbrmes au goût
dominant, sont plus sou^ent écrits qn'improvisés et la [tartie
lettrée de Tauditoire s'empresse de les transcrire. Dn a ras-
semblé, sous le nom de saint Thomas d'Aquin, deux cent
seize sermons distribués en trois séries^ ; beaucoup s(jnt apo-
cryphes ou douteux ; les meilleurs et les plus authentiques se
distinguent par l'élé^ ation de la pensée, par l'admirable soli-
dité de la doctrine et par la force lumineuse de l'exposition.
On ne s'étonnera pas si nous disons que le théologien y do-
mine l'orateur.
Deux personnages, très-inférieurs à l'Ange de l'Ecole,
contribuèrent néanmoins à étendre la renommée oratoire de
l'ordre de Saint-Dominique et à le populariser parmi les pré-
dicateurs : ce sont Etienne de Bourbon et Humbert de Ro-
mans. Etienne de Bourbon avait fait de nombreuses missions
dans l'est et le midi de la France, au temps des Albigeois; il
avait entendu et connu les meilleurs sermonnaires de la pre-
mière moitié du siècle : vers 1250, il songea, lui aussi, à
enrichir des résultats de son expt'rience le fonds commun où
puisaient les orateurs. Il publia un répertoire d'exemples h
leur usage, mettant a contribution, pour remplir son cadre,
outre ses propres souvenirs, tous les auteurs sacrés et pro-
fanes alors connus; il divisa cette ample matière en
sept parties répondant aux sept dons du Saint-Esprit, et
partagea minutieusement chacune d'elles en tituli , puis
en capitula, puis en paragraphes commençant par l'une
des sept premières lettres de l'alphabet-. Cinq ans après, un
1. Sur les dimanches, sur les fêtes, sur «le vénérable sacrement de
l'autel.» Rome, 1570, 17 vol. in-f». — Paris, 1660, 18 vol. iii-t«.
2. Ms. lat., 15970. — « Tractatns de dkersis makriis p)\vdicabilibu>i, ordi-
nntis el dislinciis in seiilem jinrtca, seeundum sepiem dona Spiritas Sancti.»
314 l'éloquence de la chaire.
autre dominicain, qui était général de l'Ordre, Humbert de
Romans, profitant du travail d'Etienne de Bourbon et du
livre plus ancien de Jacques de Vitry, les complétait en les
imitant. Il ne se borne pas à recueillir un cboix d'exemples,
ou une série de discours modèles ; son plan est plus vaste * .
Dans une première partie, il expose les règles de la prédica-
tion, son but, ses effets, ses exigences; la seconde partie est
divisée en deux traités, de cent cliapitres ciiacun : 1° De l'art
de compose?' des sermons pour toutes les classes d'auditeurs;
:2° De l'art de composer promptement des sermons pour toute
espèce de circonstances. Il y a une esquisse ou un canevas,
par chapitre, avec des observations qui dénotent une con-
naissance approfondie de la société contemporaine et des
faiblesses du cœur humain-.
L éloquence des Frères mineurs ou Franciscains était plus
. simple et plus famihère que celle des Dominicains : alors même
qu'ils subirent l'empire de la scolastique, leur prédication
garda une allure toute populaire. C'est ce qui nous explique
le petit nombre de leurs sermons écrits. On a les plus savants,
les plus étudiés de leurs discours, c'est-à-dire les moins nom-
breux et les moins bons ; mais ceux qui agissaient \ictorieu-
sement sur les masses ne nous sont connus que par le témoi-
gnage des historiens et par le souvenir de l'effet produit.
Quand on lit les sermons de saint Antoine de Padoue*,
1. Le Ik eruditione PrxiUcatorum d'Humbert de Romans a été. publié
dans la Bibliothèque des Pères, Mdxima Bibliotheca Patnuii, t. XXV, p. 424.
— HMoire liUn-aire, t. XIX, p. 333.
2. Nous aurions pu citer aussi, parmi les prédicateurs célèbres de l'ordre
de saint Dominique, le Frère Laurens, confesseur de Philippe le Hardi,
mort vers 1285, qui écrivit par le conseil du roi une Sotnme rédigée en
français, intitulée : la Somme le Roi, ou la Soiinm des vertus et des vices. On
en possède de nombreux manuscrits; elle fut imprimée en partie vers
1304, chez Antoine Vérard. On la traduisit en plusieurs langues. L'Histoire
littéraire, au tome XIX, p. 397-403 en cite deux fragments fort curieux
où l'on trouve une assez remarquable imitation de ce style coupé et
plein d'antithèses qui caractérise les traités de Sénèque. — Mss. de la
Bibliothèque Nationale, n" 938, 939, 940, 932, 938, 939.
3. Né en 1193, mort en 1231. — Scrmones de tenrpore, de sanclis, qmdra-
gesimales. Éditions de 1521, 1373, 1641, H>49, 1033, 1684.
PRINCIPAUX PRÉDICATEURS DU XIII" SIÈCLI':. 31y
remplis d'intei'pivtations o.l (rallégorics sul)tik's, il est im-
possible d'y reconnaître les harangues qui excitèrent un
si vif enthousiasme durant son court s(''jour en France.
Vers 1227, il prêclia au Puy ou à Limoges; null(^ église
n'était assez vaste pour contenir ses auditeurs ; il insli-ui-
sait des foules compactes sur les places pul)liques, dans
la plaine, ou dans l'enceinte minée des vieux cirques romains;
si loi-age venait à les surprendre, il retenail son auditoire
autour de lui d'un seul mol. Combii'u ces allocutions toutes
puissantes ne seraient-elles pas plus précieuses i)0ur nous que
les discours froids et décolorés qu'on a publiés sous son
nom ! Des quatre cents sermons attribués à saint Bonaven-
ture', qui fut général de l'Ordre en '12oo, il en est bien peu qui
soient vraiment de lui; un certain nombre, en dehors des
séries imprimées et publiées, sont encore inédits et nous ins-
pirent plus de confiance. Ils portent la marque de son génie.
On y retrouve l'onction particulière au docteur séraphique,
une clarté peu commune alors, une piété tendre, une lumi-
neuse doctrine : dans l'un de ces sermons prononcé cà Lyon
en 1273 pour le panégyrique de saint Marc, l'orateur s'excuse
de mal parler le français; plus loin, il compare la f)arol(! de
Dieu, passant par sa bouche, aux rayons du soleil tamisés
par une verrière mal peinte; mais, ajoute-t-il, bien (ju'un
mets délicat soit plus agréable dans un plat d'argent, il ne
perd pas sa saveur dans une écuelle de bois^.
Joinville nous a conservé un assez long fragment du ser-
mon que le cordelier Hugues de Digne fit à Hyères, en 1254,
devant saint Louis et sa suite, lorsque ce roi revint de la croi-
sade. Ilnous représente ce frère marchant le long des routes
entouré d'une multitude d'hommes et de femmes avides de sa
parole, et faisant « maint bel miracle* ». Ce fragment, fort
1. Né en 1221, moii ea 1274. — Sermons de iempore, de iiroprio sancto-
rum, de commuai sanctomm. — Éditions de 1386-1590, 1G68. — Il existe de
lui d'autres sermons inédits et manuscrits. Voir Lecoy de la Marche, p. 462.
2. Ms. lat. 10481, n» 129.
3. Édit. F. Michel, p. 17, 207, 208.
316 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
curieux par la liberté évangélique dont il est animé, ne sup-
plée quïmparfailement sans doute à Faljsence de tant d'autres
discours prononcés par les prédicateurs populaires, mais
il suffit à nous montrer que, pour convaincre les esprits et
remuer les cœurs, les orateurs de ce temps employaient d'au-
tres moyens que les sèches argumentations dont ils remplis-
saient, à l'adresse des savants, leurs discours écrits. Ce
mérite de francliise et de mâle simplicité semble caractériser
aussi l'oraison funèbre de saint Louis, prononcée à Saint-
Denis, en présence de Join^ille, par un autre cordelier, le
frère Jean de Samois; Joinville n'a cité de ce discours que
l'endroit où il fut lui-même directement interpellé et pris à
témoin.
Au moyen âge, comme dans les temps modernes, il arri-
vait parfois que des talents mondains et séculiers, après avoir
jeté un vif éclat dans une carrière profane, se tournaient vers
l'Eglise par une soudaine conversion et lui consacraient cette
verve d'esprit et de parole qui avait fait leur gloire. La chaire
s'enrichissait de la conquête de ces brillants néophytes. L'un •
des plus remarquables est l'ancien trouvère Hélinand, qui
avait fait longtemps les déhces de la cour sous Philippe-
Auguste, et qui, las de plaisirs et de frivolités, s'enferma à
Froidmont en Beauvaisis, couvent de l'ordre de Cîteaux*.
On a de lui vingt-huit sermons imprimés^, sans compter ceux
que Vincent de Beauvais a cités dans son Spéculum et les
cinq discours manuscrits retrouvés par M. Lecoy de la
Marche -^ Deux qualités les distinguent : l'érudition et l'onc-
tion. Hélinand, qui avait beaucoup lu les auteurs profanes
avant sa conversion, et qui, une fois au couvent, avait étudié
à fond l'antiquité chrétienne, est soutenu dans ses sermons
parla solidité et l'étendue de cette science accumulée; il est
1. Hélinand, né vers 1170 aux environs de Beauvais, mourut en 1237. —
Vincent de Beauvais, Syecnlnm hisloriale, 1. XXIX, eh. cxxxvii. Histoire
littéraire, t. XVIII, p. 90-100.
2. Publiés par lissier, liibliutheca Vatnm Cititercensium, t. VU, p. 260.
3. iMs. lat. 14591.
PRINCIPAUX PRÉDICATEURS DU XII1'= SIÈCLE. 317
un des premiers qui, en chaire, ait donné l'exemple de ce
mélange de l'une et l'autre érudition. Mais ce qui vaut mieux
(^ue t(Kit ce savoir, c'est la Néliémente facilité de son style,
c'est un pathétique naturel où son âme semble s'épancher : le
feu d'esprit de l'ancien trouvère ne s'est pas éteint, il n'a fait
que changer d'aliment; son ardeur s'attaclie à de plus dignes
objets et revêt d'une sorte de poésie mysti([ue les plus aus-
tères doctrines. Par moments, la voix du prédicateur résonne
comme une espèce de chant.
Les sermons fort nombreux, dont les auteurs nous échap-
pent, soutiennent bien souvent la comparaison avec les
œuvres des plus célèbres orateurs : on sait qu'au moyen Age le
talent garde volontiers l'anonyme. Voici une série de sermons
français, écrits pour la plupart dans le dialecte anglo-nor-
mand, et par conséquent originaires de ces mômes contrées
qui nous ont donné le Drame d'Adam et la Clianson de Ro-
land; le style en est énergique, plein de couleur et de mou-
vement; la poésie des Ecritures y est traduite et commentée
avec la plus heureuse vivacité d'expression. L'auteur inconnu
d'un de ces sermons, ayant h. expliquer le verset de la Bible
qui peint d'un trait si simple et si profond la brièveté de la
vie, le néant de l'homme, en donne une paraphrase ^ raiment
digne du texte : Omnis caro f'œninn, et omm's gloria ejus tan-
quam flos fœni. « Je di que totc chars d'home si est feins,
et sa gloire si est ainsi come la ilors do fain. Yeéz celé lierije
de ces prez, come ele est verz, et bêle, et gente à esgarder :
autresitost come la fauz l'a tranchiée, s'en près iert tost,
autresitost llaistrie et tote soiche. Ainsi est de la vie d'un
home : autresitost come l'anme est partie do cors, si est sa
biautez périe... Il n'est si trancliant fauz o monde come la
mort'. » — Un autre prédicateur commente en ces termes
vigoureux le mot sublime du Psalmiste : Transivi, et ecce non
erat. u Jo passai, fist David; coment passai? Mun corage es-
tendi ultre les mundeines prospéritez. Duncvi bien que li fel*
1. Ms. Saint-Victor, 620.
2. //(' fi:l, le félon, le uiécliant, l'impie.
318 l'éloquence de la chaire.
n'i iïi pas, ne il poel ci remanoir, ne li niundains biens
ne li adurer. — Quœsivi eum, et non est inventus locus ejus.
U le tronveroit-on? En terre ne remanra il mie, el ciel ne
porra il snn pei. U le querra on? Ses lius s'en est fnis; car li
siècles et les richoises terrenes, n il manoit, s'en siint alées.
Bêles gens, et vos passerez altresi ; passerez et estendrez vos
cners nltre tôt le monde, ne remanrez mie entre les fé-
kms* »
Nons n'avons pu donner qu'an rapide aperçu du nombre
et du mérite des sermons que le xiii" siècle nous a laissés,
mais cela suffit pour que l'intelligence du lecteur achève l'ex-
posé et se représente ce fécond mouvement de parole qui, au
temps de Philippe-Auguste et de saint Louis, se déploya dans
la chaire sacrée. Ces discours, dont nous avons entrevu la
variété, l'abondance et les mérites, nous sont parvenus, à peu
d'exceptions près, sous la forme latine : est-ce à dire qu'ils
ont tous été prononcés en latin? Faut-il admettre que les
sermons français ont disparu, qu'on les a négligés comme
inférieurs et indignes de mémoire, et que les discours savants
ont mérité seuls l'attention des contemporains? Rien ne se-
rait plus exagéré, plus contraire au vrai, qu'une telle suppo-
sition. Pour dissiper tous les doutes à cet égard, pour faire
comprendre comment des discours conservés en latin ont été
bien souvent composés en français, nous allons dire, avec
quelque détail, quels étaient alors les usages de la chaire, el
nous indiquerons par qui et de quelle façon se transcrivaient
les sermons au xiii'' siècle.
Établissons d'abord que l'usage- de prendre des notes au
sermon, et de résumer ou de transcrire les développements
de l'orateur, était fort ancien. Nous le voyons en vigueui' au
temps de Foulques de Neuilly et dans son auditoire ^ On
1. iMs. fr. 1331(5, f» 163. — liibliollièque iNatioiiale. — Citons encore ces
létlexions qui terminent un récit de la Passion: « Il inclina son ctiief el mist
hors don cors l'espirit. Ah! verai chrestien, rei^arde, regarde, come il a le
chief incliné por toi beisier, les bras estendu por toi embrasser!» — Ms.
lat. 1G462. {Distinctions de Pierre de Limoges, au mot Pussio Domini.)
2. Jacques de Vitry, Ilist. orient., 1. Il, ch. vu.
LA TRANSCRIPTION' DES SERMONS. 319
portait cà l'église des cahiers ou des tablettes, et, comme on
le voit dans les miniatures des manuscrits, le scribe ou l'é-
colier avait un encrier suspendu à sji ceinture. L'Université
de Paris donnait commission à certains scribes attitrés de
recueillir les sermons prononcés par ses docteurs; de là les
richesses du fonds manuscrit de la Sor])onne. Les discours
ainsi transcrits s'appelaient sennones relati ou reportati,
collecti ex auditis, extractiones de sermonibus. Evidemment
ces copies n'étaient bien souvent que des analyses ou de
simples extraits, assez semblables pour l'exactitude aux ré-
sumés des cours publics qui s'impriment auj^urdlmi dans
les revues spéciales. On peut distinguer en deux catégo-
ries les manuscrits où se sont conservés les sermons du
xni" siècle : les uns contiennent l'œuvre de l'orateur rédigée
par lui-même ou par son ordre, les autres sont écrits par les
scribes ou sténographes de l'auditoire. L'une et l'autre caté-
gorie renferment de nombreuses variétés. Tantôt le manu-
scrit n'est qu'un brouillon, une esquisse rapide dont l'orateur
s'est aidé avant de monter en chaire, et qu'il a fécondés par
la méditation; quelquefois, au contraire, le sermon est écrit
en entier de la main du prédicateur ou sous sa dictée : les
mômes dilférences existent lorsque le manuscrit n'est qu'un
résumé fait par un auditeur, et ces reproductions, tour à tour
développées ou succinctes, attestent le soin intelligent du
copiste ou dénotent sa négligence.
Or dans quel but les orateurs et les scribes multipliaient-
ils les transcriptions? Etait-ce uniquement pour l'honneur
de la chaire et pour Tédification des âmes? Xon sans doute :
il s'agissait surtout de fournir des secours et d'olfrir des mo-
dèles aux prédicateurs novices, aux stagiaires de l'éloquence.
Ces écoliers de l'Université, ces jeunes scolastiques , can-
didats à la gloire que donne la parole et, disons-le, candidats
aux dignités, aux innombrables bénéfices dont l'Église dis-
posait alors , venaient au pied de la chaire s'approvisionner
d'idées, se munir de science et d'expérience ; ils prenaient des
notes au sermon, dans un dessein très-particulier et tout po-
320 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
sitif, comme on en prend dans un cours où l'on prépare l'un
de ces examens sérieux qui ouvrent les carrières et d'où
l'avenir dépend. Le latin était la langue naturelle du clergé,
sa langue mère, pour ainsi dire, la seule que parlât avec
goût et facilement un homme d'Eglise ou d'école : il fallait
bien prêcher au peuple en langue vulgaire et déroger, pour se
faire entendre ; mais aussitôt que cette nécessité disparais-
sait, on revenait au latin, h la langue invariable, univer-
selle, et le moindre clerc pensait là-dessus comme ce doc-
teur de Sor])onne obligé d'opiner en français dans une dis-
cussion soutenue au Louvre, en 1 406, devant le roi Charles VI
et ses oncles : <( Excusez-moi, sire, dit-il, je n'ai pas faconde
à mon plaisir, espéciaulment en français; j'eusse eu moult
plus cher parler en latine » Après avoir prononcé un sermon
en français, le prédicateur le traduisait presque toujours
en latin, en le transcrivant, pour lui assurer plus de durée
et de publicité; l'auditeur attentif, qui suivait l'orateur
la plume à la main et le cahier ouvert, rédigeait en latin,
c'est-à-dire dans la langue la plus familière aux sa\ants,
l'analyse ou le résumé d'un discoiu's qu'il entendait débiter
en français. Sous une forme jugée supérieure, il conservait
le plan, le fond et la su])stance. Ce n'était que par ex-
ception, pour une publicité restreinte et toute locale, dans
des vues et des circonstances déterminées, que les sermons
français s'écrivaient comme ils avaient été prononcés : l'édi-
tion française était, si l'on peut dire, la petite édition.
Aucun doute n'est permis à cet égard, et la question se résout
d'elle-même (piand on examine les manuscrits.
Voici, par exemple, le manuscrit d'un sei'mon latin qui nous
apprend que tel sermon, prononcé en roman par un abbé de
Montpellier, a été mis en langue savanti^ par le théologien
Alain de Lille, qui mourut en 120i2. Une homélie latine
d'Hélinand est accompagnée d(^ celte note sur l'original :
1. Histoire du concile de Constance, par Bourgeois du Cliastenet, 1718,
p. 200. — Le docteur de Sorbonnt, dont il s'agit ici, est l'abbé du Moat-
Saint-.Mifiicl.
LA TRANSCRIPTION DES SERMONS. 321
Hic sermo totus gallice pronuntiatus est. Des indiccalions
somblabk's se retrouvent dans le titre d'une quantité d'au-
tres sermons, bien que le texte ne contienne pas un mot de
français. D'ordinaire, l'avertissement est en abrégé. Un mot
indi(jue en quelle langue ont été réellement composés et dé-
bités tous ces discours qui nous sont parvenus uniformément
rédigés en latin. V\\\ lit en tête du manuscrit : In latino, ou
bien in gallico, in vulgari, ou sinq)lement gallice. On dési-
gnait aussi sous le titre de Sormones parvi, à cause de leur
brièveté, les sermons dont l'original était en langue vidgaire.
Certaines compositions nous sont signalées comme pouvant
se prêter et convenir à Tune et à l'autre forme, populaire ou
savante : Factus in latino, sed multum applicabilis in romano ' .
]1 n'était pas rare de lire dans certains textes imprimés ou
manuscrits, rapportés en latin, des réflexions comme celle-ci :
« Bien que je sache mal parler le français, la parole de Dieu
ne perd rien de sa valeur; il suffit que vous puissiez m'en-
tendre - » ; — ou bien des explications et des traductions du
genre que voici : « Laissons là le latin de l'Écriture et parlons
en français...; le texte de l'Evangile que je viens de citer si-
gnifie ceci en français... » Or tout cela est dit en latin, ce qui
prnme (pie nous n'avons qu'une version latine d'un discours
prononcé en langue vulgaire. Les pro\erbes français, cités par
le prédicateur, sont traduits comme tout le reste, et perdent
souvent dans cette traduction tout leur sel et même tout
leur sens'.
Il arri\ait assez fréquemment que le rédacteur sténo-
graphe, pressé par le tem[)s, ne trouvait pas une traduction
équivalente et suffisante des gallicismes les plus populaires
ou (le cci'laines vivacités et saillies d'expression, fort goûtées
1. Lecoy de la Marche, p. 234, 233.
2. Cette réflexion est de saint Bonavendire prêchant en France. Ms. lat.
16481, Ro 129.
3. Voici quelques exemples de proverbes habillés en latin: nln mokn-
dino sili moritur. — Habitus monachi monachnm non facit. — Domino omnes
honores. — Qui est garnitus non est aunitus (honni). — Jecit lapidem in horto
ejns.»
21
322 l'éloquence de la chaire,
de l'auditoire, et comme il désirait recueillir ce qui a\ait
fait le succès du discours, il iusérait ces plu'ases ou ces
mots en français dans sa version latine, soit en se dis-
pensant de les traduire, soit en les plaçant h côté de la
traduction imparfaite qu'il improvisait. Ces citations, quand
elles se multipliaient, donnaient h l'ensemLle du sermon un
air de farciture ou de latin macaronique : plus d'an éditeur
moderne s'y est trompé, en s'imaginant que le sermon avait
été prononcé sous cette forme hybride '. Ainsi est née, d'une
méprise de l'ignorance, cette opinion, aujourd'hui ruinée et
confondue, qui infligeait au moyen âge le ridicule d'une sorte
d'éloquence burlesque, bonne pour les tréteaux, et qui tra-
vestissait en style de parodie la prédication chrétienne, au
temps de sa plus grande ferveur et de sa toute-puissance.
Disons-le ici, pom' n'y plus revenir : le sermon macaronique
n'a jamais existé, si ce n'est comme une facétie de quelque
satirique ou comme un amusement delà « fcte des fous ; » en
chaire, la parole de Dieu s'exprimait tantôt en latin devant
un public lettré, tantôt en français devant le peuple, mais
elle ne s'est jamais déshonorée par l'emploi d'un tel jargon ^
Cette louable habitude de prendre des notes au sermon,
cette ardeur à recueillir les plus beaux traits et les plus so-
1. Donnons quelques échantillons de ce mélange des deux styles: ((Mun-
ilus pufjnat contra nos duabus manibus, gallice, de l'espée à deux mains.»
— « Hdbitwii truncaium, scilicet, mantel de places et de morciaus, scu
de truant. » — In vase ficuli quod dicitur tyrelyre, vel espargnemailie. »
— « Sknt venditores jiomorim jiueris parvum iiomum dant, por allechier.» —
— K Ille facit l'avant {adrentum, l'Avent) qui scii seavancierde Dieu.» —
11 y a aussi des sermons où des passages entiers sont rapportés successive-
ment en latin et en français : l'idée est ainsi présentée sous deux formes ;
le lecteur pouvait choisir.
2. Nous devons dire que l'auteur de l'article sur les sermonnaires du
xiiie siècle, publié eu 1873 dans le xxvi<' volume de Vllistoire IHtérairv,
est moins aftirmatif. On parait croire dans cet article que des sermons
latins ont été fréquemment prononcés devant le peuple, et qu'un certain
nombre ont été débités dans un langage farci ou mêlé de latin et de fran-
çais. Cette opinion s'appuie sur des arguments qui ne nous ont pas con-
vaincu, et nous adoptons, sans hésiter, l'avis de M. Lecoy de la Marche.
— Voir JJisloire littéraire, t. XXXVI, p. 388-390.
LA TRANSCRIPTION DKS SERMONS. 323
lidt's iiisli'iiclions de l'éloqueiico sjicivo, a eu cependant le
fâcheux effet d'actroître et de propager les recueils, les ma-
nuels, et de favoriser la mi'dioci'ilé paresseuse eu lui offrant
r.'iUrait diinilalious trop faciles. Parmi ces nombreux re-
cueils de sermons, les uns, el ce sont les meilleurs, con-
tieiment tout enseud)le des préceptes el des exemples ; les
autres se bornent à compiler des lieux communs oratoires
ou des plans de discours, des matières toutes prêtes et des
tht'mes tout faits. Nous avons caractérisé les premiers;
(]uanl aux simples manuels, publiés <à l'usage des écoliers, il
nous suffira de mentionner ceux de Gui d'Évreux, de Nicolas
de Gorran, et les répertoires composés par Maurice l'Anglais
el Nicolas de Biard'. Beaucoup étaient anonymes, comme
les Anctoritates Bibliorum ad usum pra'dicatorum : vers la
lin du siècle, tout ce travail de compilation se résuma
dans VUnwersum prxdicabik , ouvrage colossal du domi-
nicain toscan Jean de Sainl-Géminien, cfui mourut en 1315.
\J rniversum pnedicabile et plusieurs des manuels qui le
précédèrent eurent les honneurs de l'impression deux
siècles plus tard, ce qui prouve que s'ils étaient sans mérite,
ils n'étaient pas s;uis utilité. Outre ces recueils et ces ma-
nuels, on vit paraître une quantité de traités didactiques ou
de rhétoriques à l'usagé des prédicateurs. Les principaux
écrits de ce genre sont ceux d'Alain de Lille, d'Hugues de
1. La Simma Sermonum du dominicain Gui d'Évreux, appelée aussi
Sumiiui Guiotina, fut composée en l'an 1300; elle contient une table géné-
rale, Index alphabeticu^ dirtionum. — Nicolas de Goi-ran, confesseur de
Philippe le Bel, mourut en 1295; ses sermons sont intitulés Themata tevi-
puraliim ou .sermooe.s brevet. 11 avait aussi composé des biatinction);. —
Nicolas de Biard prêcha à Paris de 1-2G0 à î273, il était dominicain. Ses
sermons, épars dans une quantité de collections, abondent en proverbes
populaires et ne sont pas exempts de trivialité. — Maurice l'Anglais, qui
était aussi dominicain, et qui mourut en i:!00, avait composé des Distinc-
tioiies ad prxdicatores utikx, contenant l'interprétation de onze cent onze ex-
pressions de l'Ecriture sainte. — Sur ces auteurs, consulter les mss. lat.de
la Bibliothèque Nationale, n^^ 1459, 15383, 16305, 15971, 15953, 3270,
3271 ; en outre les mss. lat. de la Bibliothèque de l'Arsenal, n"* C03, 599, et
ceux de la Bibliothèque de Troyes, n»=* 1139, 310, 1703. ~ Voir aussi
Uiftoire litth-aire, t. X\l, p. 103," 174.
324 l'éloquence de la chaire.
Saiiil-Glier, de Pierre de Tarenlaise, (rHuinl)ert de Prully ;
il y faut ajouter trois ou quatre opuscules anonymes, no-
tamment celui qui est intitulé De Dilatatione sermonmn, et
un autre de même nature, sans titre, enfoui dans les fonds de
la Sorbonne Ml y avait une taxe povir la vente et la location
de ces ouvrages devenus classiques ; les prix étaient fixés par
le recteur de l'Université : les Distinctions de Pierre de
Limoges se vendaient quatre livres ; le traité d'Etienne de
Bourbon était coté dix libres, d'autres recueils anonymes va-
laient cent sous '.
De l'imitation permise on alla, par une pente rapide, jus-
qu'au plagiat élionté. Non-seulement on empruntait aux pu-
blications les plus connues de bnigs fragments pillés dans
plusieurs discours et bizarrement amalgamés par l'industrie
du plagiaire, mais on ne craignit pas de s'approprier des dis-
cours entiers. Ces emprunts passèrent en habitude; une tolé-
rance, qui profitait à trop de monde pour être énergiquement
combattue, fit accepter un véritable communisme de la pa-
role, aussi contraire à la notion de la propriété et de l'origi-
nalité littéraire qu'au sentiment de la dignité personnelle : il
fut admis, qu'en matière de prédication, tout appartiendrait
à tous et qu'il n'était pas nécessaire de composer soi-même
ni de préparer ses discours. Comme le choix était libre, chacun
s'approvisionnait à son gré dans ce domaine Jianal; le talent
1. Alain de Lille, dont il a été déjà question, page 158, était de l'ordre
de Citeaux. Il professa la théologie à Paris et à Montpellier au xii® siècle.
Sa Summa de urte pnedicandi a précédé les rhétoriques sacrées du xui^ siè-
cle ; elle contient quarante-sept esquisses de sermons sur les sujets les
plus divers. — Le dominicain Hugues de Saint-Cher, qui fut pi'ovincial de
son ordre, puis cardinal, et qui mourut en 12()3, puhlia un traité intitulé
St'ininiiriun 'p)\vdlcalio)iix ; ce sont des instructions adressées aux Frères-
Prèchcurs. — Pierre de Tarentaise, qui devint pape sous le nom d'Inno-
cent V, en 1276, avait écrit, lorsqu'il professait la théologie à Paris, un
Alphabetnm in artem sermocinandi. — Le traité d'Humbert de Prully, Ars
prxdicandi, ne renferme que quatre chapitres. — Sur ces auteurs et sur
leurs ouvrages, consulter les mss. lat. de la Bihliotlièque Nationale,
n"» 16515 (4), 1C894, 16890, 16530, 16497, ainsi que Vllistoire littéraire,
t. XVI, p. 396, et t. XIX, p. 335.
2. Lecoy de la Marche, p. 306.
LA FORME DES SERMONS. 32o
(lo l'oratoiir se réduisait h saisir l'à-propos, on acconimo-
ilant sou plagiat aux circonslanccs. On. prêchait Suspen-
diitm, on prècluiil Abjiciamus, c'est-à-dire qu'on récitait une
série d'iioniélies toutes faites commençant par ces mots et
rédigées ou recueillies par les auteurs de manuels. Par Là
commença l'abaissement de rélo(|uence religieuse au moyen
âge, car les esprits supérieurs résistèrent seids à de pareils
usages, et M. Victor Le Clerc, dans son discours sur Y État
des lottrea au xiv" siècle, a justement signalé les fàclieux effets
de cette abdication générale de l'initiative individuelle : le
métier, dit-d, succéda peu à peu h. l'inspiration '.
Le mr>ment est venu d'expliquer quelle était la forme ou
la composition d'un sermon au xui'' siècle.
La forme complète et savante d'un seruKjn comprenait six
parties : le thème, c'est-cà-dire le texte annonçant le sujet, le
prothhue ou l'exorde, la teneur ou le développement du sujet
en plusieurs points, Y exemple, ou récit h. l'appui, la pérorai-
son et les formules finales, sortes de prières et d'avis qui
terminaient le discours. Les exordes, souvent fort longs,
remplis de périphrases et de précautions oratoires, aboutis-
saient à une invocation - suivie d'un Pater ou d'un Ave : la
Salutation angélique a prévalu dans le xiv" siècle et jusqu'à
nos jours. On peut voir, dans les rhétoriques signalées plus
haut, quels étaient les moyens recommandés pour traiter
régulièrement le sujet et pour obtenir l'abondance du de-
V(!loppement. C'est d'abord le commentaire littéral, puis
l'explication morale ou théologique des mots du texte ; c'est
ensuite la division, le raisonnement, l'emploi fréquent des fi-
gures, des métaphores et des allégories, l'érudition ou le recours
aux autorités, l'examen méthodique des effets et des causes,
des principes et des conséquences : par là on réussit, comme
disent les maîtres, à dilater un sermon ; tel est le secret de
1. Histoire Ultéraire, t. XXIV, p. 370.
2. La formule de ces invocations est toujours analogue à celles-ci :
«Rogamus ergo DondHuni ut det mihi dicere bona verba vobif... — l't ergo
(ib eo illumincmur, orute... » Ms. lat. 16505, 1/|859.
32<3 l'éloquence de la chaire.
cet art enseigné et vanté en tant de livres didactiqnes, ars
dilatandi sermones. Il est remarquable que cet art oratoire du
xm" siècle conseille la simplicité dans la division ; le précepte
est formel : a II ne faut pas nndtiplier les points dans l'ho-
mélie autant que dans les leçons ou les discussions ; la dis-
cussion la plus simple est la meilleure ^ . » La simplicité est, ,
en effet, un des traits dominants de l'éloquence sacrée pen-
dant une bonne partie du xni'' siècle; la science sulDtile et
pédantesque des universités n'y a paru qu'à la fin.
Une des ressources de cette éloquence était l'emploi des
exemples ou des récits soit historiques soit anecdotiques. Visi-
blement les orateurs et les auditeurs s'y complaisaient ; la \m\-
gueur de ces narrations est parfois égale à celle du reste du
tliscours; on s'y reposait des aridités épineuses de la théologie
interprétée par la scolastique. Les rhétoriques sacrées ensei-
gnent le moyen de faire venir à propos les récits et de rattacher
ces épisodes au corps même du sermon. On peut distinguer
en quatre espèces la multitude des exemples cités par nos ser-
monnaires. Les uns sont extraits de l'histoire ou des légendes,
particulièrement des historiens de l'antiquité, des chroniques
de France, des hagiographes, et des livres historiques de la
Bible. D'autres sont pris dans les événements contemporains
ou dans les souvenirs personnels de l'auteur ; les fables com-
posent une troisième catégorie qui embrasse presque tous
les sujets traités par Ésope et Phèdre et rajeunis, depuis, par
les fabulistes modernes. Un dernier genre d'exemples con-
siste en descriptions et en moralités tirées de ces poi-mes di-
dactiques, si fréquents au moyen âge, qui portent le titre de
bestiaires, de volucraires, ou de lapidaùx's, et résument tout
ce que ce temps savait d'histoire natui'elle. Quand l'orateur
avait di'gagé de son récit et de l'ensendjle même du sermon
une conclusion pratique, il terminait par une nouvelle prière^,
1. De dilatatione sermonum. Ms. lat. 10330.
2, La prièi'e est indiquée par le seul mot Rogabimuf, on par une phrase
coniiDe celle-ci : « (Juod nubis prxalure dkjnelur qui vivit et njnat Deux per
omnia secula seculorum. Amm. » >
LA FORME DES SERMONS. 327
OU par raiiuoiicc cl la (Icuiandc de prici'cs en comniiiu : ces
formules llnales s'a[)[)('lai('ut inouitions, cl d'ordinaire élaient
accompagnées d'a^is si)cL'iau\ donnes à l'assemblée.
C(îsontlà les pi'incipanx élt-menls donlse composail alors le
sermon, cl Ici esl le plan, déjà i-égulier, parfois même com-
pliqué, d'après lequel ces diverses parties se succèdent et se
combinent dans la plupart des discours qui nous ont clé con-
servés. Si mainlcnanl nous voulons connaître l'opinicju qui
faisait loi, en matière de style, parmi les prédicateurs, peu
de mots suffiront pour la caractériser : les maîtres s'accordent
à proscrirez les vains ornements, l'éloquence apprêtée et décla-
matoire, ce qu'ils appellent la « prédication théâtrale, bonnes
pour les hérétiques'. » Ils s'expriment là-dessus comme par-
leront plus lard saint François de Sales et Fénelon : (c La
parole de Dieu ne doit pas resplendir d'enjolivements affectés
ni de brillantes couleurs, car alors elle semblerait faite pour
capter la faveur des hommes plutôt que pour leur être utile.
Le talent se mesure aux pensées et non aux expressions*^. »
Ce sentiment de la simi)licité ne leur interdit pas de recom-
mander un langage véhément et pathétique, verba commotiva,
la force du raisonnement, une certaine richesse jointe à la
modération et à l'énergie'' ; les plus illustres sermonnaires ont
accrédité et confirmé la sagesse de ces conseils par d'écla-
tants modèles, mais on sait que l;i meilleure rhétorique n'a,
jamais empêché le faux goût et les pires défauts de se pro-
pager, et môme de prévaloir à la longue dans la foule des
médiocrités : comment le moyen âge aurait-il échappé à ces
faiblesses dont les siècles modernes ne sont pas exempts?
Une particularité fort curieuse de ces sermons est l'emploi
qu'on y fait de la poésie populaire. Rien d'étonnant qu'on y
•cite les écrivains de l'antiquité profane et qu'on y fassi; mon-
tre d'érudition en réunissant dans un bizarre amalgame Ci-
1. Be ijrxdkalioHc, cli. ii. Ms. lat. 16514.
2. Ibid. — «Non facuiidia verbis sed senteutiis melienda est.» .Vcta SS.
Julii, t. 111, p. 854.
3. Ms. lat. 16314. De prxdicatione.
328 l'éloquence de la chaire.
céron, Pierre Comestor, Ovide, Horace, ^'ir,i;ile, B5de, Gré-
goire de Tours, Sénèque, Quiiitilien, Lucrèce, Claudien,
Josëplie , Eusèbe, Cassiodore , Piaule et Térence' : cet
étalage confus est le caractère même de la science du moyen
âge. Mais on s'attend beaucoup moins à y voir figurer les
trouvères et les ménestrels. Les emprunts faits à notre poésie
se rencontrent surtout dans les sermons français, Inen que
les sermons latins eux-mêmes ne manquent pas d'allusions
tirées de notre littérature; ils sont partie idièrement nom-
breux dans cette classe d'homélies parénétiques et familières
que les manuscrits ont intitulés : Se)')nonfs ad status, ou ad
omne genus hominum; ce qui signifie. Sermons pour les diver-
ses conditions de la vie sociale ^ .
Ces emprunts se présentent sous plusieurs formes. Parfois
on cite des vers, des couplets même d'une chanson à la uîode,
en les commentant avec subtilité comme un texte grave. C'est
ainsi qu'Etienne de Langton, Stephanus Linguse-Tonantis
(comme l'appellent les manuscrits), prêcha un jour sur la
romance française : Bêle A Hz matin leva'^. Cette romance
du xii'^ siècle, l'une des plus anciennes de notre poésie % lui
servit d'exorde; et en la commentant il a|)[)liqua à la Sainte-
1. Ces auteurs sont les plus fréquemment cités. — Virgile est qualilié
optivim poetunm, doctùsimus 'poetarum ; on appelle Cicéron romani maxiiiuL';
auctor doquii. Ajoutons que l'étude et l'usage de l'antiquité ne sont point
permis et pratiqués sans une certaine résistance, sans des précautions par-
ticulières. Cette littérature n'est tolérée qu'à titre d'accessoire ; les traités
sur la 'prédication admettent les emprunts faits à l'antiquité, ad cauncV cogni-
îionem, en se fondant sur l'exemple de saint Paul, mais ils dénoncent en
même temps les dangers de la science profane et, comme ils disent, le
parfum suspect de ces «Heurs adultérines du paganisme.» — Histoire
Ultéraire, t. XVIII, p. 86, t. XIX, p. 392. — Ms. lat. 16514, cli. m.
2. Jacques de Vitry, Humbert de Romans et Guibert de ïournay or/t
donné de nombreux modèles de cette classe spéciale de sermons. Leurs
œuvres en ce genre forment comme une encyclopédie parénétique qui
s'adresse à près décent vingt catégories d'auditeurs. — Lecoy de la Marche,
p. 50, 125, 140, 196.
:?. Ce sermon lui est attribué. — Etienne de Langton, professeur de
théologie k Paris, mourut archevêque de Canlorbéry en 1228.
4. Sur celte forme primitive de la poésie lyrique du nord, voir le
tome I", p. 344-354.
LA FORME Dl'S SERMONS. 329
Vierge tout ce que le pofUc dit de l;i Bêle Aliz^. Un second
exemple de cel éti'ange symbolisme nous est fourni par un ser-
mon anonyme où l'on interprète de la même façon une autre
romance : Siw la rive de la mer. Citons encore ce texte et ce
commentaire :
Sur la rive (Je la niei-
Foiitcnelle i sonleit cler;
La ])ucele i voault alor :
Violette ai trovée.
Je doing bien conjei d'amer
Dame maul mariée.
Selon le prédicateur, Ivcrive est la Sainte-Vierge, lu fontenelle
claire, c'est Jésus-Christ, et lapiicelle, sainte Madeleine- :
celle-ci, par la [jénitcnce, a recouvré la vertu, c'est-cà-dire a
trouvé la violette, et quant à la dame mal mai'iée à qui l'on
donne congé ou permission d'aimer, il faut y voir l'àme liée
au péché que le Sauveur invite à son amour.
On se borne le plus souvent cà prendre quelques récits ou
quelques légendes dans les poëmes célèbres : Etienne de
Bour])on parle de Roland et du roi Artus ; Jacques de Vitry
invoque l'autorité des Chansons de Gestes sur Charlemagne.
Les troubadours Foiûques d<; Marseille et Robert, dauphin
d'Auvergne, sont également cil(''s. 11 se rencontre, parmi les.
1. Voici le premier couplet et le commentaire:
)Jclc Aliz matin leva,
Sun cors vusli et para,
Enz un vergicr s'en entra,
Cink fliirettes y triiva ;
Un chapelet fet en a
De bel rose flurie.
Par lieu, trahez vus en là
Vus ki ne amez mie ! (Musée Britannique, ms. Arundel, 292).
— « V7(/t7())i lis (pi œ ait bei.e. aliz. Celé est belle de qua dicitur speciosa spe-
cialiK, speciosa ut gemmn... Hoc enim Aaliz dicitur ab a, quod est i>ine, et
LIS, litis: quasi sine lite, sine reprehensione... Ce est la belle Aaliz, qli
EST la FLOS et LI LIS.»
2. Le texte ajoute, sur sainte Madeleine : o Qux non virgo sed puiîlla
dici potest.» — Les deux derniers vers sont ainsi traduits en latin: « Bene
do Ucentiam nmandi dominx m'ile maritatx; » conseil frivole et mauvais,
se liAte de dire le prédicateur.
330 l'Éloquence de l.v chaire.
manuscrits, plusieurs sermons en vers français, désignés
sous le titre de Sermones rimati : réprouvés par l'Eglise
et par les rhétoriques sacrées , ils sont en quelque sorte
considérés comme des œuvres extra -liturgiques. Nul
doute, cependant, qu'ils n'aient été lus ou récités en
chaire'. L'usage était de réciter au peuple des vies de
saints versifiées et de lire, du haut de la chaire, en certaines
solennités, des pièces de vers sur des sujets sacrés, par
exemple, sur la Passion, ou sur les Douleurs de Notice-Dame :
nous avons en ce genre des pièces fort longues, les unes de six
cents, les autres de dix-huit cents vers, qui ont été certaine-
ment lues dans l'église^. Dès lors il n'est pas surprenant qu'on
ait quelquefois commenté en vers l'évangile ou l'épître du
jour; mais, nous le répétons, ces sermons rimes ne furent
jamais qu'une exception*. Ils étaient plus fréquents et placés
bien plus à propos dans les Mystères, où nous les voyons
ser^ir de prologue ou d'intermède et mêler aux amusements
populaires un pieux enseignement; sur le théâtre même, on
les remplace quelquefois par des sermons en prose.
A côté du sermon, si varié dans ses formes et dans ses
applications, se développaient le panégjrique et l'oraison
funèbre. Outre d'innombrables disc(jurs sur les saints les plus
anciens, sancti majores, on a les éloges funèbres de saints
récents et presque contemp(jrains, tels que saint Dominique,
\. Vu aurmoii e)i vers, publié pour la première fois par M. Jubinal.
Paris, 1834.
2. A la liu du manuscrit de l'uue de ces pièces on lit : « Priés por tous
cens qui lisent cest livre et por tôt ceus qui l'escouteront. » — Ms. fr. 18^2.
L'usage de réciter au prône des pièces versiliées dura longtemps : en l(j32,
on débitait encore dans certaines églises de Paris des poésies en français
sur la vie des saints.
3. Beaucoup de ces sermons rimes sont de ]ielits poëmes didactiques qui
ont pour auteurs de simples trouvères ou ménestrels et qui n'appartiennent
Il la chaire eu aucune façon. L'oraison funèbre de Louis VIII, en 72 qua-
trains, due à Robert Saincériaux, est de ce genre. On trouvera une analyse
de toutes ces pièces dans Vllisloire Utlà-aire : le titre de scniwii, (pii leur est
donné, indique le caractère moral et religieux dont elles sont marquées. —
Histoire liltcraire, t. XXIH, p. 251-263.
LE PUBLIC DES SERMONS. 331
saint Tlioiiias de ('ant()i'])éi'\ . Au concile de Lyon, en 127i,
Pierre de Tarenlaise lit l'oraison l'unebre de saint Bonaven-
ture; Labbe en a reproduit des fragments ^ Joinville rap-
porte en abrégé l'oraison funèbre de saint Louis, prononcée en
français à Saint-Denis, en 1:297, par le franciscain Jean de
Samois. Le recueil de J;u-(|ues d(^ Vitry contient des modèles de
ce genre d'élociuence, modèles aj)propriés au rang et à la
qualité des personnes qu'il s'agit de loner : on y indique ce
qui convient à l'éloge d'un noble, d'un ])rélnt, d'un religieux,
d'un bourgeois, d'un clievalier, d'une dame. Ces oraisons se
disaient au moment des funéniilles, dans Téglise et devant le
corps du définit, ou bien encore dans les rsyncmbrances, repas
de famille qui sui^aient les obsèques. Pour les personnages
peu marquants, on se jjornait à des recommandations placées
à la fin du prône ; le prédicateur, après avoir énuméré en
quelques mots leurs mérites, demandait pour leur âme des
prières qu'on récitait immédiatement.
Ces développements déjà longs, où l'intérêt du sujet nous
a forcé d'entrer, n'ont pas achevé d'éclaircir l'histoire des
origines du sermon en France ; on ne conqirendra bien la
puissante et fréquente action de l'éloquence religieuse au
xni" siècle que lorsque nous aurons mis l'orateur sacré face à
face avec son pubhc, ou plutôt avec les auditoires si diffé-
rents qui se pressaient au pied de la chaire. Mèlons-nous un
instant à la foule attentive, et tour h. tour observons celui qui
parle et ceux qui écoutent.
§ IH
Le public des sermons. — Des principales circonstances où l'on prêchait.
— L'éloquence religieuse peint la société en châtiant les vices.
Une division de l'année ecclésiastique , fort usitée au
moyen âge, est celle qui la partage en quatre époques, dont
1. Collecliou des Conciles (18 vol. in-fol. 1671), t. XI, part. 1, col. 957.
332 l'éloquence de la chaire,
cliacime reçoit de la foi chrétienne nn Irait dislinctif et un
emploi déterminé. De l'Avent à la Septuagésime s'étend la
période <( d'égarement, » tempus deviationis, le temps où l'hu-
manité s'est perdue dans le paganisme; la période a du re-
tour, » tempus revocationis , où Jésus-Christ rappelle les
hommes à la pénitence, finit à Pâques ; celle de la « réconci-
liation, » reconciliationis, va de Pâques à la Pentecôte ; la
quatrième époque, tempus perefjrinationis, de la Pentecôte à
lAvent, représente la marche du peuple chrétien à travers les
siècles. La majeure partie des sermons conservés du xiii" siècle
ont rapport aux dimanches et aux fêtes que ces quatre sé-
ries embrassent ; ce sont les sermons liturgiques par excel-
lence, appelés sermones sacri, ou sermones de tempore : ils
contiennent le plus solide enseignement de la prédication, et
si l'on y joint les sermons sur les saints, sermones de sanctis,
on aura tracé en quelques lignes les principales limites du do-
maine de la chaire. Presque tous ces sermons se prononçaient
le matin, au prône, après l'évangile, sermones in mane; ceux
du soii', sermones post prandium, appelés aussi « collations »
ou conférences, collationes, étaient destinés, soit à remplacer
le sermon du matin, fortuitement empêché, soit à développer
un point que le prône s'était contenter d'indiquer, soit, enfin,
à traiter un fait <( extraordinaire, » c'est-à-dii'e étranger au
propre du temps.
Mais en dehors de ces époques fixes et de ces prédications
obligatoires, il y avait bien d'autres circonstances où inter-
venait l'orateur sacré. Nous ne parlerons ni des instructions
de l'Avent et du Carême, quotidiennes presque partout, ni de
ces solennités et cérémonies si fréquentes dans la vie reli-
gieuse, par exemple, les synodes, les assemblées de chapitres,
les prises d'habits, les consécrations, les ordinations, les pè-
lerinages, où le sermon, comme aujourd'hui, tenait sa place ;
ce serait tous les actes un peu importants de la vie sociale et
privée qu'il faudrait citer, si l'on voulait éiuunérer les occa-
sions qui Iburnissaient matièi'c et texte à la, parole de Dieu.
On prêchait dans les parlements, dans les négociations de
LE PUBLIC DES SERMONS. 333
paix, sur les cliainps de ])alaill(', dans les tournois, les l'oires
et les marchés, à rentrée des princes et des seigneurs, aux
noces et aux funéniilles '. Celle société était si essentielle-
nieut clu'étienne, si in-ofondéinenl iinbu(ï et pénétrée de
l'esprit de l'Évangile, h souci de la grande afl'aire du salut
préoccupait si fortement les pensées, au milieu des disi rac-
lions du siècle, qu'on recueillait avidement toute parole qui
venait nourrir un sentiment si vif et parler aux hommes de
leur plus cher intérêt. C'est surtout dans les fêtes mondaines,
devant ces foules assemblées j)0ur quelque objet profane que
se prononçaient les « sermons vulgaires », sei'mones vul-
fiares, déjà signalés par nous, autrement dits sermones ad
status, dont l'enseignement était appropri(' à la condition
sociale, aux habitudes et môme à la profession des auditeurs.
Les rhétoriques du temps recommandent instamment à l'o-
rateur de prendre garde à la composition de l'auditoire et de
diversifier son langage suivant la qualité des personnes et la
nature des circonstances; maxime de bon sens et d'expé-
rience qui est ainsi formulée par un traité anonyme rédigi''
en françîùs : « (jo doit bien esgarder li precheres à quele gens
il |)arole et que il \ov die; car ne en une manière, ne en une
a fa ire ne doit hom mie à tote le genl parler; car altrement
doit hom parler as prodomes qui sunt entendant e servent
eu l'amor de Deu, altrement à cals qui de l'amor Deu sunt
négligent, altrement as clers, altrement as laiz, altrement as
poures, altrement as riches, chascun en se manière-. »
Au moyen âge, comme aujourd'hui, la prédication avait
pour lieu ordinaire et consacré l'église, et après l'église, tout(!
chapelle de palais, de château, de couvent, d'école, tout
sanctuaire où les cérémonies du culte s'accomplissaient. On
prêchait aussi en plein air, h l'époque des Rogations, dans
1. Hiimbei't de Romans, dans le second livre de son traité De eruditione
j)rœdiciUorum, nous donne rémunération complète des occasions où la voix
du prédicateur pouvait se faire entendre. — Maxima Itibliulh. l'utruin,
t. XXV, p. 367.
2. Anonyme anglo-normand déjà cité, ms. fr. 133JG, f" 16G.
334 l'éloquence de la chaire.
](,'s foires, les marchés, les loiiniois, dans les processions et
surlont dans les missions : lorsqu'il y avait une aftluence
extraordinaire, on adossait au mur extérieur de l'église, du
côté de la place publique, une chaire en pierre, ou Lien on
dressait une estrade orn(''e de draperies et de tapis, que le
moyen âge appelait scafaldus, escaffault ou cliaufier : le pré-
dicateur y montait et haranguait la foule répandue sur la
place et jusque sur les toits des maisons voisines. Ces ser-
mons prêches sous la voûte du ciel, sur les chemins, dans
les vergers', dans les ruines des anciens amphithéâtres
romains, furent bientôt interdits; les Yaudois et autres
hérétiques ayant discrédité cet usage en se l'appropriant, TÉ-
glise engagea les fidèles à se méfier de tous les orateurs de
la rue, et dès le miheu du xv'' siècle défense fut faite de prê-
cher hors de l'église-. Les missions, si fréquentes alors et si
puissantes sur les populations, étaient défrayées soit par la
libéralité de quelques fidèles, soit parles communes; il n'est
pas rare de rencontrer dans les comptes des villes certaines
allocations ou redevances fixes, inscrites comme nous dirions
au budget, pour rémunérer des prédicateurs étrangers qui
avaient fait une station ou prêché le panégyrique du saint
patron de l'endroit ^
L'auditoire ordinaire, composé principalement du peuple,
se rangeait dans l'enceinte sacrée en deux groupes distincts,
suivant un usage traditionnel : d'un côté les hommes, de l'au-
tre les h'nimes. Hors de l'église, les deux groupes étaient sé-
parés [jar une corde tendue". L'orateur, en commençant,
nommait les assistants selon leur qualité, fratres, fratrcs
carissimi, ou hele gens, bêle segnors, bêle douce gent, segnor
1. En 1273, à Pniis, le sermon fut dit in viridario régis. — Ms. lat.
16481, n" 110.
2. Cette défense fut prononcée not.inimcnl par le concile d'Angeis en
en 1448. — Labbe, t. XXllI, p. IS.'i.'i.
3. Lecoy de la Marche, p. 34. — <( Item les deniers pour Insagc des
prescheurs rccenz à Cliasteau-Henart le jour de l'asqnes llorics, prisiez
par an huit sols.» — Prestations de Cliasteau-Renard, charte de 132G.
4. Wstoire littéraire, t. NXIV, p. 381.
LE PUBLIC ni;S SERMONS. 335
et dames, non feans rire somcnt <)\)\v^0 de leur imposer le
silence, car ces pieux auditoires, familiarisés a\ec l'église et
s'y sentant pour ainsi dire chez eux, étaient fort bruyants,
très-peu l'ccneillis, surtout au dé])ut du sermon, toujours
prêts <à user de l'anlique lllx-rti'- ([tii, dès le temps des primi-
tives iiomt'lies, permettait aux lidMes (rinleiTom|)i'e le prédi-
cateur, de le (jnestionner et de lui adresse]* des ol)jections.
Les foules, au moy(Mi âge, ne y)rt''sentent pas dans le lieu
saint l'aspect édillaiil de nos modernes n'iinions chnHieunes;
elles y portent quelque chose de la, vivacité des assemblées
poi)ulaii'es, ce qui nous explique les hardiesses et les trivia-
lités de l'éloquence qui s'adressait h. ce vaste public. Animé
par les ardeurs de la parole et parles émotions qu'elle excite,
le temple, à certains jours, est un forum sacré ' .
Une éloquence si vivante doit nous offrir une peintuiT sin-
cère et forte de la société contemporaine. Tous les travers et
tous les vices y sont en effet décrits et flagellés. Nulle condi-
tion n'est épargnée ; les sermonnaires dn xm" siècle ont la
main rude, selon le précepte formulé par Jacques de Yitry,
cum tangit prxdicando pro'shyter, durus esse débet ^ : grands
et petits, clercs et laïques reçoivent chacun h. leur tour la
leçon et la correction méritées. Ce serait même un curieux
sujet d'étude que de comparer les admonitions sévères des
prédicateurs aux critiques malignes qui remplissent les poëmes
satiriques du même temps; ces deux galeries de portraits
non llatti's nous présenteraient des ressemblances et des dif-
ff'rences (''gaiement instructives. Une chose nous frappe dans
1 . Disons toutefois que nos sermonnaires, peut-être par leur faute, ont
à combattre de temps en temps un défaut opposé à la vivacité et à l'aUen-
tion trop passionnée, je veux dire l'indifférence et le sommeil. L'un d'eux
voyant une femme dormir, s'écrie : « Si quelqu'un a une épingle, qu'il la
réveille; ceux qui dorment au sermon se gardent bien de dormira table.»
— l'n autre à Paris, s'apercevant que ses paroissiens partaient au mo-
ment du sermon, leur dit : « Vous faites comme les boteriaux (crapauds)
quand la vigne lleurit ; le parfum de la fleur les chasse ou les tue, comme
la douceur de la parole de Dieu vous met en fuite.» — Ms. lat. 17509,
f» 139.— 11. 16481, nogo.
2. M>. lat. 17509, fn 22.
336 L ELOQUENCE DE LA CHAIRE.
les sermonnaires du moyen âge, c'est la liberté avec laquelle
ils s'expriment sur la nature du pouvoir, sur le principe fon-
damental de la royauté. Ils n'entendent nullement riiérédité
de la couronne, et ce qu'on appelle la légitimité d'un prince,
à la façon des modernes théoriciens du gouvernement monar-
chique : la transmission du pouvoir par le droit du sang leur
paraît un mode de succession avantageux à l'Etat, et bien su-
périeur à l'élection, mais ils ne l'admettent pas comme une
règle immuable; ils diraient ^ olontiers avec le pape Zacharie,
(< Le roi légitime est celui qui gouverne ])ien * . » Hélinand
cite avec éloge la pensée de Platon qu'il emprunte à Boëce :
« Heureux les peuples s'ils avaient pour rois des philoso-
j.ihes- ! » Jacques de Yitry répète la maxime de Sénèque :
« Il n'y a pas de sûreté pour un monarque, lorsque per-
sonne n'est en sûreté contre lui''. » D'après Humbert di;
Romans, les parlements qui se tiennent chaque année à des
époques fixes, et où se réunissent, avec les conseillers de la
couronne, une foule de seigneurs et d'évcques, sont essentiels
au bon gouvernement et constituent l'un des ressorts de
l'État ^. Hélinand proteste énergiquement contre cette formule
Inzantine, que les légistes royaux feront revivre au xiv° siè-
cle : « Toutes les volontés du prince ont force de loi ^ . n Nous
assistons à la naissance du sermon politique, dont nous ver-
rons les développements sous Jean le Bon , Charles V et
Charles Yl.
Hardis contre le des])olisme royal, les prédicateurs ne le
sont pas moins contre la tyrannie féodale et contre les vexa-
tions de la fiscalité. Ils poursuivent d'anathèmes les seigneurs
pillards, luxurieux, llt'aux du peuple, les gens de cliicane
1. Voii' Etienne de limirbon, uis. lai. 13970, f» 333. — Iliuiibert de
Uoiiians, Max. iiibliolk. L'nlr., t. X\X, p. 557.
-2. (.< Reapublicas fore beata^, .sii eus aapienten reyerent, aut enrum redorea
mipienliit sîuderent.» — Vincent de Beauvais, Spéculum llistorialc, 1. X.\I.\,
cil. cxxxvii; Opéra, t. IV, \i. 1-227, 1:228.
3. Ms. lat. 17509, fo 103.
4. Max. liiblioth. l'air., t. XXV, p. 539.
5. vQuidquid placuerit principi, legis vigorem Itabtt.» — Vincent de
I5eauvais, t. IV, p. 1230.
LE l'UBLIC DKS SERMONS. 337
« corbeaux d'enfer, qui se font graisser la patte*, » les pré-
vôts, les collecteurs de gabelles , « harpies et minotaures »
acharnés sur le pauvre monde. Avec une précision de détails
que les convenances modernes n'autorisent plus, ils pénètrent
et décrivent les artifices du commerce, les ruses, les brigan-
dages de toutes les professions. Apothicaires, changeurs,
épiciers, cuisiniers, bouchers, confiseurs, laitiers, aubergistes,
tavcrniers, drapiers, maquignons, usuriers, toutes les caté-
gories de trafiquants passent sous leur férule ; c'est l'examen
pubUc, la confession générale de la (( marchandise » et des
corps de métiers-. Le luxe des femmes n'est pas épargné, ni
la <( molle vesteure » de ces chevaliers damerets <( qui s'en
allaient à la guerre en habits de noces'. » — u Saint Jean-
Baptiste, dit un prédicateur, n'était mie chevaber cà roi ter-
rien; aussi ne portoit-il pas les cainsils, les escarlates, les
prunetes, les pâlies, les samis, les siglatons*. » Certains
sermons, par les minutieuses descriptions dont ils sont rem-
plis, pourroient tenir lieu de traités sur la toilette. « Levez
les yeux vers la tète de cette femme, lisons-nous dans Gilles
d'Orléans", c'est là que se voient les insignes de l'enfer. Ce
sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont figures
de diables. Sainte Marie! Elle ne craint pas de se mettre sur
1. Vn^tn rimm. — M?, lat. 17509, f» 33, 34, 106.
i. Lecoy de la .Marche, p. 313-453. Ms. lat. 17509, f» 127, 116. —
Ms. lat. 1G48I, n" 63. — 15934, 15383. — « Ils ont une aune pour vendre
cl une autre pour acheter » dit un sernionnaire à propos des marchands,
mais le diable en a une troisième avec laquelle il leur aulntra lea coûtez. »
— Un autre cite cette plaisante réponse d'un boucher à qui son client
disait, pour le bien disposer : « Il y a sept ans que je n'ai acheté de
viande ailleurs que chez vous. » — « Sept ans! » répliqua le boucher, » et
vous vivez encore! » Ms. lat. 17509, f"> 116.
3. lléiinand, dans Vincent de Beauvais, t. IV, p. 1229, 1230.
4. Variétés de draps et d'étolTes de prix. Le cainsil, toile de lin ou de
chanvre, servait à faire des surplis : Vescarlate, la brunette on bornette, draps
d'un teint très-coûteux, proscrits par saint Louis; le paile on pâlie (palliurn)
était aussi un drap très-cher, le samin ou samit, étoile de soie de la nature
du velours ; le ii(ilnlon, tissu soyeux d'origine orientale, ordinairement
rouge. — Ms. fr. 13314, sermon du 2^ dim. de l'Avent.
5. Dominicain qui prêchait ii Paris en 1272. Pierre de Limoges a repro-
duit vingt-sept de ses sermons.
01
338 L'ÉLOQUENCl:: DE LA CHAIRE.
la tête les cheveux d'une personne qui est peut-être dans
l'enfer ou dans le purgatoire ! Elle a plus de queues que n'en
a Satan lui-même, car Satan n'en a qu'une, et elle en a tout
autour d'elle, ad circumferentiam... Sa robe est pleine de
imparties, à'enlaillies, de rigotées^\ son train soulève la
poussière dans les églises, la fait voler jusque sur les autels
et trouble les hommes qui prient '^ » Jacques de Vitry ful-
mine contre la mode des souliers à bec pointu, dits à la
poulaine, et des souliers ouverts, appelés estivaux'^, décorés
de ferrures, de dorures et môme de peintures. Etienne de
Bourbon menace du feu éternel les coquettes qu'on voit cou-
rir par la ville, décolletées, espoittnnées, portant sur leur
visage maquillé une couche de fard, épaisse comme un
masque, à la façon des histrions. Quelle guerre, ces femmes-
là font à Dieu M )>
Vers la fin du siècle parut un petit livre anonyme , a la
suite d'un opuscule de Jean de Padoue, sous ce titre :
De ornatu mulierum. Voici l'énoncé des principales divi-
sions de ce traité : <( De l'art de se laver. — De l'ornement
de la chevelure. — Des cheveux noirs. — De l'embelUsse-
ment du visage. — De la dépilation. — De la beauté des
lèvres. — De la blancheur des dents. — De la manière de
rendre l'haleine suave. — De la clarification du teinta Les
seules indications que nous fournit cet aperçu confirment les
critiques de nos sermonnaires et nous révèlent des raffine-
ments qu'on n'aurait pas attendus delà société duxni'' siècle^
1. Miparties, élolîes de deux coideurs; enlaillies, découpures pratiquées
dans le bas de lu robe et fomianl des espèces de langues ; rigolées ou linli'
golées, vêtements garnis d'aiguillettes.
2. Ms. lat. 16481, n» 90. — Ms. fr. 13317, 13314, 2<^ dini. de l'Avent.
3. « SotiUares rostratos et jKrforatos. » Ms. lat. 17509, f» 128. — lui
marge : v Contra illos qui ■jwrtant sotulares a la poi.oinoe. »
4. Ms. lat. 16970, t» 352, 356. — hl., 16481, n° 90.
5. Ms. lat. 16089.
6. Cette partie des sermons abonde en renseignements intéressants.
Nous y voyons, par exemple, à propos des universités naissantes, que les
jeunes docteurs, qui ouvraient de nouveaux cours à côté des anciens, non-
seulement employaient les prières, les caresses, les séiludions de toute sorte
LE PUBLIC DES SKRMONS. 339
Nous (ouclions au termo (h cet exposé des commence-
ments du sermon en France; un fait incontestîrf)le en ressort
et s'en déj^age : c'est la puissance et la richesse de cette
éloquence, attestées à la fois par le ntjmbre et par le mérite
des orateurs et des discours. Au sein de celte prospérité, il est
facile d'apercevoir le germe de quelques défauts, le principe
de [)lus d'un abus, |)ar exemple, la subtilité scolastique qui
s'introduit dans les sermons h partir de la seconde moitié du
siècle, et la trivialité que les auditoires populaires inspirent
et communiquent trop souvent aux orateurs qui veulent se
mettre à leur portée. A l'époque où nous sommes, ce double
défaut, rançon inévitable payée au mauvais goût contempo-
rain, est peu sensible encore ; il disparaît sous l'exubérante
fécondité dont nous venons d'être témoins, mais il ne tar-
dera pas à s'aggraver dans l'âge suivant, et l'éloquence de la
chaire tombera en décadence, comme la poésie, comme les
arts, comme tout le génie du moyen âge ' .
pour atlirei' la jeunesse et se créer un public, mais qu'ils allaient jusqu'à
payer leurs élèves! — Ms. lat. 17509, f" 29. — D'autres sermons nous
apprennent que l'étude du grec n'était pas absolument morte en France.
Saint Thomas affirme avoir connu les écrits d'Aristote avant qu'on les
eut traduits; l'archevêque d'Kmbrun, Raymond de Meuillon, faisait rédiger
ses homélies en grec, pour l'usage des Orientaux; le chancelier Prévostin,
de Notre-Dame de Paris, mort en 1209, et Robert Grosse-Tète, évêque de
Lincoln, savaient le grec et l'hébreu.
1. Lire, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 août 18(59, un article de
M. Auhry-Vitet sur les Sermons du moyen nije.
CHAPITRE II
Di'CLiN ni: l'éloquence sacrer au xiy- et au w''' siècles.
Les principaux sermonnaires du xiv" siècle. — Pierre Bercheure,
pean de Saint-Géminien, l'auteur inconnu du Dormi secuve,
Guillaume de Charmont, Jean de Varennes, le carme Thomas
Couette, le cordelier Richard, Jean Gerson. Eustache de Pavilly.
— Analyse des sermons de Gerson. — Le sermon politique. —
Synode tenu au Louvre en 1406. Propositions faites en français
devant le Roi par les docteurs de l'Université. — La jirédication
sous Charles VII et Louis XI. — Menot. Maillard. Raulin, Robert
Messier. — Les caractères dominants de l'éloquence sacrée à la
lin du moyen âge. — Critiques d'Érasme, satires d'Henri Estienne
contre la Prédication.
Au lendemain du \\\f siècle, la forme du sermon a pu
s'altérer et le talent des orateurs s'amoindrir, mais le fond
de cette éloquence n'a pas changé ; l'ensemble des obser-
vations contenues dans le précédent cliapitre s'applique aux
deux siècles que nous allons étudier. Tout ce que nous avons
dit sur les diverses espèces d'auditoires, sur l'emploi du latin
et du français dans les sermons, sur la composition du dis-
cours sacré, tout cela subsiste et demeure vrai jusqu'à la fin
du moyen âge. Le cadre de ce grand sujet reste le môme, et
les lignes principales du ta])leau n'ont pas varié ; toutefois
des figures nouvelles paraissent dans ce cadre ancien ; des
nuances particulières aux temps qui vont suivre modifient
sur quelques points l'aspect général de la situation que
nous avons retracée.
PRÉDICATEURS DU XIV ET DU XV SIÈCLES. 341
§ I"
Les prédicateurs du XIV siècle, jusqu'au temps de Gerson. — Le synode
français de 1406.
Si l'on oxct'plc Gerson, dont nons avons les sermons IVan-
çais, le xiv'' siècle ne semble avoir produit, du moins en
notre langue, aucun prédicateur de (aient et de haute renom-
mée; Y Histoire littéraire, h celle date, mentionne à peine
quelques orateurs secondaires dont la célébrité, toute locale,
s'est éteinte avec eux. Mais liàtons-nous de le dire : la
chaire française, dans cette fin du moyen âge, n'a pas encore
eu son historien ; celui qui étudierait les manuscrits de cette
époque, comme l'a fait M. Lecoy de la Marche pour l'âge
précédent, y découvrirait sans doute et mettrait en évidence
plus d'nn talent ignoré'. Dans cet espace de deux siècles un
travail attentif a fait la lumière sur deux points seulement :
à savoir, sur les sermons de Gerson, analysés par M. l'abbé
Bourret", et sur les œuvres des prédicateurs contemporains
de Louis XI, depuis longtemps connues par les articles de
M. Labitte. Tout le reste est demeuré jusqu'ici dans cette
demi-obscurité qui enveloppait, il y <i quelques années, l'his-
toire entière du moyen âge; une double lacune est à combler,
avant comme après l'époque de Gerson, et nous la signalons
au zèle des jeunes érudils qui sont en quête d'un snjet sé-
rieux, attrayant et nouveau ^
1. Nous signalerons, par exemple, les sermons français manuscrits de
Robert Cibole ou Ciboule ordinairement joints à ceux de Gerson, et les
sermons également français de Jean Juvénal des Ursins, mss. de la Biblio-
thèque Nationale, n"» 1029 et 2701.
2. Aujourd'hui, Mgr Bourret, évèque de Rodez.
3. A part le livre récent de M. Lecoy de la Marche, il n'existe aucune his-
toire sjiéciale de la ])rédication au moyen âge. L'ouvrage de Joseph Romain
Joly, publié en 17()7, n'a aucune valeur, du moins pour l'époque dont il
s'agit ici. Celui qui voudrait étudier ce sujet encore nouveau trouverait
d'utiles indications dans les Histoires particulières des ordres religieux,
notamment dans l'ouvrage de Quétif et Echard intitulé iScriptores ordinis
Prxdicatorum (Paris, 1719, in-f", t. I", p, 492-900), ainsi que dans le
342 l'éloquence de la chaire.
La rareté des hommes de talent, le gi'and nombre des
auteurs de recueils et de manuels, ^ oilà le premier et le plus
manifeste caractère de la période oîi nous entrons. Une jeu-
nesse frivole et paresseuse recueille avidement le triste legs
des compilations du xui" siècle au lieu d'imiter et de repro-
duire les qualités de cette époque féconde. Sous le titre de
Répertoire des deux Testaments, le bénédictin Pierre Ber-
cheure, mort en 1362, publia une collection d'homélies la-
tines où étaient accumulées, comme dans une encyclopédie
théologique, toutes les interprétations morales qu'on peut
tirer bien ou mal du texte sacré. Il est probable que plus d'un
prédicateur du même temps s'y est approvisionné de ser-
mons et n'en a jamais prononcé d'autres. Faut-il aussi lui
attribuer une autre compilation, intitulée Gesta Itomanorum,
([ui, tout en paraissant n'annoncer que des faits d'origine
latine, offre pêle-mêle des réminiscences grecques et orien-
tales, des controverses traitées dans les écoles des anciens
rhéteurs, des épisodes de poëmes chevaleresques, et même
des fabliaux mis en latin? L'éditeur, quel qu'il soit, de ces
contes moralises, travaillait pour les prédicateurs, car il leur
fournissait des exemples, des citations, des sujets d'ampUti-
cation, et lui-même déclare son dessein en commençant.
Mais on a, vers le même temps, destiné à l'usage de la
chaire bien d'autres collections de moralités, de simiUtudes
et d'histoires.
Avant l'année 1315, un frère Prêcheur italien, Jean de
Saint-Géminien, rassembla dans un manuscrit de ce genre
toutes les leçons morales qu'il est possible de tirer des corps
célestes, des minéraux, des végétaux, du règne animal et
de l'homme lui-même, sans oublier d'y joindre, en autant de
livres distincts, les visions et les songes, les canons et les
recueil de \Vading iiiiprimé à Rome en 1630, sous ce litre : Scriptores ordi-
nis Minorum. Le nom, la naissance, les ceuvres publiées ou manuscrites
des Dominicains et des Franciscains y sont indiqués avec une remarquable
exactitude, surtout dans le premier de ces ouvrages. Nous les avons con-
sultés nous-même pour écrire ce chapitre.
PRÉDICATEURS DT XIV HT DK XV° SIÈCLES. 343
lois, les îirtisaiis et leurs ouvrages; ce qui explique pourquoi
on avait mis en tète de l'édition de Cologne le plus magni-
llque titre : Iniversuin prxdicabile^ . Un autre dominicain,
Jacques de Lausanne, mort en 1321, avait rempli ses Com-
mentaires sur l'Ancien Testament d'une telle abondance
de moralités qu'on en fit, plus tard, un recueil, sous son nom,
à l'usage des prédicateurs : Cunctis verbi Dei conciona-
toribus pro declamandis sermonibus^. Philippe de Vitry,
évè(iue de Meaux, Thomas Walleis, dominicain, « morali-
sèrent » Ovide et en tirèrent de pieuses interprétations pour
l'enseignement chrétien : l'ouvrage du premier est un long
poëme en langue vulgaire, qui valut à l'auteur d'être consi-
déré, par Pétrarque, comme le seul poëtc français de son
siècle; le commentaire du second est rédigé en latine Un
autre dominicain, Jean Gobi, d'Alais, composait, vers 1350,
un répertoire d'exemples intitulé <( rEchelle du ciel, » Scala
cœli'^ ; Jean Bromgard, docteur d'Oxford, rangeait alpha-
bétiquement toutes sortes d'histoires empruntées à des con-
teurs français, et appelait son œu\'re Siimma prxdicantium ;
Jean Hérold, dominicain, l'imitait en composant un Promp-
tuarium exemplonim^ .
1. -Mèiiic avaiU d'être iiiipiimé, cet ouvrage, eu di.v livres, était très-
répandu, sous ce titre : Summa de exemplh et de rerum siiuilitudinibiis
libris decem constans. — On a aussi du même prédicateur, un Avent, un
Carême, ûes Sermons sur les Epiires et les Evangiles du dimanche, des Sermons
sur les Saints, imprimés à Paris en 1511, des Conférences (Coiiationes
varia?), des bistinctions, des Oraisons funèbres, publiées ii Lyon en 1510. —
Quétif et Ecliard, Scriptores onl. Prwdic, t. I""", p. 527.
2. Jacques de Lausanne avait fait ses études à Paris. On a de lui des
Sermons sur le propre du temps (de tempore), sur les Saints, et des Con-
férences ou Coiiationes. Les conférences sont manuscrites, les sermons ont
été imprimés à Paris en 1530. — Quétif, etc., t. l'"", p. 5'i7.
3. Melamorphosis ovidiana moraliter explanata. Cet ouvrage fut imprimé à
Paris en 1509 et 1521. Une traduction française, ayant pour auteur Colard
Mansion, avait paru à Bruges en 1484. — On a de Thomas Walleis un
recueil de sermons manuscrits De Tempore el Sanctis. — Quétif, etc., t. l'''",
p. 598.
4. Quétif indique les manuscrits et les éditions imiuiniées de cet ou-
vrage, t. 1er, p. 633.
5. Quétif, etc., t. Jf'', p, 700. Cette Somme eut de nombreuses éditions,
344 l'Éloquence de la chaire.
De nouveaux traités sur l'art de prêcher, De arle prxdi-
candi, rajeunissent les rliéturiques du siècle précédent. L'un
est du cardinal franciscain Bertrand de la Tour, Ars divi-
dendi themata, Ars dilatandi sennones ; la plupart sont ano-
nymes*. « L'art de faire des sermons, » Ars faciendi ser-
mones, daté de 1390, débute ainsi : (( Hœc est ars brevis et
clara faciendi sermones secimdum formam syllogisticam, ad
quam omnes alii modi sunt reducendi. » En 139o paraît le
Dormi secure, manuel dont le titre est significatif : (( Dors
en paix, ton sermon est fait. » Ce recueil d'homélies, attri-
bué au carme Maidstone% paraît avoir favorisé la paresse
de bien des sermonnaires, car il eut dans la suite trente édi-
tions', malgré la concurrence d'une quantité de compilations
du même genre, qui continuèrent h foisonner au xv" siècle,
chacune sous un titre à effet : Magnum spéculum exemplo-
rum: Sermones thesauri novi; Sermones sensati; Sermones
copiosi et aurei, etc. L'industrie qui sert les caprices de la
mode, et qui en vit, a dans tous les temps le même vocabu-
laire et les mêmes procédés*.
signalées par Onétif. Une autre «Somme du prédicateur, » Summa vel gemma
Vrœdicantium fut composée par le franciscain Nicohis de Hesse mort en
1509. Elle fut imprimée à Bàle en 1508. — Wading, p. 267.
1. Bertrand de la Tour, du diocèse de Caliors, fut évèque de Tusculum et
cardinal. 11 mourut à Avignon vers 1334. On l'appelait le « Docleur fameux »
Doctor famosua. — 11 a laissé, en outre, des sermons sur l'Areni. sur le
Carême, sur les Saiiils, sur les Ei^itres et les Évangiles du Dimanche; les
uns sont imprimés, les autres, manuscrits. — Wading, Script, ord. Miner.
p. 60.
2. Suivant une autre conjecture, l'auteur de cet ouvrage serait le fran-
ciscain Jean de Werden qui vivait vers l'an 1300. Cette seconde opinion
est discutée, et l'ouvrage est analysé dans le t. XXV de ÏHistoire littéraire,
p. 74-84.
3. Le détail de ces éditions se trouve dans Vllistuirc l'tirraire, t. XXV,
p. 77. — Voir aussi t. XXIV, p. 3G3-374.
4. Si l'on veut consulter le savant recueil d'Kcliard et Quétif, et celui
de Wading, et si l'on ne s'en tient pas uniquement aux prédicateurs nés
en hrance ou qui sont venus y prêcher, on verra con)bien ces traités sur
l'éloquence de la chaire sont nond)reux au xiv» et an xv" siècles. — A
notre avis, il y aurait lieu d'étudier spécialement ces traités, en comprenant
dans cette étude tous ceux qui ont été composés du xi" au xvi"" siècle; ce
l'HÉDlCATKL'US DT XIV V.T DT XV SIÈCLES. 345
C'était encore (bins la iKniibreuse année du clergé régulier
que le zèle de la parole sainte se soutenait avec le plus d'éner-
gie et se manifestait avec le plus d'efficacité. Ecliard et Huétif
citent les sermons d'une trentaine de Dominicains français,
au My" siècle. Nous remar(|uerons dans ce nom])re : Géraud
(le Domar, grand-maitre ou général de l'ordre en 134i, cité
comme un orateur savant et élégant, docdts et degans ;
Guillaume de liancé, du diocèse de Troyes, confesseur du roi
en 1379, auteur <( d'homélies pieuses, » Homilin' devotx ;
Nicolas de Fréauville, qui fut îiussi confesseur du roi, après
Nicolas de Goran, vers 1324, et dont les nombreux sermons,
Sennones inmnneri, n'(Mit pas et»'- retrouvés. Un autre frère
Prêcheur, Simon de Langres, théologien de l'université d'Or-
léans, avait mérité le surnom de Pécheur d'hommes^, par son
éloquence entraînante et persuasive ; il vivait en 1352'. Le
frère Griadon, de Marseille, prêchait, de 1380 cà 1400, des
sermons que nous possédons manuscrits ; ils sont en latin,
mais le texte est farci de proverbes française Plusieurs de
ces recueils, appartenant à l'ordre de saint Dominique, nous
sont signalés comme s'adressant au clergé seul ; d'autres se
composent de discours qui, selon toute apparence, ont été
prononcés devant le peuple.
Il faut ranger, croyons-nous, dans la première catégorie
(( les sermons élégants et développés » de Jean de Paris,
second du nom, qui florissait vers 1306^; ceux du Saxon
Aicard , qui vécut à Paris vers \ 309 * ; les « doctes ho-
serait le sujet d'un livre iutéicssant qui pouirait s'intiluler : la Rhrioriiiiw
sacrée au moyen âge.
1. « Facuiuius sua astate habiUis est orator, ijui auditores quo vellet
impelleiet, adeo ut communi parœinia diceretur pi^icalor hommuni.» On a de
lui en manuscrit Sennones et orationes publicas plures. — Ouétif, etc.,
t. 1er, p. (J37.
2. Sermones sufer Ejiistolas doviinicales. «In liis sermonibus ;//i//(s sunt
pimmix passim gallice dictx.» Ouétif, etc., t. l'"", p. 725. Le manuscrit doit
se trouver k la Bibliothèque de Marseille où il était au xvii« siècle.
S. V Sermones élégantes et integri,» mss. — Ouétif, etc., t. l^r, p. 501.
•'(. «Sermones de Temjiorc et de Sanctis.n
3i6 L ELOQUENCE DE LA CHAIRE.
mélies » du théologien normand Jean du Pré *, évêque de
Carcassonne : nul doute n'existe à cet égard pour les dis-
cours d'Armand Bernard d'Aquitaine, qui professait la théo-
logie cà Toulouse en 1334- ; ni pour les (( conférences, )> Col-
lationes, de Jean de Bàle, théologien de la même université
de Toidouse^; ni enfin, pour le célèbre sermon du frère Jean
de Puinoix, prieur du couvent de Limoges, qui eut l'honneur
de clore le concile de Constance ^ Il nous est plus difficile de
décider avec certitude s'il faut considérer comme des dis-
cours populaires les sermons de ces autres frères Prêcheurs
cités à la même époque par les savants historiens de l'ordre :
Bernard de Clermont, Jean des Alleux, chancelier de l'Uni-
versité de Paris, Guillaume de Cayeu, provincial de France,
Jérôme de Fréjus, Armand de Bellevue, Guillaume de Sau-
queville, du diocèse de Rouen, Guillaume Godin de Bayonne,
professeur de physique cà Bordeaux, iMichel du Four, Fla-
mand élevé à Paris, Pierre de la Palu, patriarche de Jéru-
salem, Bernard de Parentine, né à Orthez, Jean de Molins,
inquisiteur à Toulouse et cardinal, Jacques de Tonnerre,
Guillaume Roman, maître du sacré Palais en 1361, sous In-
nocent YI, Jean de Anet, du diocèse de Chartres, Vincent de
Marvéjols et André, qui se firent remarquer vers la fin du
siècle par leur mutuelle amitié et par leurs nombreuses pré-
dications, aujourd'hui confondues, comme un héritage in-
divis, dans un seul volume ^ Ce que nous pouvons affirmer,
1. iiSirmonn enulihjs.ii Anno 1338.
2. « Serinones varii et vahle notabiles pro clericù. »
3. t( Sermones diversornm voluminum ; orationes et coUationes ylitres ad
cleros. n Anno 1389.
4. «Sernio queni liabuit pro conclusione Concilii Coiislanliensis.»
Quétif, etc., t, 1", p. 709.
3. On a de Bernard de Clermont (1303) un voltime de sermons manus-
crits; ceu.v de Jean des Alleux (13âl) sont perdus ou ne subsistent que
par fragments cités dans des sermons étrangers; Guillaume de Cayeu (1309)
a laissé des «discours variés», Co)œionum voriaruin opus ; Iduivre de
Jérôme de Fréjus (1314) est considérable, comme l'indique ce titre: Ser-
mones varii, nultiplicea, et opnU:ntissimi ud divena facieiites. Les Sermones
dominicales de Guillaume de Sauqueville (1330) sont manuscrits; les Ora-
PRÉDICATEURS DU XIV ET DU XV SIÈCLES, 347
d'après les indications recueillies, c'est qu'un bon nombre des
homélies conservées sous le nom de ces Dftmiiiicains du
xiv'= siècle se sont adressées primitivement au peuple et non à
de savants auditoires.
Les Franciscains, dont lu rivalité disputait le monde aux
Frères Prêcheurs, comptèrent dans ce siècle de véhéments
orateurs, Pierre Oriol, François Mayron, Guillaume Ockam ;
mais bien que ces sermonnaires aient sou\ent prêché en fran-
çais, il n'existe en notre laufj^ue aucun monument de leur
prédication. Pierre Oriol de Verberie, professeur de théolo-
gie à Paris, puis archevêque d'Aix , vivait dans la première
moitié du xiv" siècle; il a laissé, en latin, un recueil sur (( le
propre du temps, » De tempore. François Mayron, né à Di-
gne, disciple de Duns Scot, florissait vers le même temps;
ses œuvres oratoires, plus considérables, comprennent des
sermons sur le Carême, sur les Saints, sur les Fêtes de la
Sainte- Vierge, qui ont été imprimés à Venise en 1491 et
1493. Nous n'avons d'Ockam, mort en 1347, qu'un seid re-
cueil de discours sous ce titre, Concionum variarum liher
imus ' . Ce ne sont pas là, d'ailleurs, les seids sermonnaires
(pie l'ordre de saint François ait donnés à l'Église de notre
pays dans cette même période; autant qu'on en peut juger
par les notices trop brèves et trop peu précises de Wading,
tiones sucrg d'Aniaiid de Belle vue (lâl^O) ont paru à Mayeuce eu 1303;
Guillaïune Godin (1336) parait avoir prêché en beaucoup de pays : Ser-
mones jilures ab eo variis locis habiti. Les « conférences » de Michel du
Four «sur les saints» (1340) sont manuscrites; les sermons de Pierre de
la Palu (1342) ont été imprimés en 1491 sous le titre de Sennones de
Tempore et de Sanctia per nnnum ou Serniones thesauri novi. Les autres
sermonnaires cités plus haut, Bernard de Parentine (1342), Jean de Molins
(1349), Jacques de Tonnerre (1350), Guillaume Roman (1370), Jean de
Anet (1380), Vincent de Marvéjols et André (1390), nous ont laissé des
œuvres manuscrites, intitulées : Sennones de Tempore, de Sanclis per totum
annuni, de Advetitu, Sermones quadrariesimales, ('oncordanlix sermonum, Ser-
mones de vita ('hrhti, etc. — Quélif et Echard, t. l^r, p. 493-900. Voir
aussi l'énnuiération très-incomplète de ces prédicateurs et de leurs œuvres
dans le tome XXIV de VHisloire littéraire, p, 378.
1. XVading, Scriptores^ ordinis Minorum, p. 123, 267, 276.
348 l'éloqui^nce de la chaire.
dont lom rage est loin de valoir celui de Ouétifet Echard,
leur nombre égalerait presque celui des Dominicains que
nous venons de mentionner.
L'un des plus féconds parmi les Franciscains est, sans C(jn-
tredit, Piiilippe le Florentin, docteur en Sorbonne vers 1313,
auteur d'un (( Traité sui' Fart de composer des sermons et
des conférences; » il avait écrit, en outre, « des homélies
pour tous les jours de fête de l'année'. » Jean de Mirabelle,
théologien de la province d'Aquitaine, prêchait, vers 1340,
(( devant les clercs et devant le peuple, » Sermones ad
clerwn et ad popnlum; (iérard Odon, u le docteur moral, »
légat du pape Jean XXII, puis patriarche d'Antioche, est
auteur de Sermones de iempore; il était originaire du
Rouergue, et il mourut en 1349. Xous ne pouvons pas
omettre, dans cette nomenclature, (( les sermons très-sa-
vants, » Sermones eruditos, d'Arnold Royard, qui fut évêque
de Sarlat en 1330, ni les (( sermons dorés, » Sermones au-
reos, du théologien Pierre des Bœufs, confesseur de la reine,
ni le (( Jardin de la conscience', » qui a pour auteur l'angevin
Pierre d'Orbella. : ces deux derniers recueils ont été imprimés
à Lyon en li91 et à Paris en 1508 et lo:2l. Jean Duns Scot,
(( le docteur subtil, » mort en 1308, avait laissé deux recueils
manuscrits de sermons. De tempore et de sanctis; une autre
gloire de l'ordre, Raymond Lidle, mort en 1315, a^ail com-
posé, parmi l'immense variété de ses écrits, un « Art de la
prédication » et cinquante-deux sermons (( contre les incré-
dules^ » : tout notre regret, en constatant l'existence de
1. Tradatus seu melhodux componendi sermones seu collation en. Ms. —
Sermones pro diebus fesiis w: ferialibus totius anni. VVading, p. 293.
2. Sermones hortuli conscientùv.
3. Wadin;?, p. 201, 300. — L'Iiislorieii des ordres mineurs cite encore :
Nicolas de Lyra, mort à Paris en 1340, auteur de deux recueils de ser-
mons; Robert Massier, provincial de France, mort en 1331, auteur d'un
«Carême»; Thomas de Jiales, docteur en Sorbonne vers 1340, qui a com-
posé des Sermones dominicales; Vital du Four, de la province d'A(piitaine,
cardinal en 1312, auteur de sermons «sur les grandes ièles ; » Philippe le
Toulousain, qui vivait en 1344 et qui a laissé «un Carême,» avec des ser-
PRÉDICATEUnS DU .\I\"^ ET DU XV" SIÈCLES. 340
ces collections en Inlin, osl de rcnconlrcr de moins nom-
breux témoignages sur les sermons prononcés en français.
Voyons si les historiens contemporains ne nous fourniront
pas quelques indications.
Un manuscrit du xiv'= siècle contient, en latin, l'obserr
valion suivante : (( Le prêtre paroissial est tenu par les
cauons d'enseigner et de prêcher en langue maternelle, quatre
fois l'an , les sept demandes de l'Oraison dominicale, la
Salutation de Notre-Dame, les quatre articles de foi conte-
nus dans le Symbole, les dix commandements de l'Ancien
Testament, les sept péchés mortels, les sept vertus pre-
mières, les deux préceptes de l'Évangile, les sept sacrements
de l'Eglise, les excommunications canonicjues, en ajoutant ou
en retranchant selon l'inspiration de Dieu*. » Un recueil de
prônes ou de petites homélies françaises, composé à Cambrai
vers le milieu du siècle, est intitulé Li Enseignemens de l'âme;
ces discours sont suivis des Evangiles (( enromanciés au plus
près dou latin-. » Au collège de Cluny, selon les statuts de
Henri de Fautrières, élu en 1308, les élèves s'exerçaient tous
les quinze jours, après Pâques, à prêcher en français*. C'est
en prècliant dans la langue du peuple que s'était distingué
Guillaume de Charmont, mort en I3i9 évoque de Lisieux,
célèbre comme interprète de la parole de Dieu, vo'/n Dei
yrxco erjregim'*.
Nous trouvons dans Froissart l'analyse et la péroraison
dun sermon prêché aux Flamands par les Frères Mineurs,
la veille de la bataille de Rosebecque; voici ce fragment
ijelliqueux qui enllamma le courage des soldats de Phi-
mons « sur les Saints ;» le cardinal Fortanier, du diocèse de Caliors (1361),
dont les serinons roulent « sur la vie religieuse et sur la vie mondaine. »
Ainsi se complète la liste des prédicateurs français du xiv<> siècle, qui ont
appartenu aux Frères Mineurs. — Script, oni. Min., p. 110, 2G5, 294.
309, 3-24, 330.
1. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 374.
2. M., p. 375.
3. [iii/io(/(eca t7»()iiVic«)iSi.s (1614), in-fo, col. liifO.
4. Gallia christiana, t. Xt, col. 786.
350 l'Éloquence de la chaire.
lippe d'Arteveld : (( Bonnes gens, leur dirent ces Frères
pendant la messe qu'on célél)ra dans le camp en sept lieux
différents, ^ous figurez le peuple d'Israël, que le roi Pharaon
tint longtemps en servitude;; votre seigneur, le comte de
Flandre, est le roi d'Egypte, et vos ennemis avec lui sont en
grand'volonté de vous combattre, car ils admirent petit votre
puissance. Mais ne regardez pas à cela; Dieu, qui tout peut
et sçait et connoit, aura merci de vous. Et ne pensez point h
chose que vous ayez laissée derrière; car vous sçavez bien
qu'il n'y a nul recouvrer, si vous êtes déconfits. Défendez-
vous bien et vaillamment, et mourez, si mourir convient,
honorablement ; et ne vous esbahissez point si grant peuple
ist contre vous, car la victoire n'est pas au plus grant
nombre, mais \k où Dieu l'envoie et par sa grâce. Et trop de
fois on a vu, par les Machabéens et les Romains, que le petit
peuple de bonne volonté, qui se confioit en la grâce de Xostre-
Seigneur, déconfisoit le grant peuple fier et orgueilleux par
leur grant multitude. En celle querelle, vous avez bon droit
et juste cause par trop de raisons; si en devés estre plus har-
dis et mieulx confortés'. »
D'autres chroniqueurs ont conservé le souvenir du
succès obtenu par les prédications françaises du carme
l)reton Thomas Couette et du cordelier Ricliard. Sorti d'un
couvent de Rouen, Thomas Couette, qui vivait à la fin
du xiv" siècle et au commencement du siècle suivant,
(i régnoit, comme dit Monstrelet, es pays de Flandres, Ar-
tois, Cambrésis-; » il rassemblait des auditoires de quinze
k vingt mille personnes au pied du vaste échafaud, orné
de tentures, où il disait sa messe et prêchait. Quand d en-
trait aux (( bonnes villes, » monté sur un petit mulet, dont
les dévots arrachaient les poils comme relique sainte, et suivi
d'un groupe de religieux et de disciples marchant h pied, les
1. Froissai't, 1. H, cli. CLiv, p. 204. — Édit. Biichon.
2. Édil. (le la Société de l'Histoire de France (1S57), t. IV, I. II. cli. lui,
[1. 303.
PRÉDICATEURS DU XIV ET DU XV SIÈCLES. 351
nobles, les magistrats, allaifiU à sa rencontre, cl tenaient la
bride de son mulet jusqu'à l'hùtel (jui lui (Hait préparé. On
allumait de grands feux devant l'échal'aud du haut diKjuel il
tonnait, pendant des heures entières, sur « les vices et péchés
d'un chascun et pai' espécial du clergé : » elfrajées par
ses remontrances, les femmes jetaient au feu leurs « hauts
atours » et leurs parures, colliers, coiffures, cornettes, pen-
dants d'oreilles, robes trop ouvertes, manches traînantes,
étoffes d'or et de soie. Comme beaucoup d'orateurs de tous
les temps, Thomas Couette se rendait populaire, en invecti-
vant de préférence, en (( blasphémant, » dit Monstrelet, « par
espécial, » contre les riches, les nobles et le clergé '. Même
en plein moyen âge, le peuple avait ses llatteurs, jusque dans
l'Église. Plus d'un sermonnaire, surtout parmi les ordres
mendiants sans cesse mêlés à la foide, se plaisait à jouer le
rôle d'un tribun sacré - .
Le Frère Richard, cordelier, « sçavant à oraison, se-
meur de bonne doctrine, » produisait h Paris d'aussi sur-
prenants effets, en avril 1429, sous le règne de Charles VII.
Monté, comme Thomas Couette, sur une estrade adossée
« aux charniers des Innocents , <à l'endroit de la Danse Ma-
cabre, » il haranguait en plein air, pendant quatre heures
de suite, cinq à six mille personnes, et « les dix sermons qu'il
fit dans cette ville tournèrent plus le peu])le à dévocion que
tous les sermonneurs qui depuis cent ans avoient presché. »
Là, pareillement, les femmes sacrifièrent leurs atours sur les
places publiques ; les hommes jetèrent au feu leurs cartes, leurs
échiquiers el u aultres jeux de plaisance, » quilles, dés, tables,
billards : tout Paris pleurait, jeûnait, faisait pénitence ^
Dans la seconde moitié du xiv" siècle, les troubles du
1. Histoire litlénnre, t. XXIV, p. 379.
'2. Ce canne tiibun, enivré de ses succès, finit mal. Il eut l'imprudence
d'aller jusqu'à Rome prêcher contre le clergé et contre le pape. L'inqui-
sition le coudamna comme hérétique: «Il fut ars devant le peuple» en
l'an 1432. Monstrelet, ibkl.
3. Journal d'an iJoi/i/zcû/s de Paris, année 1429. — Collection Micluiud
(18a4j, t. m, p. 253.
3b2 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
royaume, en irritant les passions, en agitant les consciences,
donnèrent à l'éloqnence religieuse une ardeur, une puissance
nouvelles, mais en même temps l'entraînèrent à des excès
où elle compromit son caractère et sa mission. Elle grandit
dans le désordre et s'y pervertit. Les prédicateurs s'érigèrent
en orateurs politiques, se travestirent en démagogues; ils
dénoncèrent les vices de la cour, insultèrent les pouvoirs ; on
les vit pérorer, avec le cynisme de ces temps grossiers, dans
l'assemblée des États et dans les carrefours de Paris, excitant
les instincts de haine, de pillage et de sang qui fermentaient
au sein des foules, vendant au plus offrant leur scolastique fu-
ribonde et leur faconde éboulée, mettant la parole sainte aux
gages des Maillotins, des Écorcbeurs et des Anglais. Les
chroniques nous ont transmis les noms, les faits et gestes de
ces violents sermonnaires, Eustache de Pavilly, Jean Petit,
Ojurtecuisse et autres ; elles citent des fragments significatifs
de leurs diatribes ; il serait donc possible et il semblei'ait à
propos de décrire ici cette forme particulière de l'éloquence
religieuse du moyen âge. Mais, à notre avis, cette partie du
sujet sera mieux placée dans l'histoire générale de Y Elo-
quence politique à laquelle nous consacrerons le chapitre
suivant : Là reparaîtront ces agitateurs fanatiques et soldés
dont le tribunat a gouverné les masses parisiennes pendant
près de cinquante ans.
La longue querelle du schisme d'Occident qui, de 1378 à
1417, compliqua d'une révolution religieuse nos révolutions
intérieures, laissait du moins les prédicateurs sur un terrain
sacré et les passionnait pour des matières où leur voix pou-
vait se faire entendre avec une compétence incontestée.
Parmi ces controverses opiniâtres, nées du déchirement de
la chrétienté et d'une crise dangereuse de la foi*, nous choi-
d. M. L. Moland, dans un cliapitre de ses Origines littéraires de la France,
a résumé très-exactement toutes les péripéties de cette orageuse iiistoire;
il a parfaitement explique le rôle actif, bruyant, énergique, parfois séditieux,
toujours prépondérant, que l'Univeisité de Paris a Joué dans ces débals
sans cesse renaissants. — V. 18ii-2(!G.
LE SYNODt; FRANÇAIS DE 1406. 353
sirons un incidont parliciilicr, ]o synode de i i06, parce que
la théologie, conlrairenicnt à l'usage, y discuta en notre
langue, et que nous possédons le texte de ces discussions.
C'est un monument rare du français qui se parlait dans
l'Université de Paris sous (Charles VF. La question posée
au concile était cell(;-ci : Fallait-il retirer ou conserver au
pape Benoît XIII la collation des hénéPiccs de l'Eglise d((
France? En supprimant les droits pécuniaires qu'il percevait
dans le royaume, on espérait le contraindre à se démettre de
la tiare et à laisser le cliam|) libre pour une élection (jui
pouvait terminer le schisme; mais déposséder le pape et
soustraire l'Église gallicane à son obéissance était un acte
grave, et les esprits sages reculaient devant la hardiesse
d'une telle résolution.
Le concile se réunit, le jour de la Toussaint 1406, dans la
petite salle du Palais, sur la Seine; il fut présidé, en l'ab-
sence du roi, par le dauphin, duc de Guyenne, enfant d'une
dizaine d'années, qu'entouraient les seigneurs du conseil, les
ducs de Berri, de Bourbon, le roi de Sicile, le roi de Navarre
et le comte d'Alençon. L'élite de l'Église et de l'Université de
Paris était représentée au synode; on y comptait quarante
évoques ou arclievèques, entre autres l'archevêque de Tours,
l'évèque de Cambrai, Pierre d'Ailly, le patriarche d'Alexan-
drie, l'archevêque de Reims; les a])])és, les doyens, les doc-
teurs étaient au nombre de plus de trois cents. Deux opinions
opposées, sur c( la restitution et sur la soustraction d'obéis-
sance, » furent soutenues avec vigueur : l'Université, forte
de l'appui du Parlement, défendit la tliése de l'indépendance
et traita, sans respect la personne du pape, tandis que la ma-
jorité des évêques et des abbés manifesta des dispositions
1. Ms. de Saint-Viclor, n» 266, Bibliothèque Nationale. — M. L. Moland a
donné une analyse fort étendue de ce manuscrit qui, d'ailleurs, a été im-
primé en 17l8 dans VHidoire Ou concile de Constance, par Bourgeois du
Cliastenet. On pourra consulter cet ouvrage inscrit à la Bibliothèque Natio-
nale sous le n» 1742. Il donne le texte même du manuscrit; M. Moland
dans la plupart de ses citations l'a rajeuni.
23
3o4 L'ÉLOnrENCE DE LA CHAIRE.
conciUanlcs. Le désaccord entre les emportements de Paris
et l'esprit calme de la jjrovince ne date pas d'aujom>d'lmi.
Ce qui nous frappe d'abord, c'est la répugnance et la dif-
ficulté qu'éprouvent certains de ces docteurs à parler fran-
çais ; ils s'excusent de leur embarras ; les mots ne leur vien-
nent pas, disent-ils; avec cela ils sont u enrhumés, » — ou
était en novembre ; — tout irait beaucoup mieux , et leur
éloquence coulerait de source, s'ils discutaient en latin ^ La
fiicilité, pourtant, ne leur manque pas, principalement aux
Parisiens, mais le goût, le sentiment des convenances, la pré-
cision et la fermeté de l'expression leur font absolument dé-
faut. Le discours d'ouverture prononcé par m;iître Pierre aux
Bœufs, cordelier, docteur en tliéologie de la Faciûté de Paris,
roule tout entier sur une comparaison allégorique entre les
trouilles du schisme et le cercle de /lalo, qu'on voit parfois
cerner le soleil, comme un présage de pluie et de tempête.
Jean Petit, docteur de la même Facidté, orateur applaudi du
parti violent, chef de la démocratie cléricale, est tour à tour
emphatique et trivial-, aggressif et railleur contre le pape,
bassement adulateur envers les deux puissances du jour, les
seigneurs et l'Université; il égaie d'anecdotes et de mots
pour rire l'épineuse aridité de ses démonstrations scola-
stiques. Rappelant les promesses faites par Benoît XIII avant
son élection et trop tôt démenties, il cite Jason, qui dédaigna
Médée une fois qu'il eût été mis par elle en possession de la
Toison d'or : <( L'on puet bien dire de luy comme de celuy
({ui se associa avec Médée, afin qu'il pût avoir vcllus aureum,
dont elle avoit la garde. 11 feignoit aimer tant Médée qu'il
1. Exoi'dc du discours de Pierre I-eroy, abbé du Mont-S:iint-MicheI, le
plus fort canonisle du royaume: «Je suis tout indisposé et tout enreuiné,
et ne puis pas bien parler, espécialement en français. » — Exorde de Pierre
d'Ailly, évê^pie de Cambrai: «Je me vois tout travaillé de reume, je n'ai
pas faconde à mon plaisir. »
2. « Aucuns pourroicnt gloser sur ma inanièi'C de dire, que je le dirois
par haine et trop chaudement; mais pour Dieu, ayés moi pour excusé, car
chascun a su manière, et (piant est de moy, je suis rude et parle hastive-
ment et chaudement, m si iralux nssan... »
LF> SYNODI' FRAXTAIS DE 140G. 355
seinl)loit qu'il no nimast autre cosc, uiais quand il ousl tant
fait qu'il eust eu devers luy vellus aurexmi, il ne étoit riens
qu'il haïst comme Médée. Aussi pareillement BéncdicL looit
tant cession^ ^ aflin (jn'il [uist avoir vellus aureum , celle
cappe roiijie. »
IN'iidaiil (jiie Jean Pclil pai'lail, ses ])arlisans, fort nom-
breux dans l'auditoire, Texcitaient, le soutenaient (;t lui
soufilaieul des arguments. Avec la présence d'esprit d'un
disputeur aguerri aux lulles des controverses pidjliques,
Jean Petit s'interrompait, recueillant les moyens nouveaux
qu'on lui sugnérait, et renforçant sa thèse de toutes ces
raisons et citations impro\isées. c( L'on parle à moi cy par
derrière ; celui-Là a graut peur que je ne le oublie. J'avais
intention de le dire ailleurs, mais ])our lui complaire je le di-
rai maintenant. » Ce qu'il n'oublie pas, surtout, c'est de flat-
ter le [)euple universitaire, (( les bacheliers crottés » de la
facult('' des arts, comme il les appelle : dans les élections, à
l'école, dans la rue, ils ont le nombre, c'est-à-dire la force ;
ils donnent <( les bénéfices )) et la réputation. Aussi les élève-
t-il au-dessus des docteurs. <( Le bonnet, dit-il, n'ameine pas
de science. En pauvreté croit le savoir plutôt qu'en richesse.
11 y en a parmi eux et de moidt crottés qui sont très suffi-
sants et bons clercs. ]1 y a des bacheliers cursoires- cà qui je
m'en vais, (jiiand j'ai aucune; chose à faire, qui y voient [)ar
aventure plus cler que beaucoup d'autres qui ont bien grant
nom. )) C(; sont de ces traits-là qu'il faut savoir trouver, en
lem[)s et lieu, quand on a quel([ue souci de sa popularité.
Un incident, qui aurait pu tourner au tragique, émut l'as-
semblée et fit scandale. Le chef des partisans du pape,
1. Il avait pniuiis de chln la place, de se démettre, si l'Église le de-
Eiandait, pour faciliter les moyens de terminer le schisme.
2. I^es bacheliers cnruoires étaient en quelque sorte des lépétiteurs
attachés k la Faculté de Théologie et chargés d'expliquer les leçons des
professeurs. — Voir Ducango, ciir.sores baccularii ; cirsor, id est, qui cur-
suM cTidicnt, celui qui éclaircil et développe le cours du professeur. C'est
ce que nous appelons, aujourd'hui, dans nos Facultés des lettres et des
sciences, des mailres de conférences.
336 L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
maître Guillaume Fillastre, doyen du chapitre de l'église de
Reims, emporté par la clialeur de ses convictions, rabaissa
l'autorité royale et, dans une citation malheureuse eut l'air
de comparer Charles YI aux rois d'Israël frappés par la
colère céleste. Des murmures couvrirent sa voix; certains
seigneurs voulaient porter la main sur lui, et le chancelier
de France s'apprcMait à ro(|U(''rir des poursuites criminelles
contre l'orateur et sa harangue : l'imprudent doyen para le
coup en se rétractant et en s'humiliant. Je ne suis, dit-il,
qu'un provincial; la pensée, chez moi, vaut mieux que l'ex-
pression. (( Sire, je viens à votre clémence; je suy un povre
homme, qui ay esté nourri es champs; je suy rude de ma.
nature, je n'ay pas demeuré avecque les rois, ne a"\ecque les
seigneurs, par quoy je sache la manière et le style de parh^r
en leur présence. »
f)n cite force anecdotes, on raconte longuement nombre
de petits faits particidiers dans ces graves discussions, soit
pour appuyer les raisonnements, soit pour réveiller l'atten-
tion. Le sérieux de nos docteurs se déride volontiers. A ces
liabitudes familières reconnaissons la méthode des prédica-
teurs du xm*^ siècle, l'emploi fréquent des exemples, récom-
mandé par les rhétoriques sacrées et justifié par des succès
éclatants. Dans cette variété de récits épisodiques et d'his-
toires plaisantes, nous choisirons le trait suivant, l'un des
plus courts ; c'est encore une aUusion k la changeante con-
duite du pape Benoît XIII et k l'infidélité de ses promesses :
(( Il y avoit un moine en un moustier qui faisoit si fort le
religieux, que merveille; il jeùnoit trois fois la semaine, il
n'y faifiit jamais. Advint qu'il fat éleu abbé, il ne jeûna plus.
L'on ly demanda : Sire, vous soûliez jeûner, vous en avés
tost oubli(' vostre coutume. Il répondist qu'il faisoit alors la
vigile de la feste où il étoit maintenant. » L'érudition pro-
fane se mêle assez gauchement à cette théologie et y fait
montre du pédantisme na'if et crédide qui caractérise le
moyen âge, mais elle a le mérite de ne pas se prodiguer;
nous sommes encore loin de la science Ijavarde et ampoidée
JI:AN' de VAUIilNNES. 357
(Iti wr sit-'t-lc. Liiii (les oi'alcurs a\;incc comme un fait cci'-
lain, commo une assertion in(liil)ilal)le, que (( Jules (^'sar
amena ri'nivei'sib'' d'Atlièiies à Home, et que Cliai-lema^iie
l'amena de Home en France. » Telle est la généalogie que so
ral)i'i(|uait rUni\('i'sil('' (kn'aris en liOO.
Ce concile fit grand bruit', mais il eut peu d'effet. La
victoire rem[)oi'l(''e par le |)ai'ii extrême, hostile au pape, lut
trop disputée [)oin' produire de graves conséquences. Les opi-
nions opposées contiiuièrent de se tenir en échec; on resta
dans une agitation fié\ reuse et impuissante jusqu'au jouroii,
le 8 novembre liI7, l'énergique décision du concile œcumé-
nique de Constance rétablit l'unité en proclamant Martin ^',
qui fut reconnu de toute l'Europe chri'tienne. Parmi les
plus déterminés champions de l'Université, dans sa lutte
contre les papes, l'histoire du xiy° siècle cite un prédicateur
d'un caractère étrange, lionnne austère, véritable ascète, mais
'orgueilleux, violent, plein d'instincts de révolte que le trouble
de ces temps surexcitait, et (pii finalement périt dans les ca-
chots de Saint-Maur sous le coup des censures ecclésiastiques.
Ce sermonnaire, figure originale entre toutes, est Jean de Va-
rennes, dont les harangues soulevèrent une sorte de jacquerie
religieuse au hameau de Saint-Lié, à peu de distance de
Reims, en L303. Docteur en décret de l'Université de Paris,
auditeur d(» rote et chapelain (h. la chapelle apostolique,
pourvu de riches bénéfices qui lui valaient plus de quinze
cents écus d'or par an, Jean de Varennes quitta un beau Joui-
ces dignités avec tous leui's aAantages, et retournant en
Ciiampagne, où il ét.-iit in", il se construisit une cellule d.nis
la banlieue de Reims poui' } Ni\ re en ermite.
1. Liio la chronique de Jean Jiivéïial des l'isiiii, à l'année 140G. Micliaiul
et Poiijoulat, t. II, p. 442. — Lire aussi le Religieux de Saint-Denis. Chio-
nique de Charles VI, t. 111, 1. XXVII, p. 471. Les discours prononcés
dans le synode de 140G nous ont été conservés, comme beaucoup de
sermons, par un sténographe. Dans un endroit du texte on lit cet avertis-
sement du scribe qui était chargé de recueillir le? paroles des orateurs:
«Ma plume faut (déficit) icy; je n"ay pas bien entendu; suppléés par ce
(jui ensuivra. »
3;J8 L'ÉLOQUKXCE DE LA CHAIRE.
Cette fuite au désert, ce renoncement généreux, pareil
aux plus beaux traits des siècles héroïques de l'Église, le
spectacle de ses austérités frappèrent vivement le peuple
des campagnes : on accourait en foule sur le mont Saint-
Lié, où s'élevait sa celliûe, et lui, marchant, une croix à
la main, au devant de ces multitudes, il leur parlait avec
véhémence des malheurs du temps présent. 11 attaquait
les papes qui s'obstinaient à perpétuer le schisme en refu-
sant d'abdiquer, il les déclarait indignes et déchus, pro-
clamait la vacance du Saint-Siège, et disait aux masses
qu'il n'y avait plus d'autre pape que Jésus-Christ : (( Bonnes
gens, ne vous déconfortez pas, car de pape ne poons faillir;
le doiûx Jhésus est nostre vra}' pape et chief de l'Église, et
la très doulce vierge Marie, dame et maîtresse de tout le
monde, fait le métier de papesse. » Prenant h partie Be-
noît XIII, cet iuébranlaljle adversaire de l'Université, il s'é-
cria un jour dans son exaltation : « Par ma conscience, j'y
perdrai la vie ou je le mettrai dehors! » Ses invectives n'é-
pargnaient pas plus le clergé que le Saint-Siège. (( Tous les
mahieurs du monde, disait-il, viennent des ecclésiastiques. »
Il tonnait contre les prélats concussionnaires, simoniaques,
usuriers ; il encourageait le peuple à résister aux arrêts de la
justice épiscopale et h se souvenir qu'il avait pour lui le nom-
bre, c'est-à-dire la force. (( Ceulx de Reims m'ont promis
par un chevalier, par un docteur et par trois eschevins que
d'ores en avant on vous fera justice ; les curez seront desma-
riez, et les ordres Mendiants prescheront vérité. Mais s'ils ne
le font, venez à moi; je crierai si hault, que le ciel et la terre
l'oïront. Vous ne serez plus robez, rongez, ni pillez, et si il y
en a encore aucuns qui le soient, venez cà moy, et je y met-
tray remède, n
Les masses po|)ulaires, ([ui ont Idujoui's aimé à entendre
la satire de ce qui est riche ou puissant, applaudissaient à
ces diatribes et les ri'pi'taient (piand il avait fini de parler. Il
leur avait dit dans un sermon : u Vous êtes jjIus nombreux
qu'eux, et s'ils vous euNoicnl [treiidre dans vos maisons, fer-
ji:an de yari:xnes. 339
nipz voli'c porte; s'ils la l)ris('nt, vous saurez que faire. Cou-
tr(! ces loups dévorants il faut crier : Au loup! au loup! lui-
harj ! vies bonnes gens, ans ieus, ans /eus! Ouand (ju crie aux
loups, ils s'enfuient et laissent leur jjroie. » L'auditoire se
mit à crier : « I/n/ia// / ans Ieus, ans leus^. » Un eou[) de vi-
gueur supprima cette agitation locale. L'archevêque de Heims,
fort malti'aité dans les prédications de Saint-Lié, se plaignit
au roi : sur l'ordre de la cour, le haiUi de Vei'mandois enleva
un malin Jean de Varennes dans sa cellule et le conduisit au
château de Reims, d'où on le transféra dans les prisons de
Saint-Maur. Personne ne réclama; les amis du prédicateur,
se Jugeant coni[)romis par de tels excès, ra])andoimèi'enl-.
Le contraste est grand entre cet énergumène et le sage ora-
teur qui consacra son éloquence, savante et populaire tout
ensemble, à pacifier les esprits, à rétablir, par la charité et
le patriotisme, l'union si profondément trouldée dans l'Kglise
et dans l'État. Gerson est le contemporain de Jean de Va-
rennes, de Jean Petit, des fongueux controversistes de 1406,
et des sermonnaires politiques dont il sera question plus loin :
lui aussi s'est insjiiré du spectacle des souffrances qui travail-
laient une société en dissolution; lui aussi est l'interprète
énergi(jue et sincère du sentiment public en ces jours néfas-
tes, où la honte égale le malheur; mais il domine le tumiUte
et le péril de toute la hauteur d'une âme vraiment chrétienne,
d'une raison intrépide, et d'un noJjle talent. Ses sermons
reproduisent les formes les plus variées du discours sacré,
tel qu'il florissait alors ; le moment est venu de consacrer
une étude spéciale à r(envre de ce prédicateur éminent et d'y
chercher la plus belle et la plus complète expression du génie
1. Ces détails sont extraits de l'interrogatoire que Jeun de Varennes
subit dans sa prison. Les questions et les réponses sont eu latin, mais
plusieurs chefs d'accus.-Uion sont insérés en français dans ce texte latin. —
Gerson, 1. 1", p. 906-927. — Voir aussi Histoire Ùtti-raire, t. XXIV, p. ilô.
Moland, Orifiinea lillcrairex, p. 200-204.
2. On a de Jelian de Varennes un traité manuscrit en français inlituic:
« l'ne vraije mcdcciiie à Vùme m l'arlide rk la mort. » \iUi\. Nat., mss. n» 1793.
360 L'ÉLOQL^ENCE Uli LA CHAIRE.
oraloii'c qui ait paru dans la cliaii'e française 'sous le ti'islc
règne de Charles Yl.
§ n
Les sermons français de Gerson, imprimés ou [manuscrits.
Comme la plupart des prédicateurs du moyen âge, Gerson
a composé deux sortes de sermons ; il prêchait en latin de-
vant les clercs, et en français devant le peuple. Ses sermons
latins, plus forts de doctrine, plus méthodiques, prononcés
au collège de Navarre, en Sorbonne, dans les assemblées de
l'Église de France, et dans les conciles, ont été recueillis avec
soin et de bonne heure imprimés ' ; un moindre intérêt s'est
attaché à ses homélies françaises, et celles qu'une traduction
latine n'a pas défigurées sont encore ensevelies dans nos col-
lections manuscrites. La prédication française de Gerson
comprend deux époques distinctes : pendant la première, il
prêcha devant la cour des sermons qui n'étaient pas exempts
de recherche; un peu plus tard, nomuK' à la cure de Saint-
Jean-en-Grève, il composa, pour ses paroissiens, des instruc-
tions véritablement populaires, oii se remarque un ton de
simplicité et d'abandon qui convient bien aux épanchements
de la charité pastorale.
La première époque s'étend de L'389 à 1397. Gerson avait
alors vingt-six ans et professait les sciences sacrées au col-
lège d(^ Navarre, a côté de Gérard Macliet, Pierre de Nogent,
et Nicolas df; Clamenges^. Né en L3G3, dans les environs de
1. Voici le jii.noiiieiil porté sur les sermons latins de (jcrson par M. l'al)i)é
Bourrel, aujourd'hui évêque de Rodez, dans sa thèse sur ce prédicateur :
« Les sermons latins de Gerson olfrent un des modèles les plus complets
du genre scolastique. Moins simples dans leur conception et moins na'ifs
dans leur forme que ses sermons iranrais, ou y trouve beaucoup de théo-
logie, des raisonnements serrés et cet art niélliodiquc d'exposition qui
régnait depuis saint Thomas.» P. 14.
2. Ellies Dupin, Gersonii Opéra, t. 1"^. — Bibliothèque ecclésiastique
(lGt)8), t. XXIIf. — Launoy, Histoire du collège de I^avarre, 2^ partie. —
Ilerman Vonder-Hart, Concile de Constance, t. I<^'', 4" (larlio, p. 20.
Li:S SERMONS FliAXTAIS DK GERSON. 3G1
Hr-tlicl, iiii ^ illaf^c (le (Ici'son^ doiil il jti'il le nom sui\iiiit
un iis;ii;(' t'n''([U('iil parmi les iioiniiics (riHudc au uio^cu Age,
Joau Cliaiiicr (Hait culiv conimc l)Oui'si('r, à quatorze ans, au
collège de Navarre ; il sui\ it les leçons de Gilles Deschamps et
du célM)re Pierre d'Ailly-, et prit successivement les grades
de maître os arts, licencié et docteur. Sa réputation nais-
sante lui gagna la faveur de Pliili|)pe le JJoii, duc d(^ liour-
gogne, qui aimait les gens de mérite et qui lui donna, pour
l'aider à subsister cà Paris, un logement dans son hôtel et un
Ijénéfice dans le comté de Flandre. Le crédit de ce même
protecteur lui valut le titre de chancelier de l'Université et
l'honneur de prêcher h l'église Saint-Paul, en présence de la
cour. A cette période de sa vie se rapporte une partie de ses
sermons français sur les Mystères et de ses Panégyriques
des saints. On reconnaît aussi, à certaines allusions poli-
tiques, h quelques dates pr(''cises donn(''es par le prédicateur,
que les sermons de rEpiplianie, de la Chandeleui-, de l'Annon-
ciation et de la Toussaint, un de ceuv de Noël, de Pâques,
de la Pentecôte, et les deux derniers sur les Morts, ont été pro-
noncés vers le même tenq)s. En 1397, inquiet des intrigues et
des tracasseries auxquelles il se voyait en butte, effrayé des dé-
sordres croissants dont il était à la cour l'impuissant témoin,
il résigna, sinon le titre, au moins les fonctions de chancelier,
avec celles de professeur à Navarre et de prédicateur du roi, et
se retira en Flandre, dans son bénéfice. Un manuscrit con-
servé aux archives de Bruges le désigne comme doyen du cha-
pitre de Saint-Donat et comme clief d'une dépntalion envoyée
parles chanoines, en octobre 1397, à Philippe de Bourgogne,
pour soumettre à l'approbation de ce duc le choix d'un nouveau
prévôt^. Son séjour en Flandre dura trois ou quatre ans.
Ilevenu à Paris dans les premièr(is années du xv" siècle^
1. Ce village n'existe plus.
2. Pierre d'Ailly, né à Conipièçrne en 1330, était alors graiid-niaitre du
collège de iNavarre. 11 fut plus tard évêquc de Cambrai, confesseur du roi
Charles VII, cardinal en 1411 et légat d'Avignon sous le pape Martin V.
Il mourut en 1420.
3. Ms. 387. — Voir Tliomassy, Gerson et le sc/usme d'Occident, p. 3-29.
362 L'ÉI.OnUlîNCE DE LA CHAIRE.
il remonta en cliairc, et sans drscrk'i' ajjsoluincnt les (''giiscs
célèlM'es et les auditoh-es illnstres, Saint-Panl, Xolre-Dame,
Saint-Séverin, Saiiit-Anloine, il consacra son éloquence à
évangéliser les artisans et les bourgeois qui habitaient en
très-grand nombre l'importanle paroisse de Saint-Jean-en-
Grève, dont il était le cui'é. Dès son arrivée parmi eux, il se
traça, un ])lan d'instructions sur les devoirs les plus essentiels
de la vie chrédieinie; il le d('veloppa principalement pendant
les Avents et les Carêmes, en ajant soin d'approprier son
langage à lintelligence des plus faililes, en s'attacbant de
préférence à réformer les mœurs, à combatti-e les habitudes
vicieuses, h régler la pratique des plus nécessaires vertus ^
La |)rédication populaire de Gerson finit en lili.
Dans les derniers mois de cette même année, il partit pour
le concile de Constance, où il devait siéger en qualité d'am-
bassadeur du roi, de représentant de l'église de Sens et de
délégué de l'Université de Paris. Malgré l'éclat qu'il répandit
sur l'Église de France dans cette assemblée, il n'osa pas revenir
dans sa patrie lorsque le concile eut terminé ses travaux : il
craignit la rancune de Jean sans Peur, dont il avait fait con-
damner l'avocat, Jean Petit, et il ne revit plus ni ses parois-
siens, ni les docteurs, ses émules et ses admirateurs, ni les
cluiires de Paris, où le souvenir de son éloquence vivait encore.
Il erra pendant quelque temps dans les montagnes de la Ba-
vière; puis le duc de Bourgogne ayant péri, en l'ilO, dans
l'emlniscade du pont de Montereau, l'exilé passa la frontière
de France et vint finir sa vie à Lyon, au couvent des Céles-
lins, dirigé par l'un de ses frères. Ce qui lui restait de forces
fut employé à catéchiser les petits enfants, h écrire des
livres ascétiques ; il mourut en 1 429, l'année même où Jeanne
d'Arc délivrait Orli-aiis, battait les Anglais à l'atay, faisait
sacrer le roi et sauviiit la France^.
1. Mss. (le la nil)liollièqiic Nationale, n» 518, fonds Saint-Victor. —
Mss. de la liililinlhoiuc de Tours, n» 303.
2. Ellies Dupin, Oitcm Gcrsunii, t. I^"", p. 3(5. — Édil. de 1514, t. IV (lin).
— Abbé Bourret, p. 24.
Li:S SEIiMOXS FRANr.US Dl': OKRSON. .'103
Av.'inl (le (•;ii';icl(''i'is('i' ri'l(i(|ti('iic(' de (ici'soii, disdiis cnin-
ment le texte de ses sei'inons en langue IVaiiraisc sVst con-
servé et dans quel état il nous est parvenu. Ces sermons ont
d'abord été recueillis comme l'étaient à celte époque la jilu-
part d<'s productions de la cluiire chrétienne, c"(^st-à-dire par
de zélés disciples qui les li'nnscrivaient ou les analys;iienl
d'après des noies prises, ;ui [lied delà chaire même, [«'udanl
que l'ora leur parhiil'. (Juel(|ues-uns, ceiM'udanl, nohunnient
ceux qui furent pi"ècli(''s à la cour, a\ aient été rédigés d'avance
avec soin de la main du prédicateur. En li83 parut à Co-
logne la première édition complète des œuvres de Gerson;
le quatrième volumi! contient des sermons latins, sans
aucun sermon français-. Une seconde édition, publiée à
Strasbourg en 1188, par le théologien prédicateur Jean
Geiler, reproduite à Bàlc en 1 189, à Strasbourg même en
1494, ne mentionne pas davantage la prédication populaire
du chancelier, bien que cette seconde publication se soit en-
richie d'un certain nombre de discours éci'its en latin.
Vers ce même tenqjs, de nouvelles recherches ayant fait dé-
couvrir dans les bibliothèques des collèges de Paris i)lusieurs
ouvrages manuscrits de Gerson, à savoir, des Traités de con-
troverse religieuse et des opuscules de piéti', une bonne partie
des sermons français, inconnus ou négligés jusque-là, se
trouvèrent mêlés à celte découNei'le et signalés à l'attention
pidjlique. Vw troisième éditeur, Jacques Wimpheling, ami
de Geiler, forma de ces récentes acquisitions un volume sup-
plémentaire qu'on imprima à Strasbourg en l.j():2; mais
comme il travaillait pour des savants et pour des Allemands,
il eut l'idix', conforme d'ailleurs cà l'usage établi, de faire
traduire en latin le texte français des sermons : c'est la ver-
sion latine qu'il publia, et non l'original. Yoil.à sous quelle
1. Édition de 1502. Tome Ht, prûl.fjux, p. 898. (Reprodiiile par Kllies
Diipin, 170G.)
i. Deux ou trois sermons français y sont mentionnés seulement par leur
texte dans un index général à la fin du I" volume. — Édition de Jean
Ivoellioell, Bibliolliècpie de Tours, n" 1:57, incunables.
3C'i- L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
iorine parurent, pour la première fois, les sermons populaires
de Gerson, deux exceptés, qui furent do bonne heure impri-
més en français et tirés à part, l'un sur la Passion, et l'au-
tre sur la Proposition adressée au roi en l'tUo ^
Pendant deux siècles, rien d'essentiel ne fut changé dans
la puljKcation des œuvres de Gerson. Les éditeurs qui se
succédèrent suivirent le plan de leurs devanciers ; la version
latine des sermons français, dont l'auteur était un théologien
du nom de Jean Brisgaw, allemand élevé à Paris, fut con-
stamment reproduite-. En 1706, l'auteur de la Bibliothèque
universelle des écinvains ecclésiastiques^^ le docteur jansé-
niste, EUies Dupin, entreprit de corriger et de refondre, en
cinq volumes in-folio, les précédentes éditions de Gerson;
cette pulilicalion, qui parut à Amsterdam avec l'estampille
d'Anvers*, a pour nous un mérite et un défaut : elle mêle à
tort les sermons prononcés en latin a^ ec les sermons français
traduits par Jean Brisgaw, bien que cette confusion n'existât
pas auparavant, mais, en revanche, elle contient six nouveaux
sermons français découverts dans un manuscrit de Saint-
Yictor% et elle les donne dans le texte originale Les dis
cours traduits par Brisgaw étaient au nombre de cinquante-
trois ; en y ajoutant les deux sermons pidjliés en français dès
le xv!*" siècle, les six sermons découverts par Dupin et trois
autres qui sont encore inédits, on arrive à un total de
soixante-quatre discours sacrés, rédigés en français, dont
1. Ces deux publications remontent aux premières années du xvi« siècle,
1500 et 1307, plus haut, peut-être. La première a pour titre: Contem-
plations historiées Je la Passion (Antoine Vérard). — Bibliothrque Nationuh:,
n» D5730.
2. Voir les éditions de 1314 (Strasbourg), 1313 (Paris), 1318 (Bâle),
1321 (Paris). Au xyu^^ siècle, on ne signale que l'édition de KiOG donnée
par le docteur gallican Edmond Richer. — Ces différentes éditions se trou-
vent dans la IJibliotlièipie de Tours.
3. Six volumes in-S» (lOSG).
4. Joannis Gersonii Opéra omnia, novo ordinc digesla, et in V tonios
distributa, etc. Antwerpia', .MDCCVL — Dupin, né en UioT, mourut exilé
et persécuté en 1719.
5. .Mss. n« 138.
(i. T. 111, col. 1381. — T. IV, col. 5G3.
Li:S SKllMOXS TRANTAIS Di: OERSON. 30o
(Joi'snn est riuilcur. UcinîtrqiKJiis k'i que tous ces discoui's,
même cpu\ ([uc 1(^ Iraducleur a. Iravcslis, nous les possédons
manuscrils dans 1(^ texte original; il nous est possiJjle de
confronter ce texte avec la traduction. Beaucoup de ces ma-
nuscrits, provenant du collège de Navarre et du couxcnl de
Saint-Victoi', sont à la Bibliothèque Nationale*; une autre
série, fort curieuse, existe cà la bibliothèque de Tours-. Un
neveu du chancelier, Thomas de (lerson, habita cette ville; il
y était grand chantre de l'abbaye de Saint-Martin: selon toute
apparence, il mit ses soins à faire transcrire les ouvrages
d'un oncle illustn; dont la gloire rejaillissait en partie sur
lui. Telle est la double source où pourrait aujourd'hui puiser
un éditeur intelligent des œuvres françaises de Gerson '■'.
Ces textes sont d'autant plus précieux que les docu-
ments du même genre s'offrent à nous plus rarement dans la
période qui en ce moment nous occupe. En lisant ces ser-
mons, on peut se représenter l'état général de l'éloquence
sacrée au x:v'' siècle, se former une idée assez josie des qua-
lités et des défauts qu' régnaient alors dans la rliaire: on peut
mesurer la différence qui existe entre les œuvres oratoires de
l'an 1400 et celles du temps où florissail Maurice de Si'lly :
une semblable comparaison mettrait en regard le sîyle de
Gerson et celui des sermonnaires contemporains de Louis \1
ou de François l". C'est ainsi que, grâce à ce solide point de
repère, malgré certaines lacunes déjà signalées par nous dans
l'intervalle de ces deux derniers siècles, il devient facile d'aji-
précierles changements survenus, les progrès accomplis depuis
les origines du sermon français jusqu'à la fin du moyen âge.
1. Nos 515^ tji7, 518, 556, 284, 280, 287, 774, 7298, 7326, 7272, 7282,
8188. — M. l'alilié Bonnet a décrit ces manuscrits et donné le titre exact
des sermons qu'ils contiennent, p. 34-f>l.
2. N"* 303, 90. 65. — Abbé Dourret, p. 63-66.
3. Un certain nombre d'ouvrages didactiques du chancelier, êciits en
français, sont encore inédits et pourraient être l'objet d'une pub'icalion
spéciale ; par exemple, la Mendicité spirituelle, la Doctrine du chant du cuir
(Dialogue), VETjiosition de la foy pour le simple peuple, VÉguillon d'amour,
la Montagne de contemplacion, etc.
306 l'Éloquence de la chaire.
Ces discours sont composés sur le mémo plan, d'après la
môme méthode que les sermons du xni'= siècle ; nous y trou-
vons ces parties essentielles de l'œuvre oratoire, empruntées
par l'Église à l'antiquité profane et accommodi'es par elle au
génie de son enseignement, l'exorde, la division, les preuves
intrinsèques et les arguments extrinsèques, le dogme, la mo-
rale, l'histoire, le syllogisme, l'exemple, le résumé et la péro-
raison. Gerson divise simplement, brièvement sa matière,
lorsqu'il parle au peuple ; d'ordinaire, deux points lui suffi-
sent, il va quelquefois jusqu'à trois, rarement au delà. Voici
quelques-unes de ses divisions. Un jour de Noël, il montre
que la naissance du Christ a servi à glorifier Dieu et à paci-
fier la terre; un jour d'Epiphanie, prêchant sur les obliga-
tions imposées à la royauté, il examine successivement les
devoirs du prince envers soi-même, envers ses sujets, envers
l'Église. Un autre texte, Begnum cœlorum vim patitur, lui
suggère un triple développement : le courage des martyrs, la
science des docteurs, la ^ertu des saints, ont assuré la défaite
du monde et la victoire du Christ. Dans le corps du discours,
l'éloquence de Gerson est moins naturelle, moins facile,
moins animée que celle des sermonnaires de la bonne époque
du xni^ siècle : les preuves dites intrinsèques, tirées de la
théologie, les points de doctrine savamment établis rap-
pellent trop souvent la méthode scolastique ; l'explication est
minutieuse, la discussion pesante, l'allure guindée et com-
passée ; le docteur alourdit et refroidit l'orateur.
Gerson fait de larges emprunts aux maximes des Pères, à
l'Écrilure, à la Vie des saints, à l'histoire profane et àla légende
sacrée; les preuves extrinsèques, chez lui, sont abondantes et
témoignent d'une vaste érudition. Que ce savoir, bien souvent,
manque de goût el de critique, il est presque inutile de le
remarquer ici : Ju{>iler, Mini'r\c et Mercure marchent trop
fréquemment à côté de Moïse, du Christ et de sa mère; Aris-
tote, Cicéron, Stace, Juvénal viennent mal à propos prêter
leurs lumières à saint Augustin et aux docteurs de l'Église;
le Digeste, par une intervention inattendue, est appelé à
LKS SKRMONS FRANÇAIS DE GKRSON. 307
corrificr les dt'cisions des conciles. Ce mauvais goùl clail
ubligaloirc; (mi irévilail le rcproclic (rignurancc qu'à la con-
dition de sacrifier aux ridicules du pédantisrne à la mode.
Gerson cite quehfuel'ois des vers IVaiiÇiiis; il fait allusion aux
romanciers cl aux Jon<;leurs [topidaires; mais ces di,i;ressions
sont courtes et sans trivialités'. Un autre défaul, qu'il tient
aussi de son temi)s, est l'abus de l'allég-orie. Des sermons
entiers se développent sous cette forme : on dirait des Mo-
ralités sacrées. Les vices et les vertus personnifiés se trans-
forment en chevaliers, en « damoiselles; » l'oraison est la
(( chambrière » del'àme; celle-ci devient un temple qui a
pour autel « la volonté; » sur cet autel on fait <( sacrifices et
oblations de bonnes ou mauvaises affections. » Le bon curé
de ce temple est le Saint-Esprit; notre âme en est la parois-
sienne; le chapelain est la raison (jui gouverne (( sa parois-
sienne; » les cloches sont les bonnes inspii'ations que le Saint-
Esprit fait sonner (( au plus haut lieu du temple-. » Voilà
les « sermons étudiés, d les tirades alambiquées, scrwoucs
curiosi, que Gerson prêchait à la cour et qu'on y applaudissait
à la fin du xiv'' siècle.
Nous aimons mieux l'orateur dans les discours plus sim-
ples oîi, pénétré d'un sentiment profond, il s'attendrit sur
les souffrances du peuple et trace un tableau pathétique des
misères renaissantes (( du pauvre commun. » Lui-même nous
a dit qu'il avait l'âme sensible et portée à la pitié''. Cette
1. Dans un sermon sur la l'asmn, il cite ce quatjain :
A Dieu s'en va par mort anici-e
Jhesns, voyant sa doulce niOro.
Si debvons bien par pénitance
De ce dueil avoir rcmcmbrance.
Quelquefois il traduit son texte ou ses citations latines en vers français.
Dans un autre sermon sur la l'at^^ion il débute ainsi : «Quant une; chanteur
de romans, vel hisioriarum, narre les paroles, les faiz d'ung bon prince
qui fut gracieulx à regarder, vigoureux à guerroyer,... il est voulentieis et
doucement ov et escouté, etc.» — Bibliotlièque Nationale, mss. n»"* 536,
8188.
2. I)ibliotbi;que de Tours, ms. 303.— Bibliothèque Nationale, ms. 73~2G.
3. Édit. EUies Dupin, t. IV, colonne 725.
368 l'éloquence de la chaire.
tendresse de cœur, cette sympathie pour les mallieureux et
les faibles était la source vive et toujours abondante d'où
partait son éloquence. Parmi les malheureux de ce monde il
rangeait les âmes sincèrement chrétiennes, si nombreuses
alors, que le schisme désolait et désespérait; aussi ce sujet
est-il un de ceux qui lui tiennent le plus au cœur et qui exci-
tent les mouvements les plus impétueux de sa parole. Se-
courable aux opprimés, aux disgraciés du sort, aux victimes
de nos interminables querelles, religieuses et politiques, il se
redresse avec une véhémente indignation contre les aml)i-
ticux et les tyrans de tout ordre, instigateurs de complots,
artisans du malheur public, boute-feux qui rallument et pro-
pagent l'incendie aux quatre coins du royaume. 11 ne leur
épargne ni les menaces ni les invectives ; sou style deviens
hardi, âpre, irrité'; il a des expressions amères, des évoca-
tions terribles, des élans et des éclats dont il contient à peine
l'ardeur.
La variété est donc l'un des caractères du style de Gerson
d?ns ses Sermons français; ajoutons-y l'ampleur et l'abon-
dance. Sa pensée a retenu, de l'habitude d'écrire en latin, un
toar périodique, une allure ferme et cadencée qni se sent
tout d'abordé Cette langue oratoire nous paraît supérieure à
celle de la plupart des prosateurs contemporains, Froissart
excepté : elle est moins traînante et moins difîuse, moins
surchargée de trivialités pédantesques; la sincérité du senti-
ment, la chaleur du pathétique lui donnent une aisance, une
souplesse, une vivacité naturelle inconnues aux écrivains
trop lai)orieux ou trop négligés que cette époque a produits.
D'aussi rares mérites avaient élevé Gerson au premier rang
1. Par exemple, dans cet exorde d'un sermon sur les sept iiéc.lics rapi-
1aux: « Avant que je descende à ma matière, je vueil exposer la cause pour
laquelle j'ay prins ce thème, et diray mon entencion. Longtems a que de-
dens le secret de ma pensée j'ai considéré que péclié le desloyal, et le
traître maudit de Dieu son droiturier seigneur, faisoit guerre aspre et
mortelle contre tout l'umain lignaige. Las! en nioy mesmes l'ay je senti
plus que ne me fust hesoing, et aux autres je l'apperçoy ung chascun
jour...» Mss. de la Bibliothèque nationale, n° 518.
SAINT VINCENT FERRIER. 309
des sermonnairos : « Granl chose esloil de Paris, dil un
chroniqueur à la date de l'an liOO, quant maistre Jelian
Gerson, maistre Euslaclie de Pavilly, frère Jacques le
Grand et autres docteurs et clercs soloicnt preschier tant
d'excellents sermons'. » Pavilly et le Grand ^, cités ici à côté
de Gerson, sont célèbres surtout par leurs prédications poli-
tiques et par leur ingérence dans les ([uerelles de partis; il
sera question d'eux plus loin, lorsque nous ferons l'histoire des
troubles qui ont agité Paris et le roy;uun(^ sous Charles VI :-
nous réservons aussi pour ce même chapitre l'examen des
huit Propositions ou discours politiques que Gerson a pro-
noncés devant le roi ou devant le peuple pour calmer la fu-
reur des discordes civiles ; son rôle de bon citoyen paraîtra,
mieux et avec plus de grandeur au milieu des passions com-
battues et intimidées par son éloquence.
§ in
Les principaux sermonnaires du XV^' siècle. — Saint Vincent Ferrier,
Henot, Maillard et Raulin.
Après la mort de Gerson commence, pour la chaire chré-
tienne en France, une période d'affaiblissement et de déclin.
Les grands docteurs qui ont illustré et soutenu l'Église,
pendant l'épreuve du schisme, n'ont pas de successeurs. Le
nombre môme des sermonnaires diminue. Nicolas de Cla-
menges', dans son traité sur la Corruption de l'Église,
accuse les prélats, le haut clergé de dédaigner la prédication '^
1. De6cription de Parig, par Guillebeii de Metz, édit. Leroux de Lincy
(1855), p. 82.
2. La Bibliothèque Nationale contient en manuscrits plusieurs traités ou
sermons français de Jacques le Grand, par exemple le Livre des bonnes
mœurs et ['Archilotje sophie dédiée au duc d'Orléans, n»» 143, 214, 453,
953 et 1508.
3. Ce célèbre théologien, ami de Gerson, né à Clamenges en Champagne,
vers 1360, fut recteur de l'université de Paris en 1393, puis secrétaire du
pape Benoit XIII. 11 mourut en 1435.
4. « Multi sunt ex eis qui nunquani civitates suas intraverunt, suas
ecclesias videront, sua loca vel diœceses visitaverunt, nunquam pecoruin
9'i.
370 l'éloquence de la chaire.
et de l'abandonner aux moines ; ceux-ci, restés maîtres de la
chaire, l'occupent avec beaucoup moins d'ardeur et de succès
qu'auparavant. Nous ne trouvons pas plus de quinze ou vingt
prédicateurs français mentionnés, au xv*" siècle, par les his-
toriens spéciaux des deux ordres, autrefois si féconds, de
Saint-François et de Saint-Dominique ; presque tous sont des
noms obscurs. C'est seiûement \evs la lin du siècle, sous les
règnes tranquilles de Louis XI et de Charles VIII, qu'un peu
de zèle et de talent semble se ranimer, et que l'éloquence du
moyen âge, avant d'entrer dans l'époque orageuse de la Ré-
forme, jette un dernier éclat.
On peut signaler plusieurs causes de cette décadence. La
plus apparente est l'état de misère et de confusion où la
guerre de Cent ans avait précipité le royaume ; tout souffrait
et périssait dans cette nation envahie, divisée, qui semblait
sans lendemain, et près de succomljer h tant de blessures
mortelles. L'Église, dans le désastre puljlic, avait en outre
ses maux particuliers, sa plaie secrète : les études, la foi,
la discipline languissaient* ; les désordres du siècle, les cor-
ruptions de la politique et de la guerre, aussi bien que les
vices de la mollesse, avaient gagné le clergé-; l'âme ardente
suolum vultus agnovcrunt, vocem aiidieiiint, vuliieru senseriint, iiisi ea forte
vulnera qute ipsi eis intulerunt... Miilli suiit qui, toto elabente anno, siiam
bis aut ter intrant ecclesiam, qui tolos in aucupio et venatu, in iudis et
palacstra (lies agunt, qui noctes in conviviis accuratissimis, in plausibus
et choreis insomnes transeunt, etc. » Ch. xvii, xix.
1. On peut lire, sur cette question, le De cornipto Ecclt)ii,v i^tatu, de Nicolas
de Clamenges, aux chapitres m, iv, xvi, xix, xx, xxi. — Voici ce qu'il
dit de l'ignorance des prêtres de son temps : «De litteris vero et doctrina
quid loqui attinet, cum omnes fere Presbyteros sine aliquo captu aut
rerum aut vocabulorum morose syllabatimque vix légère videauius... Si
quis hodie desidiosus est, si quis in otio luxuriari volens, ad sacerdolium
convolât, quo adepto, statim se ceteris sacerdolibus voluplatum sectatori-
bus adjungit, qui luagis secunduni Epicurum quam secunduni Cliristum
viventes, et cauponulas seduli fréquentantes, potando, conimessando, pran-
sitando, convivando, cum tesseris et pila ludendo, tempora tota consumunt.
Ch. XVI.
2. Nicolas de Clamenges s'exprime ainsi sur les chapelains, les cha-
noines et le clergé régulier: «Une verbo dicere milii licet Capellanos et
Canonicos Episcoporum similes esse, indoctos, simoniacos, cupi<los, am-
SAINT VINCENT FERIUEU. 371
et austère de la prédication chrétienne tombait en défaillance
et perdait sa verlii. Quelques Iiommes cependant, au milieu
de l'abaissement général, gai'dèrent l'esprit apostolique,
l'audace intrépide contre le mal, la généreuse liberté de la
parole sainte; s'ils n'égalèrent ni h talent ni la renommée
de leurs devanciers, si, atteints eux-mêmes des défauts de
leur temps, ils ne surent pas toujours maintenir la dignité
et la pureté des traditions de l'éloquence, ils trouvèrent du
moins, dans un dé\ ouement sincère, d'heureuses inspirations,
des accents pénétrants, une force d'action et de persuasion que
la société contemporaine a vivement ressentie et dont l'Iiis-
toire se souvient. Nous dirons quelques mots de ces représen-
tants de la chaire française au xv*" siècle.
Le Dominicain saint Vincent Ferrier, missionnaire puis-
sant en paroles et en actes, peut trouver place parmi les ser-
monnaires français, bien qu'il soit né en Espagne, puisqu'il
a prêché en France et qu'il y est mort en 1419*. Comme il sa-
vait presque toutes les langues de l'Europe, il a parcouru
pendant vingt ans, à partir de 1397, une grande partie du
continent, l'Angleterre et l'Irlande, en faisant des miracles,
en opérant des conversions, en reprochant aux hommes
leurs désordres et leurs crimes, en leur montrant la main
de Dieu visible et présente dans les malheurs qui déso-
laient la chrétienté". Sa voix tonante, sa face exténuée im-
primaient la terreur aux populations rassemblées en foule
pour l'entendre ; souvent, les larmes et les sanglots de ses
auditeurs couvraient sa voix et le forçaient de s'arrêter. On a
de lui un Carême, imprimé en 148i à Cologne, des sermons
bitiosos, obtrectatores, suœ vitie négligentes, alientc curiosos, ebiios, in-
continentissimos, vauiloquos, teiiipus in fabulis et nugis terenles, in cura
ventris et giila}, in camis voluptatibiis haiiriendis. » Ch. xx. — Le por-
trait des simples moines n'est pas llalté davantage.
1. Saint Vincent Fenier, né à Valence en 1353, mourut à Vannes dans
un couvent de cette ville où il passa les dernières années de sa vie.
2. « Verbum Dei seniinando, stupenda iniracula opérande, Hispaniam,
Galliam, Germanium, Angliani et Hiberniam perlustravit. » — Hlcliard et
Quétif, p. 7G3.
372 L ELOQUENCE DE LA CHAIRE.
sur le « Propre du temps » et des Panégyriques publiés au
commencement du xvi" siècle * : certains passages de cette élo-
quence nous paraissent bizarres, mais le sérieux repentir de
ses auditeurs ne connaissait pas nos délicatesses ^ .
Les autres prédicateurs de l'ordre de Saint-Dominique, à
l'exception de l'Italien Barlctte ^, ne paraissent pas avoir beau-
coup ajouté cl la gloire de leur institut. Qu'est-ce, en effet, que
ce Jean Gapréolus, du diocèse de Toiûouse, docteur en théo-
logie, delà faculté de Paris, auteur de <( sermons variés n qui
ont disparu? Qu'est-ce que le licencié Guidon Marguetat, qui
a laissé des homélies manuscrites <( sur les épî très, les évan-
giles, le propre du temps, et les fêtes des saints? » ou cet autre
licencié, Martin François, auteur d'un Carême manuscrit*? Le
breton Alain de la. Roche, « hérault et promoteur infatigable de
la dévotion du saint Rosaire, » est du moins un homme éminent
par la ferveur de son zèle ; on a de lui un recueil manuscrit « de
sermons et de petits traités ^ » Un Franciscain anonyme,
'1. Sennoiiea quadragesimules. Coloniac, 1482. — A la suite est imprimé
un ara inwdicandi d'Albert. — Sermones de tcmpore, de sanclis per annum,
édit. de 1525, 1530, 1539, 1550, 1559. L'édition de (Lyon), a pour titre:
Bistinciiones, aurei sermones et frucUiosissimi.
2. Tel est ce passage d'un sermon pour le l'"^ jeudi du carême où les
maux de l'âme sont comparés à ceux du corps, et le confesseur assimilé à
un médecin. Le prédicateur commence par distinguer sept moyens de
guérison employés par le médecin du corps : 1° faciès insyicitur ; 2» fulsus
tangitur ; 3» urina attenditur ; 4» dietta jyrxscribitvr ; 5» siriqnis immittitur;
C)0 jiurgatio tribuitur ; 7» refectio conceditur. — Des moyens semblables
s'appliquent à la guérison des âmes. Par exemple, qu'est-ce que la con-
fession? « Confessio est sicut urinale in quo urina peccatoris, ab interiori
existens, ostenditur confessori, et ubi inlirmilates animœ agnoscuntur. »
— Histoire de k prctt/caiiOîi, par Joseph Romain Joly, 17(37, p. 353.
3. Sur Barlette, voir Echard et Quétif, année 1470, p. 884. Les ser-
mons qu'on a de lui sur le carême, sur le salut, sur les saints, sermons
imprimés à Houen, à Lyon, à Paris, à Venise, en 1507, 1515, 1518, 1536,
1571, sont remplis d'interpolations: « Ab incptis auditoribus collecti, iiUer-
folali, vitiati et adulterali.»
4. Sur Capreolus et ses Sermones varii, sur Guidon Marguetat et Martin
François, voir Echard et Quétif, aux années 1444, 1449, 1454, p. 795.
807, M2.
5. « Sermones et truclatuli Alani. » — « Celebris ille B. Virginis per
Rosarium cultus prieco et promotor indefessus.» — Ibid. Année 1475
p. 849.
LE CORDELIER FRADIN. 373
contemporain de. Charles VJII, a\aU ju^i'î nécessaire (l'fïnri-
chir le répertoire déjà si volumineux d(îs manuels et des
rhétoriques sacrées; il fit un ouvrage intitulé <( Lieux com-
muns pour la prédication, rangés selon l'ordre alphabé-
tique*. » Nous prétV'rons à cette inutile compilation les sei'-
mons de Jean Flameng, proches à Lille en 1490; ils étaient
en français et se conservaient dans leur texte, au xvn° siècle,
parmi les manuscrits d(^ la hibliotlif^que de cette ville, qui
peut-être les possède encore aujourd'hui -. VoiLà tout ce cp.i'ont
fait les Frères Prêcheurs pour l'honneui- de la chaire fran-
çaise, à cette époque, d'après le témoignage de leurs con-
sciencieux historiens Ecliard et Quétif.
La liste que nous présente Wading, l'historien des ordres
Mineurs, est aussi courte ; elle serait plus pauvre, si elle ne
contenait deux noms célèbres, Menot et Maillard. Avant d'ar-
river à ces deux gloires de l'ordre des Cordeliers, nous ren-
controns des sermonnaires d'un mérite estimable, à qui n'a
pas manqué une certaine renommée locale et viagère. Tel
est Antoine de Verceil, auteur de deux Carêmes, imprimés à
Venise en liDi et à Lyon en 1504; il vivait en 1480. Nicolas
de Nyse, Père gardien d'un couvent de Rouen, mort en Io09,
a laissé une (euvre plus considérable : elle comprend des
<( sermons d'éli' et des sermons d'hiver, » Sermones xstivos
et hiemales, deux Avents, un Carême, des homélies sur le
(( Pro[)re du t('in])s, » le tout publié à Paris en 1500 et à
Rouen en 1508. ()n imprimait, à la même date, les sermons
du Franciscain Etienne Brullefer, docteur en théologie, (( sur
la pauvreté du Christ et des apôtres. » Ce prédicateur vivait
<in 1483*. Nous ne voyons pas figurer dans cette nomencla-
ture un Cordelier qui fit cependant quelque bruit, sous
Louis XT, par une tentative malheureuse et fort inopportune
de prédication jjolitique. 11 s'agit du Frère Antoine Fi'adin,
1. Anonyinus Gallus. — vLod communes pro prxdicaioribus alyhnbelko
ordine difiKsti.» — Ibid. Année 1470, p. 853.
2. K Sermons pour tom les jours de Carême, a — Ibid. Année 1490, p. 873.
3. Wading, p. 29, 267, 320.
374 L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
natif de Villefranclie, en Beaujolais, Arrivé de sa province à
Paris au printemps de 1478, et n'ayant pas conscience des
changements accomplis dans le régime de la France, il osa
critiquer en cliaire (( la justice du gouvernement du roy, des
princes et seigneurs du royaume ; )> il attaqua surtout les mi-
nistres, dit que le roi (( estoit mal servy, qu'il avoit autour de
lui des serviteurs qui lui estoient traistres, et que s'il ne les
mettoit deliors ils le destrujroient et le royaulme aussi. »
Prendre de telles libertés sous Louis XI, c'était commettre un
grave anachronisme. Olivier le Dain, envoyé par le roi, in-
tima l'ordre au prédicateur de se taire; et comme le peuple,
craignant pour la vie de l'audacieux Gordelier, s'attroupait à
la porte de son couvent, avec l'intention manifeste de le dé-
fendre, un arrêt, publié à son de trompe, défendit les ras-
semblements (( sous peine de confiscation de corps et de
biens. » Fradin fut banni à perpétuité du royaume, et partit
au milieu des pleurs et des cris du (( populaire : )> ses plus
déterminés partisans l'accompagnèrent fort loin, hors de
Paris, mais là se borna leur protestation^. Fradin était venu
trop tard ou trop tôt ; on n'était plus au temps des Arma-
gnacs et des Bourguignons, on n'était pas encore à l'époque
de la Ligue.
Plus avisés, Menot et Maillard, critiquèrent la société et
laissèrent en paix le gouvernement. Les satires générales
les plus violentes sont moins hardies qu'une simple allusion
dirigée contre le pouvoir. Mailkrd, il est vrai, à ses débuts
inquiéta Louis XI qui le menaça de le faire jeter à la rivière
cousu dans un sac; il se tira du mauvais pas en liomme
d'esprit, par un l)on mot et par de la prudence-. Orateurs
1. « Et quant le dict frère Anthoine partit, du dict lieu de Paris, y avoit
tarant quantité de poiiulaire, crians et soupirans moult fort son départe-
ment, et en estoient tous fort mal contens. Et du courroux qu'ils en
avoient disoient d'étranges choses, et y en eut plusieurs tant hommes que
femmes qui le suivirent hors de la ville de Paris jusque bien hiing, et puis
après s'en retournèrent. » Cet événement est conté en détail dans la chro-
nique de Jean de Troyes, année 1478, p. 33»'., édition Michaud et Poujoulat
(1854), t. IV.
2. Il répondit au valet porteur du message : « Va dire à ton maître que
MiîNûT i;ï maillaud. 37:j
détalent et de verve, ces deux scrinonnnircs ont été souvent
étudiés et cités : pendant longtemps même on n'a connu
qu'eux seids de tous les pi-édicateurs du moyen âge, parce
qu'ils étaient les moins anciens, absolument comme le plus
moderne de nos vieux poêles, François Villon, représentiiit
à lui seul, devant le sii'cle de Bodeau et de Voltaire, pi'esque
toute la poésie antérieure à la Renaissance. Le jugement
porté sur leur éloquence reste vrai en général , mais il
est incomplet et parfois inexact. Dans l'ignorance où l'on
était des temps et des hommes qui les avaient précédés,
on a signalé chez eux, comme des traits distinctifset person-
nels, nombre de mérites, de défauts ou d'habitudes qui
étaient, pour ainsi dire, de tradition. En bien et en mal, ils
sont moins novateurs, moins originaux, moins singuliers
qu'on ne l'a cru. Le passé qui les explique et les excuse leur
ôte du relief. Pour les considérer sous leur jour véritable, il
faut les remettre à la place qui leur convient, c'est-à-dire au
terme de cette longue période de fécondité oratoire que nous
venons de parcourir, et dont ils reproduisent certains carac-
tères essentiels avec Aivacité.
Menot et Maillard appartenaient l'un et l'autre au plus
popidaire des ordres religieux, à ces Franciscains qui depuis
trois siècles avaient le privilège de porter dans la chaire chi'é-
tienne une parole hardie et satirique, un geste véhément et
famdier, toutes les libertés d'une trivialité pittoresque. Michel
Menot, qui a vécu de 1 4i() à 1518, n'était qu'un simple Corde-
lier, docteur en théologie, il est vrai, mais sans titre parti-
culier ni charge un peu éminente dans son ordre ; il aurait
pu dire encore plus justement qu'Olivier Maillard, son ri-
val en éloquence : « Je n'ai que ma parole, » nihil habco
nui linguam. Cette parole était (( d'or, » s'il en faut croire
ses auditeurs qui l'avaient surnommé lingua^aurea. Notre
Chrysologue franciscain fit une mission à Tours en 1508,
j'an-iverai plus tôt au ciel, par eau, que lui par ses chevaux de poste.» —
Niceron, Mémoires, t. XXllI. — Labitte, 'Revue de Paris, 1840, p. 263. Ce
mot porte sa date avec lui.
376 L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
une autre à Paris en 1517, qui renouvelèrent le souvenir des
plus vifs succès de popularité que l'élocpence sacrée en
France eût obtenus jusque-là. Figurons-nous un Bridaine
contemporain de Louis XI et de Charles YIII. On ne sait
pas auti'e chose de lui ; sa vie est tout entière dans cet
apostolats La biographie de Maillard est moins courte;
ce sermonnaire avait plus d'un talent, et la prédication
n'était qu'une des formes de son exubérante activité.
Prédicateur du roi sous Louis XI, confesseur de Charles YIII,
il vécut à la cour , fréquenta les grands et le peuple,
et ne fut pas l'homme d'un seul public et d'un seul audi-
toire. Son mérite l'éleva aux plus hautes dignités com-
patibles avec la vie monastique; il fut élu vicaire-général
des cordeliers de France et cinq fois provincial; le gouverne-
ment français et le saint-siége lui accordèrent leur confiance
en plus d'une affaire délicate. Le pape Innocent VIII, en
1488, le nomma son légat auprès du roi de France pour
abolir la pragmatique-sanction de Charles Vil; le roi,
d'autre part, le choisit pour négocier la cession de la Cer-
dagne et du Roussillon h Ferdinand le Catholique.
Plus d'un trait semble nous révéler dans MaiUard un per-
sonnage remuant et ardent, toujours prêt à mêler différents
rôles, à s'ingérer et à s'intriguer en des difficultés d'où sa répu-
tation ne sortit pas sans atteinte. On l'accusa d'avoir vendu à
l'Espagne les intérêts français ; plus tard, ayant voulu réfor-
mer trop brusquement le grand couvent de son ordre à Paris,
il fut contraint de se retirer, « imé d'un chacun. » (Juand
Louis XII, en 1499, répudia sa {jremière femme pouré[)ouser
Anne de Bretagne, Maillard prêcha contre le roi dans l'église
de Saint- Jean-en-Grève et proclama Jeanne la vraie et légi-
time reine de France. A ce coup, il quitta Paris et se réfugia
aux Pays-Bas auprès de l'archiduc Philippe le Beau, père de
l'empereur Charies-Qaint. L'année suivante il prêchait à
Bruges, devant la cour de l'arcliiduc, le fameux sermon
1. -Niceron, Mémoires, t. XXIV.
MENOT ET MAILLARD. 377
publié sous le titre de Sermon tousseux^. Il mourut, le
13 juiu Io0:2, dans un des l'auboui'gs de Toulouse qu'il tra-
versait incognito-.
On a de Menot le Carêm(; qu'il a prêché à Tours et la
mission qu'il a faite à Paris; ces sermons ont été imprimés
en lol9, lo:2o et lo30^; le texte est en latin. Les œuvres
de Maillard sont plus variées. Elles comprennent un Avant,
un Carême, des sermons pour tous les dimanches et des
panégyriques*. Outre ces recueils publiés en latin, on a de
lui une Passion, un sermon sur la Confession, et le sermon de
Brur/es, qui sont en français^. En examinant les discours de
ces deux sermonnaires,nousy retrouvons tous les caractères
de l'éloquence du moyen âge, plusieurs fois signalés par nous
dans les siècles précédents : le mélange du latin et du fran-
çais, sur lequel on s'est tant mépris et si mal à propos
égayé, la disposition traditionnelle du sermon, l'habitude
reçue de consacrer la première partie au dogme et la se-
conde à la morale, une revue satirique, une peinture sou-
vent ti'op li])re des conditions humaines , comme dans les
sermones ad status, de fréquents emprunts à la littérature
populaire, un emploi abusif des exemples ou des histoires;
rien de tout cela n'cHait une nouveauté. Où donc est l'origi-
nalité de nos deux sermonnaires? Qu'y a-t-il dans leur pré-
dication et dans leur succès qui leur soit personnel? 11 y a
leur talent, c'est-cà-dire, leur verve d'éloquence, féconde en
mouvements et en saillies , leur imagination piquante et
■I. Ainsi appelé parce que le prédicateur y a marqué par des liein! hem!
les endroits où il devait s'arrêter pour tousser.
2. INiceron, Mémoires, t. XXIIl. — Labitte, Revue de Paris (1840),
p. 261-271.
3. Sunnoncs quadraçiPsimales oUmTuronibus dedamati. — Sermones Farisas
ikclamali.
4. Recueils imprimés en 1493, 1498, 1511, 1513, 1515.
5. La Récolation de la très-pieuse Passion de N.-S., représentée par les
saints et sacrés Mystères de la messe. Paris, in-8. — L'Exemplaire de con-
fession, avec la confession générale. Lyon 1524, iu-S". — Le sermon de
Bruges, ou Sermon toitsseux, a été réimprimé en 1826 par l'abbé La-
bouderic, in-S".
378 l'éloquence de LA CHAIRE.
colorée qui donne une forme neu^e à ces lieux-communs
séculaires de satire morale et d'objurgation; il y a aussi
l'actualité ^ivante des mœurs du xv"" siècle, la mode ridicule
ou vicieuse finement observée et mise dans un relief saisis-
sant. La face mobile de l'incorrigible humanité, qui renou-
velle et varie sans cesse l'expression des mômes défauts,
rajeunit par des nuances fraîches le coLnis des anciennes
peintures.
Ce qui nous paraît un signe caractéristique du vrai talent
dans l'éloquence de ces deux Franciscains, c'est l'aisance, le
naturel, le ton souple et varié de leur prédication. Ils passent,
sans effort, du plaisant au sérieux, de la satire mordante et
poignante à l'émotion sincère, au pathétique profond. Ils ne
frappent pas seulement l'esprit par la crudité d'un style sin-
gulier, ils vont jusqu'à l'àme, ils la touchent et la remuent.
Ils ont l'abondance des natures fortes et l'imprévu des ima-
ginations passionnées. Leur pensée, comme celle du poëte
contemporain Villon, se porte d'un mouvement naïf et d'un
essor familier vers cette terrible contemplation du néant des
choses humaines, vers cette sombre poésie du sépulcre et de la
destruction qui, dans les grands siècles littéraires, a si puis-
samment inspiré le génie des orateurs chrétiens. Ils esquis-
sent, d'un trait ra]jide et négligé, de larges tableaux qu'a-
chèvera un jour et remplira un art consommé*. L'onction
môme ne leur manque pas, pour peu que le sujet prête à l'at-
tendrissement, et on les jugerait mal en bornant leur
1. (' Nous mourons tous, dit Menot dans son cinquième i^ermo)i après les
Cendres, et comme l'eau nous rentrons dans la terre et nous ne revenons
plus à la surface. La Loire coule sans cesse ; mais l'eau d'hier est-elle
aujourd'hui sous le pont? Il y a cent ans, pas un homme n'existait de ce
peuple qui est maintenant dans la ville. A cette heure, c'est moi qui vous
prêche ; dans un an, peut-être, un autre vous prêchera. Où est le roi Louis,
monarque redouté, et Charles qui dans la fleur de sa jeimesse faisait trem-
bler l'Italie ? Hiilas ! ils pourrissent tous deux dans le cercueil. Où sont
toutes ces demoiselles dont on a tant parlé ? N'avez-vous pas lu le Roman
de la Rose, et ne vous souvenez-vous pas de Mélusine et de tant d'autres
beautés célèbres? Nous mourons tous, et comme l'eau nous fondons dans
la terre...» — Sermones Turonibus declamali, f» xxvii. — Voir eu outre,
sur la Mort, Sermones ¥arisiis dechmati, f° vi-xiii.
MENOT ET MAILLARD. 379
('loquence à rinvective et à l'imprécalion^ Souvent, dans leurs
sorties les plus violentes contre les prévarications mon-
daines, un sentiment généreux échauffe leur C(eur; c'est, par
exemple, la sympathie pour le faible et l'opprimé dont ils pren-
nent la défense et soutiennent la querelle en face de ces
(( écorclieurs des \)Iw\\vqs^ excoriatores paiiperum, qui ioison-
nent dans les villes. » Si l'on excepte les temps de révolution,
où l'on ose tout sans danger, l'histoire delà chaire nous offre
peu de traits de hardiesse comparables à celui-ci : <( Aujour-
d'hui, messieurs de la justice portent de longues robes, et leurs
femmes s'en vont velues comme des princesses. Si leurs vête-
ments étaient mis sous le pressoir, le sang des pauvres en
découlerait. Seigneurs justiciers, les revenus que vous dépensez
sont-ils de votre patiimoine? Non, certes; et les pauvres mi-
neurs orphelins sont mis [)ar vous sous la dent des loups, car
vous leur donnez des tuteui's qui les volent elles dt-pouillent ;
ne duulez pas que leurs clameurs ne montent jusqu'au ciel
et devant Dieu. Vos taxes et vos impôts seront sel et épiccs
pour saupoudrer vos chairs dans la damnation -. »
Menol, en son rude langage, appelle c( fourlje et voleur ))
le prédicateur qui <( tord l'Évangile pour plaire aux princes
et aux grandes dames » : ce n'est ni à lui ni à Maillard qu'on
applitjuera un tel reproche. On les taxerait même d'exagéra-
tion et d'imprudence, surtout lorsqu'ils découvrent d'une
main brutale et parfois cynique les plaies secrètes de l'Eglise,
si l'on ne connaissait déjà les attaques dirigées par leurs
devanciers contre de semblables désordres, et si le Traité de
Nicolas de Clamenges, cité plus haut, ne nous faisait mesu-
rer la profondeur du mal. Leurs sermons et le De corrupto
\. On pourra s'en convaincre en lisant dans Menot et Mailiaid le ser-
mon sur la Passîou, qui est en français (ou peut s'en faut) dans tous les
deux. — Menot, Pas.sîonw Domini Exjio^itio, P clxi, col. 1 et 2. — Maillard,
Servion de Bruf/es, Péroraison.
2. Menot, Sermone» Turonibus declaiii., f» xlvii-xx. — Serin. l'arisih decL,
f° VII, XVII, XXIX, xcv, xc, civ, cviii, ex, cciv. — Maillard, prêchant à
Toulouse sur le même sujet et avec la même liberté, fut menacé de la pri-
son par le parlement. — Labitte, Revue de l'arh, 1840, p. 2G3.
380 L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
Ecclesix statu s'éclairent réciproquement, sans parler des té-
moignages moins sûrs que nous fournit la littérature popu-
laire. « Que trouve-t-on maintenant, nous dit Menot, dans
les maisons des prêtres? Est-ce une exposition des épîtres,
un commentaire des évangiles? Non; c'est un arc, une ha-
liste, un couteau de chasse et autres armes. Les prélats traî-
nent après eux des chiens, des maquignons, avec livrée mi-
litaire, tandis que les chanoines disent leur office dans la
cuisine... On prend les bénéfices à embrassées, on les vend
comme des chevaux en plein marché. Un enfant de dix ans
obtient des bénéfices par les « cognoissances » de sa mère...
Une fois qu'ils sont abbés, papes et cardinaux, ils veulent que
leurs parents soient pourvus ; ils font de leur protégé un évêque,
un archidiacre, un chanoine, voh^ fust-il fils d'un (j savetier ou
sorti/ de la maison d'ung bostelier de foing... Messieurs les
curés et chanoines, vous avez cinq ou six cloches sur vos
tètes (des abbayes et des prébendes accumulées), pensez-
vous qu'on vous donne tout cela pour entretenir tant de cui-
sines? Tout ce que l'homme d'éghse retient au delà des con-
venances est un vol fait à Dieu et aux pauvres, et votre
gourmandise crie vengeance * . n
Les formes habituelles du style de nos deux sermonnaires,
les moyens de persuasion qu'ils emploient de préférence, par
lesquels ils saisissent, captivent et maîtrisent l'attention de
l'auditoire, sont la description vive et courte, la succession
rapide de petits groupes animés et de tableaux changeants,
l'apostrophe familière, le dialogue imprévu, la narration dé-
veloppée où leur imagination railleuse et forte se donne car-
rière. L'expression, chez eux, est souvent triviale, parfois
grossière, mais elle est toujours incisive, mordtmte, colorée;
elle fait image, elle emporte la pièce ; leur style a des traits
1. Sermones Parism dcdamati, i° xcviii, xcxiv, v, viii, x, cxvii, cxviii.
— Serm. Turonibus declamati, f» xvii. — Menot dit encore : « On nomme évèques
des gens qui ne savent pas la grammaire et qui n'ont pas lu Donat. Nous
voyons, non en esprit, mais sous notre œil, des ânes couronnés, Asinos
7/i27ra/o.s, s'asseoir sur le siège des Apôtres.» Serm. Parisiis decl., f" xcxin.
MENOT ET MAILLARD. 381
qui annoncent Rabelais et Monlai<;ne, et Jamais la verve du
génie gaulois ne s'est plus rrancliement installée dans la
chaire et ne s'est mise plus librement en possession de la
doctrine cluv tienne. *. >[aillard a moins (1(; vivacib'- dans l'ex-
pression, nKjins d'esprit (pu; Menot; il est plus simple et plus
uni, moins sujet aux familiarités grotesques; mais son élo-
quence chaleureuse, énergique, n'a pas moins de puissance,
ni de soul'lle, ni d'élan. Le sermon de Brug(!s, prononcé de-
vant un vaste et brillant auditoire, est rempli d'apostrophes
hardies qui prouvent quelle autorité de parole avait concpiise
le vaillant missionnaire.
Divisant la société en deux parts, celle de Dieu et celle du
démon. Maillard interpelle l'un après l'autre les représentants
de toutes les conditions sociales qui sont \h sous ses yeux ; il
leur demande pour qui ils tiennent, de quel bord ils se ran-
gent. « Or, levez les esprits, qu'en dites-vous, seigneurs?
Êtes-vous de la part de Dieu? Le prince et la princesse en êtes-
vous? Baissez le front. Les chevaliers de l'ordre, en êtes-
vous? Baissez le front. Et vous, gentilshommes, en êtes-vous?
Baissez le front. Et vous, jeunes garches, femelles de cour,
en êtes-vous ? Baissez le front. Vous êtes écrites au Ha re des
damnés, votre chambre est toute marquée avec les diables.
Dictes-moy, s'il vous plaist, vous êtes-vous bien mirées,
lavées, époussetées aujourd'hui? — Dis bien, frère. — Plust
à ma volonté que vous fussiez aussi soigneuses de nettoyer
vos âmes. — Ouel remède, frère? — Je vous dys que si au
1. Voici quelques extraits de ces descriptions des mœurs contem-
poraines qui abondent dans leurs sermons : « 0 ville de Tours, l'orgueil
prostitue tes llUes. La femme d'ung cordouanier porte une tunique comme
une duchesse. Avec 500 livres de rente on a chiens, chevaux et maîtresses;
avec 1200 on est l'ami d'un comte, on a maison de ville et de campagne...
Vos soins de parure, mesdames, ne vous laissent par le loisir d'arriver k
temps k l'office. On aurait plus tût fait la litière d'une écurie où auraient
couché quarante et quatre chevaux que d'attendre que toutes vos épingles
soient mises... Quand vous venez, vous arrivez desbrallées, et si quelque
gentillàtre entre dans l'église, alors il faut que vous lui preniez la main et
alliez l'embrasser bec à bec.» — Menot, Serm. Tur. decL, i° xvr, lx, cix.
— .Serîii. Pnr. decl., (" xc.vi.
382 L ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
tems passé il y a eu des torts et méfaits, laissons notre maul-
vaise vie, Dieu aura mercy de nous ; si que non, je vous convie
avec tous les diables ^ . »
Menot, non plus, ne se fait pas faute d'engager un dialogue
avec l'auditoire, de le harceler, de le presser de questions et de
réponses, de pousser jusque dans leurs dernières objections les
pécheurs récalcitrants. 11 les saisit de sa main rude, les cite à
sa barre, les secoue, les malmène, les renvoie vertement tan-
cés, et, selon le mot d'une chanson du temps, (( très-bien
lavés ^ » C'est ainsi qu'il prend à partie les moines plaideurs
et chicaneurs qui désertent leur couvent pour disputer en jus-
tice des prieurés et des abbayes, et qui passent leur temps à
« battre le pavé » aux alentours du palais, (( en se crampon-
nant aux queues des robes » de messieurs du parlement :
(( Que rencontre-t-on devant les tril^unaux, sinon des béné-
dictins, des bernardins, et aussi les bissacs de Saint-François
et des autres ordres mendiants, qui n'ont rien à perdre ni à
gagner? Demandez ce que c'est ; un clerc vous répondra :
notre cliapelle est divisée contre le doyen, contre l'évoque; le
curé plaide contre ses paroissiens, l'aljbé contre ses moines.
Voilà ung piteux rnesnagel — Et toi, maître moine? — Je
plaide une abbaje de huit cents livres pour mon maître. — Et
toi, moine blanc? — Je plaide un petit prieuré pour moi. —
Et vous, mendiants, qui n'avez tetTe ny sillon, que battez-
1. Sermon presché à Bruges en l'an 1500. — Édition Labouderie, 1826.
1 vol. in-80. — Voir de semblables apostrophes dans le même discours,
p. 20, 21.
2. Dans le Sermon de Bruges est insérée une Chanson pileuse, sorte de
cantique répété en chœur par les assistants, sur l'air de Bergeronnette savoi-
sienne :
... Bonnets rouges et chapeaux blancs,
Ribleurs et batteurs de pavez,
Vous mourrez tous, pour parler franc,
Et serez damnez ou sauvez.
Maillart vous a très-bien lavez ;
Las ! vous amcnderez-vous jà.
Qui menez la vie que sçavez.
Pour rendre compte et reliqua.
— Labitte, Revue de Faris, 1840, p. 271.
MENOT ET MAILLARD. 383
VOUS icy le pavé? — Le roi nous donne le sel, le bois, el s(!S
officiers nous le refusent*. » Comme on le pense bien, Menot
et Maillard font grand usage de l'exemple, c'est-à-dire de la
narration empruntée soit cà l'histoire, soit aux légendes pieu-
ses; ils développent cette partie de leur sermon avec un soin
curieux et naïf, ils y prodiguent les habiletés et les richesses
d'un art qui est à la fois trivial el raffiné.
Ces récits, d'un tour original et d'une allure dégagée, sont
autant de petits drames dont l'intérêt se soutient jusqu'au
bout, malgré quelrpies longueurs : on nc^ saurait mieux les
comparer qu'aux scènes principales de nos grands mystères
du même temps. Les personnages qui figurent dans la narra-
tion, qui viennent y jouer leur rôle, sont tellement vivants,
si naturellement transformés en bourgeois el en seigneurs du
xv^ siècle, si alertes et si fringants sous les couleurs à la mode,
qu'on croit les voir agir et parler sur un théâtre. Dans le Ser-
mon de la Madeleine, la pécheresse avant sa conversion est
une châtelaine de la terre « de Magdalon, » une élégante
<( vermeille comme une rose, » vêtue « des plus dissolus habil-
lements qu'on eust faict depuis sept ans, » parfumée d'eaux
de senteur, « ad faciendum relucere faciem, » entourée
de soupirants et de demoiselles de compagnie; elle vient,
en cet état, présenter « son beau museau » ante nostrum re-
demptorem^. L'enfant prodigue est peint sous les traits,
avec le costume (( d'ung mignon et d'ung vert gallant » du
temps de Louis XII : il porte « les bottines d'escarlate bien
tyrées, la belle chemise fronsée sus le colet, le pourpoinct
fringant de velours, la tocque de Florence à cheveux pignés. »
Quand il sent qu'il a en poche (( monsieur d'Argenton, et que
son père luy a avallée la bride sus le col, il tient table ronde aux
ungs et aux aultres oîi riens n'y est espargné; il a histrions,
rôtisseurs, truandes àdextre et à senestre, auxquelles il donne
les robes de fin di'ap, en sorte que c'est ung gouffre de tous
1. Sermones l'aridis declainuti, î° xcxii, cviii, c, lx, v, cxiii, lxxviii.
2. Sermon. Parisiis declam., î° clxix. — Ce sermon a été réimprimé à
part par M. Laboudeiie, 1832, in-8o.
384 L'ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.
biens. Mais quand la bourse est vide, quand il n'y a plus que
frire, cliascun emporte sa pièce de monsieur le bragard, che-
mise et pourpoinct, si bien que mon gallant fut mis en cueil-
leur de pommes, habillé comme ung- Ijridleur de maisons,
mid comme un ver. Alors ses compagnons sans soucy ont
commencé à dire : Aux aultres ! celui-là est plumé et esplu-
ché, et on hiy fist visaige de boys^ . »
Les défauts trop visibles de Menot et de Maillard ont été
reproduits et aggravés, de leur vivant ou après leur mort,
par une foule d'obscurs prédicateurs qui n'avaient ni leur
talent, ni peut-être leur zèle sincère, et qui ont déshonoré
la chaire par d'indécentes extravagances. C'est principale-
ment sur les plagiaires grotesques de leur périUeuse éloquence
que retombent les satires d'Erasme et les sarcasmes d'Henri
Estienne ^ Nous n'abuserons contre eux ni des ridicules de
leurs imitateurs, ni des raiUeries de leurs adversaires ; l'his-
toire littéraire, pas plus que l'histoire politique, ne doit
s'écrire avec des documents suspects et s'autoriser de témoi-
gnages passionnés. Un de leurs contemporains mérite, par
sa science et par la dignité de son caractère, d'être excepté
du nombre de ces vulgaires prédicateurs qui ont provoqué et
plus ou moins justifié les attaques des libres penseurs et des
protestants. Nous voidons parler de Raidin, docteur en Sor-
bonne, proviseur de Navarre en 1 481 , commentateur de la
logique d'Aristote, l'un des sermonnaires les plus écoutés à
Paris pendant les vingt dernières années du xv" siècle. Rau-
lin n'a pas la verve, le tour d'esprit original, la chaleur de
parole qui caractérisent MaiUard et Menot ; il est sec et dida-
1. Sermones Parisiis declamati, f" cix. — Reproduit dans le tome \'I de la
première série des Mémoires de la soeiété des Antiquaires, p. 437. — La-
bitte, Études littéraires, t. I»"", p. 295. — On trouvera d'assez longs extraits
de Menot, de Maillard, de Barlelte, de Vincent Férier dans le ï'rœdicato-
riana de M. Peignot. — On peut enfin consulter, sur tous ces sermonnaires,
un opuscule rempli de citations : Les libres-prêcheurs devanciers de Luther el
de Calvin, 18G0. (Ântoiiy Méray.)
2. Érasme, Élofie de la Folie, p. 1G2-170. — II. Estienne, Apologie pour
Hérodote, cli. xxx-xxxvii.
MENOT ET MAILLAHD. 38:)
clique; le seul poiut de ressemblance qui existe entre nos deux
éloquents missionn.ures et lui, c'est le iV(''(iuent usape des
apologues, des légendes, insérés dans le développement ora-
toire et venant h l'appui des préceptes. On trouve, par
exemple, dans ses sermons % l'apologuf^ des Anùnaux malades
de la peste ; on y trouve aussi cette hisloire si plaisamment
contée plus tard pai- l{al)elais : (( la Femme qui consulte; le son
des cloches pour savoir si elle épousera son valets » IJaidin
se retira à l'abbaye de Cluny en 1497 et y moui'ut en loi ï; il
élail n('' en liilV.
Par lui se clôt cette liste si longue des prédicateurs fran-
çais du moyen âge*. Malgré l'abondance des documents
signalt''S, des noms cités, des détaUs expliqués, nous n'avons
pas dissimulé et nous répétons ici que les recherches de
nos érudits laissent subsister deux lacunes dans l'histoire
des origines de la chaire française, c'est-à-dire au xiv" et au
xv= siècles. Il est désirable et nécessaire qu'il se produise, sur
l'un et l'autre point, des travaux comparables à l'ouvrage de
M. Lecoy de la Marche pour la profondeur et la précision du
1. Deux vol. iii-8", lo)2.
-2. l'antwjiiitl, 1. 111, cil. xxvii el xxviir.
3. Niceron, Mémoires, ï. XI. — Labilte, Journal ik rin>itrucUon publiiine,
28 août 1839. — Géruzez, Essais d'histoire littéraire, 2» édition, 1833,
p. 129-132. — Peignot, Prxdicatoriana.
4. On trouvera dans la Revue de Paris (1839) un article intéressant de
M. Labitte sur un autre sermonnaire qui est presque du même temps, mais
qui a surtout prêché après l'an 1500: c'est Robert Messier. P. 48-54. —
Voir aussi un opuscule de M. ScliœlTer intitulé : Un prédicateur catholique
au xv« siècle (18()2). 11 s'agit de Jean Geiler de Kaysersberg, déjà signalé
par Labilte dans la Préface de son ouvrage sur les Prédicateurs de la Li'jue,
p. xxui. Ce même Geiler qui prêcha dans la cathédiale de Strasbouig, a
récemment attiré l'attention de M. Louis Dacheux, dont l'ouvrage intitulé,
Un réformateur catholique ii la fin du w' siècle, est analysé par la Revue cri-
tique, i\° du 23 juin 1877, p. 401. — Enfin, nous aurions pu citer Guillaume
Pépin qui était docteur de la Faculté de Paris, prieur du monastère de
Saint-Louis d'Évreux en 1304 et qui mourut en 1533. On a de lui des
Sermoncs dominicales, des Sermones de Imitatione sanctorum, un Rosarium
aureum beatissimx Virgiuis. Il attaqua fréquemment le pouvoir l'oyal.
— Possevini Apparatus sacer. — Echaid et Qnèiif, Scriptores ordinis Prxdica-
torwu, t. IL
5:i
386 l'éloquence de LA CHAIRE.
savoli" : nous espérons quils no so feront jjas l(tiii;lenips at-
tendre, et c'est par l'expression de ce \œn et de cette espé-
rance que nous terminerons les deux cli.-ipitres où avons
essayé de résumer les résultats ujjtenus jusqu'à ce jour et
les recherches encore incomplètes de la science contempo-
raine.
CHAPITRE III
L ÉLOOUKNCE ET LA LITTKR.VTURE POLiriOUES
L'L'loi|uence dans les temjis féoilaux. — Conseils des rois et des
barons. — Harangues militaires. — L'éloquence dans les États
géni'raux, de 1302 à li84. — Les temps révolutionnaires. Tribuns
et démagogues parisiens au xiV et au xV siècles. — Le sermon
politique; les harangues universitaires ou Propositions. — Frag-
ments li'anciens iliscours. Ce qui reste dos premiers essais de
rélO(iueuoe politique française. — Examen particulier, d'après le
journal de Masselin, des discours prononcés aux États généraux
de 1481. — Les publicistes du moyen âge. — La littérature
d'État et la littérature d'opposition sous Philippe le Bel, Charles V,
Charles VI et Charles VIL — La politique dans le haut ensei-
gnement. — Intluence de tous ces écrits sur l'éloquence et sur
les résolutions des assemblées nationales. — Éducation politique
de la bourgeoisie.
L'ancienne France, quia produit tant (riiajjiles ministres,
tant fleliardis penseiu's et de puljlicistes vrliéments, a-t-elle
aussi connu ce nuiltijile personnage, lioinme de tribime et
iKJinnie d'action, à la fois littérateiu', historien, philosophe,
animant l'universalité de ses aptitudes jiar ime verve d'élo-
quence comnuinicative et de puissante séduction, en un
mot, l'orateur politique? Oul)ien, comme on le croit volon-
tiers, cette gloire seule lui a-t-elle manqué? Ne nous hâtons
pas de prononcer contre elle, sur ce point, une déclaration
d'im[)uissance, bien qu'elle ait souvent et facilement donné
ou laissé prendre un empire absolu à des génies de poli-
tique secrète et d'autorité taciturne. Il faut, lorsqu'on jette un
coup-d'œil en arrière, distinguer les temps, s(^ l)ien garder de
confondre sous une apparence d'uniformité silencieuse les
388 l'éloquence et LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
périodes Irès-diffé renies dont se compose le passé qui finit
en 1789. Dissipons, chez nous, l'illusion qui nous représen-
terait une France plus résignée et plus muette qu'elle ne l'a
jamais été en effet. Comme la liberté, l'éloquence politique
a son histoire, longtemps avant que la Tribune, établie sur
les débris du despotisme, soit de\ enue une institution.
Cette primitive éloquence, irrégulièi^e en ses apparitions,
tantôt violente aux époques d'émotion populaire, quand elle
agite les masses dans les noirs carrefours du Paris gothique,
tantôt grave et pédantesque au sein des états généraux et
des parlements, n'a pas laissé de chef-d'œuvre et ne pouvait
guère produire que des ébauches marquées de tous les défauts
du mauvais goût contemporain ; mais les monuments qui
subsistent de ses premiers etforts et de sa naissante influence
sont aussi nombreux que variés, et quelques-uns attestent
une vigueur qui étonne. C'est Là un aspect du passé, assez
obscur encore, une des faces du génie français les plus impar-
faitement étudiées. Aujourd'hui que la puissance de la parole
publique, solidement assise, s'exerce dans sa plénitude, avec
le sentiment de sa souveraineté, il n'est pas sans intérêt de
se reporter à l'humble état de dépendance et de minorité pro-
longée qui a précédé l'époque de domination et de splendeur.
En pénétrant au cœur même des institutions mal définies de
l'ancienne France, dans le fonds séculaire du bon sens et de
l'honneur national, on y découvre la tradition non interrom-
pue d'un libéralisme latent qui, développé par l'étude et la
réflexion, excité par la vue des maux présents, cherche toutes
les occasions de se faire jour et d'éclater. Ces protestations,
parfois efficaces, souvent inutiles, mais respectal)les jusque
dans leur insuffisance, forment l'introduction et, pour ainsi
dire, le prologue obligé d'une histoire de la Tribune
moderne.
Le sujet de cette introduction est, par lui seul, si abon-
dant et si vaste qu'il se partage en ti'ois périodes d'un carac-
tère bien tranché : le moyen âge, le xvi" siècle, et les temps
de la monarchie absolue sous Louis XIV et sous Louis XV.
Lli ROLE DE LA l'AKÛLl-; DANS LES TEMl'S KÉODAL'X. :38i)
1)(? ces trois époques, \c moyen à^'e esl la moins connue mais
non la moins curieuse. Nos brillants orateurs modernes ont
là, dans ce lointain des siècles, dos précurseurs et des ancêtres
bien indignes d'eux pour le talent : la forme est rude, embar-
rassée, chez les premiers di'fensenrs de l'oijinion publique ;
Ds semblent llécliir sous le poids de la [)arole, leur pensée
militante est emprisonnée dans l'expression comme un guer-
rier dans une lourde armure. Sous ces dehors grossiers,
on sent une àme sincère, une ('ouNiction énergique, un esprit
juste. Leur science du cœur humain, leur expérience des ré-
volutions, sans valoir la nôtre, a moins de lacunes qu'on
ne serait tenté tle le supposer. Ils savent, avec un air de bon-
homie, parler aux intérêts, flatter les passions, gouverner
une assemblée. Dans les improvisations qu'ils lancent aux
foules ameutées, dans les harangues savantes qu'ils adressent
au pouvoir, on voit déjà s'annoncer plus d'un principe de droit
et de liberté que la philosophie moderne établira et que leur
sagacité avait saisi d'instinct. C'est cette primitive époque,
originale entre toutes, que nous allons examiner.
s ]o
L'éloquence politique, dans la période féodale, avant la première
convocation des états généraux.
L'opinion comnume assigne pour origine à l'éloquence
politique les innovations du règne de Philippe le Bel et la
convocation des états généraux. A notre avis, c'est faire tort
à l'éloquence, c'est effacer une page de son histoire et lui
retrancher en quelque sorte un quartier de noblesse. Elle
remonte beaucoup plus haut ; elle connnence avec la nation
même, c'est-à-dire avec la liberté, aussi ancienne en France
que la nation*. Pour avoir paru d'abord sous une forme aris-
1. Avant l'époque des états généraux, la liberté existait sous une double
forme : municipale et aristocratique. Les barbares avaient inipoité en
390 l'éloquence et la. littérature politiques.
tocratique et féodale, la liberté n'en eut pas moins, dès le
d{''but, les mœurs orageuses et le tempérament passionné
d'oti partent ces éclats de parole, ces saillies imprévues
d'une éloquence qui s'ignore elle-même. Les états de 1302
n'ont pas inauguré la tradition parlementaire , ils l'ont
continuée en la développant : le tiers-ordre , constitué ,
agrandi, enrichi, a pris place dès ce moment dans les assem-
blées des hommes libres, « des Francs de France'; » il a
obtenu ou recouvré un droit que la noblesse exerçait depuis
la conquête, et qu'il n'avait perdu lui-même ni entièrement
ni partout. Avant cette adjonction ou cette promotion du
tiers - ordre , les assemblées aristocratiques , royales ou
féodales , plénières ou partielles, changeant de nom et de
forme avec le temps, successivement appelées (( champs de
mars, ou champs de mai, synodes, plaids, assises, parlements
ou grands jours, » avaient appliqué et maintenu, dans les
circonstances et les époques les plus diverses, le principe fon-
damental du gouvernement représentatif "^ Selon Savaron, du
Gaule le principe de la délibération en couiniun sur de communs intérêts:
de là, leurs plaiih ou mdh, et plus tard, les assemblées du Champ de mars
ou du CItamp de mai. D'un autre côté, certaines habitudes de liberté muni-
cipale, conservées par la domination romaine, survécurent, surtout dans le
midi, sous le nom ûe privilèges et de coutumes. L'affranchissement des com-
munes, au xi" siècle, l'exemple des républiques italiennes, les progrès de
la bourgeoisie développèrent ces germes anciens, et lorsque Philippe le Bel
institua les états généraux, ces deux éléments de la liberté politique, d'ori-
gine et de forme diverses, l'élément municipal on gallo-romain, et l'élément
germanique ou féodal, se réunirent dans les assemblées nationales. Voir
Rathery, Histoire des états généraux (1845), p. 1-40. — Georges Picot,
Blême sujet (1872), t. le', ch. i", p. 1-20.
1. Les Francs de France sont les leudes du prince, les grands feudataires
et les guerriers nobles qui assistent aux assemblées convoquées par celui-
ci, pour délibérer sur les intérêts généraux, et pour recevoir les com-
munications qui concernent la chose publiijue. De là ce vers d'une ancienne
romance, intitulée La belle Isabelle:
Quant vient en Mai, que l'on dit as long- jors.
Que Franc de France repairent de Roy cort.
— P. Paris, Uomancero français, t. !<"■, p. 49.
2. Parmi ces formes primitives et ces changeantes ébanrbes du gouver-
nement repi'ésentatif il faut distinguer : 1" les assemblées générales con-
LE ROLE DE L\ PAROLE DANS LES TEMl'S FÉODAIX. 391
Yl'' Mil wY sirclc, (il se liiii'iiMiil iin\ ;iss('11i1)1('m's i;(ii(''i'iil('S
convoquées pai' la couronne, on coni|)le cent deux leniies
d'élals'. Voilà donc où nous cliercliei'oiis les |ilus Idinlaincs
origines de la liltei'té et les plus anciennes niaDifestations de
l'éloquence politi({U(^ de notre pays.
Comment ressaisir l'aspect et la vivante imagée de ces
assemblées des temps féodaux ? Coninient |)eindre ces réu-
nions turbulentes, batailleuses, pleines de lirnits d'armes, de
rixes et de sauvages em|)(»rt(inents? Oui nous représentera
cette éloquence ardente et inculte, Jaillissant, comme au
temps d'Homère, du choc des passions exall(''es et du conflit
d(îs ambitions rivales? Interrogeons nos vieilles clir<jniques,
surtout nos Chansons de Gestes, plus expressives que les
chroniques et non moins fidèles à reproduire les tableaux mou-
vants de la ^•ie sociale. Si peu que nous soyons touchés du
patriotique désir qui excitait Cicéron, dans le Brutus, k remuer
la poussière des antiquités romaines pour y retrouver des
fragments de discours et des vestiges d'orateurs, les indices
significatifs se multiplieront sous nos regards; les scènes
animées de ces parlements de barons, si fré(pients pendant
la paix et pendant la guerre, si essentiels au gouvernement
de la France héroïque et féodale, se dérouleront dans leur
vérité naïve et s'imposeront à notre imagination.
l'n premier trait bien frappant est l'estime que ces ter-
rililes hommes d'action professent ])our le talent de la parole.
On pourrait croire que les barons du siècle de fer, héiitiers
<les barbares du v'' siècle, méprisent h' beau langage, et l'on
voquées par les rois ou par les empereuis; S" les assemblées partielles,
convoquées par tel ou tel des grands vassaux de la couronne, après l'orga-
nisation de la féodalité; 3° le conseil du roi, d'où sortit, sous Philippe
le Bel, le Varkment de Paris. Dans l'origine, ce conseil qui était permanent,
s'occupait des affaires politiques et des allaires judiciaires qui surgissaient
dans les domaines de la couronne. Sous Pliiliiipe-Auguste, il se divisa, et
forma d'une part, lu cour des Pairs, chargée des cas féodaux et des que-
relles des barons, et la Cour du roi, «Curia Régis,» ([ui s'occupa des
affaires judiciaires. Sous Philippe le l!el, «la cour du roi» devint le jiarle-
menl.
1. Cité dans la collection de Mayer rclalivc aux états généraux (1788).
302 l'éloquence ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
ne s'attend guère à voir Téloquence en faveur parmi les agi-
tations et les aventures où ils passent leur vie. Certainement
la force physique est un mérite haut placé dans leur opinion ;
mais cette supériorité matérielle et brutale n'écrase pas l'au-
tre, celle qui vient de l'esprit : le guerrier accompli cumule
les deux gloires et les réconcilie en sa personne. Comme un
Grec de l'Iliade, il sait se montrer intrépide sur le champ de
bataille, sage dans le conseil, adroit et persuasif dans ses dis-
cours. Bien dire est une partie de la perfection chevaleresque
et de l'idéal héroïque au xii" siècle. Cette éloquence, expres-
sion d'une àme bien née, n'ajoute pas seulement une grâce
et un prestige au dur éclat de ces héros farouches ; elle doidjle
leur puissance, car elle est aussi une force ; elle assure le
succès des entreprises et fixe la fortune des combats. En toute
affaire d'importance , militaire ou politique , son rôle est
marqué, son intervention se fait sentir. Elle suggère les
desseins qui mettent en branle des peuples entiers ; elle
éclaire les situations douteuses, raffermit les découragements
contagieux et prévient les vastes paniques qui sont la ruine
des expéditions confuses du moyen âge.
Aussi les chefs d'empire, dans les chroniques et dans les
poëmes, possèdent-ils presque tous ce don de la parole, auxi-
liaire utile de leur autorité ; ils ont auprès d'eux des conseillers
((bien emparlés et bien enlangagés, » des Ulysse et des Nestor,
doués de l'esprit d'cà-propos et de répartie, habiles à combattre
et à soutenir une opinion. Roland est éloquent, Charlemagne
l'est aussi : a leurs paroles sont hautes ', » dit le poëte ; elles
1. Bon sunl li cunte, et leur paroles haltes.
Chanson de Roland, v. 1097.
— Voir les (Jiscours de HolaïKi, àa Ganelon, de Turpin, de Pinabel, et de
Chaileniagne dans ce iioëme, vers 10, 24, 40, 441, 1120, 1124, 2200, 2310,
2885, 3405, 3700, 3784.
(laiieloii est luué pour son éloquence habile et mesurée :
Par grant saveir cumencet à parler,
Cume celui ki ben faire le set.
De nièuie, Pinabel, défenseur de Ganelon :
Ben set parler c dreite raisun rendre.
LU HOLK DK LA PAliOLL DANS LKS TEMPS FÉODAUX. 303
sont, quand il le faut, iiisimianloset courtoisos. Pliilippo-Au-
giisto, dans les Grandes cltronifjues de France, liaran^nt' son
armée, le malin (\v, la bataille de lîouvines ; le résumé de son
discours nous a été fidèlement conservé*, (juesnes de Bétliune,
dans Yilleliardouin, est, en mille rencontres critiques, le sau-
veur de l'armée et sa providence, grâce aux fécondes res-
sources de son esprit et de sa parole : amljassades, négocia-
tions, conseils de; guerre, tout roule sur lui; l'expédition
n'avance qu'autant qu'il lui fraye la voie par son expérience
avisée et par l'adresse de ses discours. Le doge de Venise,
Dandolo, décide également par un discours ses concitoyens à
s'unir aux Francs ; la guerre est votée en assemblée popu-
laire api'ès force liarangues, suivant les traditions des répu-
Idiques de l'antiquité-. Du Guesclin et Olivier de Clisson,
dans Froissart, discourent fort sagement au conseil du Louvre
sur la paix et la guerre^; le maréchal Bouciquaul est loué
de sa belle éloquence* par son biographe; tous justifient
cette maxime citée par Comines au sujet de Louis XI :
« Que nulle qualité n'est mieux séante ni plus profitable à un
prince et gouverneur de peuple que d'avoir la parole à son
commandement^. »
Tenons donc pour un fait démontré l'usage fréquent et le
1. Grandes Chronique:<, édit. P. Piris, t. IV, p. 173 (année 1214).
2. Les Discours sont si nombreux dans Villehardouin qu'il nous est im-
possible de les citer. Signalons celui que l'iiislorien lui-même a prononcé
à Venise devant le peuple assemblé à Saint-Marc (cli. xvii), ceux du doge
(ch. xxxix), les harangues des ambassadeurs envoyés à l'empereur de
Constantinople (ch. li), les conseils tenus à Corfou (ch. lix), «au nioustier
Sainl-Estienne » (ch. i.xii), les messages «de Quesnes de Béthune à la
cour de l'empereur « Sursac et de son lils Alexis, » (ch. xciii). Quesnes de
Béthune nous est présenté comme « bons chevaliers et sages et bien em-
parlés. » (Ch. lxvii et xciv). — Les discours sont fréquents aussi dans
Henri de Yalenciennes (ch. v, viii, xxx, vu.)
3. L. l«f, ch. cccLxxiv, p. «83, édition Buchon. Ailleurs, Froissart fait
l'éloge du sire de Mauny qui «sagement estoit emparlé et enlangagé.»
(L. 1er, ch. cccxx). — Yoir aussi le Discours de Philippe d'Arteveld ;i ses
capitaines la veille de la bataille de Bosebecque. L. II, ch. cxci, p. 245.
4. Mmoires de liouciqwint, 4'' partie, ch. x. — Édit. Michaud et Poujoulat
t. Il, p. 326.
5. L. IV, ch. X, p. 376.
3!f4 l'éloquence et la littérature politiques.
l'ôb' import.'int de la parole imljlnjue dans les siècles les plus
l'eculés de notre histoire. Si nous voulions étudier en détail
le texte des nombreux témoigna, c^es qu'il nous a suffi d'indi-
quei', nous y verrions paraître et s'annoncer les formes va-
rié'es du discours public, l'ébauclie de ce qu'on appelle, aux
('poques savantes, les genres oratoires ^ Bien que la natui'e
parle seule en ces harangues et que l'inspiration personnelle
y soit toute l'éloquence, leur brièveté forte et sensée dit bien
ce qu'elle veut dire^, non sans adresse et sans ménagements
appropriés aux temps et aux personnes ; les principes de l'art
y sont parfois devinés et appliqués ; la simplicité un peu rude
du style est relevée par un accent de bonhomie malicieuse
et par certaines familiarités jjittoresques dont les saillies de
Henri IV nous offriront plus tard de si piquants exemples''.
Un incident vient-il irriter la controverse et déchaîner les
passions? Un mol a-t-il touché au vif quelqu'un des bouillants
vassaux rassemblés, la veille d'une l^ataille, sous la tente du
prince, « en un verger, » comme disent les Chaiisons de
Gestes, ou dans les cours |)lénières d'Aix-la-Chapelle, de
Paris et de Laon, aux bonnes fêtes de Pâques et de la Pente-
côte? Aussitôt une rumeur s'élève : ceux qui se croient bles-
sés dans leur orgueil, menacés dans leurs intérêts, (( se dres-
sent en pied, » s'interpellent avec fureur, en tirant h moitié
leur épée du fourreau : le parlement retentit des éclats de
voix d'une foule d'orateurs à la chère hardie, au cuer de ba-
ron. Si c'est aux longues tables des festins royaux, ali-
gnées dans la grand'salle du palais, ([ue grondent (( la noise et
\. Il y a, par exemple, dans la Vhansoh i-k BvhimJ, rélKUichc d'mie
oraison funèbre et celle d'un plaidoyer, sans parler des sermons, des dis-
cours politiques et des harangues militaires (vers 2885 et 3700).
2. On peut leur appliipier ce mot de Cicéron sur les anciens orateurs
romains: « l'auca dicentes; brevitas autem interdum laus est in ali(pia
parte dicendi... Bene dicere nemo potest, uisi (pii prudenter intellijïit. » —
BrutiiK, ch. VII et XIII.
3. Dans la guerre du bien public, les liourguignons s'éfant approchés de
Paris, le duc Jean de Calabre qui les commandait, apercevant les Pari-
siens en bataille : « Or ca, dit-il, mes amis, nous les auliierons ;i l'aulne
de la ville qui est la grant aulne. » — Comines, 1. l*^"", cli. ii, p. 90.
LlîS ORATEURS DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 395
le liiitin, » nos inipétuoiix (liscoureurs, briivanl le suzeniin (|ui
s'évertue h modérer leurs altercations outrageuses, s(! lan-
cent à la tête les couteaux d'acier, les quartiers de chevreuil
et les (( cygnes empoivrés » dont la table est garnie. Oirou
le croie bien : aucun Irait n'est de Fantaisie dans ces descri[)-
tions ; il y faut \(»ir la pcinlui'c ressemblante des assemblées
féodales antérieures aux états généraux de 1302. Nos trou-
vères ont na^^ement décrit et versifié les scènes que la \ie
réelle offrait à leurs regards, et nous conclurons ces remar-
ques eu ap[)liquant. ici une ré'(le\i(Mi de Cic(''ron sur Homère,
faite là j)ro[)(js des origines de l'éloquence grecque : <( Si ce
poëte, dit-il, a faut vanté les discours de Nestor et d'Ulysse
pendaut la guerre de Troie, c'est évidemment parce que l'é-
loquence était florissante dès ce temps-là'.» Disons, nous
aussi, que nos chroniqueurs et nos trouvères auraient moins
souvent célél)ré les guerriers ((bien emparlés», et les aurai(;nt
placés dans un rang moins illustre, s'ils n'avaient pas été
témoins des honneurs et des applaudissements dont les com-
blaient leurs contemporains. La poésie, qui peint les mœurs,
se garde bien d'exalter ce que la société méprise.
L'éloquence des états généraux. Assemblées du XIV» siècle. — L'élo-
quence révolutionnaire. Tribuns et démagogues sous Jean le Bon,
Charles V et Charles VI. — Le sermon politique.
Le xiv" siècle est une époque moins poétique et d'un sérieux
déjà tout moderne. Il voit s'ouvrir les états généraux -, et
1. Lirutii:^, cil. X.
2. Saint Louis, dans certaines occasions, consulta le tiers ordre et adjoi-
gnit des bourgeois à son conseil privé. Une ordonnance de 12i)2 sur les
monnaies fut rendue après une délibération où trois bourgeois de Paris,
trois de Provins, deux d'Orléans, deux de Sens, deux de Laon, donnèrent
leur avis. — Ratliery, Histoire des états (jcnéraux, p. 39. — Histoire liltc-
rnire, t. XXIV, p. 2.31. — « Il parait résulter des rechercbes de M. de Sladler
qu'en 129'» il y avait eu des assemblées partielles, et qu'en 1293 il y eut
396 L ÉLOQUENCE ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
commencer les troubles populaires, le rôle factieux des écoles,
l'insurrection de la rue contre le gouvernement. Dans ces
conditions nouvelles et diverses, l'éloquence politique gagne
en audace et en puissance. Il est des occasions où la parole
révolutionnaire porte aussi loin et frappe aussi haut qu'aient
jamais atteint et frappé les plus fameuses tirades démago-
giques de notre temps. Du premier coup, nos anciens tribuns
ont possédé la plénitude de leurs moyens. Trois sortes de
discours appellent notre examen : les harangues des états,
les remontrances ou propositions de TUniversité, les décla-
mations des agitateurs et des démagogues; ce sont là, en
efTet, les trois formes que revêt l'éloquence politique pendant
la dernière période du moyen âge, et nous l'observerons sous
ces trois aspects.
Que nous reste-t-il des harangues prononcées dans les états
généraux du xiv^ siècle? Quelques fragments de comptes-
rendus analytiques rédigés par les greffiers des états, ces
ancêtres de nos sténographes. 11 faut aller jusqu'au siècle sui-
vant pour rencontrer un discours entier et de véritables déve-
l(>[)peinenls oratoires. On peut demander au continuateur de
(iuillaume de Nangis la traduction latine du discours de la
couronne, par lequel furent inaugurés, le 10 avril, les états
de 130:2, à Xotre-Dame*. Savaron a conservé, dans le texte
original, légèrement retouché, la réponse des états, c'est-à-
dire la première adresse au roi, qui ait été votée et présentée
|)ar une chambre française-. Il est regrettable que les histo-
une assemblée g^énérale des trois ordres à Paris.» — Perrens, Etienne
Marcel, Introduction. — Voir aussi M. Picot, t. l^r, p. is, 19, 20, 21.
1. T. [er, p. 315. — Édit. de la Société de l'Histoire de France. — Voir
aussi Rathery, et Picot, Histoire des états généraux, à l'année 1302. —
L'orateur officiel fut le chancelier Pierre Flotte,
Qui dedans Paris commença
A sermonner ; ainsois ten(-a,
Car son sermon tence sembla ;
Je ne say où son texte embla...
Chronique de UcflVoy de Paris, p. 31.
2. «Avons très-noble prince, nostre sire, Phelippe, par la grice de
Dieu, roi de France, supplie et requiert le pueple de vostre royaulnie.
LES ORATELKS DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 307
rions se laisontsiu' les ('tats tenus à Tours, en 1308, au sujet
dos Templiers ' ; et s'ils nous ont laissé une vive esquisse de
l'assemblée du 1" août llJli, réunie à Paris, au Palais,
avant la guerre de Flandre, leur desci'iption, leur jïazette de
la séance, si parlantes qu'elle soit, ne rachète qu'imi)arraite-
ment la perte des discours inspirés par cette imposante ma-
nifestation. S'avançant sur It; bord de l'estrade où le roi, les
barons et les prélats étaient assis, tandis que les élus de
(( cliascune cité du royaume » se tenaient debout au pied de
(( l'échafaud, » Enp:uerrand de Marigny, chancelier de France,
<( |)rescha, » disent les chroniques, avec un succès extraordi-
naire'. Quand il eut fini <( sa complainte, » le roi se leva
à son tour et demanda quels étaient, dans l'assemblée, ceux
qui tenaient pour lui. Cet appel bardi et la rhétorique du
clïancelier enlevèrent les suffrages. Un bourgeois de Paris,
Etienne Barbette, parlant au nom des comnîunes de France,
jura qu'ils (( estoient tous prêts à marcher, à leurs coûts et
despens, là où le roy les voudroit conduire, » ce qui n'em-
pêcha pas les Parisiens, un an après, de pousser au gibet de
Montfaucon le chancelier de France, l'orateur applaudi des
états de 1314. Il y a toujours eu de cruels re^ ii'ements d'opi-
nion à Paris contn; les interprèles trop habiles de la p(jliti({ue
des princes.
Ce ne furent pas non plus des assemblées muettes, ces
états de 1317, qui confirmèrent la loi salique, ni ceux de
■13:29, qui repoussèrent du trône de France, Kdouard III, ni
pour ce qui lui appartient que ce soit faict, que vous gardiez la souveraine
franchise de votre royaume qui est telle que vous ne reconnoissiez de
vostre temporel souverain en terre fors que Dieu, et que vous fassiez dé-
clarer, si que tout le monde le saiche, que le pape Boniface erra manifeste-
ment et tist pécliié mortel, notoirement en vous mandant par lettres huilées
qu'il estoit souverain de vostre temporel et que vous ne pouviez prébendes
donner, ni les fruits des églises et cathédrales vacants retenir, et que tous
ceux qui croyent au contraire il les tient pour héréges.» — Savaron, dans
la collection Mayer (1788).
1. « El list le roy une semonse par tout sou royaulme à plusieurs nobles
et non nobles qu'ils fussent à Pasques à Tours, et avec luy emmena il
une grant multitude.» — Grninhs Chroniques, t. V, ch. lxiv, p. 179.
2. Grandi:^ chn.Diique^, t. V, ch. lxxi, p. 207.
308 l'éloquence ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
ceux de 1338, où l'on sanctionna le libre vote de l'impôt', ni
ceux de 1355, où les députés des trois ordres, unanimes dans
leur patriotisme, votèrent cinq millions et demi de sul)sides
annuels^ pour chasser l'Anglais, et répondirent aux exhorta-
tions du chancelier Pierre de la Forest, <( qu'ils voulaient
vivre et morir avec le roy et mettre corps et avoir en son
servise '^ » Tout à coup, vers le milieu du siècle, des événe-
ments éclatent qui étendent singulièn'ement l'action de l'élo-
quence sur les affaires publiques, et créent un interrègne de
liberté populaire dont on n'avait pas vu d'exemple en France
depuis l'établissement des sociétés nouvelles et du régime
féodal.
De 1356 à 13G0, au milieu du désordre et de la ter-
reur qui suivent la défaite de Poitiers, pendant que Paris
révolté frappe d'interdit la royauté captive, la parole est,
avec l'émeute, comme aux plus Ijeaux jours du forum et de
l'agoi'a, l'unique ressort du gouvernement. Pourquoi donc
cette époque orageuse et tragique, à laquelle n'ont manqué
ni les talents ni les caractères, et qui inspirait ta Froissa rt tant
de récils éloquents, ne nous a-t-eUe pas laissé une seule page
où revi^ e la passion et la verve des tribuns qu'elle a susci-
tés? Peut-être en faut-il accuser tout simplement l'indifférence
des harangueurs eux-mêmes pour ces improvisations dont
ils n'appréciaient guère que l'effet immédiat et les résultats
pratiques ; plus d'un discours éloquent et digne de mémoire
dans sa véhémence semi-barbare a dû périr ainsi, emporté
par le ^•ent de l'orage qu'il avait soidevé et sans laisser plus
1. «Environ ce temps, en ensuivant le privilège de Loys le Hiilin, roy
de France et de Navaire,fut conclud par les gens des estais de France, pré-
sent le dit roy Philippe de Valois, qui s'y accorda, que l'on ne pourroil
imposer ni lever tailles en France sur le peuple si urgente nécessité ou
évidente utilité ne le requerroit et de l'octroy des gens des Estais. » —
iVicoles Gilles, Annales de France, année 1:538.
2. Celte somme, qui suflisait à équiper et entretenir 30,000 hommes
d'armes pendant un an (la solde étant alors de 10 sols par jour), fut
iu)posce « sur toutes gens de tel estai qu'ils fussent, gens d'église, nobles
ou autres...» — Rathery, États gcniranx, année 1355.
i. Grandes Chroniques, t. VI, p. 20.
Li:S OUATl'lRS DKS ÉTATS CÉNÉHAUX. 309
(le trace que les seiUiincnls éphémères qui se succèdeiil au
sein (les multitudes oublieuses. Ce qui du moins subsiste,
c'est l'impression ressentie par les contempoi'ains et notée
par rhisloire, c'est le souvenir des hommes résolus qui entre-
prirent de gou^erner par la persuasion cettt; démocratie go-
thique où figurent, sous les costumes du xiv'' siècle, des
types et des personiiîiges d'une élernelle ;u'lu;dili'.
Voici d'nbord, au premier plan, riioiinne du roi, ce même
chancelier de la Forest, archevêque de lioucn, hinrible et dé-
contenancé au lendemain du désastre, avocat d'une cause
perdue, essayant de plaider les circonstances atténuantes de
l'incapacité de son maître devant les états rappelés à Paris
en octobre 135t), pendant ([ue le peuple s'agite sous le coup
des fatales nouvelles et assiège la salle des délibérations * . Un
silence incrédide et menaçant accueille cette apologie offi-
cielle, cet appel qui s'adresse à des dévouements tournés en
révolte. Alors se lève l'orateur de l'opposition, débordant de
haines invétérées, de ressentiments accumulés, de projets
impatients d'aboutir, faisant écho h la rumeur du dehors, et
à travers les emportements d'une indignation légitime ourdis-
sant la trame des ambitions égoïstes d'un parti. Itobert le
Coq, évèque de Laon, ancien avocat et maître des requêtes
au Parlement, « esprit léger, périlleux en paroles ettrès-
mau\aise langue, » vendu à Charles de rs'avarre, donne le
signal de l'explosion : « 11 est temps de parler, s'écrie-t-il ;
honni soil (pii bien ne parlei'a, car oncques mais n'en fut
temps si bien connne maintenant. » Puis il entame la
matière toujours riche et facile des abus, vexations et dila-
pidations du présent règne; il demande au nom du peuple,
que « les ofliciei's du roi, » c'est-;i-dire les fonctionnaires,
1. HaUiery et Picot, Ilisiluire des viuts généraux, année 1350. — Grandes
Cliruidiiucs de France, t. VI. p. 35: «Il exposa à cenx des trois Estais
connncnt le loy s'esloit \assanment conibatu de sa propre main et nonob-
stant ce, avoit esté pris par graul infortune. Et leur nionstra le dit chan-
celier cornent cliascun devoit mettre grant peine à la délivrance du dit
roy. » — Le procès-verbal de ces états est cité par Secousse, Mémoires sur
le roi de Nararre, t. 111, p. 47.
400 l'éloquence et la littérature politiques.
soient tous destitués : (( le royaume de France, dit-il, a été
moult mal gouverné, dont trop de méchefs sont advenus, et
le peuple ne peut plus souffrir ces choses ' . » Il continue son
(( sermon et preschement » en attaquant la personne du roi,
en flétrissant le Dauphin, duc de Normandie, (( prince de très-
mauvais sang et pourry, indigne de vivre, » en insinuant que
les états ont bien le droit d'ôter et de transférer la cou-
ronne-; enfin, par manière de péroraison, il propose aux
(( esleuz » une sorte de serment du Jeu de paume, et leur
fait jurer (( d'estre tous un et alliés ensemble, » ligués et con-
fédérés contre la royauté •*. A quelques pas de là, sur un
théâtre plus vaste, en pleine sédition, s'agitent et « manifes-
tent » les hommes de Marcel constitués en gouvei'nement
populaire dans « le parloir aux bourgeois. »
Marcel, homme d'action énergique, n'était pas un discou-
reur. Il s'imposait par l'audace calcidée de ses projets, par
l'intrépide sang-froid de son caractère. Il était de la race des
Taciturnes dont la fascination mystérieuse n'est pas moins
puissante sur les foules mobiles que le brillant prestige des
harangueurs : en cela il différait des agitateurs contemporains,
tels que Jacques et Philippe d'Arteveld, « beaux langagers, »
selon Froissarf*. Si l'on veut connaître son style, il faut lire
les deux lettres de lui que M. Kervyn de Lettenhove a décou-
1. Tous ces détails sont extraits des Grandes Chroniques, t. VI, ch. xxvai,
p. 54, et d'un acte d'accusation contre Robert le Coq, publié par la Bibliu-
thrque de l'École des Charles (1841), t. II, p. 365, 370. — Voir aussi Ra-
thery, années 1356 et 1357.
2. « Et quant ceste faulse et malvoise parole li fut issue de la boucbe,
un de ses complices li marcha sur le pié...» — Acte d'accusation. Biblio-
thèque de l'École des Charles (1841).
3. Acte d'accusation. — Les états de 1356 et 1357 comptaient plus de
huit cents membres, dont la moitié au moins venaient des communes. La
Grande ordonnance, de mars 1357, monument remarquable d'un libéralisme
anticipé, contient le résumé des délibérations de ces états. Elle est citée en
entier dans l'ouvrage de M. Perrens sur Etienne Marcel. M. Georges Picot,
dans son Histoire des états rjénéraiix, a fort bien apprécié l'esprit qui régnait
dans cette assemblée.
4. C'est ce que dit aussi Juvénal des l'rsins dans sa chronicpie du règne
de Charles VI, p. 349 et 351. (Édit. .Micbaiid et Poiijoulat.)
LES HARANGUEURS POPULAIRES. 401
Tertes; la première, écrite au régent, est d'un révolté qui sent
sa force; la seconde, envoyée aux Flamands, est d'un chef de
parti qui commençant à prévoir sa chute invoque le secours
de l'étranger'. Ce gouvernement du silencieux prévôt avait de
Lruyants organes, lise tenait en rapports directs et constants
avec le peuple par la voix des quatre échevins, spécialement
chargés d'expliciuer la politique de Marcel, de réchauffer les
tièdes, de combattre les dissidents-. Tous les jours, des
paroles ardentes étaient lancées « des fenestres de la maison
de ville', » aux l)andes en armes qui remplissaient la place
de Grève de leurs cliaperons rouges et bleus ; ces motions
provoquaient l'invariable cri de la foide surexcitée : <( Nous
voidons -sivre et morir avec le prévosl des marchans *. » Un
méridional naturalisé parisien, Charles Tonssac, passait pour
une des bonnes têtes et pour la meilleure langue de tout cet
échevinage ; il joignait à la faconde pittores(|ue et sonore du
pays des troubadours la finesse d'esprit particulière aux pro-
1. Etienne Marcel, par F. T. Perrens, 18C0, p. 383. — La Dànocratie
au moyen âge, par le même, 1873. — Étude sur Etienne Marcel, par M. Si-
niéon Luce, 1859.
2. Ces échevins s'appelaient Pieire Boudon, Bernard Cocatrix, Jean
Belot et Charles Toussac.
3. « Ledit prevost des marchans et s:^s compagnons (après la meurtre
des maréchaux de Champagne et de Clemiont), nièrent en leur maison en
Grève que l'on appeloil la Maison de Ville. Et là le dit prévost étant aux
fenestres de la dite maison, sur la place de Grève, parla à moult grant
nombre de gens armés qui estoient en la dite place et leur dit que ceux qui
avoient esté tués estoieut faux, mauvais et traistres...» — Grandes Chroniques,
t. \'l, ch. Lviii, p. 88. — Le «parloir au bourgeois» fut d'abord rue des
Giès, piès des Jacobins, puis plus près de la Seine, puis près du Chàtelet.
Eu 1357, Marcel acheta pour 2880 livres la «maison aux piliers» sur la
place de Giève ; elle fut nommée la Maison de la Ville. C'est sur cet em-
placement que fut bâti en 1529 rHùlel-dc-Ville brûlé en 1871.
4. « Il demanda d'estre souslenu, et ils ciièrent qu'ils vouioient vivre et
niorir avec le dit prévost des marchans. » — Grandes Chromiqucs, t. VI,
ch. Lviii, p. 38. — Le chaperon rouge et bleu, aux couleurs de Paris, fut
imaginé par Marcel en 1358 et imposé à son de trompe. Il portait ces mots
sur l'agrafe : « En signe d'alience de vivre et morir avec le prévost contre
toutes personnes.» Le recteur l'interdit ii l'Université. Lors du massacre
des deux maréchaux au Louvre, Marcel coilfa le régent de son propre cha-
peron pour le sauver.
26
402 l'éloquence ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
vinces de langue d'oïl. Instigateur des mesures les plus radi-
cales, c'était lui qui, dans les occasions décisives, dans les
journées du parti, avait pour mission de faire l'opinion des
masses et de surveiller (( les royaux; » aussi les Grandes
Chroniques ont-elles recueilli plusieurs morceaux de ses ha-
rangues et cité quelques-unes de ses maximes dont voici la
plus notable : « Il y a, disait-il, trop de mauvaises herbes au
jardin du public, elles empesclient les bonnes de fructifier et
amender; pour le profit et sauvemeiit du peuple, il faut
nettoyer le jardin * . »
Une preuve caractéristique de l'empire exercé par l;i parole
en ce temps-là, c'est que les amis du régent, opposant dis-
cours à discours, descendaient sur la place publique, y tenaient
des meetings en plein vent, et disputaient aux partisans de
Marcel l'adhésion du peuple et de la bourgeoisie. Le futur
Charles V en personne s'aventurait parfois dans les quartiers
du centre de Paris, haranguant la multitude qui accourait à
sa vue et enveloppait son escorte. Un jeudi de janvier 1358,
(( environ l'heure de tierce, » c'est-à-dire, sur les neuf heures
du matin, il sortit à cheval de son (( chastel » du Louvre,
(( lui sixième ou septième, » et poussa jusqu'aux Halles où
foisonnait (( le commun de Paris » : là, il déclara qu'on l'avait
calomnié, qu'il n'était pas vrai qu'il songeât à s'évader de
Paris ou à le remplir de gens d'armes; « qu'il avoit au con-
traire l'intention de vivre et de morir avec les habitants de
sa bonne ville; » prenant ensuite l'offensive et rétorquant les
allégations de ses adversaires contre eux-mêmes, il dit que
si l'Anglais couvrait le royaume et si lui, régent, ne pouA ait
(( rebouter » les ennemis , la faute en était à ceux qui tenaient
le pouvoir et l'argent, et que, poui' lui, il n'avait pas encore
vu un seul denier des subsides levés depuis deux ans parles
états ^. Glmrles V, (jualifié de (( roi sage et éloquent » dans
son épitaphe, parlait en effet avec ime élégante et naturelle
précision. Son langage exprimait le bon sens net, tranquille,
1. Tome VI, (h. I., p. 80.
2. (irrutiles Chroniquca, t. VI. cli. xmx, p. 77.
LES IIAUAXC.UEURS l'O PU LAI II ES. 403
Spirituel, qui était son talent et qui fut le jrénie sau\cur de la
France. « Cette belle luirlcui-e étoil si bien ()i'(l{)nn(''e, dit
Christine de Pisan, etavoit si bel arran,i;euieiit, sans aucune
su[)erlluité, qu'un rhélijricien quelconque en langue l'ran-
çoise n'y sceust rien amender'. » Aussi fut-il applaudi des
Parisiens, tout prince qu'il était, et l'opinion lui revint ce
jour-là".
Effrayés de se voir battus par leurs propres armes sur un
terrain dont ils se croyaient maîtres, les éclievins convo-
quèrent nne assemblée dans les vingt-quatre heures à Saint-
Jacques de rilô|)ital, pi-es du rempart, au bout des rues Mau-
conseil et Saint-Denis. Le régent s'y rendit avec son
chancelier qui [)orla la p;irole; mais la réplique de Tonssac
fut si véhémente, il parla de Marcel avec une chaleur si coni-
mnnicative que le populaire acclama les hommes de l'hùlel
de ville et tourna le dos, cette fois encore, aux royalistes^.
Si beaux parleurs que soient les princes, il est bien rai'e que
l'éhjquencc les lire d'alfaii'c en tem])s de ré\olution.
Sur la ii\(i gaucbe, à la même époque, un autre haran-
gueur, nn maître fourbe d'une désinvolture tout à fait
moderne poursuivait sa campagne oratoire et s'avançait, lui
aussi, par cette voie de rapides succès, dans la faveur
publique : nous avons suffisamment désigné Charles le Mau-
vais, démagogue de sang roy;il, flagorneur de la rue, men-
diant de popularité, remuant les bas-fonds pour y guetter
1. Histoire du roy Churks le Sage, ch. xvii, p. 1. — Son épitapho, à
Saint-Denis, porte: « Icy gist le roy Charles le Quint, saige et éloquent.»
2. « Et furent les parolles du dit duc (de Normandie) moult agréables
au peuple ; et se tenoit la plus grande partie par devois luy. » — Gnnnks
Chroniques, t. VI, cli. xlix, p. 77.
3. «Si dist moult de choses Charles ïnussac, et par espécial contre
les ofliciers du roy. Et dist encore que le prévost des marchans étoit
preud'homme et avoit fait ce qu'il avoit pu pour le bien et le sauvemcnt
et le proufit de tout le peuple. Et dist que sur le dit prévost régnoit haine,
et que il le savoit bien. Et que si le dit prévost cuidoit que ceux qui là
e>tijient présens et les autres de Paris ne le voulsissent porter ni sousienir,
il querroit son sauvenient là où il le pourroit trouver.» Et là aulcnns qui
estoicnt de leur aliance crièrent, disans que ils le porteroient et souslen-
roient contre tous. » — Grandes Chroniques, ch. l, p. 80.
40i l'éloquence et la littérature POLITIijUES.
l'occasion de voler une couronne, u Sii-c larronciaux, lui
(lisait d'un ton de valet insolent l'un de ses affidés, encores
te aideray-je à mettre ceste couronne en ta teste comme roy
de France * . Par un de ces caprices de la nature dont on ne
connaît que trop d'exemples, la perversité d'une âme scélérate
se doublait, chez lui, d'un merveilleux talent de parole. Il
allait de ville en ville, pérorant à Paris, à Rouen, à Amiens,
et colportait dans le peu qui restait du royaume ses motions
insurrectionnelles et sa candidature. Un jour, à Paris, monté
sur une estrade adossée aux murs de Saint-Germain-des-Prés,
devant dix mille personnes qui remplissaient le val des Éco-
liers, il parla depuis six heures du matin jusqu'à midi, et
(( l'on avoit disné par tout Paris, disent les naïves chroniques,
qu'on l'entendoit encore preschant sur son échafaud - . »
Une autre fois il fit cà Rouen l'oraison funèbre des martyrs de
son parti, c'est-à-dire, de ses anciens complices abandonnés
par lui et décapités par les gens du roi; le texte de son dis-
cours, suivant l'usage, était emprunté aux Livres saints :
Innocentes et recti adhœserunt rnihi, (des purs se sontdévoués
à ma cause ^. Qu'on ne s'étonne pas de ces formes religieuses
et de ces habitudes scolastiques transportées dans une élo-
quence aussi prol'ane que celle-là. Il n'existe, au moyen âge,
qu'une grande école de parole publique, c'est la chaire ; il n'y
a pas d'autre modèle du discours que le sermon; parler
devant un auditoire, quel qu'il soit, déclamer devant une
foide sur n'importe quel sujet c'est <( prescher, » et l'on dit
d'un général haranguant sur le champ de bataille qu'il (( ser-
monne )) ses soldats. Un moment vint où Charles de Navarre,
1. Le mot est de Roljerl le Co(i. — BibUuthi-iiHc de l'Êcok des Chartes,
(1841), t. II, 370.
2. Les Grandes Clironiques, t. VI, cli. xl, p. 65. Ce discours avait pour
texte: «Justus dominus et jristitias dilexit.»
3. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 419. — Il avait prescrit de mettre les
corps de ses partisans dans la chapelle de l'église Notre-Dame. Son dis-
cours est du 11 janvier 1358, c'est-à-dire, du niùme jour où le réirent, k
Paris, allait haranguer les Parisiens aux Halles. — Grandes t'hroniques,.
t. VI, ch. XLix, p. 77.
Ll'S HARANGUEURS POPULAIRES. iO.'i
pi'éscntt'' au peiiph; du li;uit des t'cnôlrcs de l'hôtel de ville par
l'échevin Toussac fut proclamé roi de France en place de
Grève : (( Beaux seigneurs, s'écria-t-il, en remerciant ses
électeurs populaires, le royaulme est moult malade, et y est
la maladie moult enracinée; et pour ce, ne peut-il estre si
tôt gary;si,ne vousvueillez pas mouvoir contre moy si je ne
apaise si tostles besognes, car il y faut trait et labour * . » A peine
avait-il touclié la couronne qu'un coup de force -, parti des
rangs de la bourgeoisie, renversait le gouvernement de Mar-
cel et rétablissait pour vingt ans le régime du silence ^
L'agitation renaît en 1381, après la mort de Charles V, et
vers la fin du siècle pendant la démence de Charles YI ; la
parole ressaisit aussitôt son empire. Un trait particulier dis-
tingue cette crise des précédentes; le retour de l'état révolu-
tionnaire provoque un incident nouveau : l'intervention de
l'Université danslapolili({ue. L'Université était une puissance
au xiv^ siècle; son autorité avait gagné tout ce que le saint-
siége divisé et la royauté discréditée avaient perdu, et l'on
peut dire que pendant cinquante ans elle fut, en occident, le
seul pouvoir moral incontesté. Quand l'empereur Cliarles IV
vint en France, en 1378, c'est l'Université (fui lui fit les hon-
neurs de la ])onne ville de Paris : un notable docteur, chance-
lier de Notre-Dame de Paris, maître Jehan de la Chaleur,
escorté des faciûtés « honorablement vêtues de leurs chappes
et habits fourrés, » adressa au prince un de ces discours
1. La scène est longuement décrite dans les Grandes Chroniciues. Cliarles
de Navarre parla deux fois, avant et après l'élection. « Et aussy prescha
Toussac,» dont le discours se pluce entre les deux harangues du prince.
— T. VI, cil. LXXIX, p. IIC).
2. Sur cette révolution de 1338 et. notamment, sur le rùle qu'y joua
Jean Maillart, voir un article de M. Siniéon Luce dans la BMiothcque de
l'École des Chartes (1837). p. 413-.'ri-2.
3. Les états furent assemblés plusieurs fois sous Charles V, en 13G7 à
Sens, en 1369 et 1370 k Paris; les Grandes Chroniques (t. VI, p. 272) ré-
sument le discours que le roi y prononça sur la Guyenne et les \nglais en
13()9. Elles citent pareillement le discours du chancelier Jean de Dormans,
prononcé à la même date, et le récit que fit Guillaume de Dormans revenu
de son ambassade en Angleterre. — Voir Georges Picot, Histoire des étals
généraux, année 1369. Histoire littéraire, t. XX.IV, p. 234.
-ior. l'éloquence et la littérature politiques.
d"appar;il qu'on appelait alors collations, pour les distinguer
des sermons et des thèses scolastiques. (( A quoi l'empereur
respondit de sa Ijouclie en latin ' . » Le système électif, qui
régissait l'institution universitaire, les hardiesses de l'en-
seignement, les généreux entraînements de la jeunesse, la
propagande démocratique dont les « nations » de Flandre et
d'Italie étaient le foyer-, inclinaient ce grand corps, orgueil-
leux de ses privilèges et sur de sa force, vers le parti des
revendications séditieuses ; aussi le vit-on oulîlier la sagesse
d(jnt il avait fait preuve au temps de Marcel , ci''der au tor-
rent, entrer dans le mouvement, avec la prétention de l'ar-
rêter ou de le conduire^. Gerson , le plus illustre et le
plus prudent de ces docteurs égarés dans la politique, justifie
la nouveauté du rôle qui lui était imposé ou conseillé en allé-
guant l'importance môme du corps enseignant : « Qui oserait
disait-il, nous dénier le droit de représenter le royaume dans
l'assemhlée des états? L L'uiversité, c'est plus qu'un peuple,
c'est un monde*. )> Elle concentrait, en elfet, dans son sein,
sous une forme barbare comme la société môme, la puissance
collective du talent, de la science et de la foi. Gerson venait de
poser, en style d'école, le principe de la suprématie ])olitique
de l'esprit ou de la prt'pondérance des capacitt's. Figurons-
nous donc cette iusion de la rue et de l'école, ce mélange et
celte promiscuité des harangueurs en bonnet carré avec la
tourbe des agitateurs (|ui S(jule\ aient les écorcheurs et les
maillotins; l'originalili' de rélal n'Aolutionnaire (]ue nous re-
traçons esi là.
\. Grandes Chroninncs de France, t. VI, p. 39-2. — Christine de Pis;in,
\ie de Charles Y, \. 111, cli. xlii, p. 111. Édit. Michaïul et Poujoiilat, t. II.
Sur ce voyage de reiiipercur Charles IV, voir une relation manuscrite inli-
tnlée : « Discours sur la veuve de l'Empereur en 1378, etc. BibUolhf}(iue .Va-
lionale, mss. n-' 28'iô.
2. Ferrens, la Bénweralie au moyen éje (1873), t. l^r, p. 8(5-92.
3. Sur l'état de Tlhiiversité au xiv« siècle, voir Histoire littcraire,
t. XXIV, p. 239-270. Quelques historiens portent jusqu'à 30,000 le nombre
des écoliers et des su|ipùls de l'Université au moyen âge.
4. « l'niversitas repra'sentatne universuni regnum? Imnio vero totuni
uiuiiduni... » — Proposilion intitulée Yiral rex.' Opcra Gersonii, in-l'", t. IV,
p. 583-590. — Cité par Hathery, Etats yinéraux, année 1412.
LES llAIlANr,UKi:RS POI'U LAI RI- S- 407
On laxc'l'uit volontiers (r('\;ii;vi';iUon ou de mensonge l'his-
torien moderne qui, |)0in' peindre cette navrante période de
notre vie nationale, empnnitei'ail lidMeinent aux chroni-
queurs conteinpoi'ains les pages naï\cs qu'ils ont écrites
sous l'impression des é^ énements, en face du spectacle qui
se renouvelait chaque jour. On l'accnstn'ait de faire le
roman du passé avec des couleurs beaucoup plus récentes, et
de transporter au xy° siècle, par un travestissement rétro-
spectif, l'appareil et les pi'océdés de nos époques de Tendeur.
La vérité est que dans leurs récits, d'une irrécusable sincé-
rité, la mise en scène bien connue des drames révolution-
naires se trouve au complet. Voici les clubs, aux motions
excentriques, notés par le Religieux de Saint-Denis ^ ; voici
les sociétés secrètes, les conciliabules nocturnes où se don-
nent rendez-vous les factieux, « gesticulant avec fureur en
roulant des yeuv menaçants"; » voici la garde nationale
oisive et bruyante, défdant, paradant sans but et sans trêve,
dépeuplant les ateliers et les bouti({ues, fatiguant la ville jour
et nuit de patrouilles inutiles, ejicombrant les rues d'hom-
mes en guenilles couverts d'armes brillantes, sordidi in
armis fulgentibus'^ . On court sus aux nobles et aux prêtres;
on décrète un impôt forcé sur les riches, rimpot sur le
revenu*. L'àme fiévreuse de tout un peuple a passé dans
ce cri : c(Xous ne voulons plus de maîtres! nous voulons
viM-e libres ou mourir M » Des placards couvrent les murs
1. Livre I''"", année 1381, rh. i\' et v. — Siu' ce clii'uniqueiir de Cliarles VI,
voir plus haut, p. 1U7 et 20().
2. /(/. « Tune civitas secum discors intestine inter sunimos et inlinios
flagrabat odio. » L. je"", cii. v.
'A. Id. « Continue in vi.^iiiis noctucnis et diuruis excubiis tenipus in
vanura terere cogebantur. » — hl., \. XXXIV, ch. xxv. — Sur le nombre
et la composition de la garde nationale parisienne, voir Froissart, 1. II,
ch. cLi, CLxxxvii, p. 200, 242. Édition Buchon. — Voir aussi Perrens,
Bànocrulie au mojien û'jv, t. I''"", p. 237, t. Il, p. 32-32.
4. Le Religieux, etc. « Intumescentes superbia, nobilium ecclesiasli-
corumque virorum exprohranles dominia, a(hninistrationem civiiem per se
melius régi posse quam per dominos naturalcs fatue judicabant... dvinm
fuadtutex metkndo...» L. II, ch. m, iv, v, p. M-20. — L. WWIII, ch. xviii.
5. /('. « Libertatem quisque licentius appetebat et jugum excutere...
i08 L'ÉLOQUENCE ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
et les portes des églises : (( Cliers concitoyens , on veut
vous désarmer, vous enlever vos chaînes de fer et vos bar-
ricades. Aux armes! nos vengeurs approchent ^ » Des mots
d'ordre féroces courent dans les masses : (( il y a des gens
qui ont trop de sang et qui ont besoin qu'on leur en tire
avec l'épée ^ )> On colporte des listes de suspects sur les-
quelles en regard de chaque nom se lit une lettre cà l'encre
rouge signifiant l'un de ces arrêts de mort : à tuer, à bannir,
à rançonner ^ .
C'est là le public de nos harangueurs en 1381, en 1407, en
1412, pendant plus d'un quart de siècle. Leur place est dans
cette mêlée; leur action s'exerce sur cette longue démence du
peuple de Paris, presque toujours pour l'exaspérer, quelque-
fois pour la calmer et la guérir. Il y a bien des variétés à
distinguer parmi les meneurs populaires. Les uns nais-
sent subitement de l'effervescence de la rue, de l'écume de la
foule; ils s'improvisent pour un jour chefs débandes, insti-
gateurs des violences et des crimes ; ils marquent le but aux
ardeurs incertaines, aux impatiences aveugles ; dès que le
coup est fait, leiu' rôle éphémère est rempli, ils retombent
dans le silence et l'obscurité. Par exemple, en 1381, lors du
soidèvement qui suivit la mort de Charles Y, un ouvrier cor-
royeur, ahUarius quidam, ramassant ti'ois cents émeuliers
seque millies moritiiros qiiain ut tantiim dedocus atqiie dauuium admilti
patiantur... In paiiameiUo liiirgensium coeiint et cunctis jugum cxeutere
mens fuit et poscere libertatem. » L. Il, cli. m, iv, v, p. 15-30.
1. « De nocte in valvis ecciesiariim affixei'unt cedulas continentes : Cives
amantissimi, noverilis quod in bievi catenœ ferrea; viliïc cum arniis vestris
defensivis vobis auferentiir. Et ideo animose et fortiter curetis resistere,
scientes quod in proximu vaiidum vobis mittetur auxiliuni. » Le Religieux
de Saint-Denis, 1. XXXX, cli. xxxix.
2. W., 1. XXXIV, ch. XXV.
3. Juvénal des Ursins, année 1U3, p. 490. — Sur l'étendue de cotte
agitation révolutionnaire, en France, en Angleterre, en Flandre, et sur les
ligues formées entre les séditions locales ou internationales, voir Froissart,
1. II, ch. CVI, CXII, CXV, CXXVIII, cli, CLIX, CLXXVII, CLXXXVII, p. 151, 157,
159. 161-lGf), 177, 210, 242. (Édit. Buchon.) — Voir aussi Juvénal des
lisins, édit. Micliaud, t. II, p. 348, et le Religieux de Saint-Denis, 1. III,
cil. i^r. — Hisloire lUtùraire, t. XXIV, p. 227.
LES HARANGUEURS POPULAIRES. 409
arm(''S de pois'uards, les liar;in,L,aiii on place de Grève, puis,
IVancliissanl les ponts àlciu' Irle, il les lança contre les portes
du Palais où se tenait tremblant le gouvernement de la
régence. Nous avons ce discours d'un ouvrier parisien du
xiv" siècle, traduit, il est vrai, en latin par un chroniqueur
trop scolastique; c'est une déclamation absolument révolu-
tionnaire : (( A quand donc notre tour de jouir du repos et
des douceurs de la vie? Oui nous délivrera du joug de ces
seigneurs dont la rapacité nous exploite, dont l'orgueil
nous écrase? Ils vivent de notre substance' ; c'est avec nos
dépouilles qu'ils bâtissent des palais et nourrissent leurs
gens; l'éclat de leur règne vient de la sueur du peuple^.
Nous sommes à bout de patience. Levons-nous tous! Que
Paris prenne les armes, plutôt que de souffrir la honte et
la servitude. » Pendant que l'émeute, poussée par ce tribun,
bat le seuil de la demeure royale et menace de forcer l'en-
trée, une fenêtre s'ouvre ; le chancelier de France, Miles de
Dormans, évoque de Beauvais, parlemente avec les insurgés.
Dans les concessions qu'il leur fait, il va jusqu'à reconnaître
le principe de la souveraineté nationah; : (( Oui, on aurait
beau le nier cent fois, le suffrage populaire est le fondement
de la monarchie. Ni le roi, ni ses conseillers ne pourraient
faire un peuple, mais un peuple ferait bien un roi ^. » Ainsi
parle le pouvtjir, en tout temps et en tout pays, quand il se
sent vaincu, et qu'il a peur.
Les orateurs de l'Université ne descendaient pas habituel-
lement dans la rue; ils lui faisaient écho et lui donnaient le
signal des interventions énergiques. Leur tribune était dans
1. Substantias nostras illis impertimur...)) — Le Religieux de Saint-Denis,
. ler, cil. VI.
2. Ex sudore regnicolarum regius fulget honos.» Id.,ibi(L — On peut
rapprocher de ces harangues celles qui se débitaient alors en Angleterre,
lors de la révolte de Wat Tyler. — Froissart, 1. Il, ch. cvi. (Édit. Bu-
chon). Le Religieux, etc.. 1. III, ch. xviii. — Penens, la Dmocratie, etc.,
t. il, p. 32.
3. «Nam etsi centies negent, reges régnant suiïragio populoruin, eoruni-
que vires illos forniidabiles faciunt. » Le Religieux, etc., 1. I*^"", ch. vi. —
Perrens, la Démocratie, etc., t. II, p. 52.
410 l'éloquence et la littérature politiques.
Tégiise ou dans l'assemblée des états, comme en 1412; sou-
vent aussi, tout fourrés d'hermines et bardés de syllogismes,
ils portaient leurs remontrances au Louvre, au château Saint-
Paul, et interpellaient en grand appareil le gouvernement.
Ces harangues, fabriquées dans l'officine de l'école, s'appe-
laient Propositions. Ce sont, en effet, des thèses politiques,
soutenues d'arguments en forme, hérissées de textes sacrés,
farcies de citations et de commentaires : on s'en fera une
idée en parcourant les huit discours de Gerson que nous pos-
sédons en français, imprimés ou manuscrits, et dont chacun,
à son heure, fut un événements Des échappées satiriques,
sur les crimes et les ridiciûes contemporains, jettent quelque
variété dans cette lourde et prolixe érudition qu'un souffle
passionné soulève ; la réalité vivante s'y montre à l'impro-
viste, colorée d'un reflet ardent, et c'est grâce aux nombreux
épisodes, où les orateurs se laissent facilement entraîner,
que ce fatras scolastique peut encore aujourd'hui intéresser
l'histoire et piquer la curiosité d'un lecteur sérieux.
Entre tous ces docteurs qui fanatisèrent Paris pendant les
troubles du y.iY et du xv" siècle, trois députés de Sorbonne,
le carme Eustache de Pavilly, le maître es arts Benoît Gen-
tien, l'abbé duMoutier Saint-Jean, se signalèrent, notamment
aux états généraux de 1412, par la fougue de leurs invectives
et le cynisme de leur style, emprunté à la place Maubert et
1. Voici l'ordre clironologique de ces huit Proiiositions. La première,
relative au scliisine, est de 1393 ; la seconde, vers le même temps, fut faite
en faveur de l'Hôlel-Dieu de Paris ; une des plus célèbres, la troisième,
intitulée Vivat rex, est de 1405. Juvéïial des Ûrsins en fait mention dans
sa chronique. Le sermon sur la Justice, prononcé en 1408, est aussi une
l'ropositiun. Viennent ensuite : le discours intitulé Veniat pax, dont on n'a
qu'une traduction latine; un sermon contre les prétentions des Imùiçs
mendiants, un autre, de 1409, sur l'union avec les Grecs, enfin, la Pro-
position de 1413 oîi il félicite le roi et Paris de la défaite des Cabochiens.
Ce sermon fut dit en plein air, ii Saint-Martin des Champs, ii la suite d'une
procession, devant un auditoire nombreux «où, dit Juvénal des Uisins, il
y avait du peuple beaucoup.» — Bibliothèque Nationale, mss. n"* 72, 75,
72, 82. — Fonds saint Victor, n»» 513, 518, 848, 1336, 2320. — Fonds
Colbert, n"-' 7298 7320. — Opéra Gersonnii, édit. Dupin, t. IV. ]). 5(>3.
— Abbé Bourret, Thèse sur Gerson, p. 112-124.
LES DOCTEURS DE SORBONNE. 411
;ui quiU'Lit'r tics Innocents. Ce sont les Menul et les Maillard
(le la prédication politique, les dignes précurseurs de la vio-
lence hrutalt^ des tribuns de la Ligue. A tour de rôle, ils pre-
naient à partie les courtisans, les « ofiiciers à gros gages, »
ces cumulards du régime gothique, ils vouaient au carcan et
au pilori les gens de Jinance, « ces mangeurs du peuple; »
leur insolence frondeuse, insiûtant tous les pouvoirs, faisait
trembler sur leurs sièges les présidents et les conseillers du
Pai'lcinent. «Voyez, s'écriaient- ils , ces truandeaux qui
lanlust esloient clei'cs à un l'ecepveur, gens de néant et
de petit estât, et qui aujourd'hui sont fourrés de martres et
autres i-iches habits, tellement qu'on ne les congnoist plus;
ils ne donneront cà disner à aulcun s'ils n'ont le hypocras et
autres telles friandises, et toutes ces despenses-là viengnent
du roy... Et ^ous, gens du Parlement et de la chambre des
Comptes, jeunes maistres des requestes ignorants, choisis h
la faveur, présidents, qui, en faisant gagner sa cause à un
malfaiteur, dictes : (( c'est contre le droict, mais il est mon
parent; » vous, chancelier, qui recevez deux mille livres par
an de traitement, quatre mille cinq cents francs d"or pour les
lettres de rémission, vingt-six mille livres sur les subsides
de guerre, deux mille livres pour rostre garde-robe; vous,
pi'ocureurs généraux appoinctés à six cents livres, conseillers
appoinctés à trois cents li^res, quémandeurs de pots de vin,
trafiquants d'arréls et de sentences; vous, ofiiciers de la
cour, ([ui occupez trois ou quatre emplois que vous ne pouvez
nuiiplir, et dont vous cumulez les grands et excessifs gages ;
serviteurs et servantes du roy et de la reyne, maulvaises
herbes et orties périlleuses du jardin royal, qui empeschez
les bonnes herbes de fructifier , il faut ^ ')us oster, sarcler
et nettoyer, afin que le demeurant en vaiUe mieulx. Sur ce,
nous requérons qu'on vous prenne tous, vous et vos biens
aussy'. 1) Ces diatribes, vociférées, toutes fenêtres ouvertes,
1. Bibliothciine de l'École (k.< Chartes, t. VI (1845), p. :277. — linpiiorl
de Jeliaii Leroy, [H'ocuieur du Uoy, tiré des archives de Dijon. — Histoire
de Cliarkx YI, par Juvénal des Ursins (Micliaud, t. II, p. 480, 482.— Mous-
412 l'éloquence et la littérature politiques.
dans la grand'salle de l'hôtel Saint-Paul, où se tenaient les
états, passaient et se répétaient d'échos en échos jusqu'aux
jardins ouverts à la foule : accueillies par d'effrayantes cla-
meurs, clamoribus hoi^risonis, elles se traduisaient presque
toujours en arrestations et en massacres. (( A la suite du dis-
cours prononcé par le notable docteur Enstache de Pavilly,
on mistàla Conciergerie quinze dames et demoiselles de l'hô-
tel de la revue et un certain nombre d'officiers du roy ' . »
Les chroniques sont pleines de pareils comptes-rendus. Ce
que les harangueurs avaient suggéré, la sédition l'exécutait
dans les vingt-quatre heures ^ .
Ajoulons, pour riionneur de l'Université du xv*^ siècle, que
si elle a produit des démagogues malfaisants, des délateurs
haineux et féroces, pourvoyeurs du gibet et de la prison, elle
a aussi donné aux opinions modérées de fermes défenseurs et
des champions victorieux. Nous avons déjà rappelé le nom
du plus illustre et du plus intrépide des docteurs engagés
dans les luttes religieuses et civiles qui déchiraient alors le
royaume : chacune des harangues de Gerson fut une bataille
gagnée par le parti de l'ordre, du bon sens et de la paix
contre les pires factieux que la France ait jamais connus. On
peut dire, en se fondant sur le témoignage des historiens
contemporains, que l'inlluence de sa parole courageuse a pré-
paré et facilité l'œuvre d'apaisement et de salut qui, plus
tard, s'accomplit sous le règne de Charles YII. A côté de
Gerson, mais au-dessous de lui, nous placerions volontiers le
moine Augustin Jacques Legrand, si vers la fin il n'eût corn-
|)i'omis sa gloire et son caractère en négociant, au nom d'un
parti, l'appui de l'Angleterre pour fomenter en France la
tielel, ch. xcix. — Le Religieux de saint Denis, 1. XXIII, ch. xxix-xxxi.
— L. XXXIV, ch. Il, vu, XII, xviii, xxiv, xxvi. — L. XXXV, ch. xxxix.
1. Juvénal des Uisins, année 1412. — Édit. Michaud, t. II, p. 482.
2. Le Religieux, etc., 1. XXXVIl, ch. xvii et xviii. L. XXXIV, ch. ii,
XII, XXIV, XXVI. — Il existe à la Bibliothèque Nationale une « ReWa/io» ma-
nmcriU de la sédition et motion, populaire arrivée en la ville de Paris en
l'an 1413: «l'émotion» débute par un sermon d'Eustache de Pavilly ; on
n'agit qu'après que le prédicateur a conseillé l'action. Mss. f. fr., n» 292G.
LES DOCTEURS DE SORBONNE. 413
p:ucrre civile ' . Co prôdicaleui' cloquent est cité par GuilleberL
(le Metz dans sa Chronique, à la date de 1 400, comme l'un
(le ceux qui attiraient tout Paris à leurs sermons ^ Au com-
mencement, il fit un noble usage de cette éloquence. Prê-
chant devant la cour, dans un temps où celle-ci avait encore
un pou\ (jir pri'S({ue absolu, il osa lui reprocher en face les
vices qui la déshonoraient et qui devaient la perdre : « Si
vous ne m'en croyez pas, dit-il à la reine Isabeau, parcourez
la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, et vous en-
tendrez ce que chacun dit*. » Ouand il eût terminé son ser-
mon, un courtisan dit tout haut : « Si l'on m'en croyait, on
jetterait à l'eau ce misérable. »
Fort de la loyauté de son dessein qui était, non de ruiner
l'autorité royale, mais de l'avertir pour la sauver, Jacques
Legrand revint à la charge, et dans un autre discours pro-
noncé devant le même auditoire il tonna contre le luxe, lu
mollesse et les débauches où périssaient à la fois la vigueur
militaire de la nation et la dignité de la couronne. (( La su-
prême gloire en ce temps-ci, s'écria-t-il, c'est de fréquenter
les bains, de porter des habits bien lacés, à belles franges
et à longues manches. Cela vous regarde spécialement,
messieiu's, ajouta-t-il avec énergie en se tournant vers les
oncles du roi, et je vous dirai que c'est vous vêtir de la
substance, des larmes et des gémissements du pauvre peuple,
dont les plaintes montent sans cesse vers Dieu pour accuser
tant d'injustices*. » Il conclut en prédisant que u le sou-
verain maître des rois transporterait le scepti'e de France
1. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 379. — Mémoires de i'Académie des
Inscriptions, t. XV, p. 802.
2. Voir plus haut, p. 369.
3. «La déesse Vénus règne seule à voire cour; l'ivresse et la débauche
lui servent de cortège et font de la nuit le jour au milieu des danses les
plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes, qui assiègent sans cesse
votre cour, corrompent les mœurs et énervent les cœurs. Elles efféminent
les chevaliers et les écuyers, en leur faisant craindre d'être défigurés par
des blessures.» — Traduit de la chronique latine du Religieux de Saint-
Denis, 1. XXVI, ch. vu, année l'tOa.
4. Traduit du Religieux de Saint-Denis, 1. XXVI, ch. vu.
414 l'éloquence et la littérature politiques.
à (les étrangers, et que le royaume, corrunipu et (l^^ isé par
les princes, s'anéantirait bientôt. » Tout ce qu'il y avait de
sage et d'honnête dans Paris, dit le chroniqueur, a[)plaudit à
la généreuse sincérité de ce langage.
S 11[
Les états généraux du XV^ siècle, sous Charles VII, Louis XI et Char-
les VIII. — Discours cités dans le Journal de Masselin.
Nous ne quitterons pas le niojen âge sans y cherclier en-
core quelques exemples d'une noble et forte éloquence. De
l'422 à 1439, dans la crise aiguë où l'énergie de la nation
parut un instant succomljer, Charles Vil usa largement de la
suprême ressource des royales détresses ; il Ht appel dix l'ois
aux états généraux ^ Ceux-ci, convoqués en province, à Chi-
non, à Orléans, à Tours, à Meun, sur le terrain même de la
lutte à outrance contre l'envahisseur, furent admiral)les de
loyauté et de résolution. Ils donnèrent des hommes et de
l'argent, sans se décourager et se plaindre, en ne demandant
h la royauté que de ne pas s'abandonner elle-même ^ ()n ai-
merait à connaître les discours et les orateurs qui ont alors
raffermi le cœur de la nation et soutenu pendant tant d'an-
nées, en de si dures extrémités, l'esprit de sacrifice et l'invin-
cible espérance ; mais presque rien ne s'est conservé des pa-
roles qui furent dites en ces occasions décisives; le silence
des historiens semble indiquer qu'on y a plus agi que parlé,
et que le sentiment qui dominait dans ces assemblées était
un patriotisme sans phrases. Le seul fragment qui nous
1. Des états avaient été assemblés à Paris en l'i20. « Là proposa maistre
Jehan le Clerc qui prit pour son tliènie ces paroles : « Audila est vox k-
mentalionis et idanctus Sion.» Juvénal des Ursins, année 1420.
2. On a de ce temps un M'nnoire iiolitiquc adressé à l'ex-reiiie Isabeau par
l'un de ses conseillers. Ce document contient une suite de conseils en 106
articles à l'adresse du roi Charles Vil. Isabeau, vieillie et corrigée par les
événements, vivait dans la retraite ii Paris. On rapporte cet écrit ii l'année
1434. 11 est cité dans le t. XXVil (ISGd) de la Hibliothrqne de l'Èojk des
Chartes, p. 128-153.
JEAN JUYÉNAL DES URSIXS. 413
l'ftste do celle époque appailieiit h des jours meilleurs ; c'esl
un discours prononcé aux états de 1439 par Jean Juvénal des
Ursins, é\èque de Beauvais, l'auteur de la chrouiquf! sou-
vent cité par nous. Issu d'une i'aniillo de riche bourgeoi-
sie que son dévouement au roi et sa résistance aux fac-
tieux a^ai('nt illustrée au xiv*^ siècle, fds d'un prévôt des
marchands et lir're d'un chancelier de France % Jean Ju\énal,
qui fut plus lard arclievè{[U(' de Reims, était, en 1 i-39, le chef
de la dépulalion ou, comme on disait, de « l'ambassade de
Paris » dans rasseniblé'e dUrléans : nid, en effet, n'y repré-
sentait plus dignement, avec une autorité plus imposante,
le courage, les vertus et les lumières de cette partie du tiers-
ordre restée fidèle h la bonne cause.
La péroraison surtout de son discours est fort belle. L'ora-
teur s'adresse à ce sentiment royaliste qui, dans l'ancienne
France, était la forme vivante et la plus haute expression du
sentiment national : rappelant les récentes victoires, le mer-
veilleux changement survenu dans les affaires du royaume,
tant de villes reconquises, tant de périls dissipés et de si ter-
ribles ennemis subitement vaincus ou écartés, il voit dans ce
retour de fortune une preuve certaine de la protection d'en
haut; il conjure tous les bons Français de se serrer autour
d'un prince choisi par le ciel pour l'.-iccomplissement d'un
grand dessein de miséricorde, pour la déli\ rance et le relève-
ment de la patrie. « Regardez, dit-il, et advisez quelles mer-
veilles Dieu a faites pour luy; comme il fut sauvé de la main
de ses ennemis à Paris, la bataille de Beaugé, la déroute des
sièges mis par les Angloys à Montargis, à Orléans, à Com-
piègne, et le recouvrement en partie des pays de par deçà; la
mort miraculeuse du roy d'Angleterre, du comte de Salisbéry
1. Le père de notre orateur né en 1350, mort en 1431, fut prévôt des
marchands en 1388; son frère, Guillaume Juvénal, né en l'iOO, mort eu
147-2, prit les sceaux de France en 1445, Jean Juvénal passa du siège de
Beauvais à celui de Reims en 1449; il sacra Louis XI, et fit partie de la
commission des évèques qui revisèrent la sentence prononcée par les
Aniîlais contre Jeanne d'Arc. 11 mourut en 1473.
416 L ELOQUENCE ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
et autres ennemis. Ces choses sont-elles venues par les
vaillances et vertus des nobles, par les prières des gens d'é-
glise? Je crois que non. Mais Dieu l'a fait et a donné courage
à petite compagnie de vaillants hommes a ce entreprendre et
faire, h la requeste et prière du roy. Considérez cette noble
maison de France, le roy, la rejne, M. le Dauphin, quelle
auguste famiUe de Dieu gardée, de Dieu aimée, de Dieu
prisée et honorée, comme vous pouvez voir apparemment!
Ne la devez-vous doncques aimer? Certes si faites. jRegem
honorifcate, Deum timeteK » Nous trouvons là, si je ne me
trompe, l'accent particulier aux inspirations et aiLv croyances
des contemporains de Jeanne d'Arc, une effusion toucliante
et sincère du patriotisme de l'ancien peuple français, si
constant dans ses affections, malgré de passagères infidélités.
Vingt ans après, Jean Juvénal, devenu archevêque, pre-
mier duc et pair de France, prit la parole dans une autre
assemblée d'états tenue à Tours en li68. Les temps étaient
changés : le pouvoir royal, consoUdé par les institutions et
par la gloire de Charles Vil, tournait ta un despotisme douce-
reux et rusé ; l'impôt permanent, aggravé par Louis XT, pe-
sait lourdement sur le peuple. L'orateur défendit cette fois
les opprimés et les faibles ; son éloquence, non moins forte
et loyale que dans l'assemblée de 1 439, nous est un exemple
de la sage fermeté avec laquelle les bons citoyens osaient
parler de la misère des petits en face des grands. Il décrit
d'abord, d'un style naïf mais expressif et qm ne craint pas
le mot propre, les brigandages de toute sorte qui ruinent les
provinces : « Vos peuples sont tout détruits, appauvris de
chevance, tellement qu'à peine ont-ils du pain à manger pour
les excessives tailles qu'on leur met sus, et par pilleries et
inangeries qu'ils souffrent. De là une terrible fièvre, rêverie
et frénésie qui entretient chez eux l'esprit de rébellion et dont
profitent les seigneurs ennemis de la couronne. » D'oii vien-
1. Collection relative aux élals gi-ncruux, p'dv Mayer. Paris 1788. I. IX,
}). 137. — Ce discours est extrait de la Yie de Cliarkf^ V//par Jean Chartier.
LE JOURNAL DE MASSELIN. 417
nont ces maux? De l'excès des sag-es et des pensions pjiyés
aux courtisans, u Hélas! s'éci'ie-l-il dans un mouvement ([ui
n'est pas sans hardiesse, hélas ! tout est du sang du peuple.
On ôtela pasturc du pauvre connuun et la rapine qu'on l'ait
est en vos maisons. Pounpioi gre\ez-\ous et détruisez-vous
ainsi mon peuple, connue dit Dieu par le prophète? » Une
autre (( vuidange » — nous dirions un drainage, — de l'or de
France, c'est le luxe. « On ne voit partout que draps de soye,
rohes gipponnces et cornettes ; les pages même de plusieurs
gentilshommes et les valets se vêtent de draps de soye ; et les
femmes, Dieu sait comme elles sont parées des dits draps et
robes, cottes simples et en plusieurs et diverses manières ! En
ces choses-ci l'àme et la suljstance de la chose pu])lique s'en va
et ne revient point. » Oîi est le remède? Dans la sagesse et
l'humanité du roi. <( Il y eut quelqu'un, en un conseil, qui dit
un jour : exigez et taillez hardiment, tout est vôtre. Ce sont
maximes d'un tyran, et non dignes d'estre entendues'. »
Ainsi parlait la liberté de l'ancien temps, plus généreuse
qu'efficace, trop souvent impuissante lorsque la sédition n'é-
tait pas Là pour lui prêter main-forte. EUe avait le cœur droit
et de nobles fiertés ; elle savait faire entendre des vérités
utiles, mais ses avertissements, comme ses menaces, man-
quaient de sanction-.
Hàtons-nous d'arriver aux états généraux de 1483, qui cou-
ronnent avec une certaine grandeur l'histoire de notre poli-
tique intérieure au xv" siècle. Cette assemblée, l'une des plus
imposantes que le moyen âge ait connues, certainement la
plus riche en talents, en convictions vigoureusement soute-
nues, la plus célèbre par la gravité des questions de principes
qui y furent discutées, se réunit à Tours au lendemain de la
mort de Louis XI. La session, marquée d'incidents notables,
dura près de trois mois ; tout le détail des résolutions prises
1. Même collection. — Tiré de Vllktoire de Louia XI, par Diiclos.
2. On a de Jean Juvénal des Ui-sins plusieurs harangues manuscrites:
1» une harangue au comte d'Eu ; 2» une harangue au roi Louis XI avant
sou sacre, en 1401; S» la harangue aux états de tours, en 1468. — Diblio-
îhvque N'itionulc, mss. n" 2701.
27
418 l'éloquence et LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
et des discours entendus nous est fidèlement rapporté dans
le volumineux Journal du député de Rouen Masselin% audi-
teur patient des harangues d'autrui et déterminé harangueur
lui-même. C'est le plus ample document où l'on puisse étu-
dier les ressorts cacliés de ces assemblées, leur intime consti-
tution; c'est là qu'on voit cà l'oeuvre l'éloquence, et qu'on
apprécie au juste l'ascendant qu'elle exerce, la réalité des
succès qu'elle obtient.
Deux sortes de harang'ues se prononçaient aux états géné-
raux ; deux genres d'éloquence, fort dilférents, y paraissaient
et s'y déployaient l'un après l'autre. Il y avait d'abord les
discours d'apparat, d'un caractère plutôt démonstratif que
politique, officiels et solennels comme les séances d'ouverture
et de clôture oii ils étaient délntés. Le mauvais goût du
temps, grossier et quintessencié, s'y donnait carrière. Nous
avons, de. la session de 1183, deux discours en français qui
appartiennent à ce genre empesé et alambiqué ; tous les deux
sont l'œuvre du chancelier Jean de Rely, chef de (( l'ambas-
sade » de Paris ^. Divisés en trois points, comme les sermons,
remplis d'invocations à Dieu et aux saints, farcis de textes
bibliques ou classiques, en vers et en prose, surchargés de
longues périodes, ils ne présentent aucun trait saillant; c'est
de la rliétori(|ue majestueuse et ennuyeuse*. A côté de cette
\. Jelian iMasselin, officiirl de l'archevêque, député du bailliage de Rouen.
— Son Journal, rédigé en lalln, a été publié et traduit par A. iiernier dans
les Bocumenla inédits sur l'Histoire de France, 1835.
2. Jean de Itely, né en 1430, mort en 1499, fut cliancelier et archidiacre
de Notre-Dame, professeur de théologie, recteur de l'iniversité, docteur
en Sorbonue, aumônier du roi Charles VIII, et enfin, évèipie d'Angers. —
ff L'ambassade » de Paris^ aux états de 1483 comptait sept députés. Les
discours de Jean de Rely ont été imprimés et publiés à part, du vivant
même de l'auleiir. On les trouvera dans la collection de Mayer (1788)
déjà citée, t. IX.
3. Nous signalons, clans le cahier des états de 1483, les plaintes du liers-
oidre, rédigées et citées en français. Elles portent principalement sur les
excès des gens de guerre et se terminent par ces mots: « El à la vérité,
si ce n'éloit Dieu qui conseille les povres et leur dorme patience, ils cher-
roient en désespoir. Et se n'eust été l'espérance que le peuple avoit
qu'il auroit allégement au joyeulx advenenient du Roy, ils eussent aban-
LE JOURNAL Dlî MASSELIX. 419
éloquonco dos pfi'iinds joiii's, il s'en piYtduisait une autre beau-
coup plus simple, et si modeste qu'elle s'ignorait elle-même.
Celle-là, (pii n'avait pas le temps d(! se gâter par l'effort et la
recherche, éclatait subitement dans ce qu'on appelle aujour-
d'hui le travail des connnissions. Quand les députés de cha-
cun des trois ordres ou de chaque province se réunissaient
par groupes distiucts en assemblée secrète pour discuter les
articles du cahier des états, ces débats à huis-clos, souvent
très-vifs, provoquaient le développement des opinions en
lutte, et pour peu qu'un certain talent de parole, nourri de
fortes études, excité par la passion, se déclarât chez quel-
ques-uns et jaillît au feu de la controverse, on entendait aloi's
de véritables cbscours, francs de style et de pensée, éphé-
mères comme la circonstance, mais bien supérieurs aux haran-
gues emphatiques et bien plus dignes de la publicité, qu'ils
n'obtenaient pas. Masselin, bon connaisseur, s'est bien gardé
de négliger ces souvenirs dans son Journal ; il les note, au
contraire, avec complaisance et dé-crit avec vivacité l'effet
produit ; seulement, il a connnis la faute habituelle aux let-
trés de son temps : trop dédaigneux de la langue française,
il a traduit tous les discours ainsi que ses impressions per-
sonnelles en latin, manquant par là l'occasion de rendre à
riiistoire de notre littérature un service signalé.
Pounpioi, par exemple, ne nous a-t-ilpas conservé le texte
français de l'étonnante improvisation de ce bourguignon,
Philippe Pot, seigneur de la Roche \ dont la parole nerveuse
et les maximes libérales n'auraient point été déplacées à la
donné leur labour.» — Cité jiar M. Ralliery, Histoire des états gcnrrnu.r,
année 1483.
1. Philippe Pot, né en 1428, vécut d'abord à la cour de Philippe le Hon
qui avait été son parrain et qui le chargea de quelques missions diplo-
niatique<. 11 passa an service de Louis \I en 1477 et lut nommé Sénéchal
de liomgdgne. Sou éloquence était célèbre ; on l'avait surnommé « la bou-
che de Cicéron.» H mourut en 1494. — La Bibliothèque Nationale, où
nous avons cherché vainement l'original de son discours, possède une
lettre de lui, écrite à nn religieux de haut lieu et de grand état. Mss. fr.
n" 1278 (89).
420 L'ÉLOQUENCIÎ ET LA LITTÉRATURE POLITIQUES.
tribune de 1789? Les députés présents l'écontèrent avec trans-
port', et malgré le voile jeté d'une main malavisée sur les
hardiesses du fond et de la forme, le relief de ce discours
s'accuse avec vigueur : des qualités de premier ordre, sensi-
bles encore aujourd'hui, bien qu'amorties, attestent l'origi-
nalité supérieure de l'homme qui l'a prononcé. Tout y est
précis et substantiel ; point de scolastique ni de pédantisme ;
nous entendons un vrai politique et non un docteur : le dé-
veloppement, plein de logique et de passion, court au but
avec une rapide simplicité. C'est un discours d'une composi-
tion toute moderne.
Rien de plus important que le sujet de la discussion. 11
s'agissait de lixer la nature et les limites du pouvoir des
états. L'assemblée était-elle souveraine? Devait-elle com-
mander et décréter au nom de la nation ou se borner à des
prières et à des conseils? Deux opinions opposées, défendues
avec chaleur, se tenaient en échec. Masselin, partisan décidé
du pouvoir des états, allait pi'endre la parole quand le sei-
gneur de la Roche s'empara de l'estrade qui servait de tri-
bune - et emporta le vote par la force et la véhémence de son
langage. La thèse de Philippe Pot s'appuie sur des axiomes
presque révolutionnaires qui n'ont point échappé au profond
historien du tiers-état, Augustin Thierry. Selon l'oraleui*,
« la royauté est une fonction et non un patrimoine hérédi-
taire ' ; dans le peuple réside la souveraineté ; il la délègue
aux rois, mais, pendant l'interrègne des minorités royales, la
souveraineté retourne à la nation et aux états ses manda-
taires. » Ce principe, gros de conséquences, le seigneur de
la Roche prétend l'établir par le l'aisonnement et le confirmer
par la tradition. « N'avez-vous pas lu, dit-il, que dnns l'ori-
gine c'est le suffrage dn peuple souverain qui a créé les rois'*?
1. « Magno omnium favore est auditus.» Masselin, p. 157.
2. « Surrexit ei'go vir praofatns de la Roche, et se emiiienli loco statuit,
hisque veibis locutus est... Inter omnes liberius atque copiosius concionari
niilii visus est.» — /'/., p. 150.
3. « Regnum digiiilas est, non lueieditas. » P. 151-157.
4. « Initio doniini l'cruni populi sulVragio reges fuisse creatos. »
LE JOURNAL DE MASSELIN. 421
Ilpivféra les plus dignes elles plus habiles ; chaque peuple s'est
choisi un chef en ne consultant que son intérêt propre, car le
roi est fait pour le peuple et non le peuple pour le roi. S'il en
est parfois autrement, c'est que le prince au lieu d'être un
bon berger est un loup qui mange son troupeau. Tous les
écrivains ne vous ont-ils [)as dit que l'Klat est l;i chose du
peuple' ? Puisque l'Etat appartient au peuple, pourquoi celui-
ci négligerait-il son bien-? Comment se fait-il que des cour-
tisans osent attribuer au prince, qui n'existe en partie que par
le peuple, la souveraineté que le peuple lui a confiée^? C'est
ici le point capital, duquel tout dépend. Qui écoutera vos
plaintes, si vos droits ne sont pas reconnus? Pourquoi donc
hésiter? Pourquoi baisser les yeux et les tenir attachés h
terre? Pourquoi vous fatiguer cà saisir de simples branches et
négliger le tronc de l'arbre? Maintenant que vous siégez
ensemble, ■\ous balanceriez? Où donc est l'obstacle? Il est
dans la faiblesse de vos cœurs qui vous rend indignes de
toutes les plus nobles entreprises*. »
Quelle perte que celle du texte original de cette improvisa-
tion dont nous ne donnons ici qu'un très-court fragment !
Beaucoup d'autres députés parlèrent avec verve sur des
questions moins importantes ; les trois cents pages du journal
de Masselin se composent en majeure partie de l'analyse ou
de la traduction de tous ces discours. Un jour, les choses
s'envenimèrent; l'accord faillit se rompre entre la noblesse et
le tiers-ordre au sujet de l'indemnité des députés. Il faut
savoir que, même sous ce régime aristocratique, les fonctions
de représentant n'étaient pas gratuites; les frais de séjour et
de déplacement étaient supportés par les électeurs et non par
les élus. L'assembh'e fixait la sonnnedue à chaque di'piitalion,
1. « Nonne crcbro legistis renipiihlicam rem populi esse?»
2. « Quod si res ejiis sit, quoniodo rem suam negli^et aut non curabil?»
3. « Quomodo ab assentatoribus tota principi a popnlo ex parte facto
tribuitiir potestas? »
4. « Sed qiiid bipsitamus"? Humi capita dejicimiis?... neque aliquid
sancte solideque polest subsistere quod lit invilis aut inconsullis statibiis. »
P. 152-137.
422 l'Éloquence et la littérature politiques.
et les bailliages, les villes, les provinces payaient à leurs
mandataires l'allocation votée. Les électeurs retenaient par-
fois l'argent lorsqu'ils n'étaient pas contents des députés. Un
représentant de la ville de Dijon au xvi" siècle, Etienne Ber-
nard, réclamant des échevins pour lui et ses collègues l'in-
demnité de quinze livres par jour, conforme au tarif des états,
n'obtint que cette réponse insuffisante : <( On ne vous doit
rien pour la belle besogne que vous avez faite ' ! » Combien
d'électeurs modernes, s'ils osaient et s'ils pouvaient, paye-
raient leurs députés, après la dissolution, en monnaie des
échevins de Dijon !
L'indemnité était proportionnée au rang et à la qualité des
personnes. Il y avait des députés à vingt-cinq francs, et des
députés à six francs par jour ^ . Vers le temps où nous sommes,
la taxe généralement admise accordait 2o livres à un arche-
vêque, 20 livres à un évoque, lo livres à un abbé chef d'ordre,
12 livres cà un abbé commendataire, 10 livres aux doyens et
aux archidiacres, 7 livres 10 sols aux députés des sièges
royaux, 6 livres aux députés du plat pays. On reconnaît
l'ancien régime aux différences de ses tarifs politiques. Les
comptes de la ville d'Orléans, cà la date de 1468, font mention
d'une somme de ilo livres 10 sols dépensée parles députés
de cette ville pour une session de vingt-lmit jours, (( non
compris 14 livres 10 sols pour huit poinçons de vin clairet
fournis pour leur boiste, et 9 livres payées au voiturier par
eau qui les avait menés d'Orléans h Tours et de Tours à
Orléans par la rivière de Loire. » Tout était donc prévu et
calculé daus l'indemnité, même la buvette. Par une bizarre
répartition des cliai'ges, (]ui n'i'tonnei'a jx'i'sonne, ce n'était
1. Bibliothèque de i' École des Chartes, t. X (1849). — On a des lettres de
Philippe le Bel, datées de 1302, et adressées au Sénéchal de Beancaire, poni-
enjoindre à la ville de Bagnols, diocèse d'Uzès, d'avoir à payer ses députés.
En 1484, Jean de Sainl-Délis, député de la bourgeoisie de Troyes, demanda
4 livres 16 sous par jour. Ses vacatidus montèrent à cent un jours. —
Bathery, Histoire des états généraux.
2. De 1484 à 1593, la taxe des députés du tiers paraît avoir été de 4
à 10 livres ou au plus 15 livres par jour. Mais rien de plus variable.
LH JOURNAL DE MASSELIN. 42Î
point ch;iciiii des trois ordres qui subvenait aux dépenses de
ses représciilanls [)articuliers : le tiers à lui seul portait le
fardeau d(^ la rcpi'ésenlation des états, (^cla parut inique à
certains députés de 1 tH.'J, et quand le moment fut venu de
voter le budget de l'assemblée, qui s'élevait à cinquante mille
livres, ils demandèrent que la. part allerente aux représen-
tants de la noblesse et du clergé pesât sur les deux oi'dres
privilégiés : un a vocal de Troyes, maître (iuillaume Huyard,
soutint cette motion.
Là-dessus, un député noble, Messire Pliilippe de Poitiers,
chevalier, se lè\ e furieux ' et, dans une sortie violente, s'em-
porte contre l'insolence de ces avocats « qui se croient les seuls
représentants du peuple et s'attribuent le patronage exclusif
des intérêts du royaume entier. » Son discours est à lire, même
aujourd'hui, car il nous montre pendant combien de temps
ont c(nivé ces ferments de discorde sociale que notre siècle
voit éclater, (c Je voudrais bien, dit-il, que monsieur le préo-
pinant ^ m'apprît s'il pense que les ecclésiastiques et les
nobles, qui sont membres de cette assemblée, n'ont procuré
aucun soulagement au peuple, et, s'il s'imagine que ses
services et ceux des députés du tiers-état ont plus profité à
celui-ci que les travaux du clergé et de la noblesse. Qui donc
a déclaré les misères du pauvre peuple et défendu sa cause?
Le clergé. Quels hommes, après le peuple, pâtissent le plus
des soufîi'ances du peuple et doivent s'attaciier plus étroite-
ment à ses intérêts? Je l'affirme en toute conscience, ce sont
les ecclésiastiques et les nobles dont l'aisance et la fortune
dépendent entièrement de celle du peuple et qui l'aiment bien
plus que les avocats et les gens de justice. Même quand le
peuple est mis(''ral)le, les avocats continuent de s'enrichir.
Pour(|uoi donc ces avocats s'arrogent-ils le titre de défenseurs
du peuple? Il semble, k les entendre, que les ecclésiasli(jues
ne s'occu[)ent (pie d'alfaires dV-glise, les noliies, des affaires
1. « Vir disertiis et feiventis aninii in Iktc pionipit veilta... » Masseliii,
p. '.99.
"2. « Doiuiims proiionens...»
424 l'éloquence et la littérature politiques.
militaires, et qu'eux seuls songent h la nation, afin que sa
reconnaissance et son argent récompensent leur dévouement.
Qu'ils le sachent bien : nous ne sommes pas moins qu'eux
les mandataires du peuple. Tous les députés sont censés tenir
leur pouvoir de l'ensemble des électeurs des trois ordres, et
chacun d'eux ne tient pas uniquement son mandat de l'or-
dre qui l'a nommé. Si vous en croyez l'avocat, les parties
supérieures du corps politique seront bientôt esclaves et tri-
butaires des autres, ce qui bouleversera l'économie du corps
social. Souhaiter cette désunion, je le jure, c'est le désir
d'une âme qui n'est que folle ou perverse * .«
Ces citations, qu'il serait facile de multiplier, nous présen-
tent sous un jour nouveau peut-être la liberté de parole et
d'opinion qui animait nos anciens états généraux ; elles nous
révèlent la force des talents qui se produisaient dans l'ardeur
des discussions. Nous l'avons dit : l'effet immédiat de ces
discours répondait peu ta leur mérite ; les plus généreuses
inspirations restaient bien souvent impuissantes, mais après
tout, cette insuffisance des résultats pratiques de la parole
sincère n'est pas le caractère exclusif des assemblées po-
litiques 'du moyen âge. Le gouvernement, de toutes parts
assailli et comme étourdi d'abord, laissait tomber ce beau
feu et la première ivresse de liberté se dissiper : la fatigue et
la désunion survenaient, le désir du retour se faisait sentir ;
l'intrigue alorset la séduction obtenaient le vote dessubsides.
i. p. 499-alI. — Un autre seigneur indigna Masselin par l'expression
brutale et cynique de ses opinions despotiques. «Un député de la no-
blesse, homme d'un âge mûr et renommé pour sa vertu, appuya en ces
termes les propositions de ceux qui votèrent le maintien des plus lourds
impôts : — « Moi je connais, dit-il, les mœurs des vilains. Si on ne les
comprime pas en les surchargeant, bientôt ils deviennent insolents. Si
donc vous ôtez entièrement cet impôt des tailles, il est sûr (lue tout de
suite ils se montreront les uns à l'égard des autres, comme envers leurs
seigneurs, gens rebelles et insupportatiles. Aussi, ne doivent-ils pas con-
nailre la liberté ; il ne leur faut que la dépendance. Pour moi, je juge que
celle contribution est la plus forlc chaîne qui puisse servir à les main-
tenir.» — Étranges paroles, ajoute Masselin, et bien peu dignes d'un
bounne de celte réputation et de ce mérite ! » p. 4121.
LE JOURNAL DE MASSELIN. 425
puis chacun, do guerre lasse, regagnait ses foyers, intérieu-
rement flatté de son personnage et, connue nous disons, de
ses succès de tribune, mais plein d'humeur contre tous ceux,
ministres ou députés, qui avaient fait avorter de si no])les
commencements et converti en déceptions de si brillantes
espérances. Les orages |)arlementaires de l i83 aboutirent à
cette froide et impérative déclaration du chancelier de France,
dont nous avons le texte français et oîi l'on voit clairement à
qui resta le dernier mot : « Messeigneurs des Estais, le l)ien
du roy est le bien et profdt du royaume; le bien du royaume
est le bien du ro) ; le donnnaige du roy est le dommaige du
royaume et le dommaige du royaume est le dommaige du
roy. Vous avez faict remonstrances honorables au roy ; il s'y
veult employer autant que prince le peut faire envers ses
subjects. Vous connoissez que ce luy est plus grant honneur
d'eslre roy des francs que des serfs. Mais faut considérer ce
qui fut dit aux anciens, c'est que, par requérir trop grande
franchise et liljerté, tombe-t-on en trop grand servage*. »
L'assemblée, vaincue et dupe, n'accepta pas sa défaite sans
protester. « Toute la salle frémissait; un murmure d'indigna-
tion s'éleva de tous les bancs et couvrit la voix du chancelier
qui déclarait la volonté du roi^ » Il y eut même, pour parler en
style moderne, une explosion à l'extrême gauche : un théolo-
gien, membre très-ardent du parti populaire % s'échappa en
invectives dont se^amis effrayés durent contenir la violence.
« Oui, nous sommes joués, s'écria-t-il, et depuis qu'on a
obtenu notre consentement pour la levée des deniers, tout le
reste a été méprisé et fouh' aux pieds. On n'a tenu compte
ni des demandes inscrites dans nos cahiers, ni de nos résolu-
tions définitives et des limites que nous avons fixées. On s'est
borné à changer le nom des impôts; ce qui s'appelle taille
sera désormais un libre octroi. Est-ce donc dans les mots et
1. Collection relatice aux étais généraux, par Mayer, t. IX, p. '130.
2. Masselin, p. 391.
;{. « Uiuis vero tlieologiis, plebis feivens et audax zelator, lum luoc pêne
licentiose subjunxit...» Masselin, p. C4C.
426 l'Éloquence et la littérature politiques.
non plus dans les choses que consistent désormais notre tra-
vail et le bien de TEtnl? Malédiction de Dieu, exécration des
hommes sur ceux dont les complots et les intrigues ont causé
ces malheurs! N'cnit-ils pas de conscience de nous prendre
notre bien malgré nous et contre une convention solen-
nelle! Dites, larrons de l'État, détestables agents du despo-
tisme, est-ce là le moyen de faire prospérer la nation? Je
vous parle au nom de Dieu : non-seulement vous tous, cou-
pables et complices, mais tous ceux qui prêteront les mains
à la consommation de votre forfait sont tenus à restitu-
tion ^ » Cet honnête homme d'Eglise, aussi naïf que fougueux
dans ses étonnements, était de ce tempérament politique qui
a produit au xviii'' siècle l'opposition tenace et exaltée des
jansénistes. ,
§ IV
Les publicistes du moyen âge. — La littérature d'État et la littérature
d'opposition.
Notre conclusion, au sortir de ces recherches et de ces
analyses ne sera, nous l'espérons, contestée par personne. Le
moyen âge a connu et pratiqué, sous des formes variées, la
liberté politique, une liberté sans doute irrégulière et très-
incomplète, tantôt légale et tantôt factieuse, compatible avec
beaucoup d'aljus, mais vivace, énergique, cédant par inter-
valles et semjjlant disparaître sans jamais abdiquer. 11 a
connu également une ceiiaine sorte (rélo(juence politique,
ins[)irée de ce même souflle de liberté, éloquence diverse et
multiph; aussi, très-imparfaite sous le rapport de l'art, tour à
tour pédantes(iue et triviale, mais aljondanlc jusqu'à la dif-
fusion, souvent originale et colorée, exprimant avec une
impétueuse sincérité, en mal connue en l)ien, le caractère
étrange, confus, lonrmenté d'iuie soi'it''l(' et d'iui régime oîi
1. -Masseliii, p. iJ'i". ,
LA POLITIQUE DANS L'ENSEIGNEMENT. 427.
se heurlait'iit tant de contrastes. Cette promptitude de l'opi-
nion à se déclarer et h se répandre, cette verve facile des
talents imprévus, que les circonstances révélaient subite-
ment à eux-mêmes et auv autres, cesseront de nous étonner
si nous réfléchissons qu'une éducation toute spéciale prépa-
rait de bonne heure les esprits aux spéculations les plus
élevées de la science politique. A côté des harangueurs il y
avait des publicistes. Des livres de ces écrivains était formée
la substance des meilleurs discours : nous pouvons signaler,
dès le règne de Philippe-Auguste, le développement continu
d'une littérature sérieuse dont les éléments essentiels sont
empruntés à la philosophie chrétienne, au droit romain, aux
livres d'Aristote. On nous permettra d'en retracer ])rièvement
les progrès et l'inlluence pour achever de faire la lumière sur
les origines mêmes de l'éloquence que nous venons d'étudier.
L'Université de Paris était ta peine constituée que l'ensei-
gnement de certaines chaires, li])rement appliqué à l'étude
des questions sociales et des matières d'Etat, faisait om-
brage au pouvoir. Dante, qui avait pu entendre vers la fin du
xui" siècle les docteurs de la naissante Sorbonne et les maî-
tres célè])res de la rue du Fouarre ' , les a placés dans le para-
dis de sa Divine Comédie en récompense de leur savoir cou-
rageux ; l'un des plus hardis, Siger ou Sigier de Brabant,
commentateur de la Poliiique d'Aristote, brille au premier
rang parmi les gloires du céleste séjour : « Là resplendissait,
dit le poëte, l'éternelle lumière de Siger qui, enseignant dans
la rue du Fouarre, syllofjim d'importunes vérités". » C'est
probablement le plus ancien exemple en France d'un profes-
seur illustré par la politique. Siger, associé au collège de
Ho])ert Sorbon vers 12(J0, eut aussi pour auditeur Pierre
l)ul)ois, publiciste officieux de Philippe le Bel, avocat de la
1. « On pense qne Biunetlo Lalini mouiut à Paris en 1294 et que Dante
ûgé de vingt-neuf ans y était avec lui. Une tradition veut qu'il ait été reçu
liacheliei' et niaitre en lliéologie à Paris ; il avait passé tous les actes pré-
liaratoires au doctorat, mais l'argent lui manqua pour aller jusqu'au bout
et il revint à Florence.» llisloire liltcraire, t. \XI, p. 106, 107.
2. Chant X, v. 136.
428 l'éloquence et la littérature politiques.
couronne contre le saint-siége : le plus vivant souvenir que
les leçons du maître eussent imprimé dans la pensée de
l'élève était une maxime dont l'à-propos n'a pas vieilli depuis
le xin" siècle. <c Lorsque la Politique iVAriitote, écrit Duljois
dans sa Délivrance de la Terre sainte^, nous était expliquée
])ar un excellent docteur en philosophie, maître Siger de Bra-
Lant, je l'ai entendu qui disait que pour soutenir et conduire
les États une bonne constitution vaut mieux qu'un bon
prince^. » Un autre professeur de cette même rue du Fouarre,
publiait en ces termes le programme de ses leçons : « Qui-
conque veut connaître les discussions sur le juste et l'injuste,
qui enseignent à l'aire de nouvelles lois et à corriger les
anciennes, n'a qu'cà venir entendre maître Nicolas d' Autre-
court^. »
])e l'enseignement, la politique passa dans les sermons et
dans les livres. Nous avons déjà cité les hardiesses de Jac-
ques de Vitry, d'Hélinand, de Robert de Romans, prédica-
teurs du xni" siècle '^ ; nous avons vu, dans Join ville, un Frère
mineur menacer de déchéance, en présence de saint Louis °,
les dynasties injustes et tyranniqiies. C'était aussi le temps
oii l'élève d'Albert le Grand, Henri de Gand, docteur en
Sorbonne, accordait aux sujets le droit de s'insurger contre
un pouvoir inique et de le renverser". Plus sage et plus
1. Ouvrage en latin, De recuperatione Terrœ mnctx.
2. Histoire littéraire, t. XXI, p. 107. — On a de Siger de Brabant, en
manuscrit, des Quœstionea logicales, naturelles, faltaces, impossibiles, savam-
ment expliquées par M. J. V. le Clerc dans le t. XXI de l'Histoire littéraire.
Nous y renvoyons le lecteur. Siger de Brabant, qui est aussi appelé Siger
de Courtrai, mourut à la lin du xm" siècle.
3. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 4()2. Ce Nicolas d'Autrecourt vivait au
xiye siècle. Le carme Pierre de Casa et le bénédictin Gui de Strasbourg
lirent à Paris des cours semblables.
4. P. 33(). — Lecoy ilc la Marciio, p. 347-353.
5. Joinvilie, page 17, 207. Èdit. de Fr. Micbel, 1839.
C. Dans ses ijuodlibeta, 1. IV, qua^slio 20; 1. VI, q. 23, et 1. XIV, q. 8.
«Debent subditi agere ad depositionem superioris potius quam tolerare
ipsuni, et non obedire.» Mais qui décidera s'il y a lieu ou non à insur-
rection? Qui réglera ce droit et lixera les droits du prince et des sujets?
Selon notre docteur, c'est le pape, car il est « l'architecte suprême de la
société humaine. » Il y a là le germe des doctrines de la Ligue. — Henii
LES PUBLICISTES DU XIV<= ET DU XV« SIÈCLES. 42!)
complet à la fois dans son ti-aitt' sur le Gouvernement des
Princes^, saint Thomas (rA({uin y résumait avec méthode,
avec une richesse d'érudition classique digne du xvi° siècle
et dans un style clair et correct, toute la science politique
dont l'esprit humain lut alors capahle. Les doctrines de l'an-
tiquité y sont analysées, disculées, comparées aux nouvelles
institutions; le parallèle de la république et de la monarchie
est fait sans haine et sans préjugé^ : si l'auteur, tout bien
considéré, préfère la monarchie, c'est parce qu'il estime
qu'un pouvoir concentré sert mieux l'intérêt public qu'un
pouvoir dispersé et désuni.
Bien loin de s'arrêter, cet élan des esprits dont nous avons
voulu marquer l'impulsion première, redouble et se fortifie
dans les deux siècles suivants, remplis d'excitations politi-
ques. Tout le monde sait qu'une littérature d'Etat, en partie
favorisée par la royauté, en partie provoquée par les crises
intérieures, se développe sous Philippe le Bel, Charles V,
Charles VI et Charles Vil. Elle se compose d'œuvres bizarres,
mais fort curieuses, rédigées, les unes en latin, les autres en
français, souvent farcies d'un savoir indigeste et d'imagina-
tions puériles, souvent frnpp(''es au coin d'un rare bon sens,
semées d'idées neuves et d";iperçus ingénieux; nous y trou-
vons comuK! une première vue confuse et troublée des pro-
blèmes difficiles que les temps modernes seront chargés
d'éclaircir. On peut diviser en plusieurs classes, d'après les
différences caracl(''ristiques du fond et de la forme, ces pro-
ductions de la philosophie politique du moyen âge. H y en a
qui restent fidèles aux procédés subtils de l'école, à sa mé-
thode encyclopédique : telle est l'imitation faite par Gilles de
de Gand né vers 1217 vécut 76 ans. Il avait étudié à Cologne sous Albert
le Grand, il professa k Paris en Sorbonne, et mourut archidiacre de Tour-
nai. On a de lui beaucoup d'écrits, tous en latin, sermons, commentaires,
controverses, histoires. — Histoire littéraire, t. XX, p. 146.
1. De Regimine principum. Édit. 1612, t. XVII, opusculum XX.
2. L'ouvrage fort remarquable de saint Thomas, plein de doctrine an-
tique, est dédié au roi de Chypre. Il contient quatre livres. Le chapitre ii
du livre l", traite de la monarchie et de la république.
430 L ÉLOQUENCE ET LA LITÏÉRA.TURE POLITIQUES.
Rome, en 1292, du trailé de. saint Thomas d'Aqnin sur le
Gouvernement des princes . Dédié à Pliilippe le Bel, qui l'avait
inspiré, cet ouvrag(! contient, en trois livres, un résumé, une
(( somme » de tous les devoirs dont se compose le métier de
roi^ Gilles de Rome, en latin yEgidius Columna-, disciple
de saint Thomas, précepteur de Philippe le Bel, fut recteur
de rUniversit('' de Paris, et moui'ut ;irchevéque de Bourges
en 1316; son travail, aussil(M. traduit en français, devint
classique et fit autorité^.
D'autres écrits, assez send)l;djles à nos « actualités, » sor-
tes de brochures ou de pampidets plus courts et plus incisifs
que ces savants traiti's, ont une allure libre et usent d'un
style familier jusqu'à la négligence; l'auteur y cause volon-
tiers avec le puljlic et laisse courir sur le papier les fantaisies
de son imagination et les sentiments de son cœur. Ce trait
particulier caractérise les œuvres des légistes et des conseil-
lers royaux sur lesquels la couronne s'appuyait pour résister
h l'Eglise et cà la féodalité. Le plus ancien de tous et le plus
éminent, Pierre Du])ois, révélé il y a quelques années et jugé
avec une haute compélence'*, est un esprit à la fois avenlu-
1. Voici un aperçu de ce traité assez long qui comprend 624 pages dans
l'édition de 1007. Le !<"■ livre est intitulé : Comment le pince doit se gou-
verner lui-même. Il se subdivise en quatre parties : bonheur, vertus, passions,
wœurs du prince. Le second livre : Comment il doit (jouverner sa maison,
c'esl-ii-dire, sa femme, ses enfants, ses serviteurs; de là trois parties. Le
troisième livre traite du gouvernement de l'État. Pi'emièi'e partie : fondements
de la société et de l'État; deuxième partie : du gouvernement pendant la paix ;
troisième partie : du gouvernement pendant la guerre. Le premier livre a
rapport à Vétiuque, le second à Véconomique, le troisième à la politique ;
l'ouvrage, écrit en style coupé et morcelé, est, dans l'ensemble, une imi-
tation d'Aristote et, vers la lin, une imitation de Vcgèce. Comme saint
Thomas, Gilles de Rome connaissait à fond l'antiquité latine, et, par les
latins, l'antiquité grecque.
2. Moine Augustin qu'on croit de la noble famille Colonna. — Sur ce
personnage, consulter la tlièse latine de M. Courdaveaux {.Egidii Romani
de regimine jjrincipum doctrina, 1857), et un article de M. Jiniidain dans la
Bibliotliéque de l'École des Chartes, t. XIX (1838).
3. 11 fut traduit en plusieurs langues, et spécialement en français par Henri
de Couchy. On a d'anciennes copies très-bien li'anscrites de cette an-
cienne traduction. — Histoire littéraire, t. XXIV, p. 74, 75, 396, 404.
4. Revue des Veux- Mondes, 15 février et !<"• mars 1871. Articles de
LES l'UBLIClSTES DU XIV'' ET DU XV SIÈCLES. 431
rt'U\ et pi'.iLique, doué {runo sagacité inventi\c, (ruiie clair-
voyance à longue portée : on l'a justement appelé (( le pre-
mier (les parlementaires gallicans. » Ses idées sur l'agran-
dissement du vC)\(' de la France en Euro|)e, ses projets de
colonisation |)()ur l'Orient, les réformes administratives et
militaires qu'il [)r()[)()se d'appliiiner en Fi'ance, les craintes
qu'il exprime sur la solidité du [)ouvoir tem|)orel des papes
nous prouvent combien, dès l'an 1300, les fortes tètes du
tiers-étal se préoccuj)aient des plus graves iuLérèls de la po-
litique intérieure et exté-rieure du royaume'.
Certains publicistes, connue Raoul de Presles, l'auteur du
Songe du Verger"^^ ou Philippe de Maizières, l'auteur du
M. lîenan. — l'ierre Dubois, né en Normandie, était en 1300 avocat des
causes royales àCoutances; pendant la lutte de Philippe le liel et de
Boniface VIII, il fut le publiciste officieux de la couronne. Il représentait
Coutaiices aux états de 1302. En 1308, il fut élu aux états de Tours et joua
un rôle important dans le procès des Templiers. On le perd de vue à
partir de cette é|)oque. — On peut liie aussi dans la Rei'Kc des Den:i-Mondfs,
15 mars, !'=■' avril, et 15 avril 1S72, un travail de M. llenan sur un autre
ministre de Pliilippe le Bel, Guillaume de Aogaret.
1. Ses écrits actuellement connus sont au nombre de dix ou onze, la
plupart en latin, quekpies-uns en français. Le plus ancien traite de ïabrê-
(jeiiieiit des guerres {siimmarin docirina abbreviulionis bellorum, etc.) et d'une
réforme de la république chrétienne; il y remarque les changements déjà
opérés dans la tactique, l'importance naissante de riufanterie, etc. Il rêve
pour la France la domination universelle. Viennent ensuite trois pamphlets
en latin contre le pape, et deux siqiiiUcations du peuple au roi, en français, sur
les querelles de religion. Dans son travail le plus considérable. De recupera-
tione terrx snnctx, il propose de coloniser l'Orient et d'y introduire au
moyen d'un système d'études la civilisation occidmtale. Ces projets de
croisade qu'il développe à l'imitation de Hayton, de .Marins Sanuto, de
Guillaume de Nogaret, de Raymond Lulle, — dont les ouvrages parurent
en 130(), 1307 et 1310, — sont des occasions qu'il se donne à lui-même
pour hasarder ses idées réformatiices. Citons enlin ses écrits eu latin
contre les Templiers et un mémoire également en latin adressé à Philippe
le Bel [tour l'engager à se faire empereur d'.XIlemagne. Ses idées politiques
se résument en trois points principaux : le devoir du roi est d'établir une
paix perpétuelle en Europe, de conquérir Con^tantinople et la Terre Sainte,
et de s'emparer de la puissance religieuse pour la faire servir à ses desseins.
2. Le père de Haoul de Presles avait été secrétaire du roi sous Philippe
le Bel, puis avocat général sous Louis X et Philippe le Long. C'était un
gallican décidé, opiniiitre défenseur des droits du roi contre les préten-
tions du saint-siége. Son lils, l'auteur du Soivje du Verger, maître des
requêtes sous Charles V, vécut de 1316 à 1381. Il composa, outre cet ou-
432 l'éloquence et la littérature politiques.
Songe du viel pèlerin % recourent à la fiction pour s'insinuer
plus facilement ou se donner avec moins de risques plus de
liberté ^ ; quelques-uns, comme Jehan de Brie, le Bon Berger,
endossent la cotte du paysan et glosent avec malice sur les
inconvénients et (( adventures piteuses » de la bergerie poli-
tique^ : mais si ^ariée que soit la composition de ces écrits,
qu'il s'agisse des déclamations pédantesques de Christine de
Pisan% des complaintes ou des satires verbeuses d'Alain
Chartier% partout se marque dans cette littérature la ten-
%'i'age, une Dissertation latine De potestate jiaïur et un traité du gouverne-
ment : Conqiendium morale de Republica.U traduisit en français la Ii(6/e et la
Cité de Dieu de saint Augustin. Le Songe du Verger, dialogue entre un
clerc et un chevalier, est un vaste répertoire oii sont traitées toutes les
questions du temps, depuis la distinction des deux pouvoirs jusqu'au
dogme de l'Immaculée Conception. Le moyen âge y puisa, comme dans un
arsenal d'idées, et ce livre fut alors pour le pouvoir laïque ce que devint
au xviii" siècle le Dictionnaire de Bayle pour l'école philosophique. —
Voir Lenient, La satire au moyen âge. Ch. xiv, p. 218-227.
1. Selon M. P. Paris il faudrait attribuer à Philippe de Maizières les
deux Songes, celui du Pèlerin et celui du Verger. — Mcm. de l'Acad. des
Inscript, et Belles Lettres, 2» sér. t. XV. Ancienne série, t. XIII, XVI et
XVII. Nous n'insistons pas sur ces auteurs ni sur ces écrits que l'ouvrage
de M. Lenient a suffisamment mis en lumière.
2. Philippe de Maizières né en 1312 en Picardie, esprit ardent et aven-
tureux, fut d'abord chancelier et ambassadeur des rois de Chypre, Pierre !•=■■
et Pierre II de Lusignan. Remarqué de Charles V pour sa profonde con-
naissance du droit féodal et canonique, il entra au conseil du roi et fut
nommé chevalier banneret de son hôtel. C'est vers 1382 qu'il écrivit le
songe du Viel pèlerin, recueil de conseils adressés au jeune roi Charles VI.
3. Le vray régime et gouvernement des bergers et bergiéres, 1379. Ouvrage
très-remarquable, plein de finesse et de malice sous une forme naïve, écrit
d'un style net, vif, et qui n'a pas la pesanteur dilfuse des écrits du temps.
L'auteur en est inconnu, car Jehan de Brie est un pseudonyme. — Lenient,
La Satire au moyen âge, p. 227. La Bibliothèque Nationale possède de ce
petit écrit une édiiion imprimée chez Simon Vostre, rue Neuve-Notre-Dame
à l'image de saint Jean l'Evangeliste. Fonds de la Réserve, S. 880.
4. Nous avons déjà cité les poésies et les ouvrages historiques de Chris-
tine dePisan, p. 99, 100, 273. — Ses principaux écrits politiques sont : le
Livre de l'aix, en trois parties, dédié au duc de Guyenne (1412), le Corps
de Policie, une Lamentation sur la guerre civile (1410), adressée au duc
de Berry. — Thomassy, Ecrits politiques de Christine de Pisati. — Lenient,
p. 253-256.
5. Alain Chartier, né en Normandie vers 138G, fut clerc, notaire et
secrétaire des rois Charles VI et Charles VII. Voir plus haut, p. 101-102.
LES PUBLICISTi:S DU XIV« ET DU XV SIÈCLES. 433
(lance du liers-ordrc à jiigor le gouvernement, à commenter
l'antiquité par la libre critique des instiluti(jns contempo-
raines. L'iionmie du tiers, en ce temps-là, pès(; assez peu
dans la balance des forces sociales, il exerce par lui-même une
iniluence médiocre sur les affaires; ce n'est qu'un roseau en
poUti(pie, mais un roseau intelligent qui connaît sa faiblesse
et songe aux moyens de se prémunir et de se défendre.
Eh bien! voiLà l'école oîi pendant plusieurs siècles s'est
formée l'éloquence politique du moyen âge ; elle a puisé dans
cet enseignement la vigueur de ses inspirations. Ces députés
des états généraux que nous a^'ons vus s'assembler a^ ec un
sentiment si fier de leurs droits, avec le ferme dessein de
limiter l'arbitraire, de remédier aux abus, de donner au
peuple soulagement et protection, ils n'apportaient pas seule-
ment du fond de leurs pnninces, connue on l'a trop dit, la
rancune des vanités souffrantes ou des intérêts lésés, une in-
docilité taquine, une aveugle turbulence ; leur conduite se
réglait sur de plus nobles principes. L'étude et la réilexion
leur avaient donné des convictions arrêtées, et si, chez la plu-
part, la pratique des affaires manquait, leur sens droit y sup-
pléait souvent par d'heureux instincts, par des pressentiments
et des intuitions que l'avenir n'a pas toujours démentis. Ne
séparons donc pas chez eux la forme du fond ; voyons avant
tout dans leurs discours l'expression longtemps contenue des
idées que la lecture et l'observation leur avaient suggérées
et qui fermentaient dans leur esprit en attendant le moment
d'éclater. Dût ce parallèle sembler excessif, nous n'hésiterons
pas à dire, tonte proportion gardée et toute différence main-
tenue entre deux époques et deux civilisations très-inégales,
que les orateurs de nos anciens états généraux avaient eu
pour maîtres les écrivains politiques de leur temps, comme
plus tard les constituants de 1789 fnrent les élèves des philo-
sophes du xvni" siècle * .
1. Nous développons ce sujet dans un ouvrage spécial intitulé : L'Elo-
quence l'Olitiriue et parlementaire en France avant 1789.
28
CHAPITRE IV
l'kloouknce judiciaire et l'ancien barreau français.
Organisation de la justice et des triljunaux en France, depuis
l'époque des invasions barbares jusqu'au xvi" siècle. — De la
justice royale, féodale, ecclésiastique ou municipale. — Rôle des
avocats ou « emparliers » devant ces anciens tribunaux. —
Constitution du barreau Irançais au xiv" siècle ; témoignages re-
cueillis dans les ordonnances ou dans les écrits du temps. — Les
grands avocats du xiv'^ et du xv" siècles. — Ce qui nous reste des
monuments de leur éloipience. — De la littérature judiciaire dans
l'ancienne France, hes Etablissonents de saint Louis; les Assises
de Jérusalem et les Assises d'Antioche : les traités de Pierre de
Fontaines, de Philippe de Beaumanoir, de leurs contemporains
et de leurs successeurs immédiats.
Pour Lien expliquer les uriyinesdu barreau français, il nous,
semble nécessaire de rechercber tout d'abord comment la
justice s'est constituée dans notre pays et quelle était l'orga-
nisation des tril)unaux de^ tuit lesquels plaidaient nos plus an-
ciens avocats. ()n ne peut apprécier le rôle de ces avocats des
temjjs primitifs et leur condition socitde, que si l'on com-
mence par mesurer, avec l'exactitude permise en ces matières
souvfMit incertaines, le champ qui s'ouvrait à leur activité, h
leur saxoir, à leur éloquence. Ouelle a donc été la première
forme de la justice dans l;i France du moyen âge ? ^'ers quelle
épo(pie voyons-nous paraître pour la première fois des avocats
et des parties plaidant en français?
§ 1^"^
Organisation de la justice, depuis les invasions barbares jusqu'au
XIII'' siècle. — Le barreau primitif; les Cun^rils et les Kiiiinn-lier^.
Les invasions barbai'cs, en sul)slitiianl à Tadmiiiistration
impériale le poinoir militaire et politique des rois francs,
avaient changé' le personnel des ti'ibunaux l)eaucoup plus que
LE liARREAU l'ItlMlTlF. 433
les formes judiciaii-cs (Hablics par les Romains. En cola
comme en tont, le dessein des envahisseurs fut d'entrer dans
la civilisation et de se l'approprier, mais non de la détruire ^
Le souverain continua dètre le représentant pai' excellence
et connue l'incarnation du principe delà justice; les rois
mérovingiens, absolus cdinme les Césars, entourés de digni_
laires (pii re[)r(»(luisaient les titres poni[)eu\ de la iiii-rarchie
impi'riale, ju<;én'nt en jx-rsonne, <àrimitali(in des eni|)ereurs,
et présidèrent la cour suprême du royaume, u le [ilaid du pa-
lais, 1) placitinn palntii, composé de leurs principaux offi-
ciers - .
Dans les provinces, les chefs militaires, délégués du roi,
ducs, comtes ou grafen, gallo-romains ou francs d'origine,
rendaient la justice au nom du souverain comme l'avaient
rendue les légats et les préfets au nom de l'empereur. Chacun
d'eux s'adjoignait des a auditeurs, » sorte de conseillers choi-
sis par lui dans les notables habitants du pays et pris indil-
féremment parmi les conquérants ou parmi le peuple conquis ;
on les appelait boni viri, scahini, échevins, ou rachim-
bourgs, selon l'idiome tudesque ou latin qu'ils parlaient*. Ces
auflilciirs des temps mérovingiens ressemblent fort aux <( as-
sesseurs )) qui aidaient de leurs avis les légats impériaux dont
ils étaient pareillement les élus *. Ainsi s<' formèrent les plaids
1. C'est ce que nous avons démoiitro, tome I'"", p. 36-38. — Lire, sur
ce sujet, le remarqualjle travail de .M. Fustel de Coulanges, Histoire dus
Institutions jiolitiques de l'uncicnne France, 1. 111, cli. iv-xiii, p. 325-408.
2. Le 15 mars 693, un «plaid du Palais, » cité dans les chroniques,
comprenait douze évèques, douze grands {proceres, optimates], huit comtes
gallo-romains, huit comtes d'origine germanique, ou grafen, quatre réfé-
rendaires, deux sénéchaux et plusieurs tendes ou «fidèles.» Le roi pré.-ilait
le plaid une fois par semaine. En son absence, il était remplacé par le
comte ou le maire du palais. — Beugnot, les Olim du parlement de Paris,
t. l'^'', introduction, p. xv, xvi. — Pardessus, Essais Itistoriqnes, etc.,
1851, p. 7.
3. Fustel de Coulanges. Histoire des InstitutioAS iiolitiqucs, etc., p. 1G2,
163, 164, 423, 4-25, 440-449.
4. Ce sont là les termes ofiiciels. — Grégoire de Tours, De gloria confes-
sorum, 71. — Formules n»* 457 et 484. — Digeste, I, 22. — Code théod.,
I, 12. — Code de Juslinien, t. l'^^, p. 51.
436 L ELOQUENCE JUDICIAIRE.
de province, désignés dans les chroniques, dans les codes et
les formules sous un nom germanique mail, mallum, ou sous
des noms latins, convenUis, forum, au dicntia, auditorium : ils
se tenaient en public et attiraient d'ordinaire un grand con-
cours de peuple ' . On pouvait appeler des jugements du comte,
ou délégué du roi, au roi lui-même, comme, sous l'empire,
on appelait des sentences du légat au tribunal de l'empereur.
Cette juridiction locale, d'un ressort assez étendu, avait
sous son autorité d'autres juridictions de moindre impor-
tance, qui relevaient d'elle comme elle-même relevait du
plaid royal : c'étaient, par exemple, les justices municipales,
conservées de l'organisation romaine et qui statuaient au
civil en matière peu grave ; c'étaient les tribunaux des
centeniers ou juges de villages dont la circonscription com-
prenait un certain nombre d'agglomérations rurales, ce que le
moyen âge appela ci un territoire^, » ce que nous appelons un
arrondissement. Ces juges inférieurs avaient succédé aux
juges pédanés de l'organisation romaine'. A côté des institu-
tions publiques existaient certaines juridictions privées et pri-
vilégiées sous le nom {{'immunités : les rois accordaient parfois
h leurs princi[)aux officiers, plus souvent encore aux églises
et aux monastères le droit de juger dans leurs domaines,
cà l'exclusion des tribunaux ordinaires. Ces concessions,
dont l'origine se retrouve dans les C(_)utumes germaniques %
et qui furent à leur tour le germe des juridictions féodales,
\. Formules de Marcnlplie. — Capitul. regum Francorum, t. II, p. 437.
— Fuslel, 451. — Pardessus, Essai historique sur l'orijanisation judi-
ciaire, etc., p. 8.
2. Mais n'a au territoire,
Où nous tenons nostre auditoire.
Homme plus saige, fors le maire. — Patliclin, v, 10.
3. Fuslel, p. Ifi7. — Heuffnot, piéi'ace des (llim, l. Iff, xvi, xviii.
4. « Cliez les Gei'uiaiiis, il y avait deux soi'Ics de justice, la justice
piivée et Injustice publique. Chaque chef avait la juridiction sur sa famille,
sur ses serfs, sur ses IUl's, sur tous les liouinies souuiis à son viundium,
c'est-à-dire placés sous sa dépendance.)) — Fustel de Coulantes, Orga-
nisation de la justice, etc. Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1871, p. 277.
LE BARRKAU PRIMITIF. 437
profilèrent principalcinoiil un clci'gt'-, vers le temps des Méro-
vingiens; ainsi se fonda la puissance des tribunaux ecclé-
siastiques ' .
Tout en respectant les usa,i?es romains, la conquêtes y avait
introduit un grave changement; elle avait rompu, et pour
des siècles, l'unité de législation en plaçant le code barbare,
non pas au-dessus, comme on l'a dit trop légèrement, mais
en face de la loi romaine cl sur le même rang. Les deux races
qui se partageaient le sol, les richesses, les honneurs et la
puissance gardèrent leurs lois accoutumées ; elles comparais-
saient devant les mêmes tribunaux qui appliquaient, suivant
l'espèce, l'une ou l'autre législation, et quand un Gallo-
romain et un Franc étaient en procès, la cause se jugeait
d'après la loi du défendeur ^ Ce système judiciaire, sorte de
comljinaison entre les traditions de l'empire romain et les
coutumes de la Germanie, fut accepté des Carlovingiens et se
maintint, sans altération grave, jusqu'à l'établissement de la
féodalité. Charlemagne et ses successeurs tiennent, chaque
semaine, le plaid du palais ; ils exercent un droit de sur\ eil-
lance et de cassation sur toutes les juridictions de l'empire \
1. Fustel, Histoire (fes Ini^titutions poliliques, etc., p. 446-457. — Par-
dessus, p. 8.
2. « Les Gaulois siéii:eaient dans les tribunaux au inènie titre que les
Francs. Ce qu'on appelait viall en lanc^ue germanique et conventus en
langue latine était composé d'hommes des deux races indifféremment. Les
Francs n'y étaient en majorité que dans les cas oii ils formaient la majorité
des propriétaires du canton. Dans chaque procès on avait égard à la race
de l'accusé ou du défendeur, on n'avait pas égard à celle du juge. Il pou-
vait arriver qu'un Franc fût jugé par un tribunal composé en majorité de
Gaulois... Il est digne de remarque que les peines qui étaient prononcées
par ces tribunaux des comtes ou du roi étaient à peu près les mômes que
sous l'empire romain. On peut observer encore que ces peines frappaient
les Francs aussi bien que les Gaulois. » — Fustel, Histoire des institu-
tions, etc., p. 411, 454. — Pardessus, Loi Sali(iue, 9.« dissertation,
p. 515, 579.
3. Beugnot, préface des Olim, t. !«■■, xvi, xvii. — Outre le plaid du
palais, il y avait à la cour des Mérovingiens et des Carlovingiens le tri-
bunal du grand Sénéchal, administrateur des fiscs royaux ou impériaux.
Le grand Sénéchal leformait les décisions des intendants, villici, qui ren-
daient la justice dans les domaines du prince.
438 L ELOQUENCE JUDICIAIRE.
Leurs capitulaires l'econiinandcnt aux juges, aux assesseurs
les qualités et les Aertus qui saus doute manquaient souvent
à la justice en ce temps-Là, c'est-à-dire, la douceur, le désin-
téressement, l'amour du vrai, le respect du droit ; les missi
(lominici reçoivent pour instructions de surveiller les trihu-
naux, de rthoquer et d(! remplacer les magistrats prévari-
cateurs ' .
Dans l'organisation que nous venons de décrire, quel était
le rôle des avocats? Quelle mention l'histoire fait-elle de leur
existence et de leur éloquence? A notre avis, l'ancien barreau
gallo-romain, constitué en collège, en ordre, par Justinien et
soumis par les empereurs à une série de règlements % ce bar-
reau, si longtemps illustre^, eut la môme destinée que les
institutions judiciaires sur lesquelles il s'appuyait : il dura
comme elles, en se transformant peu à peu, en s'affaiblissant
graduellement sous l'action géuf'rale des événements qui dc-
ti'uisaientla justice, les arts, la littérature et t(jutes les forces
1. « lit judices, vicedoiiiini, prippositi, advocati, centenaiii, scabini,
boni et veraces et mansiicti cligaiilnr... pra'cipimus habere vicedomir.os,
pia^positos, advocatos bonos, non malos, non cmdcles, non cupidos, non
perjiu'os, non falsitatem amantes, sed Deum timentes et justitiani in om-
nibus ililigentes... ut missi nostri scabinos, advocatos et notarios per sin-
gula loca eligant et eorum nomina seciim sciipta déférant... Ut piavi cen-
tenaiii tollantur, et si cornes praviis inventiis fueril, nobis nuntietur. —
Capitularia reijum Francorim. (Édit. de J780), t. I", p. /i67, (189, 9G1, 43S.
— Années 809, 837, 803.
2. Les lois d'IIonoi'ius et de Théodose limitaient le nombre des avocats
dans chaque préfecture et dans chaipie tribunal. Anastase accorda aux plus
anciens le titre de clari^tiyijiies. Pour èire reçu avocat, il fallait être âgé de
dix-sept ans, avoir étudié le droit pendant cinq ans, et passer un examen
devant le gouverneur de la province. Les noms des avocats admis étaient
inscrits au tableau, dans chaque ressort. Avant de plaider une cause, on
faisait le serment de dire la vérité. — Boucher d'Argis, Histoire de Vonh-e
des avocats. (Profession d'avocat, t. I^r, p. 34-40, édition Dupin, 1830.)
3. Voir Ampère, Histoire littéraire de la France, t. \", p. 131-157; t. II,
p. 39-77. jNous avons résumé le tableau tracé par cet liistoiien dans les
pages 21, 22 et 23 de notre Ifr volume. — Sidoine Apollinaire parle avec
éloge de l'éloquence d'un avocat gaulois du v" siècle, Flavius Nicélius:
« Audivi adolescens qiiuiii yatcr meus, yrxfectns prœtorio, finliicanis tribiuia-
libus -[irxsidercl... IH.rit dispvsite, uraviter, ardenler, mn'jiin acrimonia, ma-
jore facandia, maxiiua disciplina.» — Fpist., 1. Vlll, (>. Sidoine niupiit ii
Lyon en 430. Son père fut préfet des Gaules sous Valenti'iicn 111.
LE ItAKREAU PRIMITIF. -io'-)
vivi^s (le la civilisiilion. (c II y a en de toiil temps des advocals
en France, dit Pasqnier, dans le Dialogue deLoysel', car
ronnne im estât ne pentsnbsister sans justice, aussi la justice
ne peut se poursuivre ny s'exercer sans l'assistance et le
conseil de ses minisires, dont les adNocals sont les ])i'inci-
jjaux; et de faict, xous voyez qu'il en est fait mention en
trois ou quatre lieux des Capilulaires de Cliarlemagne. >»
Dans les Capùulaires des (:arlo\ ingiens on cite, en effet, deux
sortes d'avocats : ceux des corporations et des communautés,
et ctHix des particuliers. Les pi-emiers, appelés advocaii, de-
fensores, paslores laici, munburdi, étaient les défenseurs
attitrés des intérêts et dos droits des égalises, des monastères,
|)arfois même de certaines villes; ils soutenaient leurs que-
relles en justice, administraient leur temporel, se battaient
en duel pour vider leurs contestations et conduisaient leurs
vassaux à la guerre ^ Le mot <( advoëz, » dans l'ancien fran-
çais, et celui de » vidame, » vicedomimis, ont très-souvent
cette signification. Ces avocats publics, assez semblables à
(les fonctionnaires, étaient nommés tantôt par le prince, tan-
tôt [)ar les évoques (Ui par les abbés dos monastères, ou bien
encore par les officiers municipaux , avec l'agrément du
comte, chef politique et judiciaire de la province ^ Suivant
l'importance des villes et des églises, on leur accordait le
droit de choisir un ou plusieurs (c avocats % » et ces emplois
ne se donnaient qu'à des laïques.
Les avocats ordinaires, à clientèle privée, s'appelaient cau-
sidici, clamatores, l'expression clamor ayant alors le sens de
plainte portée en justice ■'. Un capilulaii'o de H05 prescrit d'in-
1. Dialoijue des advorais du pa)lcment de Varls, p. 159. Édit. Diipin,
l'rofesaion d'Avocat, 1830.
2. Boucliei- (l'Ai'gis, p. 42. A."?. — Ces avocats d'Eglise fuient institués,
dit-on, dans un concile de (",aitliaï;e, en 'lOo. Cupitul. reg. Francor., t. H,
p. 707.
3. Capitid. de 793, t. l"\ p. 239. — ï. H, p. 400, 437.
4. Ciipilid. de 824, t. II, p. 322, 323.
5. Capilul. de 805, titre 8. — ('>ipiliiL Rnj. Fran<:.. t. I", p. 424. — lîou-
clier d'Argis, \). 43.
440 l'éloquence judiciaire.
carcérer loiil causidicns vcl clnmator qui s'insurgera contre
la sentence rendue par les échevins^ ; un autre capitulaire de
la même époque ferme l'accès des trihunaux cà l'avocat con-
vaincu de fraude-; enfin l'article 13 d'une ordonnance impé-
riale de 819 porte que « si les parties sont incapables de se
défendre ou ne connaissent pas la loi, le comte doit leur don-
ner un défenseur qui. pro eis loqiiatur. Le ministère des avo-
cats est interdit en matière capitale : In causa capitali non
per advocatum sit agendum *. »
Les révolutions politiques ont toujours de profonds contre-
coups dans les institutions judiciaires ; à chaque transforma-
tion du gouvernement et de la société correspond un cliange-
ment dans l'organisation de la magistrature et des tribunaux.
Les deux premières dynasties, issues du fait de l'invasion
germanique et représentant un pouvoir imposé cà une
société dont on respectait la ci\ilisation, avaient très-peu
modifié l'état préexistant; il n'en fut pas ainsi de l'i-tablisse-
ment du règne féodal : c'était une vraie conquête du sol et
de la puissance politique qui s'accomplissait au profit de
l'aristocratie militaire, au détriment de la royauté et de la
nation. Victorieuse à la fin du x"" siècle, la féodalité imposa
non-seulement à la France une autre dynastie, mais un nou-
veau droit social, une législation conforme à ses intérêts et
à ses principes; d'une main souveraine elle frappa toutes
clioses à son empreinte. L'action centrale fut brisée en môme
temps dans l'administration et dans la justice; le droit de
juger appartint à tout pi'opriétaire de fief, ancien ou nouveau,
comme un droit inhérent au fief même, comme l'une de ses
principales prérogatives ^ . On ne trouverait pas en ce temps-
là un seul arrêt qui ait été rendu au nom de la société ou au
1. « ('lamalores vel causiiUci qui non jiKliciiini sciil)iiioniin it(l(|uicscere
volant in cnslodia recludanliir. » Cupitul. reçi. Francor., t. l<"^, p. /i24.
2. « A jiiilicionini coinnuinioiie separelur. » JcL, t. l"', p. 1039.
3. Tliéud. Froment, E.s.sfu sur l'éloquence judiciaire (1874), p. 5.
4. Montesquieu, Eqnii dea Loin, 1. XXV, ch. xx et xxi. — Cette maxime,
qu'on a contestée, était vraie au xi"' siècle; plus tard, les léy;istes royaux
l'ont cimibatlue, et les seigneurs l'ont abandonnée.
LE BARREAU PRIMITIF, 441
nom (lu roi, comme rcpi't'sciil.-iiil de l;i socM'lr. La juslic(i
cessa d'être considérée comme une institulion puljlique; on
ne voyait en elle qu'une des manifestations de l'autorité sei-
gneuriale. Le principe univei-sellement admis était celui-ci :
tout liounne, qui a teri'e, a aussi dans l'éteudue de sa terre la
foneliou de vider les pi'ocès et de [junir les crimes. Le roi
lui-même remplissait cette fonction moins comine roi que
comme seigueur; à vrai dire, le roi, au xi*" siècle, n'était
que le [)remier des seigneurs; il n\ avait plus alors en France
qu<' des justices seigneuriales ' .
La société se partageait, comme on sait, en deux classes
de personnes piofondément distinctes : les nobles, et ceux (|ui,
tout en étant hommes libres, n'étaient pas nobles^. Contrai-
rement à ce que nous avons remarqué sous les deux pre-
mières dynasties, où l'égalité régnait devant la justice, l'ac-
tion judiciaire se divisa; on établit des tribunaux particuliers
pour la noblesse et une juridiction spéciale pour les hommes
libres non nobles. Chaque seigneur, possesseur de grands
fiefs, eut une cour, curia, composée de ses vassaux, une
assise de clieNaliers oii les nobles de tout rang étîiient jugés
parleurs pairs ^. La fonction de juger dans la cour du sei-
gneur, et de venir siéger à son appel, compta au nombre des
principales obligations du service féodal ; elle ne fut ni moins
stricte, ni moins lourde, ni parfois moins dangereuse que le
devoir militaire dans un temps oîi tout condaumé avait le
droit, une fois la sentence rendue, de prendre à partie ses
juges, soit en champ-clos, soit devant la justice. Rien de fixe ni
dans le nombre des juges ou assesseurs'*, ni dans le nombre
1. F'iii'dessiis, lie VOnjaiii^ittion judiciaire, ]>. 9, 10, 3^:5. — Fiistel de
("oiilanges, des Inslitalions jitdiciaire:^ de la France, Revue des Iku.r-Mondex,
1871, p. 539.
2. La jiiridiclion sur les serfs lient à un autre ordre d'idées. — Par-
dessus, ibid., p. 17-20.
3. Beugnot, Introd. aux œuvres de Beaunianoir, p. xxi. — Préf. des
Olim, p. Lxi. — Tout vassal devait le service à son seif^neur et in honte,
et in cnrte, le service militaire et le service judiciaire. [Curtix, synonyme
de curia en bas-latin.)
4. Beauinanoir et Pierre de Fontaines, au xin" siècle, disent que quatre
Î5-2 L ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
(4 l'époque des sessions; le seigneur mandait ses \assau.\
([uand il voulait, à tour de rôle, ordinairement deux fois par
an, aux grandes f(Mes, dans sa résidence habituelle ou dans
tel autre lieu qu'il lui plaisait de désigner. La haute cour des
ducs de Normandie, qu'on appelait YEcJiiquier, se tenait à
]{ouen, à Caen, à Fécamp, à Falaise; les assises féodales des
comtes de Champagne s'intitulaient Jours des Barons ' ;
d'autres sessions extraordinaires, tenues à ïroyes, s'a[)pe-
laient les Grands Jours de Troyes-. Souvent le seigneur
suzerain déléguait. à l'un de ses grands (jfiiciers, vicomte,
sénéchal ou Ijailli, la présidence de ces tribunaux^. En Nor-
mandie l'usage s'établit de bonne heure d'adjoindre aux
assesseurs noliles un jurisconsulte, un clerc ou maître es lois,
et de tenir registre des décisions prises par la cour*.
Au temps des Mérovingiens et des Carlovingiens , les
hommes lijjres non nobles avaient été soumis comme les
n()i)les eux-mêmes à la juridiction du mail que présidait en
cliaque provinc»' le comte, délégué du roi; sous le ri'gime
IV'odal, ils subirent la justice du seigneur dont ils habitaient
le domaine, et celte justice, lorsqu'elle s'appliquait aux per-
sonnes qui n'étaient pas de la noblesse, ])renait plusieurs
formes. Certaines villes, surtout dans le Midi, gardèrent les
magistrats municij)au\, jugeant au civil, qu'elles possédaient
depuis le temps des Itomains; mais la justice seigneuriale y
fut repr(''sentée p;ii' un officier du seigneur, le pré\ôt, cpii
jugeait ;ui criminels On comprend, d'ailleurs, que l'organi-
sation de la justice dans les villes ait présenté bien des
variétés et de notnljles différences, seli m l'importance même
de chaque \illc et selon la foi'ce du lien (|ui l'attachait au
l)eisoniies suflisaient pour foiiiirr une cour, ciii, selon rcxpix'ssioii ilii
temps, poni' garnir une cour. — Cli. xxi, art. :{7, cli. lxv, p. 333.
1 . Bies Baroniuii.
a. Beugnot, préface des Olhii, t. 11, p. iv el vu.
'.]. Beugnot, ibid., p. xxvi. — Sur les séuécliaux el les baillis, voir Par-
dessus, Organis, judiciaire, p. 257, 238, 282.
4. Beuguot, iliid., p. xxxv.
.5. Pardessus, p. Ki, 341, 344. — Bcugiiul, prcf. des Oliin, t. Il, p. lu.
LE BARREAU PRIMITIF. 4i3
soif^nour. Dans boauroup de ("oininiines, il n'y avait d'antnî
tribunal ({uo rehii qui ('lait prf'sidé par le dt'L'gué du sei-
gneur, vicomte, bailli, viguier, ou prévôt'. Ce qui est digne
de remanpie, c'est que le principe du jugement par les paws
s'ap[)liquait;i toutes les juridictions, féodales ou bourgeoises,
<'t même aux justices rurales -.
Dans la cour du seigneur, l'homme de condition noble
trouvait en face de lui, pour juger sa querelle, ses pairs ou
ses égaux siégeant à côté du seigneur ou de son représentant ;
de même, le bourgeois, ou le vilain comparaissait devant un
tribunal composé d'assesseurs ])ourgeois ou paysans comme
lui, sous la présidence d'un magistrat municipal ou d'un offi-
cier du seigneur. C'f'tait le prt'sident qui clioisissait dans la
ville ou dans la circonscription rurale <( un conseil de bonnes
gens, des plus sages du pays et des plus anciens ^ » Par con-
séquent, dans toutes les juridictions, les juges, à l'exception
du président, étaient des jurés*. Ces justices, constituées
comme nous venons de l'indiquer, soit dans les \illes, soit
dans les villaa:es, c'est-à-dire formées sous l'autorité d'un offi-
1. Sui- les aUiihulioiis de ces ma^'istials, voie Pardessus, p. 279-:282 et
289. On distinguait les grands et les petits baillis.
2. Pardessus, Orfjank. judic, p. 283, 281.
3. Fiistel de Coulanges, Revue des Deux- Mondes, 1871, t. LXXII, p. 289-
293. — Pardessus, p. 337. — Beugnnt, préf. des Olim, t. !"■, p. xi.. —
Préface des Assises de Jérusalem, t. II, p. iii-vii. — Les vilains ou ma-
nants, qui n'étaient pas serfs et qui jouissaient de leurs droits civils,
s'appelaient colons, colongers, hommes censiers, hommes cottiers, hoimnes
coutumiers. Quand un débat était soulevé entre deux boninies de classes
dill'érentes, la coutume du moyen âge était presque constamment que l'on
prit pour juges les pairs de celui qui était rinl'érieur.
4. Voici deux exemples de ces tribunaux établis à l'époque féodale pour
rendre la justice aux hommes libres non nobles. L'un est la Cour de bour-
geoisie, établie par Godefroy de Bouillon dans le royaume de Jérusalem ;
l'autre est la juridiction établie en 1114 à Valencieimes par Baudouin III
comte de Ilainaut. <- Le duc Godefroi establi deus cours séculiers : l'une,
la haute court, de quoi il fut gouverneor et juslisier, et l'autre la court
de la Borgcsie, à laquel il establi un home en son leuc, a estrc gou-
verneor et justisiei', lequel est apelé visconte. Et establi a estre juges de
la dite court borgeis de la cité, des plus loiaus et dos plus sages qui
en la cité fucent. » — Jean d'Ibelin. Voir Beugnot, Assises de Jérusalem,
t. H, p. VII. Sur la cour de Valenciennes, voir, id., p. ix.
444 l'éloquence judiciaire.
cicr seigneurial, s'appelaient jws^/ces du seigneur; elles s'exer-
çaient le plus souvent en plein air, sur une place,- à la porte
(lu château ou devant l'église. Le lieu où se faisaient les juge-
ments, marqué et fixé une fois pour toutes, clos par une haie,
était un lieu sacré, une sorte de sanctuaire, un asile. La plu-
part des ai'rèts portent qu'ils ont été rendus (( à l'endroit ordi-
naire, )) tantôt (( auprès des chênes, » ici « sous les ormes, »
là (( sous le grand tilleul. » Si maintenant nous disons que la
Jnridiction des tribunaux ecclésiastiques, établie d'ahord pour
jnger les affaires du clergé et celles des laïques soumis au pou-
voir temporel des églises, s'était considérablement accrue par
suite du droit accordé aux é\ èques de juger toutes les contes-
tations que le consentement des parties, laïques ou non,
leur déférait % nous aurons tracé les grandes lignes de l'orga-
nisation judiciaire instituée ou modifiée parle régime féodal-,
et nous pourrons reproduire la question déjà posée dans
l'époque antérieure : Existait-il des avocats attachés à ces
divers tri])unaux? (Juel pouvait être alors, devant ces juri-
dictions, l'office de la parole?
A première vue, on est tenté de croire que l'intervention
des avocats y était inutile. Sans insister ici sur l'imperfec-
tion de la langue française qui ne se prêtait guère alors
aux dt'veloppements du discours, il est é\ident que l'usage
du comjjat judiciaire, en vigueur devant toutes les juridic-
tions, féodales, bourgeoises ou rurales', réduisait fort les
1. Sur ce point, lire les savantes explications données par M. Pardessus,
p. 363-379. La législation du clergé se composait du droit romain, de
quelques lois des rois Francs et des canons des conciles.
2. Dans les Assises de Jcruaakm nous voyons aussi des tribunaux de
c('«merce, par exemple, la Cour de In Chaîne et la Cour de la Fonde éta-
blies dans les cités maritimes de la Syrie. La «cour de la Chaîne — ain-si
appelée de la chaîne qui fermait le port, — jugeait les alîaires maritimes;
elle se composait de jurés pris parmi les négociants. La « cour de la
Fonde, » ou du bazar, présidée par un bailli, et composée de quatre jurés
syriens, et de deux jurés francs, appliquait aux procès de commerce la
législation de la Cour des Bourfjfois. — Bougnot, Assists de Jvrnsulem, l. II,
p. xxiii-xxvr.
3. Le combat judiciaire est d'origine germani(iue (Vellcius Paterculus,
LE BARREAU PRIMITIF. 445
plaiiloii'ies, et Ion est tenté de répéter, en rexaf^érant, le
mot de Loysel, dans le Dialogue des advocats: « il i'alloit plus
de cliampions de bataille que de hons pai'leurs '. )> On se
tromperait cependant si Ton s'imaginait que Tépée tranchât
toutes les contestations devant des tribunaux muets; d'abord,
un avocat était presque toujours nécessaire pour eii.^ap'er la
querelle et jeter le ^ant selon certaines fornndes qu'il y avait
péril à négliger^ : ajoutons que, les procès étant fort nom-
breux', beaucoupde caus(^s, même sans parler de celles que
jugeait lEglise, échappaient à cette décision brutale de la
force '" .
Un l'ait certain, mais assez peu connu, doit être mis en
pleine lumière : c'est la rigueur et la précision des formes de
la justice féodale ; c'est aussi l'esprit de subtilité, de ruse et
de chicane qui régnait dans les tribunaux et qui complicjuait
ce formalisme ^ Les témoignages les plus anciens concordent
ch. cxviii). Cepeiitlant la loi des Francs ne radniettait pas. C'est le roi
des Bourt^uignons, Tiondebaud, qui l'introduisit dans notre pays. Suint Avit
protesta contre cette coulume ; une lettre d'Agobard en demanda la sup-
pression à Louis le Débonnaire. {Opéra, t. I»'', p. 120). En l'an 1118,
l.ouis le Gros accorda comme une faveur aux Religieux de Saiiit-Maur que
leurs serfs pourraient combattre contre les hommes libres. Même privilège
accordé à l'Eglise de Chartres en 1128. Louis le Jeune interdit le combat
pour une alfaire de moins de cinq sols, eu 1108. En 1215, Philippe-Auguste
décida que les champions se battraient avec des bâtons de trois- pieds. —
Laurièro. Ordonnancts (/es rois de la troisicme rare, t. l^i", p. xxxiii-xxxviii.
Loysel, Dialogue des advocats, p. Itj9, édit. Dupin,
1. Page 108.
2. Sur les gages de bataille et les l'ègles du combat, consulter Philippe
de Beaumanoir, Coutumes de Beauvoisis: T. Il, ch. lxi, p 376, .378,
ch. Lxiv, p. 433, A34. — Montesquieu. Esprit des Lois, 1. XXVIII, ch. xix,
XXIII, XXVIII, XXIX, LXI, LXIII.
3. Fustel de Coulanges, Revue des Deux-Mondes, 1871, t. XCV p. 372.
4. Montesquieu, 1. XXVIII, ch. xviii.
5. La l'arole et la Forme dans l'ancienne iirocikiurc franniise, par Henri
Brunner, professeur à I université de Lemberg. Traduit par .M. llecquet de
Roquemonl, Revue critique de législation (1871-1872), p. 23, 31, 346. «On
s'imagine à tort qu'à l'époque dit» féodale les dilléreiids étaient vidés
avec une simplicité patriarcale, quand le combat judiciaire n'était pas
appelé à les trancher. Une étude approfondie démontre que ni l'obscurité
ni la confusion ne sont les caractères distinctifs de celte époque, mais au
446 l'Éloquence judiciaire.
sur ce point. Prenons pour exemple le détail des subtilités
qu'on peut lire dans les Assises de Jérusalem où se trouvent
reproduits assez fidèlement les usages judiciaires du \f et
du Mf siècles. (( On ne peut savoir totes clergies (toutes les
sciences), dit Jean d'Ibelin; de même ne semble il pas que
l'on puisse savoir toz les plais ne totes les forces et les sou-
tillances (subtdités) qui sont en plait. iMès qui plus en sel,
meillor plaideur est tenus ^. » L'assistance d'un homme de
chicane, d'un maître es lois était donc indispensable pour
éviter de tomber dans les pièges de l'adversaire et de donner
prise contre soi par quelque mot imprudent ou par l'oubli des
formes consacrées. Le même Jean d'Iljelin en donne la rai-
son : <( (]il qui dit sa parole en court, si il fault ou mesprent,
il n'y peut amender ; cil qui la fait dire à aultre, si celui à
qui il l'a fait dire fault ou mesprent, il et son conseil poent
amender ainz (avant) jugement. Et por ce, ne plaidera on jcà
si bien por soi come pour autre-. » Aussi voyons-nous
abonder en ce temps-là les « conseils » et les avocats.
On se servait de plusieurs noms pour désigner l'office, d'ail-
leurs très-varié, qu'ils étaient apixdés à remplir. ComuKï en
beaucoup d'aifaires, que le combat de\ ait trancher, ils se Ijor-
contraire celte rigidité de la pensée juridique qui signale, à son point de
départ, le développement normal du droit. » P. 559.
1. liengnot, Assf.ses de Jirusalem, t. h"'^, cli. xxvi, p. 51. — « La procédure
féodale, telle qu'elle est décrite par Jean d'Ibelin, n'ollre que lenteurs, dé-
tours, subtilités et cbicanes misérables. On dirait que cette législation a pour
but d'éterniser les procès... Toute cette partie du livre d'Ibelin resjiiie au
plus haut degré l'esprit subtil qui donna naissance à la iibilosopliie scolas-
tique... Dans un tel système de jirocédure, les jiaioles ou les formules em-
ployées étaient de la plus haute importance, puisque d'un mol placé bien
ou mal il propos pouvait dépendre d'abord la direction, puis ensuite la déci-
sion d'une allaire. Dans le choix Judicieux et dans l'enqjloi de ces paroles
biillaient l'expérience, l'adresse et la présence d'esprit de ces grands maîtres
plaideurs dont les noms retentissaient en Syrie et en Chypre... » — Deu-
gnot, ibid.. Introduction, p. liii-lv.
2. Chapitre xi, p. 35. — Le ministère de l'avocat n'était pas obligaloire;
la partie avait le droit de plaider sa cause elle-même. En Orient loulelois,
dans la Cour rfe.s Bonrueoia, les parties étaient assujetties il cette règle
que anus liom n'i deit yluidier sans avant-pnrlicr. » — T. 11, ch. cxxxiii.
— La Varole et la Forme dans l'ancienne ■procédure française, [). 530.
LH BAI\R1':AU l'IUMlTir. 447
!i;iit'iil h inli'oduii'crinslîinco (tu la dr-rcnsc, en proiumranl les
Ici'incs jiii'i(li(iiu's, on les appelait Privlocutores, nvant-parliers,
d'oîi l'on a fait amparliers fl emparliers. Les formules qu'ils
(lel)ilaienl, el (jui dilleraieiil selon la nature même des eauses,
soiil é[)arses dans nos vieux auteurs'; nous citerons seule-
ment celle de Y Appel en champ-clos- . (( Messeigneurs, j'ai à
proposer devant V(»us contre monseigneni- tel que void-là,
pdur moiisei^uueur tel (pie vous voyez ici, aucunes choses au\-
(pielles il cliet Ailenie, el si Dieu m'aist, il m'en poise : car
tant que j'ay vt-cu, je ne viez onc au dit tel que Inen el hon-
neur ; mais ce que j'entends dire et proposer conti'e kii, je le
dirai comme adcocat de céans, et jjour tant que ma [tartie me
le l'ail entendre e/ veut que je le die et propose, et m'en avouei'a
s'il lui [)laist et promis le m'a en pr(^'sence de vous, le m'a
baillé par escrit et substance et le tiens en ma main * ; cai'
jamais par moy ne le féisse; car le dit ne me fit oncques mal
ne je à lui (pie je saiclie... Pourquoi, messeigneurs, vous
supplie qu'il ne \ous dé-plaise et que vous veuillez octrover
que je dise el propose de votre licence, el avec ce prie à
monseigneiu" 1(4 qu'il me le pardoinne! car, si m'aist Dieu,
en tout autre je le serviroye; maisencettui cas si convient
que je fnsse mon devoir, car j'y suis tenu. »
1. Voici, par exemple, une formule de l'action pour meurtre: «Sire, td
se clnime à vos de td... qui a tel murtri et iloiié le coy ou /« cos ik quei il l'a
meurtri. » — Formule de i'acliou pour homicide : « Sire, tel se claime à
vos de tel... qui a doué le cop ou les cos, par quei il a mort receue; et se il
le née, il est prest de prorer li tôt eusi rome la court esçiardera ou couoislrn
que il prorer le deie...» — La Varole et la Forme, etc., p. 1G9.
2. Celte formule est cilcie par du Breul dans le Style du parlement, et
reproduite par M. Berryer en tète de ses Leçoxs et viodéles d'éloquence judi-
ciaire. — Voir aussi Pasciuier, Rerchercltes de la France, 1. IV, cli. n'. —
Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, t. II, cli. lxi, lxiv. p. 377, 437. —
Jaccpies d'ibelin, cli. xx, édit. Beugnot, t. h'"", p. 4, (iO. — Brunner, la
l'anilc et la Forme, etc., p. 473-:57l).
3. En soulignant ces mots, nous indiquons toutes les précautions cpic pre-
nait l'avocat pour n'être pas confondu lui-même avec sa partie et attaqué à
son tour, personnellement, par l'adversaire, comme aussi pour n'être pas
désavoué par son client. La tliéorie de l'aveu et du désaveu était tiès-coni-
pliquée. Voir Brunner, la Varole et la Forme, p. 547-531.
4i8 l'éloquence JUDICIAIRE.
Le Président répondait à l'avocat : (i Or, proposez votre fait
ou querele. » L'avocat proposait <( au mieulx qu'il pouvait, par
les i)lus ])eles paroles et mieulx ordonnées et plus ent;'ndil)le-
ment ; » puis venaient ses conclusions : (( Mon fait ainsi pi'o-
posé, comme vous, messeigneurs, a^ez oï, je concluds ainsi,
que si le dit tel confesse les choses que j'ay proposées estre
vrayes, je requiers que vous le condamniez avoir forfait corps
et biens pour les causes dessus dites, ou que vous le punissiez
de telles peines que prononcent us et coutumes; et s'il le nie,
je dis que monseigneur tel ne le poui'rait prouver par tesmoins,
ou autrement suffisamment. Mais il le prouvera par lui ou son
armé en champ clos, comme gentilhomme, retenue faite de
cheval, d'armes et autres choses profitables ou convenables
à gages de bataille et en tel cas, selon sa noblesse, et lui en
rends son gage. » A ces mots, l'avocat jetait le gant dans le
parquet. L'avocat de l'appelé désavouait tout ce que l'appe-
lant avait fait proposer contre lui. (( Il ment, comme mauvais
qu'il est du dire, sauf l'honneur delà cour : et tout ce qu'il a
fait dire et proposer contre moi, je le nie tout et voici
mon gage. » Il jetait alors son gage; le juge autorisait le
combat; des cérémonies religieuses consacraient ces prélimi-
naires, et les deux parties entraient ensuite en lice*.
Dans les causes qui se plaidaient à fond, sur enquêtes ou
sur témoignages, l'avocat n'était pas seulement un simple
héraut d'armes, le porte-voix des combattants, le metteur en
scène du procès; il remplaçait les champions et jouait le rôle
principal. Son nom changeait alors ; on Tappeluit, en latin,
devant les tribunaux ecclésiastiques, narrator, causidlcus,
advocalus, en français, contew\porparlier, avocat''-. Si l'af-
1. Le supplice de Ganelon, dans la Channon de Roland, nous montre en
action toute cette procédure du combat judiciaire. — Vers 37/i0-3930. Dans
une note fort savante (t. Il, p. a:);;, édil. Marne), M. L. Gautier montre la
conformité de ceUe description poétique avec la juridiction féodale. — Lire
dans la Uibliothciiue de l'Ecole des Chartes (xviii« année, p. "-253), le céré-
monial d'une épreuve judiciaire au xii» siècle, par M. Léopold DcJisle.
2. La Parole et la Forme, etc. Revue critique de législation, 1871-1872,
p. 53G-540. — Il faut dire que fort souvent toutes ces expressions, dont
LE BARREAU PRIMITIF. iW
faire élail crimportance, les parties s'enlouraienl d'un con-
seil dont quelques membres pouvaient être désignés d'office
parle jui;e et choisis par les jurés; c'était ordinairement l'un
des membres de ce conseil qui portait la pai'ole et remplissait
le rôle d'avjiut-piii'rH'r et d'a\()cat. Devant certaines juridic-
tions, les témoins eux-mêmes s'exprimaient par l'inlermé-
diaire d'un avant-parlier ' .
Dès ces temps reculés, la profession d'avocat était lucrative
et honorée. Dans les cours nobles, nous voyons d'illustres
chevidiers, des hommes qui ont vécu d'agitations et de com-
bats, qui se vantent d'avoir assisté à tous les sièges fameux,
et pris part aux plus grandes entreprises de leur siècle, se
livrer comme des légistes de profession à l'étude, à la pra-
tique des lois, et, par leur science, acquérir plus d'autorité
qu'ils n'en tiraient de leurs fiefs et de leurs dignités. (( Je sui
envieilli en plaidant por autrui, » disait à la fin de sa vie,
Philippe de Navarre, le premier des gentilshommes d'Orient
qui ait écrit sur la procédure féodale du royaume de Jérusa-
lem-. 11 cite avec orgueil les hauts et puissants seigneurs
dont « il fut accointé, » et qui avaient été ses maîtres dans
l'art de la chicane : Jean d'ibelin le Vieux, sire de Baruth,
adversaire habile et heureux de l'empereur Frédéric II, Jean
d'ibelin, comte de Jaffa, d'Ascalon et de Rames, parent des
rois de Chypre et de ceux de Jérusalem, Raoïd de Tibériade,
Geoffroy le Tort, chambellan de Henri le Gros, roi de
Chypre, le sire de Sidon, Jacques d'ibelin : tous ces person-
nages, et d'autres (( riches honmies et vavassors, moult sages
et soutils et bons plaideors', » ne dédaignaient pas de pa-
nons indiquons le sens propre et l'orii^'ine, prxlocutor, avant-parlier, am-
l^arlkr, avocat, etc., s'employaient indiiréremment.
1. Ibid., p. 5?.6-540.
2. 11 était né à la fin du xn« siècle. En 1218, il assistait au siège de
Damielte ; il passa ensuite au service de la maison d'ibelin. — Hixtoire lit-
téraire, t. XXI, p. 433, etc. — Assises de la Haute-Cour, ch. xvii, p. 492.
3. Sur ces personnages, voir l'Histoire littéraire, t. XXI, p. 433, etc.,
l'Introduction aux Assises de Jérusalem, par M. Beugnot, p. xxx, xxxi et
xxxviii, et le texte des Assises, t. I^r, cli. xciv, xlix, p. 525, 570.
29
430 L ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
raître en justico pour soutenir de leurs conseils et de leur pa-
role ceux qui imploraient les lumières de leur expérience et
l'appui de leur autorité. Aussi ont-ils gagné, dit Philippe de
Navarre, (( grans biens, grans henors et richesses, » qui sont
encore dans leurs maisons ; (( ils sont demoré en bonne mé-
moire et longe, et leurs héritages portent bone garantie delor
sens et de lor valor ^ » Notre jurisconsulte clôt son livre par
cette réflexion que nous pouvons accepter comme l'opinion
des temps féodaux sur la profession d'avocat : (( Le mestier
de plaideors si est de moult grant auclorité; car par soutil
plaideor peut l'on aucune fois sauver et garder en court son
lienor et son cors, ou l'iritage de lui ou de aucun de ses amis ;
et par faute de soutil plaideor, porreit l'on perdre l'ennor ou
le cors, ou l'iritage. Et en moult de leus peut valeir et aidier
celui qui a grâce de soutil conneissance et à sei et à ses
amis"^ » Peut-on dire plus clairement que la science juri-
dique et la parole exercée n'étaient point frappées d'impuis-
sance devant les tribunaux de la féodalité, et que les <( cham-
pions » n'avaient ni supplanté ni supprimé les avocats?
Notons bien que les livres de Philippe de Navarre et de Jean
d'Ibelin sont animés du plus pur esprit féodal et nous offrent
l'image la plus sincère de la législation des xi" et xii'' siècles^.
Les exemples que nous venons de citer appartiennent à la
chrétienté d'Orient qui, transplantée en Terre-Sainte par les
croisades, y avait porté les lois et les mœurs de l'Occideut.
Les mêmes usages régnaient en France ; l'aristocratie féodale,
comme autrefois les patriciens de Uome, donnait autant de
soin à l'étude des lois qu'à l'étude des armes. Il n'en a été
autrement qu'à l'époque où la noblesse est tombée en déca-
dence ^ Au moyen âge, les chroniques mentionnent fréquem-
ment tel homme no])le (( (jui était savant en droit; » on lit
1. A.ssj'.fef!, t. l<"^, cil. xciv, p. 570.
2. Ibid., cl), xciv, p. 509.
:i. Dcngiiot, Assises de. Jérusalem. Introduction, p. xiv.
4. Kiislel de Coulanges, VOvfioiiisaUon judiciaire, etc. licxuc des Deux-
Mimde:<, 1871, t. XCIV, p. 533.
LE BARREAU PRIMITIF. 4ol
plus (l'iiiie Ibis dans les cliarlos ces mois appliqués au iiièuie
pei'sonuagc : (c chevalier et docteui' en lois. » On trouve, au
xf siècle, un fils d'un comte d'Evreux qui écrivit un li\r(^ de
droit canonique, comme on trouve au xiv" siècle un Talley-
rand-Périgord qui se fit connaître par des études sur la juris-
prudence. A Toul, vers le même temps, un fils du duc de
Lorraine, Adalbéron, étudiait le droit dans l'école épiscopale
en compagnie d'un parent de l'empereur Henri III, le prêtre
Brunon, qui devint pape en I0i8, sous le nom de Léon IX.
(( Tous deux, dit le clu'oniqweur, se mirent en état de démê-
ler les finesses, les chicanes et les abus de la procédure,'. »
On cite, au x° siècle, des comtes d'Anjou savants en droit et
habiles à plaider : le comt(^ Maurice^, contemporain de Hu-
gues Capet et père de ce Foulques Nerra ou le Noir, qui mou-
rut h. Metz en 1040, le comte Geoffroy II, dit Martel^, et
Geoflroy V, Plantagenet, chef de la dynastie qui monta sur
le trône d'Angleterre avec Henri II : « ils surpassaient les
clercs et les laïques par leur éloquence '* . »
Chaque classe de la société ayant alors sa législation par-
ticulière et ses tribunaux distincts, toutes les classes s'appli-
quaient avec la même ardeur à étudier la partie du droit qui
leur était nécessaire : si la noblesse se piquait d'exceller dans le
droit féodal, le clergé approfondissait le droit canonique, et la
jjourgeoisie ne négligeait pas le droit coutumier. Le droit cano-
nique, formé de la réunion des décrets de la cour romaine, des
bulles pontificales, des décisions des conciles, des sentences des
Pères de l'Eglise, en un mot, des règles et canons qui consti-
tuent le gouvernement ecclésiastique, était étudié dans les éco-
les épiscopales, les officialités et les monastères avant d'être en-
1. Histoire lilténiire, t. VU, p. 23.
2. «Peritus in causis. Illi erat popularis et ennlita oratio. » — Histoire
littéraire, t. VU, p. 26.
3. Voici quelques vers de soa épitaphe:
Ouis nitor eloquii, jiidiciive rigor !
... Ouanlus doctrina, quantus et ingenio ! — Id., ibid.
4. « Ititer Clericos et Laïcos facundissiixius.» — /(/., ihid.
452 l'éloquence judiciaire.
seigné publiquement dans les universités. C'est ainsi que se for-
tifièrent dans cette science l'archexcque de Reims Hincmar, le
moine Abbon de Fleury, Lanfranc, abbé du Bec, en Normandie,
(( dont les juges des cités acceptaient les décisions avec applau-
dissement, » Yves, évoque de Chartres, auteur d'un traité de
législation, un autre évêque de Chartres, Jean de Salisbury,
enfin, le pape Innocent III lui-môme, qui s'était fait d'al)ord
une réputation comme légiste ' . L'enseignement du droit canon
fit de grands progrès au xn" siècle, lorsque le recueil célèbre du
canoniste toscan Gratien, intitulé Décret ou Concoi^dance des
canons, passa d'Italie en France et fut reçu avec une sorte d'en-
thousiasme dans les écoles et les tribunaux de la chrétienté ^.
C'est le moment où se fondent nos plus anciennes écoles pu-
bliques de droit. On n'y professe pas seulement le droit cano-
nique, mais souvent dans la même chaire on enseigne en outre
le droit civil ou droit romain, dont l'étude avait été reléguée
jusque-lcà , comme celle de la jurisprudence ecclésiastique,
dans les monastères^. Dès le x'^ et le xi" siècles, on enseignait
le droit civil à Toul et à Angers ; les contemporains admi-
raient un savant professeur, le doyen de la cathédrale d'An-
gers, Robert, qui était aussi un habile avocat*. Le clergé du
1. Histoire littéraire, t. IX, p. 21-'i. Hincmar, né en 806, mourut en 882;
Abbon mourut en l'an 1004; Lanfiauc était abbé du Bec en 104à; Yves de
Chartres fui sacré en 1091 ; Jean de Salisbury est né vers 1110; Inno-
cent 111 fut élu pape en llyS.
2. Gratien était un religieux de Bologne. Sa collection parut en 1151. Uu
poêle contemporain, Pierre de Beaugenci, célébra cette apparition dans une
pièce de vers français ipie don Marlène raconte avoir lue parmi les manus-
crits de l'abbaye de Bazzelles, au diocèse de Bourges [Voyarje littéraire,
jiarlie K^, p. 29). Ces vers se sont perdus depuis. — Sur le dioit canonique,
voir Beugnot, Introduction aux œuvres de Beaumanoir, p.iv, xiv, xlviii, l.
— Pardessus, Organisation judiciaire, etc., p. 362-392. Au xiii" siècle, la
publication des Décrélales de Grégoire IX et de la Sexle de Bouiface VllI
donnèrent à la science du droit canonique toute sa solidité et toute son
ampleur. Histoire littéraire, t. XIII, p. 205.
3. « Dans les couvents, les luuines étudiaient le droit civil en parti-
culier. » Histoire littéraire, t. IX, p. 214-220.
4. Aclio causanim, civilis dictio juris,
In quibus ingenio vicerat et studio.
— Histoire littéraire, t. Vil, p. 24, 25, CO, 61, 151; l. ix, p. 214-220.
LE BARREAU PRIMITIF. 453
midi (le la France courait aux ('colcs de Pise et de Pavie, où
l'étude du droit romain relleurissait alors; le fameux Lan-
franc, a\ant d'enseigner le droit k Avranclies et à l'abbaye
du Bec, l'avait professé au commencement du m" siècle à
Pavie, sa ville natale. Le siècle suivant voit naître l'illustra-
tion des écoles d'Orléans, de Montpellier et de Paris : l'auteur
d'une glose sm* le Digeste et le Code', Azou, professait à
Montpellier, sous le règne de Pbili|)pe-Auguste ; l'école de
Paris avait aussi, vers l'an llîlH, un célèbre professeur de
droit civil, Pliilippe, que Gilles de Paris a chanté dans son
poëme latin sur Charlemagne - . Jamais le droit romain n'a-
vait cessé d'être connu en France. On avait eu de tout temps
le code de Justinien, ses Institutes et ses ISovelles, ainsi que
le code théodosien ; les Italiens retrouvèrent le Digeste de Jus-
tinien ou ses Pandectes en H37, et cette découverte passa les
monts aussitôt ^ On mit de bonne heure en français le Cor-
pus juris civilis, comme l'attestent de très-anciens manus-
crits qui nous ont conservé ce travail de traduction* ; on sait
aussi que l'école d'Orléans se singularisa par sa hardiesse à
enseigner et commenter le droit romain en française
De ces écoles sortirent une foule de jurisconsultes, de pra-
ticiens et d'avocats, la plupart clercs ou moines, dont un bon
nombre s'élevèrent aux plus hautes dignités de l'Église. Être
légiste fut longtemps le plus sur moyen d'avancement dans
1. Imprimée à Spire eu 1482. — Histoire UUûraire, t. XVI, p. 80.
2. Ce poëme, en cinq livres, a pour litre Carulinus. Il fut composé pour
l'instruction de Louis VIII. Gilles de Paris était né en 1164. — Histoirt:
littéraire, t. XVI, p. 29, 185, 190; t. XVII, p. 36-69. — T. iX, p. 214-220.
3. Montesquieu, Esprit des Luis, i. XXVIII, ch. XLir. — Histoire lit-
téraire, t. IX, p. 214-220.
4. Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. I*''": La
Digeste vielle, vélin xiii^ siècle, n» 493. — Li nouvels codes Juslinian,
Vélin xiiio siècle n» 496, 497, 498. — Les Institutes à l'empereeur Jus-
tiniav, Vél. xiii» siècle, n» 1063, 1064, 1063, 1069. — Li codes en romanz,
Q° 1070, 1933, 1934. iMss. du xiii^ et du xiv» siècles.
5. Li Livres de Jostice et de Plet. Éd. Rapetti (1830). Introd. p. xxxiii.
Saisissons cette occasion de signaler un savant article publié par M. de
Rozière dans la Bibliotlièque de l'Ecole des Chartes sous ce titre : l'Ecole
d'Alais ait xiu" siècle (1870. T. xxxi, p. 51-67).
454 l'éloquence JUDICIAIHE.
le clergé. Suger s'était d'ahord fait connaître par son talent
d'avocat ^ . (Jnelqnes-uns de ces ecclésiastiques restaient dans
les tribunaux de l'officialité ; d'autres allaient plaider dans les
juridictions laïques. Le goût du clergé pour ces fonctions lu-
cratives fut poussé si loin, que de toutes parts on se plaignit.
Saint Bernard, l'évoque MarLode, Pierre de Blois, Jean de
Salisbury, Pierre le Chantre, Adam, abbé de Perseigne, cri-
tiquent l'empressement des clercs à quitter les églises et les
couvents pour vivre dans la chicane au milieu des procès - ;
les conciles de Reims, de Latran et de Tours ^ reprochent aux
moines et aux chanoines leur âpreté à gagner de l'argent,
en soutenant de mauvaises causes, et leur interdisent de se
faire avocats ou procureurs sans une permission expresse de
leur évoque*. Toutes ces défenses, si souvent renouvelées,
prouvent combien étaient fortes les habitudes qu'on essayait
de réprimer.
Ajjrès les ecclésiastiques et les nobles, les bourgeois, à
leur tour, étudièrent le droit. N'étaient-ils pas appelés, eux
aussi, à juger et à plaider, soit devant la justice muni-
cipale, soit devant les prévôts, les viguiers et les baillis '' ?
1. « Pnvclai'us et ^optinnis causidicus habebatur. » Histoire littéraire,
t. IX, p. 214-220.
2. « Les jurisconsultes et les avocats, dit Pierre de Blois, ne tendent qu'il
inventer des ruses et des subtilités pour confondre le droit de leurs par-
ties, prolonger les procès, en faire naître de nouveaux et ne respirent
que lucre et exactions. » Epist. XXVI et XXVI. — Piene de Blois, mort
eu H98, avait été professeur de grammaire en France et précepteur
du jeune roi Guillaume II de Sicile, en 11()7. Il avait étudié le droit à
Bologne en IIGO. — L'évèque de Bennes, Marbode, né en 1035, avait
été maitre d'éloquence k l'école d'Angers. — Sur Pierre le Cbantre
et Adam, abbé de Perseigne (mort en 1203), voir HiMoire littn-aire, t. IX,
ji. 214-220. —T. XVI, |i.'/.37-'.47.
i. Kn li:}l, 1131), 1163.
4. Iliiitoire littéraire, t. IX, p. 214-220. — Fustel de Conlanges, Rcrce des
Lknx-Moiuks (1871), t. XCIV, p. 532.
5. Dans les Ass/ses de Jérusalevi, il est question d'avocats bourgeois plai-
dant devant la cour des bourgeois, et même devant la liante cour. Jean
d'ibeliu et Pbilijipe de Navarre en citent plusieurs : Baimont de Concbes,
« moult sage borgeis qui veneit souvent plaideer en la lianle-court; » Bai-
miint Antiaume, autre « soutil borgeis; » Nicolas Anliaumc, « qui moult
LH BARRKAU PRIMITIF. iSo
Pour eux, lu scionco (|ui iin|)orlait avant toul, c'était celle
tlu (li'oit coutuinier. Depuis ré[tO(|iie des invasicjus ji^ei'nia-
niques, le inélaui^'e des lois roniain(!S ou barbares d'ori-
j^Mue, qui s'étaient tour à tour établies dans les Gaules,
l'ignorance croissante des magistrats chargés de les a|)pli-
quer, l'arbitraire d<'s tyrannies locales, les révolutions surve-
nues dans l'état social et dans la eondition des personnes,
mille causes Faciles à discerner avaient introduit dans la lé-
gislation générale un désordre d'où s(jrtirent, au x*^ siècle,
d'une part, les maximes de la jurisprudence féodale pour la
classe des gentilshommes, et, d'autre part, une foule d'u-
sages qui tenaient lieu de droit écrit pour les bourgeois cl les
paysans. (( De la chute de tant de lois, il se forma partout
des coutumes, » a dit Montesquieu'. C'est ce que les juris-
consultes appellent consuetudines patrix'. Rien de plus va-
riable que cet ensemble d'usages et de traditions. Chaque
proNince avait « sa coutume, » on peut môme dire que cha-
que tribunal, si petit qu'il fût, se faisait h lui-même sa juris-
prudence. Philippe de Beaumanoir, à la fin du xni"' siècle, se
plaignait encore qu'on ne trouvât pas, ce el rojaidme de France
deux chastelenies qui de toz cas uzassent d'une meisme
coustume^. » Primitivement, le droit contumier n'était ni
écrit ni codifié, pas plus que le droit féodal' lui-même; il se
transmettait d'une génération à l'autre, dans chaque pays,
par le souvenir des anciens, memoria majorum, par l'appli-
savoit des iis don royaume; » Balian de Sidoii et Philippe de Baisdou,
« fîrans plaideurs en cort et hors de cort. » — Édit. Beugnot, t. II, p. 34.
1. Esprit des Lois, 1. XXVIII, ch. xi. — «On peut dire avec une sorte
d'assurance, que le droit suivi dans les tribunaux dès les temps de la troi-
sième race fut en partie formé des débris, ou, si l'on veut, des réminis-
cences de celui qui était en vigueur sous les deux premières races. »
Pardessus, Or(juimation jucliciaire, p. '253. — M. Beugnot, dans Vlnlroduc-
tion aux Assises de Jérusalem, a fort nettement expliqué comment la légis-
lation des x" et xi" siècles est sortie des législations antérieures, t. I<"",
p. i-x.
2. Beugnot, préf. des Olim, t. I^r, p. xcv.
3. Coutumes et Vsages du Beauvo^sis, prologue, p. 14, édit. Beugnot,
1842.
456 L'ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
cation réitérée et quelquefois amendée des mêmes décisions * .
Le meilleur légiste et praticien, dans la bourgeoisie, était
donc, en ce temps-là, celui qui gardait le plus fidèlement la
tradition locale, qui l'appropriait habilement et avec <( souti-
lance » aux cas particuliers et récents : si l'on possédait à
fond les coutumes de plusieurs pays, on devenait un homme
supérieur, un fameux (( amparlier, » un (( plaideor de sovraine
science et sapience, » comme dit Philippe de Navarre. Au
xii^ siècle, on commence à rédiger les coutmnes : celle de
Vervins fut écrite en 1 1.30, celle de Poperingue, ville flamande,
en lIoO, et le comte Philippe fit codifier toutes les coutumes
de Flandre, en 1180^ Mais la vraie époque de la rédaction
des codes de notre ancien droit, coutumier ou féodal, c'est le
xni'' siècle ; cette époque est, d'ailleurs, dominée par deux
événements judiciaires de la plus haute importance : le
triomphe de la justice royale sur les autres juridictions, et la
création d'un parlement sédentaire à Paris, d'oîi résulta,
par une conséquence immédiate, l'établissement du barreau
français.
§11
La justice royale depuis le règne de Philippe-Auguste. — Création
du Parlement et de 1 Ordre des avocats.
Sous les premiers Capétiens, la justice royale s'exerçait au
même titre que la justice seigneuriale et prenait des formes
semblables. La cour du roi, curia régis, primitivement inves-
tie d'attributions administratives et judiciaires que rempli-
rent, au xiv" siècle, le grand conseil, le parlement, la cham])re
des comptes, juridictions spéciales sorties de son sein % n'é-
1. Pardessus, Oryanis. judic, p. 253, 253. — Meauinanoir, éclit. Beu-
gnot, Introduclioii, p. iv-vii, lxix. — Fiislel de Coulanges, lievue des Deux-
Mondes, 1871, p. 297.
2. Histoire UUéraire, t. IX, p. 214-220.
3. Pardessus, de ï Organisation judiciaire depuis Hugues Cnjiet jusqu'à
Louis XII, p. 20-142. — « La Coitr du Roi, avait des altribiilinns qui s'éten-
daient à rinliiii ; on peut les résumer d'un mot, elle s'occupait de tout ce
CRÉATION DU PARLEMENT ET DE L'ORDRE DES AVOCATS. 457
lait alors quo la haule coin- lV'(j(lale du duché de France : sa
souveraineté se bornait au domaine de la couronne, aux pays
de l'obéissance le roi^ . Dans ces limites, elle connaissait des
affaires qui concernaient les vassaux du roi ; les bourgeois et
les vilains du domaine royal étaient jugés, comme dans les
autres fiefs, soit par les magistrats municipaux, soit par les
l)aillis, sénéchaux, prévôts et autres officiers du prince, qui
s'entouraient, eiLx aussi, de jurés ou d'assesseurs ^ Ni le lieu
ni l'époque des assises de la « cour du roi » n'étaient fixes et
déterminés ; elle s'assemblait sur tous les points du domaine
royal où se trouvait le prince quand il voulait rendre la jus-
tice ou délibérer avec ses vassaux des grands intérêts de la
couronne ; elle se composait des seigneurs, des prélats et des
officiers qui escortaient le prince ou de ceux qu'il avait man-
dés spécialement pour la circonstance. Chacun voulant être
jugé par ses pairs, il fallait modifier la composition de la
cour suivant l'importance des accusés ou des plaideurs ^ Dès
le y.\f siècle, on y voit siéger des clercs ou des légistes qui
aident de leurs conseils les assesseurs nobles * ; en l'absence
du roi, la cour est présidée par le grand sénéchaP. On a des
actes du règne de Philippe-Auguste qui nous montrent la
dont s'occupait le roi.» Fustel de Coulantres, Revue des Deux-Mondes, 1871,
t. XCV, p. 590.
1. Beugiiol, les Olim, Intiodiiclion t. !<"■, p. xxi. Les pays d'obéissance
le roi, composaient le domaine féodal et seigneurial du roi, celui qu"il
possédait au même titre que les grands l'eudataires possédaient leurs liefs,
c'est-à-dii'e les villes et comté de Paris, l'Orléanais, et de grandes terres
situées en Champagne et en Picardie. Ce domaine s'agrandit plus tard.
comme on sait. Les liefs possédés par les grands feudataires s'appelaient
pays de non obéissance le roi. — l'^islcl de Coulanges, Bévue des Deux-
Mondes, 1871, t. XCIV, p. 539, 540.
2. Voir plus haut, p. 274. — Par exemple, dans l'origine, le trihunal du
Chàtelet de Paris, était la juridiction du prévôt qui représentait le roi,
comme comte de Paris. — lîeugnût. préface des Olim, t. H, p. lix. — Sur
les Justices royales inférieures, voir Pardessus, p. 289-293.
3. Fustel, hernie des Deux-Mondes, 1871, t. XCIV, p. 543. — Jieugnot,
|iréf. des Olim, t. I^r, p. xxxiv. Voir les exemples cités par l'auteur,
p. XXVI, XXXII, XXXIII.
4. Beugnot, piéf. des Olim, t. [«^r, p. xxxii, lxiii.
5. Pardessus, p. 21.
438 L'ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
cour royale tenant ses assises à Boissons, Melnn, Ycrnony
Péronne, etc. *. Dans certaines contestations faciles à tran-
cher sans l'intervention de la cour, le roi, assisté d'un de ses-
officiers', t^^'uait une audience à l'entrée de son palais et ex-
pédiait les parties : c'était le plaid de la porte, et nous en
trouvons un exemple illustre dans la Vie de saint Louis, par
Joinville^. SemLlable aux cours féodales des grands vassaux
de la couronne ou grands feudataires, la curia régis en dif-
férait, même alors, en un point essentiel : le roi, comme chef
suprême de la féodalité française pouvait, en certains cas,
citer à sa cour les plus hauts barons et les [)lus puissants sei-
gneurs, à condition de leur donner leurs pairs de fief ou leurs
égaux pour juges*. Il y a plus, lorsque le vassal d'un sei-
gneur subissait un déni de justice, une défaulte de droit, il
lui était loisible d'en demander réparation à la cour du roi, et
l'appel, en l'espèce, était admis ^. C'est le premier degré d'oii
s'éleva la justice royale pour dominer sur toutes les juridic-
tions, seigneuriales, ecclésiastiques, municipales, pour les.
supprimer et les remplacer toutes.
Ce progrès commence vers le temps de Philippe-Auguste
et suit sans interruption la marche ascendante de la royauté,
comme un effet suit sa cause. Une nouvelle transformation
politique et judiciaire s'accomplit en sens inverse de la révo-
lution féodale : le pouvoir monarcliique, raffermi, dé\elopp6
par une conduite habile et vigoureuse, soutenu par l'opinion
et par la science naissante, rétablit peu à peu dans la justice
et dans le gouvernement l'unitt' de direct ii m (jue la féodalité
1. Heugnot, ibid., p. lxiii.
'i. Un de ceux qu'on appelait mwii^teriaks hospitii renif. Pardessus,
p. 56. — Cet officier, qui assistait le idi, fut appelé dans la suite viuilre-
dea requestea, id., p. 76.
3. Pardessus, p. 77.
4. Dans la foiinule de riioiiimage prêté en 1225 par Thibaut de Cham-
pagne au roi de France, nous lisons cet article: «Le roi me fera le droit
de sa cour xuivanî le jugement de ceux qui ont fonvoir et droit de me juger. »
— Fustel, Revue des deux-Mondes^, 1871, t. XCIV, p. 341. — Pardessus,.
p. .'J7-67.
5. Pardessus, p. 27, 38, 79.
CRÉATION DU PARLEMENT ET DE 1,'ORDRE DES AVOCATS. ioO
avait brisée. La cour du roi, qui déjà s'appollc chambre aux
plaitz oX pai'lement sous saiulJ^niis', se Ibrtilîe par l'adjonc-
tion d(î nombreux praticiens - ; elle se dégage de ses anciennes
attributions administratives et se consacre à ses fonctions
judiciaires'. Ses assises, plus fréquentes, deviennent aussi
plus régiûièrcs dès le milieu du xiii'' siècle ; elle s'assemble
presque toujoui's à Pai'is, à des époques annoncées d'av;ince,
ordinairement a la Pentecôte, à la Toussaint, à la Saint-
Martin, à la Chandeleui', à la Nativité de la Vierge*. Les or-
donnances de 1:200 et de i'M)2 établissent à I\-u'is le siège du
parlement et instituent deux sessions par an. Tune à Pâques,
lautrit à la Toussaint"^ : c'était indirectement décréter
la permanence, car le nombre croissant des affaires força
bientôt d'étendre les deux sessions toute l'année".
D'autres mesures prises à la même époque, par exemple,
la création des grands baillages sous Philippe-Auguste, l'a-
bolition du duel judiciaire dans les Étals du roi sous saint
Louis \ el l'application généralisée du principe de ra])[)el au
1. Pardessus, p. 9G, 119. 120.
2. IJeugiiot, préface des Olim, t. I<"", p. lxxi. On les appelle « les niais-
tres. » — Un arrêt de 1222 signale dans la airia régis la présence de plu-
sieurs de ces maîtres. — Pardessus, p. 1 1l.
3. C'est à partir du règne de Piiilijipe-Augusle que la curia, surchargée
d'alTaires. commence à se partager en trois sections qui devinrent le grand
conseil, la chambre des comptes, et le parlement proprement dit. Ce par-
tage des attributions était un lait accompli au temps de Philippe le Del.
— Préf. des Oliii}, t. l^r, p. lxxiii.
4. Préface des OUm, t. jf". p. i.xx.
5. « Propter commodiim siibditorum nostrorum et expedilionem causarum
nostrarum, proponimus ordinare quod duo parlamenta Parisiis tenebunliir
in anno... «Le roi tenra deux parlements en l'an, en tenis de paix, des
quiex li uns sera aux wictiemes (octaves) de Tonssains, et li autres aux
trois semaines de Pâques...» Ordonn. de 129G et de 1302. — Le parle-
ment de Vari):, par Ch. Desniazes (1859), p. 5 et 17.
0. Pardessus, p. 106. L'ordoiuiance de 129G nous donne les noms des
membres du parlement, de ceux «qui doivent y résider continuement. »
Ce sont tous des légistes, clercs ou laïques. — Desmazes, p. 19.
7. Par l'ordonnance de 1260, saint Louis supprima le duel judiciaire
dans le domaine de la couronne et le remplaça par l'enquête. Mais cet
usage ne disparut pas tout de suite ni sans résistance des cours seigneu-
riales. « Quant li rois Lois l'osta de sa cort, il ne l'osta pas des cours à
460 l'Éloquence judiciaire.
parlement, avaient singulièrement rehaussé l'auiorité de la
cour et reculé les limites de sa compétence. Les grands bail-
lis, chargés tout ensemble de rendre la justice et d'exiger des
vassaux du roi le service militaire ainsi que les impôts,
avaient la haute main sur les juges inférieurs, prévôts, vi-
guiers, échevins, maires, les nommaient et les révoquaient,
cassaient au besoin leurs sentences et tenaient eux-mêmes,
tous les mois, sur un point quelconque de leur baillage, in
circuitu baillivarum siiaru7n, une assise qui se composait de
cinq assesseurs qu'ils avaient choisis. C'était là, en quelque
sorte, un tribunal de première instance, des arrêts duquel on
pouvait appeler au parlement ' . La plupart des grands baillis
sortaient de la cour du roi, oîi ils avaient siégé comme
(( maistres » ou légistes, et souvent ils y reprenaient leur
siège au terme de leurs fonctions, qui se bornaient à une du-
rée de trois ans dans le même bailliage - . Partout oii la cou-
ronne faisait sentir son action et élargissait son domaine aux
dépens de la féodalité, le tribunal du grand bailli remplaçait
les cours féodales ou les assises des chevaliers '. Dans les
ses barons.» — Beaumanoir, cli. lxi, t. II, p. 380. Voici le texte de l'or-
donnance : Au parlement des Octaves de la Chandeleur. « Nous deJïendons
à tous les batailles par tout nostre deniengne (domaine)... et en lieu de
batailles, nous nieton priieves de tesmoins...» Laurière, Ordonn. des rois
de la troisième race, t. I^r, p. 87, 89. Les Eslablissemcnts de saint Louis
(1270) renouvellent la défense, 1. I""", cli. ii.
1. Beugnot, préface des Olim, L [«", p. lxviii, lix. — T. II, p. xxvii-
XXX. — Les grands baillis {bailli dans l'ancien français signifie régent, dé-
légué), qu'il ne faut pas confondre avec les petits baillis, d'origine plus an-
cienne, paraissent avoir été institués entie 1180 et 1190. L'ordonnance de
1190 dit expressément: «In terris nostris, quaî propriis nominibus dis-
tinctïc sunt, baillivos nostros posuimus. — Pardessus, p. 245-250. Sous
saint Louis nous trouvons les grands baillis en fondions dans les villes
suivantes : Amiens, Bourges, Calais, Caen, Coutances, Étanipes, Gisors,
Laon, Màcon, Mantes, Orléans, Rouen, Senlis, Tours, Sens, Verneuil. Dans
certains pays, surtout dans le midi, les grands sénéchaux avaient un pou-
voir égal il celui des grands baillis. — Pardessus, p. 257-260. — Beugnot,
préf. des Olim, t. II, p. vii-xxv.
2. Beugnot, Introduction aux Contâmes du heauvoisis, t. U"', p. xx-xxi.
Le chapitre !<"■ du livre de Beaumanoir est intitulé : de VOffice as Baillis,
p. 17.
3. Beugnot, ibid., t. I^r, p. xxi. — Préface des Olim, t. II, p. xxxi.
CRÉATION DU PARLEMENT ET DE L'ORDRE DES AVOCATS. 461
pays mêmes qui restaient soumis aux seigneurs, ou dans les
communes qui possédaient une justice municipale, l'inter-
vention des grands baillis royaux était à l'envi sollicitée : les
jugements par jurys tombaient de tous côtés en désuétude,
délaissés à la fois par la noblesse et par les roturiers c'i cause
des charges que le « service du plaid, » comme on disait
alors, imposait aux jurés*. Les seigneurs refusaient de siéger
comme pairs, les villes se plaignaient de la partialité des jus-
tices communales^; les vilains et les bourgeois prolestaient
contre l'arliitrairc; des officiers seigneuriaux, contre la ])izar-
rerie de sentences rendues conformément h des coutumes qui
variaient d'une juridiction à l'autre; c'était à qui réclamerait
les garanties qu'olfrait à tous ses degrés la justice du roi, bien
supérieure dès ce temps-là en science, en impartialité, en rai-
son à toutes les vieilles juridictions, et c'est ainsi que l'auto-
rité des grands baillis royaux intervenait dans le propre do-
maine des seigneurs pour y multiplier les cas d'exception et
pour y introduire le principe de l'appel au parlement du roi ^.
Cela nous explique qu'on ait pu dire qu'cà la fin du
xm" siècle toutes les justices relevaient directement ou indi-
rectement du roi*. Secondée par l'action simultanée des in-
fluences générales que nous venons d'indiquer, la royauté
avait déjcà reconquis les attributions essentielles de la sou-
veraineté judiciaire; elle était sur le point d'en ressaisir la
plénitude. Pour le succès de ce dessein elle rencontrait d'utiles
auxiliaires même parmi les légistes qui servaient les sei-
gneurs et garnissaient leurs cours : sans le vouloir et par le
1. C'est un point, fort intéressant et très-sisnificalif, que M. Fnstel de
Coulanges a parfaitement expliqué. De l'Organisation judiciaire, Ravue des
Deux-M'jiides, 1871, t. XCIV, p. 5/i5-550.
2. Beugnot, Introduction au livre de Beaumanoir, t. II, p. xliv-xliv. —
Beaunianoir, t. II, p. 264-565 (chapitre l, Des bones villes).
3. Pardessus, p. 90, 91 M. Guizot a dit : « Le roi était devenu une sorte
déjuge de paix universel au milieu de la France.» Cours d'Iustoire mo-
derne, t. IV, p. 412. — Beugnot, préf. des Olim, f. I*"", p. i.xvi-lxxu,
t. II, p. xxxviii. — Fustel, Revue des l)eux-Mundes, 1871, t. XCIV, p. 575.
4. Beugnot, préf. des Olim, t. II, p. i.
462 L ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
seul effet de leurs habitudes d'esprit, tous ces praticiens et
jurisconsultes, élèves des universités, pénétrés des maximes
du droit romain, étaient de connivence avec les légistes
royaux et secrètement gagnés à la même cause. Passant leur
vie à lire les lois romaines et ne lisant guère d'autres livres,
ils y trouvaient h chaque page l'image d'une monarchie toute-
puissante qui, vue fi travers ces lois, leur semblait toujours
juste, vigilante et tutélaire et leur apparaissait comme le
modèle et le type le plus achevé des institutions humaines * .
n existait donc à la fin du xni'' siècle une classe d'hommes
nombreuse, savante, respectée, composée de clercs et de
laïques, de bourgeois surtout, passionnément dévouée au
triomphe de la royauté et de la justice royale. Animés d'une
sorte d'enthousiasme légal et érudit-, ces hommes parmi
lesquels se recruta bientôt l'élément sédentaire, permanent
et appointé de la magistrature, poursuivaient d'un cœur
unanime et d'une volonté tenace un double but : l'abaisse-
ment ou la ruine du régime féodal, de ses tribunaux et de ses
codes, l'établissement d'une juridiction uniforme, régulière,
organisée sur les bases et d'après les principes d'un droit
savant, assez forte pour dominer ou remplacer toutes les
autres juridictions', pour mettre l'ordre et la lumière dans
rinextrica])le confusion de notre droit coutumier, enfin pour
ramener la justice de tout le royaume à son centre véri-
\. Fuslel de Coulantes, Revue des Beu.c-MonJes, 1871, t. XCIV, p. 575,
577.
2. « Les légistes firent du roi un être d'une nature supérieure et presque
surhumaine ; ils conçurent ia suprématie royale comme un dogme et une
sorte (le religion.» — Fustel, ibid., p. 578. — Beaumanoir dit: «Ce qui
!i plest à fere doit estre tenu por loi. » (T. II, p. 57, ch. xviv.) — Le roy
est empereeur dans son royaume; orsaichez qu'il peut faire ordonnances et
conslitutioiis. » (Bouteiller, Somme rurale, 1. Il, titre I^r.) — « Crime de
sacrilège est de cioire contre la sainte foi de Jésus-Clirist et de faire ou
dire contre le roy.» {Id., 1. l"^, t. XXVIII). — «Ce que plest au prince
vaut loi. » [Livre de Justice et de ¥let, p. 9).
3. En ce qui concerne les juridictions ecclésiastiiiues (pic les légistes
royaux essayèrent au>si de réduire en de justes bornes, lire les réflexions
très-sensées de Philippe de Beaumanoir, t. Il, p. 245, ch. xi.vi et t. 1",
Introduction, p. lv-lx.
CRÉATION DU PARLEMENT ET DE L'ORDRE DES AVOCATS. 4(i;{
table, à sa suui'co naliirolk; oi l(^<:;itiine, la royauté. Voyons
maintenant quelle place tenaient les avocats dans cette classe
puissante des légistes du xni'' et du xiv' sit'cle, et comment la
transformation judiciaire que nous venons de résumer a pu
changer leur situation.
Dès le xm" siècle, même avant le règne de Philippe le Bel et
l'édit de 1303 qui a constitué, avec le parlement, le barreau
<le Paris, les avoc;its des diverses juridictions avaient pris
une importance dont témoignent tous les auteurs de ce
siècle qui ont écrit sur le droit. Le recueil de lois et d'usages,
<laté de 1270 et connu sous le nom CCEstablissements
de saint Louis, leur consacre un chapitre où il leur est notam-
ment recommandé d'apporter de bonnes et loyales l'aisons
pour défendre hîurs clients sans invectiver contre la partie
adverse ^ Les noms primitifs da piwlocutor , d'avant-parlier ,
d'emparlie)', de conteur et de jjorparlier tombent en désué-
tude; le nom seul d'advocat subsiste. (( Cil qui parolent
pour autrui sont apelé 'ivocas, » dit Beaumanoir dans son
chapitre v-. Cet auteur écrivait en 1283. Nous voyons que,
•de son temps, le serment professionnel était déjà imposé aux
fl,vocats * ; le juge pouvait, d'office, suspendre l'avocat ou le
« débouter, » si celui-ci « estoit coustumier de dire vilenie
au balUf ou as jugeurs ou à le partie adverse*. )> Outre
« la courtoisie, » Beaumanoir recommande à celui qui plaide
le calme et le sang-froid, l'alisence de colère; il lui conseille
aussi d'être bref et « de conter son fait nu moins de paroles
qu'il porra^ : » toutes prescriptions qui nous font suffisam-
1. L. II, ch. XIV : Comment avocas ,se doit contenir en cause. «... Et toutes
les raisons à dcstruire la partie adverse, si doit dire courtoisement, sans
vilenie dire de sa bouche ni en fet ni en dit. n P. 261. — Laurière, Ordon-
nances, t. h""'.
2. T. I", p. 89.
3. «Cil qui veut se nieller d'avocation doit jurer que, tant qu'il main-
tenra rofllce d'avocas, il se niaintenra en l'oftice bien et loialment, et qu'il
ne soustenra à son essient forsque bone qiierele et loial.» T. I'"', p. 90.
4. Id., p. 93.
5. ht., p. 93.
464 l'Éloquence judiciaire.
ment connaître les défauts dominants' de la plaidoirie et des
plaideurs de ce lemps-là. Tant que la justice n'eut pas de
siège fixe ni d'assises certaines, le barreau fut ambidant
comme la justice ; les avocats du même ressort voyageaient
à la suite des juges et passaient d'une ville à l'autre, en gros
équipage ou en train n^.odeste, n selonc leur estât : » on les
payait par journées, mais les salaires étaient proportionnés
à la réputation du (( maistre, » à l'importance de la cause et
au train qu'il menait. <( Car il n'est pas resons, dit Beau-
manoir, que un avocas qui vas à un cheval doie avoir aussi
grant jornée comme chil qui va à deux chevax ou à trois ou à
plus, ne que chil qui poi (peu) set ait autant que cil qui
set assés, ne que cil qui plaide pour petite querelle ait
autant que cil qui plaide pour grant-. » S'il y avait
débat entre l'avocat et sa partie sur le taux du salaire,
((Testimation étoit faite par le juge; » le tribunal taxait les
dépens.
Le livre de Philippe de Navarre, antérieur d'au moins vingt
ans à l'ouvrage de Beaumanoir^, trace le portrait du (( bon
plaideor : » h la justesse des réflexions, on reconnaît aisément
l'homme qui a beaucoup plaidé lui-même. PhDippe de Navarre
exige « cinq manières % » c'est-à-dire cinq qualités de qui-
conque veut être (( soubtil conduisor de l'ait de court : »
d'abord, « un naturel sens et agu engin ; ce est le fondement, »
car sans l'esprit, l'homme le plus savant ne serait qu'un
(c ahne » chargé de reUques ; il faut qu'il ait aussi le goût
1. Un femme n'est pas reçue à faire l'oflice d'avocat « por autrui por
Inier, » dit Beaumanoir, mais elle peut, avec l'agrément de son mari, ou de
son « baron, » plaider pour elle-même ou pour ses enfants ou pour sa
famille. «Les hommes de religion,» sont exclus du barreau, confurmément
aux décrets des conciles dont nous avons parlé plus haut, ce qui prouve
que le nombie des avocats laï(pies augmentait chaque jour. — Id., p. 95,
97. 11 y a un chapitre tout entier sur ce dernier point dans le Livre de Jos-
tice et de jilet, écrit vers 12ti0. — Ch. xix, 1. II, p. 10-i.
2. Page 90.
3. Philippe de Navarre mourut vers 1270 dans un âge fort avancé.
4. Assises de Jérusalent, t. l'^"', p. oC3, ch. xci : « Le,< cinq manières dou
soutil jilaideor. »
CRÉATION DU PARLEMENT ET DE L'ORDRE DES AVOCATS. 405
du métier ou la vocation ' , puis l'autorité du caractère, la pro-
bité, sans laquelle (( il pcrdroit son anme, » enfin le courage
patient et persévérant qui le met au-dessus des injures, et
l'excite <( à porsuivre outréement sa quercle et parfaire son
dessein. » Ce qui n'est pas moins intéressant, c'est de lire,
dans un autre livre sorti de la même école des jurisconsultes
féodaux de l'Orient^, une leçon de rhétorique à l'adresse des
« avant-parliers ou avocas. )> L'auteur anonyme leur fait une
obligation de l'éloquence et, s'autorisant du précepte de saint
Augustin, leur rappelle que tout discours qui veut persuader
le juge doit plaire, instruire et loucher^. On ne s'attendait
guère à rencontrer dans les Assises du royaume de Chypre et
de Jérusalem tant de littérature !
Au xiv^ siècle, le barreau devient stable et permanent
comme la justice; les ordonnances qui règlent l'état de la
magistrature organisent l'ordre des avocats. La série de ces
édits qui constituent le barreau français commence en 1274.
Pliilippe III, à cette date, ordonne que les avocats, <( tant
du parlement que des bailliages, sénéchaussées, prévôtés et
autres justices royales, jureront sur les saints évangiles de
ne se charger que de causes justes, de les défendre diligem-
ment et fidèlement, et de les abandonner s'ils reconnaissent
qu'elles ne sont pas justes*. » Faute de prêter ce serment,
ils seront interdits. Par cette même ordonnance, le a salaire »
1. «La segonde est qu'il ait volonté d'estre plaideour, car soutilance
ne li vaudrait, se il u'aimeit l'œuvre...» P. 564.
2. Abrégé des assises de la court des Bourgeois, ouvrage anonyme.
3. « Et saches que ceste gent (les avant-parliers) doivent estre ehleus à
gent bien parlans et de belle loquenee... Et à moi cemble que tels gens
doivent avoir en eux ce que monseignor saint Augustin dit en son livre :
à ce que lor dit (leur langage) ait noblesse et beauté, il lor sont néces-
saires trois choses, c'est assavoir, la première, que il plaize, la segonde,
que il demonstre, la tierce que il meuve. Pour laquel choze il convient : à
ce que il plaize, il doit parler aorneeuient, et à ce que il demonstre, il doit
parler aperlement, et à ce que il meuve, il doit parler o (avec) grant
ardour et en grant fervour. » — T. Il, ch. xii, p. 243.
4. Ordonnances des rois delà troisième race, Laurière, t. I"^"", p. 300. Cette
ordonnance, du 23 octobre 1274, tst en latin. — Boucher d'Argis, Hisleire
de l'ordre des avocats (édit. Dupin), p. 49.
30
46G l'Éloquence judicl\ire.
des avocats est taxé au maxiinuni de trente livres tournois
par procès' : chacun doit s'engager sur l'honneur à ne rien
prendre au delà du taux légal, soit en pensions, soit en ca-
deaux; on renouvellera ce serment tous les ans, et ceux qui
l'auront violé seront notés d'infamie et chassés ^ . Philippele Bel
en 1291 , Louis le Hulinen 1313 et le parlement en 1344 renou-
\ ellent ces prescriptions et ces défenses, qu'on éludait, sans
doute, assez facilement^. L'ordonnance de 1344, fort longue
et toute en latin, a ime importance particuhère. Ses princi-
pales dispositions établissent l'usage du rùle ou du tableau des
avocats ; nul ne sera reçu à plaider si son nom ne figure au
tableau, et pour y être inscrit il faudra donner des garanties
de savoir et de capacité^. Les avocats y sont distingués en
trois classes : les consultants, ou conseillers, consiliarii, les
plaidants, proponentes, et les stagiaires, audientes.
Recommandation est faite aux débutants d'écouter long-
temps, de ne pas plaider trop tôt avant de s'être suffisamment
exercés et formés * ; défense est réitérée au barreau tout entier
« de vitupérer par d'oultrageuses paroles les membres du par-
lement qui représentent la personne et l'honneur du roi "' . »
Un règlement de 1327, concernant les avocats inscrits au
Chàtelet, les qualifie « d'avocats commis, » sans doute parce
1. « Salaria aJvocatioiiis officiiun exercenliiim non debent excedere pro
tota causa summum triginta librarum Turonensium. » — P. 301. — «Lor
salaiic ne doit pas passer, pour une querele, trente livres. » Beaumanoir,
t. ]<"■, p. 90. — «Ces trente livres revenaient à environ 600 livres de
notre monnaie,» écrivait au xviii^ siècle, M. Boucher d'Argis, p. 106. —
« Cette somme est égale en poids à 720 livres de notre monnaie actuelle,
et rejjrésente une valeur très-supérieure. » Desmazes, le l'arkinent de Paris
(1859), p. 172. — Les juges du Chàtelet, à la même époque, ne recevaient
que quarante livres par an d'appointements. Laurière, t. Il, p. 1.
2. Boucher d'Argis, p. 10(), 107.
3. « Ponantur in scriplis nomina advocalorum; deinde rejectis non
peritis, eligantur ad hoc oflicium idonei et suflicientes... » — Laurière,
t. 11, p. 225.
4. Ihie oidonnance rendue par Charles VIII en l'iOO exige, pour l'ins-
cription au tableau, cinq années d'études «dans une Université renommée,»
cl un diplôme conféré par cette Université. — Boucher d'Argis, p. 54.
5. Laurière, t. 11, p. 228. — Voir dans Boucher d'Argis une longue
analyse de cette ordonnance, p. 51, G7 et 75.
CREATION DU PARLEMENT ET DE L ORDRE DES AVOCATS. 407
qu'ils étaient d'abord reçus au parlement qui ensuite les en-
voyait, à titre de connnis ou de délégués, plaider devant une
juridiction inférieure ' . On trouverait encore, jusqu'à la fin du
xv" siècle, d'autres règlements qui ont pour but de confirmer
les privilèges de l'ordre et de sauvegarder sa dignité en répri-
mant les excès de ses membres les moins dignes ; mais la
plupart se bornent à remettre en vigueur les statuts anciens
trop souvent tombés en désuétude. Un article de ces règle-
ments prescrit aux avocats de venir de bon matin à l'audience,
un peu après le lever du soleil, <( l'espace qu'ils peussent "
avoir ouy une messe courte^; » un autre article leur défend
(( d'avocasser tous ensemble, )> sous peine d'une amende de
dix livres; l'ordonnance de 1363 leur enjoint d'être a brefs,
de ne pas user de redittes, et de ne parler que deux fois,
sçavoir est en réplique et duplique après leur plaidoyer ^ »
Le point capital des honoraires est touché dans presque
toutes ces dispositions qui se répètent si fréquemment : le
maximum reste fixé à trente livres jusqu'à la fin du moyen
âge; mais les prix inférieurs à ce taux élevé variaient à l'in-
fini, selon l'importance et la durée des procès. On se fera une
idée de ce que coûtait alors la justice, en frais de voyages et
d'enquêtes, en honoraires de procureurs et d'avocats, si l'on
jette les yeux sur la très-curieuse analyse que M. Lot a faite
de la collection des rouleaux du parlement composée d'environ
vingt-cinq mille pièces *.
1. Couclier d'Argis, p. 49. Une ordonnance de IS'io parle des avocats
qui fréquentent les foires de Brie et de Champagne, c'est-à-dire qui plai-
dent devant le conservateur des privilèges do ces foires.
2. Laurière, t. If, p. 8 et 9.
3. Bouclier d'Argis, p. 182. — L'ordonnance de 13G4 vent que les avo-
cats qui plaident aux Enquêtes aident giatuitement de leur ministère les
pauvres plaideurs. — P. 110.
4. Bibliollicqne de l'École des Chartes, année 1872, t. XXXIII, p. 218-
253; 559-594. Exemples de frais de voyages: une dame Béatrix, voya-
geant vers 1342, dans les environs de .Niines avec une suivante, quatre
hommes d'escorte, quatre chevaux et trois valets, dépensait par jour
40 sous tournois. Un chevalier en voyage dépensait 6 ou 8 sous an plus par
jour. — Exemples d'honoraires: «Item, pour deux advocaz, pour piaidier la
dicte cause le dit jour, xxx sols tournois (taxe.) — Ilem, pour le salaire de
468 L ELOQUENCE JUDICIAIRE.
Ainsi constitués en corporation, les avocats, dans les deux
derniers siècles du moyen âge, étaient l'une des classes les
plus riches, les plus actives et les plus influentes de la société
contemporaine. Un reflet de la splendeur du parlement brillait
sur eux, lorsque couverts de la simarre de soie noire, du
mantelet d'écarlate doublé d'hermine et coiffés du chaperon
fourré, ils plaidaient dans la Grand'Chambre, vaste vaisseau
aux vitraux coloriés, ro-vètu de draperies fleurdelisées*. Con-
sultés par la Cour en certaines occasions, admis quelquefois
à siéger, près des magistrats, sur les fleurs de lys % ils avaient
rang dans la noblesse de robe et portaient, eux aussi, le titre
de chevaliers es lois. « Or, sachez , dit Boutiller dans sa
Somiite rurale, que le fait d'advocacerie si est tenu et compté
pour chevalerie. Car tout ainsi comme les chevaliers sont
tenus de combattre pour le droit par l'épée, ainsi sont tenus
les advocats de soutenir le droit de leur pratique en science ;
et pour ce sont-ils appelés, en droit écrit, chevaliers es lois,
et peuvent et doivent porter d'or comme font les cheva-
liers ^ » Leur richesse, leur faste, qui portait ombrage à la
deux advocaz de Mascou, qui les conseillèrcut eu ce temps, x livres (taxe.)
— Item, pour le salaire d'un advocat qui vint au dicl jour, lx sous,
(taxe), etc., »p. 227 et 562. — En 1373, la ville de Laon avait deux avocats,
Jehan Desmazes et Jehan Soillet. Elle donnait h. chacun d'eux huit livres
par an. — Desmares, p. 177. Ces avocats, aux gages des villes, sont parfois
traités d'une façon irrévérente dans les comptes municipaux ou dans cer-
taines lettres des contemporains. On les appelle « les hrailleurs de la ville, »
et il est question de « leur braire et de leur crier.» — Histoire littéraire,
t. XXI, p. 811.
1. Sur le costume des avocats, lire le chapitre viii de Boucher d'Argis,
p. 58-63.
2. Cet honneur était réservé à douze avocats des plus illustres ou des
plus anciens, à ceux qu'on appelait consiUarii. — Boucher d'Argis, p. 51.
3. L. II, t. II, édit. de 1598. — Boutiller exagère ici la noblesse des
avocats. A une époque où les fonctions d'avocat et celles de magistrat
étaient souvent confondues, certains avocats furent anoblis et assimilés aux
chevaliers d'armes qui siégeaient à la cour. Mais, eu ce cas, il fallait que
le roi par un acte spécial anoblit personnellement tel ou tel avocat; la pro-
fession seule ne rendait pas nobles ceux qui l'exerçaient. Ce qui reste
vrai, c'est que les avocats en général participaient à la considération et à
la dignité de la magistrature. — Th. Froment, Thèse sur VEloqucnce judi-
ciaire, p. 35.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV'' ET DU XV« SIÈCLES. 4(59
magistrature elle-môme, un âpre amour du gain, qui dans
quelques-uns du moins faisait scandale, excitèrent plus d'une
fois contre l'ordre entier l'indignation des prédicateurs et
la verve des poètes* : mais quelle est, au moyen âge, la
classe de la société, si respectable qu'elle fût en général,
qui ait été à l'abri de la satire ou de l'ana thème?
§ ni
Les piincipaaz avocats du XIV« et du XV^ siècles. — Souvenirs de leur
éloquence.
Le barreau était fondé ; l'institution ne tarda pas à s'illus-
trer par de grands talents et par de nobles caractères. 11
serait trop long d'énumérer ici tous les avocats qui, depuis
le règne de saint Louis jusqu'au temps de François I", ont
laissé un nom dans l'histoire de l'ordre, et qui, h ce titre,
ont mérité d'être cités par Loysel dans son Dialogue^. Leur
célébrité se présente à nous sous trois formes. Les uns se
sont élevés aux premières dignités de l'Église ou de l'État;
d'autres ont joué un rôle au sein des assemblées politiques
et des agitations populaires ; il y a, enfin, ceux qui se sont
contentés de la place éminente qu'ils occupaient au Palais.
Un pape ouvre cette liste : c'est Clément IV, qui sous le
nom de Gui Foulques ou Foucault, avait longtemps plaidé à
Paris avec mie rare éloquence. Le barreau n'avait pas d'avo-
cat plus célèbre. On lui confiait les grandes causes. Sa science
et sa probité lui valurent l'estime et l'affection de saint Louis
qui l'admit et le retint six ans dans son intimité. Le nom de
Gui Foucault se trouve associé h celui d'un autre avocat, le
1. Roman du Renart, t. I", p. 307, vers 8231-8648. — Roman de la
Rose, t. IV, p. 44, (édit. de Méon.) — Barbazan, Fabliaux et Contes, t. I«r,
p. 306; t. il, p. 385-388 ;v. 1107-1122. — Guiot de Provins, Biôie, v. 2443-
2448.
2. Pasquier, ou dialogue des advocats du jparlement de Paris. — Édit.
Dupin, 1830. — Antoine Loysel, élève de Cujas, fut lui-même avocat à
Paris. Il mourut en 1617. On a de lui, outre ce Dialogue, des discours, des
brochures et des Institutes coutumiires.
470 L ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
jurisconsulte Pierre de Fontaines, dans un arrêt du premier
volume des Olim^ à la date de 1258. Élu pape en 4265, Clé-
ment IV mourut en 1268*. Après avoir donné un chef à
TEglise , le barreau français lui donna un saint , Yves
de Kermartin, célèbre par la pi'ose de sa fête et par sa
chapelle ^ Yves avait étudié le droit à Orléans et <à Paris;
il plaida dans quelques bailliages du ressort du parlement ;
mais c'est en Bretagne surtout , comme officiai de
l'évèque de Tréguier, qu'il déploya ses talents et ses ver-
tus : on rapporte qu'au lieu de se faire payer par ses
clients il leur donnait de l'argent ; mérite qui a dû compter
parmi ses titres à la canonisation'. A côté de ces deux per-
sonnages figure dignement l'évèque de Mende, Guillaume
Duranti, l'auteur du a Miroir du Droit, » Spéculum judi-
ciale. Né vers 1230 dans le diocèse de Béziers, formé cà la
jurisprudence par de longues études qui des écoles de ]Mont-
pellier le conduisirent aux écoles d'Italie, Guillaume Duranti
plaida pendant sa jeunesse : bien que les aventures d'une
existence fort active et les emplois qu'il remplit auprès du
Saint-Siège l'aient de bonne heure éloigné du barreau, il resta
fidèle à ces premiers souvenirs et y puisa les éléments d'un
livre qui, d'abord accueilli par une faveur universelle, soutint
ce succès prodigieux pendant deux siècles'*. Il monta sur le
1. Histoire littéraire, t. XIX, p. 92. Guy Foucault était né piès de Nar-
bonne ; avant d'être pape, il fut fait évèque du Puy et ajclievèque de
Narbonne. — Loysel, Dialogue, p. 162.
2. Celte chapelle, fondée en 1347 par les écoliers bretons étudiant à
Paris, était située dans la rue Saint-Jacques, à main gauche en remontant
la rue, au coin de la rue des Noyers. Les plaideuis qui avaient gagné leur
oause y suspendaient, en manière d'ex-voto, les sacs de leurs procès. Ou
chantait à la messe, le jour de la fête de saint Yves:
Sanctus Yvo
Ei-at Brito,
Advocatiis
Et non latro :
Hes miianda populo !
3. Histoire littéraire, t. XXV. — Loysel, Dialogue, p. 172. Loysel raconte
l'histoire d'un procès plaidé par saint Yves à Tours, p. 173, 174.
4. Voir, dans VHistoire littéraire, un très-savant travail de M. J.-V. le Clerc,
sur la vie et les œuvres de Duranti, t. XX, p. 411-497. — Voir aussi
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV« ET DU XV* SIÈCLES. 471
siège épiscopal de Meiide en 1285 et mourut en 1:290. Nous
pourrions citer encore Pierre de Fontebrae, simple chanoine
de Chartres, qui gagna le chapeau de cardinal en (h'-foiidant
les causes ecclésiastiques au Palais' ; l'évcHjue d'Arras, Jean
Canard, qui plaida pour le roi Charles V contre le comte de
Montfort-, accusé de félonie; Pierre de Bréhan qui était à la
ibis avocat au parlement et curé de Saint-Eustache ' ; nous
avons hâte d'arriver à ces autres avocats d'une célébrité plus
mondaine qui ont quitté le ])arreau pour les grandeurs et
pour les orages de la politique.
Quelques-uns comme Raoul de Presles, Jean Desmarcs,
Regnaidt d'Acy, entrèrent dans les conseils du roi ; beaucoup
furent chanceliers de France, par exemple, Pierre d'Orge-
mont', Arnaud de Corbie, Guillaume de Dormans, Henri de
Marie ^ :1e barreau donna au parlement un premier prési-
dent en 1 400, Jean de Popincourt, et un président à la cham-
bre des comptes, Oudart de Molins, avocat du roi Charles VP.
Le fameux Jouvenel ou Ju\ énal des Ursins, le chef de la mai-
son de ce nom, qui eut un fils chancelier de France et un
autre fds archeNèquc de Reims, avait plaidé au Palais avant
d'être pré^ ôt de Paris et de gouverner cette ville, pendant la
plus affreuse époque de notre histoire, avec une vigueur et
t. XVI, p. 78-92. — Beiignot, Introduction aux coutumes du DcauvoisLs,
t. ^^ p. XV.
1. Il fut nommé cardinal par Clément VI qui avait été élu pape en 1342.
— Voir Loysel, Diulogne, p. 183.
2. Jean Canard mourut on l'i07. D'autres l'appellent Jean Coiiard. —
Loysei, p. 185. — Froment, p. 344.
3. Pierre de Bréhan vivait sous Louis XI. 11 plaida en 147G devant le roi
de Portugal. — Loysei, p. IGG.
4. Le nom de Pierre d'Orgemont se trouve sur le plus ancien tableau de
l'ordre des avocats, à la date du 13 novembre 1340. Son fils fut arclievèciue
de Paris.
5. Arnaud de Corbie, né ii Beauvais, fut chancelier en 1388. Guillaume
de Durmans, avocat du roi en 1359, cliancelier de France par la démission
de son frère Jean de Dormans, eut un fils Miles de Dormans, qui remplit
aussi les fonctions de chancelier sous la minorité de Charles VI. Guillaume
de Dormans fut un des négociateurs du traité de liiétigny. — Loysei,
p. 179, 181.
G. Froment, Easni sur Vclofiuence judiciaire, p. 344.
472 L'ELOQUENCE JUDICIAIRE.
une autorité que tous les partis furent contraints de respec-
ter ^ Un certain nombre de ces personnages subirent les
cruels retours de la faveur royale ou populaire ; ils payèrent
de leur vie ou de leur liberté cette haute fortune : Raoul de
Presles, secrétaire de Philippe le Bel, fut jeté en prison et
torturé après la mort de ce prince ^ ; Regnault d'Acy, con-
seiller du régent en 1357, fut massacré par le peuple dans les
rues de Paris ^ ; Jean Desmares, avocat général au parlement,
homme de tiers-parti, trop modéré pour les séditieux, trop
populaire au gré des courtisans, périt sur l'échafaud en 1383,
dans les représailles que la cour victorieuse exerça contre les
maillotins*. (( Ce qui nous apprend, comme dit Loysel en son
Dialoçjue, combien il est périlleux de s'entremettre des affaires
puljliques aux époques de troubles ^ »
Après ces grands noms, dans un rang plus modeste et dans
une considération plus sûre, nous trouvons de savants hommes
qui ont honoré leur profession soit par leurs écrits, soit par
leur expérience des affaires et leurs succès d'audience. Tels
sont, ce Pierre Dubois, avocat du roi au bailliage de Coutances,
sous Philippe le Bel, pidDliciste hardi, ingénieux et fécond, déjà
signalé dans le précédent chapitre " ; Guillaume du Breuil, au-
teur d'un Style du Parlement rédigé vers 1330'; Pierre de
Cugnières, l'adversaire des juridictions ecclésiastiques : irrité
des attaques de cet adversaire, le clergé s'en vengea en fai-
sant sculpter sa figure (( en un coing du chœur de Nostre-Dame
1. Jiivénal des Ursins fut prévôt de Paris en 1388, avocat général au
parlement en 1400. 11 mourut en 1431. Loysel, p. 186-189. — Froment,
p. 23 et 344.
2. Froment, p. 16 et 340.
3. Loysel, p. 180.
4. han Des Mares, notice biographique par Félix Bourquelot. — Revut
kisloriqi(e de Droite t. IV, 1838, p. 244-264. Celte étude, très-savante, est
pleine d'intérêt.
5. Page 183.
C. Page 430.
7. Le Slyle du Parlement est nn recueil des usages et des formules du
Palais. — Sur Guillaume du Breuil, voir Loysel, Um/ojwe, p. 176; Froment,
Thèse, p. 23 et 342 ; Bibliothèque de l'École des Charles, l" série, t. II, et
5e série, t. IV.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV SIÈCLES. 473
SOUS les traits d'un inarmot contre lequel les ])onnes femmes
et les petits enfants allaient attacher des chandelles, afin de
lui brusler le nez par dérision ^ » Vers le même temps, se
distinguaient de la foule des (( plaidereaux et des advoca-
ceaux, » Jean de Nully et Jean Filleid dont i'àpreté véhémente
et mordante fit parfois scandale et attira sur eiLx les censures
du parlement^. Un de leurs confrères, Jean le Coq, autre par-
lem* impétueux et hardi, neveu de Robert le Coq, ce chef du
parti de Charles le Mauvais aux états de 13o7, nous a laissé
un recueil d'arrêts où nous retrouvons, comme dans un jour-
nal, le registre exact des audiences du parlement de l'an 1383
à l'an 1397, avec l'indication des causes qui furent plaidées et
des avocats qui parlèrent ^.
S'il faut en croire les plaisanteries d'un poëte contemporain,
Eustache Deschamps, et les Lettres sur l'eslat d'advocacion
qu'il écrivit à quelques avocats de ses amis ^, cet (( estât » au
xn"" siècle ne donnait pas seiûement la gloire et la puissance
aux ambitieiLX, mais il procurait aux épicuriens et aux sages
toute la douceur et tout le brillant d'une existence fortunée.
«Vous avez le Paradis sur terre, disait le poëte à ses heureux
amis; vous possédez de belles maisons bien situées, des jar-
dins pleins de fruits, les meilleures places à Xotre-t)ame, des
1. Loysel, dialogue, p. 164, 165. Pierre de Cugnières, ou, comme disait
le peuple, Pierre de Cugnet, était avocat général du parlement sous Phi-
lippe de Valois en 1329. — Pasquier, Recherches de la France, 1. III,
ch. XXXIII.
2. Froment, p. 343. — Loysel, p. 185 : « Ils estoient d'un naturel fort
prompts, hauts à la main et hulins, s'il m'est loisible de parler en l'ancien
langage...»
3. Loysel, p. 184. — Froment, p. 25-28. — Le recueil de Jean le Coq,
Joannes Galli, intitulé, Questiones per arresta parlamenti decisx, a été publié
au xvi" siècle par le profond jurisconsulte calviniste Charles Dumoulin
(1500-1566.) Quelques-uns des procès qui y sont rapportés, et notamment
celui des trois soles (1387), ont été analysés par M. Hauréau dans le Jour-
nal le Droit, en août et septembre 18G2.
4. Eustache Deschamps mourut en 1421. Voir, plus haut, p. 95 et 96.
Les Lettres dont il s'agit ici sont adressées « à messire Jehan Desmares,
il maistre Jean d'Ay et à maislre Simon de la Fontaine advocas en parle-
ment. » La date précise en est inconnue.
474 L'ÉLOQUlîNCE JUDICIAIRE.
•chevaux doux à monter, des lits et des vêtements parlnmés.
Un chapelain est à vos ordres pour vous chanter la messe le
matin. Chacun s'efforce de vous être agréable, cliacun vous
fait bon visage. Vos paroles sont des oracles et vous n'avez
de paroles que pour ceux qui les payent. Fourres de menu
vair, quand le temps est froid, vous buvez de clairs vins et
mangez des viandes délicieuses. Votre profession est la meil-
leure du monde'. » L'énumération qui précède nous montre,
•du moins, que cette profession était fort recherchée ^
Elle ne le fut pas moins dans le siècle suivant, si l'on
■excepte lapériode la plus désastreuse delà guerre de Cent ans.
En 1425, quand le roi et le duc de Bourgogne, Philippe le
Bon, conclurent la paix, le <( rooUe » des avocats, le tableau
de l'ordre, au parlement de Paris, était réduit à treize noms.
L'histoire politique, dans cette horrible époque des commen-
•cements du xv° siècle, a retenu le nom de Guillaume Cousi-
not qui défendit éloquemment devant le conseil du roi, en
1408, la veuve du duc d'Orléans et ses enfants ; il avait pris
pour texte de son plaidoyer ces mots : ce Elle était veuve, et
Dieu l'ayant vue en fut touché de compassion '^ » La chro-
nique de Juvénal des Ursins l'appelle (( un notable maistre. »
D'autres noms ont été remarqués, mais pour être ilétris : ce
sont Jean Rapiout et Nicolas Raulin qui, traîtres à Charles VII,
se vendirent aux Anglais et travaillèrent au démemljrement du
royaume pour s'enrichir. A ce détestable trafic, Baulin gagna
1. Bourquelot, Revue historique de Droit, t. IV, p. 250. — Froment,
p. 31, 32.
2. D'autres noms, que nous avons omis, sont cités par Lovsel comme
appartenant anssi an xivf siècle: l'avocat Jehan de Melieye qui porta la
.parole contre Eniçnerrand de Maiûaiy en 1315, les avocats Jehan d'Orléans
et Guillaume de Iialat;ny qui plaidaient en 13^5 et 1330. «Je trouve qu'en
•ce temps-là, dit-il, il y avoit un nommé Celo, un Jean de Saint-Germain, un
Hugues de Fabrefort, un Jean Pastourel, un Pierre la Forest, qui estoient
des plus célèbres, sans compter Jean de Rumilly, Gilles le Noir, Raoul
d'Ulmones, Raoul d'Amiens, Denys de Mauroy, Pierre l'Urfèvre, Jean Péiier,
■Clément de Reillac, Raoul Simont, Martin Doublé, Jean de la Rivière, Jean
Auchier, tons fameux alors...» P. 175, 18'i.
3. Hxc vidua erat, quum qnum vidisset Dominu:^, mifericordia motus [e.s/J
■super eam.» Saint Luc, ch. vu, 12, 13. — Loysel, p. 192. — Froment, p. 34.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV" SIÈCLES. 475
<los fiefs nombreux en Hainaut, en Auvergne, en Bourgogne,
et quarante mille llorius de revenu; il se combla de tant de
biens, dit Loysel, que le duc de Bourgogne son maître fut
enfin contraint de lui dire : c'est trop, liaulin ' .
Sous Louis XI et Cbarles VIII, le barreau se ranime,
comme la littérature, comme la France elle-même ; il reprend,
avec sa vigueur féconde, ses traditions de loyauté. P(3urtant,
les grands talents sont rares dans cette seconde moitié du
siècle ; nous n'y trouvons guère à signaler que deux noms :
Pierre Bataille, que Louis XI clK)isit pour l'un de ses députés
auprès des ducs de Bourgogne et de Bretagne en 1473-;
Antoine Duprat, qui fut précepteur de François I" et devint
chancelier de France et cardinal sous le règne de son élève'.
A ces générations obscures, et comme fatiguées des longues
convulsions de l'époque précédente, allait succéder, dans la
puissante éclosion littéraire du xyi° siècle, la race héroïque
des contemporains de l'Hospital et de Henri IV, les Pasquier,
les Séguier, les Loysel, les de ^lontholon, les Pi thon, les d(;
Mesmes, les de Thou, les Arnaud, les du Vair, ces dignes et
fermes esprits, ces âmes si françaises, si vertueusement élo-
quentes, ces magistrats si lettrés qui ont porté la réputation
du barreau français à une hauteur qu'on n'a point surpassée * .
Jusqu'à l'époque de la Renaissance oii nous touchons,
1. Loysel, p. 190, 191, 192. — Froment, p. 61. Au ternie de sa carrière,
Rauliri fonda un liùiiital à Beaune pour couvrir ses fautes: (fila fait assez
de pauvres, dit Louis XI, pour leur ouvrir un hôpital.» Un siècle après, sa
fauiille était obligée de s'y réfugier.
2. « On le tenoil pour le plus grand légiste de France,» dit Loysel,
p. 199. Il mourut à 44 ans. — Voir Ayrault, Pratique judiciaire, 1. III, p. 50.
Gaudry, Iliatoire du barreau, cli. xiir.
3. On peut ajouter à ces deux noms, d'après Loy?el, Philippe de Mor-
villcrs, Benoist Gentien, Denis de Mauvoy, Jean de Vailly, Pierre la Gode,
Aignan Viole, André Colin, Pierre le Cerf, Michel du Puy, Jean Doileau, de
Beauté, Bezançon, l'Huyllier, Jactpies Mareschal, Jean Barhin, Pieire de
Marigny, Jacques Barme, Pierre Bemon, Jacques Cappel, Jean le Lièvre
Guillaume Boger, Jean le Maistre, Jean Bouchard, — avocats d'une certaine
valeur, estimés de leur temps, et sur lesquels le Dialogue nous donne quel-
ques rapides indications. — P. 192, 212.
4. Sur l'histoire du barreau au xvi» siècle, sujet qui n'entre pas dans notre
cadre, on peut consulter l'étude de .M. Froment dont elle forme la nieil-
476 L ELOQUENCE JUDICIAIRE.
mais devant laquelle nous devons nous arrêter, deux choses
avaient entravé l'essor de l'éloquence judiciaire et gâté le
talent naturel de ces premiers avocats dont nous avons voidu
rechercher la trace et réveiller le souvenir. C'étaient la miû-
tiplicité infinie des formes de la procédure et la fausse idée
qu'on se faisait de l'art oratoire. Un manuscrit duxiii" siècle
a conservé les pièces d'un procès entre le chapitre de Laon et
le mayeur et les jurés de la ville : on n'y compte pas moins
de quatre-vingt-dix actes * . En vain des ordonnances royales
supprimèrent-elles quelques-unes de ces formalités excessives,
requêtes, enquêtes, examens, griefs, procuration, assigna-
tion, mise au rôle, sommation de lier et de joindre, commu-
nication des sacs, jugement préparatoire, et autres inventions
de l'esprit de chicane signalé par nous dès l'époque féodale,
l'éloquence n'en restait pas moins emharrassée sous le fatras
de celles qui furent maintenues'. La sid^tilité scolastique,
passant des chaires de droit et de théologie dans les plai-
doyers, venait encore surcharger et compliquer les exagéra-
tions traditionnelles de ce formalisme.
Comme les prédicateurs, les avocats débutaient par un verset
de la Bible; leur discussion se hérissait de textes sacrés et de
citations profanes ; ils avaient tout le savoir et tout le mauvais
goût des docteurs. La rhétorique leur prescrivait de diviser leur
discours comme une somme théologique : « Materiam causa-
rum tuarum divide per membra, ut inelius commendes memo-
leiire partie. — Thèse sur VÉloqiience judiciaire en France avant le xvii" siècle
(1874).
1. Eu 1237. — Froment, Thèse, p. 29. — Alexis Monteil, Histoire des
Français, xive siècle, lettre LXIX.
2. On peut voir une imitation de la procédure usitée au xiv^ siècle dans
une petite pièce satirique du même temps, VAdvocacie Nostre-Dame. œuvre
d"un rimeur bas-normand. Cette pièce est la traduction d'un ouvrage latin
du savant jurisconsulte Barthole, professeur de droit à Pise et k Pérouse,
mort en 1336. Barthole, pour faire bien comprendre la marche d'un pro-
cès instruit dans les formes, imagine une cause qui se plaide entre la
sainte Vierge et le Diable au tribunal de Jésus : Vrocessns Satanx contra
B. Yirginem coram judice Jesu. — Dupin, Lettres sur la profession d'avocat
(1830). — Lcnienf, la Satire au moyen âge, ch. xi, p. 183. — Froment,
p. 345-347.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV SIÈCLES. 477
r?'a?^)> On lit dans le Style du Parlement, publié en 1330,
des recomniundalions qui nous semljlenl trahir et dénoncer
les défauts les plus saillants des orateurs de notre ancien bar-
reau. Il est enjoint aux avocats de laisser les divagations
pour aller droit aux moyens décisifs, d'éviter les répliques
inutiles et les redites; il leur est recommandé de ne pas re-
muer au hasard leurs pieds et leur tète, de ne pas ouvrir en
parlant une bouche démesurée, de ne pas se déllgurer par
des contorsions, de ne pas déployer dans les petites causes
une pompe déplacée ; en un mot, de mettre leur voix et leurs
discours en harmonie avec le sujet. Sans trop de témérité, on
peut supposer que ces conseils et ces préceptes contiennent
une satire indirecte et le ressemblant portrait des avocats de
ce temps-là. Qu'on se les représente donc gesticulant à
outrance, donnant la réplique, la duplique et la triplique à la
partie adverse, s'égarant en prétentieuses digressions, dépen-
sant autant d'érudition, comme dit Monteil, pour six gerbes
d'avoine que pour le comté de Champagne, et l'on se fera
sans doute une assez juste idée de quelques-uns des abus et
des ridicules qui déparaient alors les discours du Palais'.
Le manque de documents ne nous permet pas d'aller au
delà de ces conjectures ni de juger plus à fond l'éloquence
judiciaire du moyen âge. Jean Petit, apologiste de l'assassi-
nat du duc d'Orléans, en 1107, est moins un avocat qu'un
docteur fanatique et faméli(|ue; la honte du monstrueux
plaidoyer prononcé par lui devant le conseil du roi, et transcrit
dans la ciu'onique de Monstrelet, ne doit pas rejaillir sur le
barreau français ^. On a si souvent analysé et cité ce discours,
qu'il nous suffira d'en dire ici quelques mots. Tout s'y réduit,
1. Bibliothèque de Bruxelles, mss. no 14777. — M. le Clerc ajoute spi-
rituelleuieiit : « Ces préceptes étaient dominés par une recommandation qui
est la première de toutes : « l'rxferas solvenles non solventibus, » préfèi'e
ceux qui paient à ceux qui ne paient pas. » — Histoire littéraire, i. XXIV,
p. A16.
2. Histoire des Français, xiV siècle, Lettre LXIX. Froment, p. 24.
3. T. I", ch. xxxix, p. 177. Ce discours remplit G4 pages. — Édition
de la Société de l'Histoire de France, 1857.
478 L'ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
selon la méthode de l'école, cà un vaste syllogisme : la ma-
jeure établit que dans certains cas l'assassinat est chose licite
et honnête ;• la mineure applique ces principes au meurtre du
duc d'Orléans. Pour justifier l'assassin, Jean Petit déshonore
la victime. Des prémisses ainsi posées résulte cette consé-
quence : le meurtrier, loin d'être un criminel, est un héros.
En faisant le coup, il a vengé le roi et servi l'Etat; on lui doit
(( amour, honneur et récompense, n La majeure se divise
en quatre parties; chaque partie se subdivise à son tour.
Dans la première, on prouve que la convoitise est la source
de tous les maux ; or, il y a trois sortes de convoitises,
(c l'orgueil de la vie, la convoitise des ) eux et la concupis-
cence de la chair. )) La seconde partie démontre que la con-
voitise fait les apostats; or, il y a deux sortes d'apostats, les
hérétiques et les schismatiques. La troisième partie roule sur
les crimes de lèse-majesté humaine qui naissent aussi de la
convoitise; or, la majesté humaine peut être lésée de quatre
manières, ce qui induit l'orateur à raconter l'histoire de Lu-
cifer, d'Absalon et d'Athalie, comme il a conté plus haut
l'histoire de Jidien l'Apostat, de Sergine et de Zambri, punis
de mort pour leur apostasie, La quatrième et dernière partie
est la plus comphquée; elle contient l'exposition de huit
vérités et d'autant de déductions ou corollaires sortis de ces
vérités. La plus importante des « vérités » de la thèse admet,
comme un axiome, qu'il est licite et méritoire d'occire ou de
faire occcire un tyran. Ce point fondamental, Jean Petit l'é-
tablit par douze raisons, en l'honneur des douze apôtres :
trois raisons tirées des philosophes moraux, parmi lesquels il
cite Cicéron et Boccace ; trois raisons tirées de la théologie;
trois raisons fournies par le droit civil, et trois exemples tirés
de la sainte Écriture, dont le dernier est celui de saint Mi-
chel, inspirateur et modèle du duc de Bourgogne.
La mineure, qui fait la seconde moitié du discours, tend à
prouver que tous les crimes spécifiés dans la majeure ont été
commis par le prince assassiné. 11 y a quatre chefs pour dé-
montrer le crime de lèse-majesté. Le duc d'Orléans s'est atta-
Ll-S PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV' SIÈCLES. 470
qut' à Ici personne du roi, d";il)oi'tl, en essayant de ruiner sa
santé et d'usurper son pou\ oir par (( diableries et maléfices, »
secondement, en s'alliant aux ennemis du roi, troisièmement^
eu empoisonnant le diuiphin, quatrièmement, en nuisant à la
chose publique. 11 était donc permis de « l'occire, » et il était
(( plus méritoire, honorable et licite qu'icelui tyran fût occis
par un des parents du roi que par un étranger qui ne seroit
point prince du sang du roi, et par un duc que par un comte
et un baron, et par un baron que par un simple chevalier, et
par un chevalier que par un simple homme. » Tel est le plan
du discours de Jean Petit ' .
Répandez sur ce canevas grossier et bizarre une profusion
de textes sacrés et profanes, d'histoires, de légendes et
d'anecdotes, avec un fatras de distinctions et de commen-
taires tirés des scolastiques, et vous aurez l'ensemble de cette
élucubration vidgaire, sid)tile, sinistre, oîi se peint dans toute
sa laideur l'odieux génie, l'âme hypocrite et féroce non-seide-
ment d'un pédant stipendié-, mais d'une société et d'un
temps que les perversités de la guerre civile avaient dépravés-
et qui puisaient à pleines mains, dans la casuistique d'un
faux saxoir, les plus révoltants sophismes pour justifier le
guet-apens et l'assassinat. Le conseil du roi approuva par son
silence ce panégyrique ; le peuple de Paris s'assembla le lende-
main sur la place de Xotre-Dame, et l'auteur, du haut d'une
estrade, déclama son discours pour la seconde fois, aux ap-
plaudissements de la foule ^
1. Lire l'appréciation de ce panégyrique dans le Cours d'Eloquence fran-
<_-aùe, de Gériisez, t. l^', p. 129, et dans l'étude de M. Froment, Thèse sur
l'Eloquence judiciaire, p. 42-51.
2. Dans son exorde, Jean Petit a l'impudeur d'avouer que s'il défend le
duc de Bourgogne il est payé pour cela. «La première raison (pour la-
quelle j'entreprends ce discours), si est que je suys obligié à le servir par
serenjent à luy fait, il y a trois ans passez. La seconde que lui, regardant
que j'estoie petitement bénéficié, m'a donné chascun an bonne et grande-
pension pour me ayder à tenir aux cscboles, de laquelle pension j'ay trouvé
une grant partie de mes despens, et trouveray encores, s'il lui plaist, de
sa grâce...» — Monstrelet, t. I*^"", p. 182.
3. Disons cependant, d'après la cbronique de Juvéual des Ursins, que
480 L ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.
Six mois après, la veuve du prince assassiné, Valentine de
Milan, rentra dans Paris, accompagnée de son chancelier,
Pierre Lorfèvre, et de maître Cousinot, avocat au parlement.
EUe fit lire devant le conseil du roi, par Fabbé de Saint-Fiacre,
de l'ordre de Saint-Benoît, une réfutation de la harangue
du cordelier Jean Petit. Peut-être ce discours, « contenu en
un liwe escrit en françoys, » et conservé par Monsti-elet
comme le précédent^, était-il l'œuvre de Cousinot lui-même.
Il est bien supérieur au plaidoyer de Jean Petit, car il dé-
fend avec éloquence la vérité, le bon sens et le malheur. Ce
n'est pas qu'il soit exempt de mauvais goût et de pédan-
tisme; U paie tribut aux défauts régnants, à l'érudition indi-
geste et déplacée, à la manie de diviser et subdiviser à
l'infini : Ovide y est cité à côté de Jésus-Christ, VAri d'aune?^
à côté de l'Écriture ^ ; on y trouve trois parties, dont cha-
cune contient six points, ce qui fait que (c tout le propos est
enfermé dans dix-huit points ^. » VoUà l'empreinte de l'école
et la marque du temps. Mais ce lourd appareil n'empêche
pas les libres mouvements d'une âme attendrie et indignée
de se produire; une conviction forte, le cri de la nature.
cette approbation ne fut pas unanime: «Les propositions de maistre Jean
Petit semblèrent bien estrauges à aulcunes gens notables et clercs, mais il
n'y eiist si hardi qui eût osé parler contre, fors eu secret.» En 1413, sur
les instances et à la requête de Gerson, une assemblée de théologiens dé-
clara ces propositions hérétiques; cette condamnation fut ratifiée par le
parlement en 1416 et par le concile de Constance en 1418. Jean Petit fut
déclaré hérétique et anathématisé. — Voir, dans la BihlioMièque de l'Ecole
des Chartes (ï. XXVI, 18G5), l'Enquête du Prévôt de l'aris sur le meurtre
du duc d'Orlcau».
1. Monstrelet, t. 1er, ch. xliv, p. 269. Ce discours remplit 67 pages du
texte de l'historien.
2. Après avoir dit, avec les Livres Saints : Qui rjladio percuiit, gladlo
inrihit, l'orateur ajoute: «Comme dit Ovides eu l'art d'amours.
Non squior est Icx
Quam necis artifices arte perire sua. — P. 33o.
3. Ce « propos » peut se résumer ainsi : 1° le roi est obligé à faire
justice pour six raisons; 2° Jean de Bourgogne a péché pour six raisons;
3° le duc d'Orléans est innocent des crimes qu'on lui impute pour six
raisons.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV SIÈCLES. 481
s'écliappant à travers ces entraves artificielles, éclate en
accents vraiment patliétiques. L'orateur fait appel à la jus-
tice du roi, à ses sentiments fraternels : <( Hélas ! Sire, pour
qui feroies-tu justice, si tu ne fais pour l'amour de ton
frère? Qui aura fiance en toy, si tu faulx au frère qui te
amoit le mieux? Si tu n'as esté ami à ton frère, à qui
seras-tu ami, attendu qu'on ne te demande fors que justice.
0 très-noble prince, considère que ton frère germain à toy est
osté. Dores en avant tu n'auras plus de frère, ni jcimais tu ne
le verra plus... Par le grand sens qui en lui estoit, il lionnou-
roit toute la lignée royale de France. Car à peine pourroit-
on trouver plus facond, ne mieulx emparlé que lui, plus cour-
tois, mieidx proposant et respondant devant nobles, clercs et
lais. »
Tout le mérite de ce plaidoyer est dans une suite d'apostro-
phes et de prosopopées un peu traînantes et monotones, mais
naturelles et bien placées, remplies d'émouvantes peintures.
Le souvenir de Ctiarles Y, père du malheureux duc d'Orléans,
est évoqué; le père même du meurtrier est interpellé dans
son tombeau et mis en face de Jean sans Peur : « 0 Philippe,
duc de Bourgogne, si tu vivois maintenant, tu n'approuve-
rois pas partie adverse et dirois que ton propre fds a forli-
gné... 0 roi Charles, si tu vesquisses aujourd'hui, que dirois-
tu? Quelles larmes te apaiseroient ? Qui t'empescheroit que tu
ne feisses justice de sa très-cruelle mort ? Hélas ! roy Charles,
tu pourrois dire droictement avec Jacob : Fei^a pessima
devoravit filium meum, la très-mauvaise beste a dévoré mon
enfant. » L'orateur revient ensuite à Charles W, et, ranimant
là victime, il suppose qu'elle se plaint au roi, son frère, et lui
demande vengeance : <( Hélas ! Sire, si l'esperit de ton frère
parlast, entens quelle chose il diroit. Il diroit, certes, les pa-
roles qui s'ensuivent ou pareilles : « 0 Monseigneur mon
frère, regarde comment pour toy j'ay receu mort. C'estoit
pour la grant amour qui estoit entre nous. Regarde mes
playes, desquelles cinq espécialment furent cruelles et mor-
telles. Regarde mon corps, batu, foulé et enveloppé en la
31
482 L ELOQUENCE JUDICIAIRE,
])oiie. Regarde mes braz coppéz et ma cervelle espaiidiie hors
de mon chef. Regarde s'il est douleur pareille à ma dou-
leur!... » La péroraison n'est pas moins touchante. Tous les
assistants sont convoqués, l'un après l'autre, auprès des
restes sanglants du duc d'Orléans et invités à verser des
larmes sur une telle infortune ' . Lorsque l'abbé de Saint-
Fiacre eut fmi, l'avocat Cousinot, développant le texte que
nous avons cité plus haut% posa les conclusions de la partie
plaignante; le conseil les admit et décida que le duc de
Bourgogne ferait réparation au prince et à sa veuve, que
ses hôtels seraient rasés et qu'il serait condamné à passer
vingt ans dans la Terre-Sainte. Cet arrêt donnait satis-
faction à la conscience publique ; il ne lui manqua que d'être
exécuté ^
Vers le même temps, en 1 4Ui, une cause qui fit quelque
bruit dans le quartier des écoles, avait été plaidée au parle-
ment : il s'agissait de la violence faite par les gens du cheva-
lier Charles de Savoisy aux écoliers de l'Université qui se
rendaient en procession à l'église Sainte-Catherine. Les éco-
liers avaient été battus, dispersés à coups de flèches et d'épées,
et poursuivis jusqu'au pied de l'autel où l'on disait la messe.
Gerson parla pour l'Université, dont il était le chancelier,
contre Guillaume Cousinot, avocat du chevalier de Savoisy :
nous avons son plaidoyer en français, imprimé dans le recueil
1. «0 tu, roy de France, prince très-excellent, pleure doncques ton seul
frère germain, l'une des précieuses pierres de ta couronne. 0 toy, royne
très-noble : pleure le prince qui tant te honnouroil, lequel tu vois mourir
si piteusement. 0 toy, duc de Bourbon, pleure, car ton amour est enfouye
en terre! Et vous tous auUres, nobles princes, pleurez, car le chemin esl
ouvert pour vous faire mourir traitreusement. Pleurez hommes et femmes,
povres et riches, jeunes et vieulx, car la doulceur de paix et de trauquililé
vous est oslée... 0 vous, hommes d'Éi;lise et sages, pleurez le prince qui
très-grandement vous aymoil et honnouroit. » — Monslrelet, t. Jer, p. 333.
2. Page 474.
3. En 1414, Gerson lit l'oraison funèbre du duc d'Orléans à Notre-Dame.
« Et prescha au dit service funèbre le chancelier de Nostre-Dame maistre
Jehan Gerson, docteur en théologie moult renommé, si parfondément et
haullement que plusieurs docteurs et autres s'en esmerveillèrent.» — Mons-
trelet, t. iU, ch. cxxxiii, p. 55.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV ET DU XV*' SIÈCLES. 483
(le ses œuvres ' ; c'est un discours simple et vif, peu scolas-
lique, peu chargé de citations et de divisions, écrit avec verve
et d'un style abondant. Le texte, heureusement choisi, se
prêle à un développement aisé et naturel : (( Estote miséricor-
des, ayez pitié des victimes, ayez pitié du royaume menacé,
de la justice insultée, d(^ l'autorité royale méconnue, ayez
pitié des malfaiteurs en les punissant pour les guérir et les
sauver. » Tout le discours est là. L'endroit le plus intéres-
sant est le récit des faits. Dans une suite d'images saisis-
santes, l'orateur nous fait voir les rangs tout à coup rompus
par les archers et les hommes d'armes, de faibles enfants au
milieu des flèches et des épées, trébuchant sous les pieds des
chevaux et se hâtant de gagner l'éghse, comme un lieu invio-
lable et sacré ; l'église elle-même envahie, les divins offices
suspendus, les chantres dispersés et les dames pieuses, qui
étaient venues pour la messe et le sermon, cachant les petits
enfants sous leurs manteaux^. « Et vrayement paroles me
défaillent à déclarer l'indignité de ceste besogne. Aidez-moy;
pensés par vous-même quelle horreur c'estoit et quelle con-
fusion, veoir tel nombre de jolis escoliers, comme agneaux
innocens, fuir et trébucher devant les loups ravissables...
C'estoit droitement une perséqution telle comme vous regar-
dez en ces peintures, quand Hérodes faict occire les Innocents.
Ung escolier fut navré d'une sagette en la mammelle assez
près de l'autel; l'autre, au col ; l'autre ot sa robe parcée. Et
briefvement, au milieu des perséquteurs qui tiroient à la
volée, n'y avoit quelconque sans péril de mort, fust maistre
ou escoUer; fust noble, fust non noble; fussent de vos en-
fants, messeigneurs ; fussent autres trente navrés. En bonne
foi, ici a matière trop grande de miséricorde et de compas-
sion. ))
D'autres passages, non moins remarquables, nous prou-
1. Opéra, t. IV, coL 571-582. Gerson s'excuse « d'usurper l'office des
saiges orateurs et avocats de très-singulière et claire éloquence » qui
plaidaient au Parlement.
2. Histoire littcraire, t. XXiV, p. 417.
484 l'éloquence judiciaire,
vent que Gerson n'avait pas lu sans profit « les enseigne-
ments de Tulle en sa rhétorique, )> qu'il aime à citer. Il en a
retenu, notamment, l'art d'accuser et de mettre en relief les
torts de l'adversaire. « Si Chevallerie persécute Clergie, qui la
défendra? Où sera sauvegarde royale gardée, si la fille du roy
est vilennée et violée? Que sera du royaume de France, fors
une rapine et larronnerie, si justice en est tellement débou-
tée? » Un ancien n'eût pas mieux dit. M y a aussi beaucoup
d'adresse à faire intervenir sainte Catherine dans la cause, à
intéresser au procès son honneur outragé : « 0 vierge très-
glorieuse, madame sainte Catherine, vous estes digne en
vérité que on portast autre honneur et révérence à vostre
église et à vos reliques, et au saint Sacrement de l'autel qui
dedans vostre église se célébroit ; la belle représentation de
la Nativité de nostre Seigneur et de son saint sépulchre
glorieux, qui est dans vostre église, deveroient estre autre-
ment honorés. » Si habilement défendue, l'Université l'em-
porta, autant du moins que le bon droit pouvait triompher
de la violence en ces temps d'anarchie. Le parlement renvoya
l'affaire au conseil du roi; néanmoins, par provision, il mit
Charles de Savoisy en état d'arrestation, et lui interdit de
quitter Paris jusqu'à nouvel ordre.
Ce plaidoyer de Gerson, celui de l'abbé de Saint-Fiacre et le
discours de Jean Petit, voihà les seuls monuments qui nous
restent de l'éloquence cki barreau jusqu'à l'époque de la Re-
naissance * : s'ils ne suffisent pas à nous éclairer sur le carac-
tère de cette éloquence, ils nous permettent du moins d'en-
1. Signalons ici un plaidoyer manuscrit prononcé devant Cliailes Vil par
Charles d'Orléans en 1438 dans le procès criminel de Jean II duc d'Âlencon-
Bibliothèque Nationale, mss. n° 110'». — Ce plaidoyer, d'une dizaine de
pages, est cité en entier dans l'ouvrage publié en 1844 par ChampoUion-
I^'igeac, sous ce litre : Louis et Charlea, ducs d'Orléans. Ecrit d'un style
facile, il est intéressant à lire. On y trouve bien, rà et là, quelques sub-
divisions scolastiques et des allégories déplacées, mais, en général, le ton
est naturel. Il y est question de « l'advocat » nommé Pitié, et de dame
Raison. L'orateur s'excuse de n'être « ni saige ni bon clerc et de n'apporter
qu'une petite chandelle entre tant de grans lumières de sens et clergie. »
P. 363.
LES PRINCIPAUX AVOCATS DU XIV KT DU XV« SIÈCLES. 485
trevoir par (jiielle sorte de mérites, au milieu de choquantes
imperfections, les avocats que nous avons cités comme la
gloire de l'ordre ont pu justifier leur réputation. A défaut de
documents oratoires, nous avons d'autres documents, impor-
tants et nombreux, de la science et du talent de nos anciens
avocats ; ce sont les écrits qu'ils ont composés sur le droit.
Nous allons les examiner. Il existe, en effet, une littérature
judiciaire, aussi bien qu'une littérature politique, au moyen
âge.
§ IV
La littérature judiciaire. — Pierre de Fontaines, Philippe de Beaumanoir,
Philippe de Navarre, Jean et Jacques d'Ibelin, jurisconsultes d'Orient
et d'Occident.
Dans son livre intitiûé Conseil à un ami, qui fut composé
vers '12o3, Pierre de Fontaines, ancien bailli de Vermandois,
conseiller au parlement, dit qu'il est le premier qui ait
écrit sur le droit en français*. Il avait eu quelques
devanciers qu'il ignorait, parce qu'ils étaient fort peu nom-
breux et très-peu connus; mais il reste vrai, néanmoins, que
c'est seulement dans la seconde moitié du xiii" siècle, sous le
règne de saint Louis, qu'on a commencé à écrire avec suite
et méthode sur les matières de jurisprudence. Deux causes
ont retardé la formation d'une littérature judiciaire en France ;
d'aHord, la difficulté de créer une langue spéciale pour le
droit, puis la répugnance qu'éprouvait la noblesse, dans les
temps féodaux, à divulguer les secrets d'une législation qui
était le fondement de sa puissance politique. Beaucoup de
seigneurs, nous l'avons dit ^, tiraient honneur et profit de la
science du droit; ils ne dédaignaient pas d'être forts en chi-
cane et d'intervenir, h titre de « plaideurs ou de conseils, »
dans les procès que jugeaient les hautes cours ; mais ils
1. « Nus (nul) n'emprist oncques mais cesle coze devant moy. » — Histoire
littéraire, t. XIX, p. 131-137.
2. Pages 449, 450.
486 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
se gardaient de rien dicter ou publier : la tradition orale,
soigneusement recueillie, leur suffisait; ils réservaient leur
savoir pour eux et pour leur famille, avec un orgueil jaloux,
comme un privilège incommunicable. Lorsque les Lettres du
Sépulcre, qui contenaient le texte des lois du royaume de
Jérusalem, tombèrent aux mains de Saladin en 1187, on
pressait Raoul de Tibériade, le maître et Tami de Pliilippf!
de Navarre, fort expert en ces matières, d'écrire ce qu'il
savait <( des us et coutumes et des assises, » afin de suppléer
ou de rétablir le code primitif disparu; il s'en défendit
avec humeur : (( Voulez-vous donc, dit-il, que je fasse mon
égal quelque sid3til bourgeois ou quelque bas homme let-
tré ^ ? » En dépit de ce sentiment féodal, égoïste et défiant,
quelques écrits parurent, à l'époque môme et sous l'influence
de la féodalité, sans attendre l'impulsion de la politiques
royale qui devait agir plus tard sur Pierre de Fontaines et
Philippe de Beaumanoir. Signalons ces origines de la litté-
rature judiciaire au moyen âge.
La disposition à fixer, à mettre par écrit les éléments du
système féodal se révéla d'abord en Italie, en Allemagne el
en Angleterre; ces pays produisirent presque simultanément,
des ouvrages dont l'objet était de soumettre le droit féodal
aux principes de critique et d'analyse qui depuis longtemps
dirigeaient l'étude du droit romain et du droit canonique ^
Sous le règne de l'empereur Frédéric I", entre les années
1158 et H68, deux consuls de la ville de Milan, Obertus ab
Orlo et Gerardus iNiger, publièrent l'un et l'autre un livre en
latin sur la jurisprudence féodale suivie par la cour de cette
ville. Il n'existe plus que des fragments de ces livres qui,
retouchés à diverses époques et par des mains différentes,
augmentés des constitutions de Frédéric I", Frédéric II, el
Conrad IV, ornés de gloses et de commentaires par les ju-
risconsultes du xm" siècle, formèrent le recueil connu sous
1, Pliilippe de Navarre, ks»hes de la Ilaute-Cour, cli. xlvh, p. 523.
2. lieugnot, Assises de Jérusalem, t. I". Introduction, p. xxxiii.
JURISCONSULTES D'ANGLLITKRRE ET DE NORMANDIE. 487
\i\ titre de Consuetudines feudonmi ou de LiJjer feudonun ' .
Un autre feudiste, dont le nom est inconnu, a^ait (■cril
vers le même temps, c'est-à-dire, sous les règnes de Con-
rad III et de Frédéric I", un livre sur les Bénéfices ou plulol
sur les fiefs, qui contenait l'exposé lidèle du droit féodal en
usage parmi les peuples de l'Allemagne orientale. Cet ouvrage
écrit en latin. Vêtus auctor de beneficiis^, se divise en trois
parties : la première, consacrée 5, des réflexions générales,
n'a pas de titre; la seconde est intitulée />e orf/me p/aceVa-
tionis; la troisième. De urhaiio beneficio. Dans ce traité,
remarquable par une méthode vraiment scientifique, le droit
féodal apparaît comme une législation claire, certaine,
reposant sur des bases définitivement arrêtées ^
En Angleterre, Henri I", surnommé Beau Clerc, ouvre la
série des jurisconsultes anglo-normands qui ont laissé tant
de monuments de leur science habile et de leur esprit délié.
Le code de lois qu'il promulgua, entre 1100 et 1133, pour
faire pénétrer les coutumes féodales dans rintelligence et
dans les mœurs du peuple conquis, est antérieur à la publi-
cation du Liber fevdorum et du Vêtus Aiœtor de beneficiis; il
s'y montre jurisconsulte et moraliste autant que législateur;
ses efforts pour convaincre, quand il lui était si facile de
commander, donnent à son livre un caractère de noblesse et
d'élévation'*. Le grand justicier d'Angleterre sous Henri II,
Glanville, qui repoussa l'invasion écossaise et alla périr en
1100 au siège de Saint-Jean-d'Acre, fut chargé, vers 1166,
de rédiser un traité sur les lois elles coutumes du rovaume^
1. Sur l'autorité et l'utilité du Livre des fîefs, sur l'influence qu'il exerça-,
voir Beugnot, Assises, etc., p. xxxiv. — J. Minier, Précis hisloricjne du droit
frannds (1854), p. 319, 320.
"2. Imprimé par Thomasius, SehctxfeuMiœ (1708), t. I", 1. 71, et réim-
primé par Canciani {Libellus mitiquus de beneficiis), dans sa Colleclion des
Lois antiques des Barbares, t. 111, p. 113.
3. Heugnot, Ass/ses, etc. Introd., p. xxxiv.
4. Houard a publié ce code dans ses Traités sur les coutumes anglo-nor-
vmndes. Rouen, 1776, t. If'S p. 260-371.
5. La dernière édition en a été donnée par M. Marnier dans ses Établis-
sements de l'Échiquier de Normandie. Paris, 1839.
488 LA LITTERATURE JUDICIAIRE.
Le Lut, à la fois usuel et théologique, que poursuit cet esprit
éclairé, est de recueillir, de coordonner les éléments de la
jurisprudence qui régnait dans la cour de l'Échiquier et d'é-
tablir une sorte de transaction entre les principes souve-
rains du droit féodal et les anciennes coutumes du peuple
anglo-saxon * .
Vers l'an 1180, un inconnu, d'origine popidaire, rédigeait
V Ancien coutumier de Normandie^. Cette fois, on ne s'adres-
sait plus uniquement à la classe dominante ; on osait sortir
du cercle étroit que les institutions avaient tracé et que res-
serraient encore les préjugés : l'auteur de cet ouvrage si
piquant par sa forme naïve, si curieux par les révélations
qu'il contient, faisait entrer l'étude du droit féodal dans une
voie nouvelle. En décrivant fidèlement les coutumes et les
institutions civiles de la Normandie, la situation morale et
sociale de la noblesse et du peuple, il montra que la multi-
tude populaire devait être comptée pour quelque chose, même
dans le système féodal, et que son état civil, encore si mal
établi et si souvent contesté, pouvait fournir une matière
intéressante aux méditations et aux recherches du légiste'^.
Venons maintenant à la célèbre école des jurisconsidtes
français d'Orient dont les travaux ont précédé de quelques
années ceux de l'école monarchique et parlementaire de
Paris. Lorsque le royaume chrétien de Jérusalem fut con-
stitué, en 1099, Godefroy de Bouillon chargea quelques
hommes expérimentés d'interroger les croisés des divers
pays de l'Europe sur les usages et les coutumes de leur na-
tion. Ces commissaires se livrèrent à une enquête approfondie
et consignèrent le résultat de leurs recherches dans un projet
de code qui présenté au roi, soumis par celui-ci au patriarche
de Jérusalem et aux chefs de l'armée, devint, après un mûr
examen, la charte du royaume. Le code ou la charte compre-
nait deux parties distinctes : les Assises de la haute cour, et
1. Beugriot, Assîmes, p. xxxv.
2. Voir les Établissemeiits de l'Échiquier de Normandie, par M. Marnier.
3. Beugnot, Assisetf, etc., t. I", p. xxxvi.
JURISCONSULTES FRANÇAIS D'ORIENT. 489
les Assises des bourgeois, c'est-à-dire, les lois pour les sei-
gneurs, et les lois pour le peuple. Ou enferma ce texte pré-
cieux dans le trésor de l'église du Saint-Sépulcre, le lieu le plus
vénéré de la ville de Jérusalem : de là le nom de Lettres
du Sépulcre, qui lui fut donnée Le coffre qui contenait les
deux Assises ne pouvait être ouvert, soit pour consulter, soit
pour modifier la charte, qu'en présence de neuf personnes qui
étaient : le roi, ou l'un des grands officiers de la couronne,
deux hommes liges du roi, le patriarche ouïe prieur du Saint-
Sépiûcre, deux chanoines, le vicomte de Jérusalem, et deux
jurés de la cour des bourgeois ^ Philippe de Navarre et Jean
d'Iheliu témoignent que ce n'était pas là un texte immuable,
une constitution exclusive : les lois fondamentales furent
plusieurs fois amendées et mises en harmonie avec les chan-
gements que la guerre et l'arrivée de nouveaux croisés intro-
duisaient dans la société féodale d'Orient^.
La prise de Jérusalem par Saladin, le 2 octobre 11 87, en-
traîna la destruction des Lettres du Sépulci^e. (( Tout ce fu
perdu, dit Philippe de Navarre, quand Saladin prist Jérusa-
lem, ne oncques puis n'i ot escrite assise, ne us, ne cous-
1. ... « El les apeloit om les Lettres don Sépulcre, parce que cliascune
assise estoit escrite par sei eu un grant parclieuiiu franchois, et en cliascune
cliartre aveit le seau et le signau dou roi et dou patriarche aussi, et dou
vesconte de Jérusalem aussi; et toutes les lettres estoient grans lettres
tornées, et la première lettre dou comencemeut estoit une grant lettre en-
luminée d'or, et toutes les rubriques vermeilles. Les us et coustumes qui
là estoient escrites, furent faites par grant conseill et par grant esgart
et par grant estude et par grant ordenement...» — Livre de Philippe de
Navarre, t. I^r, ch. xlvii, p. 322. — Voir aussi le livre de Jean d'ibelin,
t. I", ch. I et 11, p. 22, 23. — Beugnot, Introd., p. i-xxiv. — Histoire lit-
téraire, t. XXI, p. 439-440.
2. ... « Et quant il aveneit aucunes feis que aucun débat estoit en la cort
d'aucune assise ou usage, par quel il convenist que l'om veist l'escrit, l'en
enovroit la huce, oii estoient les Lettres, à mains de neuf persones... » —
Philippe de Navarre, ch. XLVir, p. 522.
3. « Après ce que les avant dites assises furent faites et les usages
establis, le duc Godefroy et les reis et seignors qui après lui furent el dit
roiaume les amendèrent par pluisors fois...» — Jean d'ibelin, t. I"'', ch. m,
p. 24. — Philippe de Navarre, ch. lxxi, p. 542. — Histoire littéraire,
t. XXI, p. 440.
490 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE,
tume*.» Jean d'ibelin dit la même chose : (; El après l;i
terre perdue, -fu tôt perdu-. » Mais à défaut du texte primitif
disparu, la tradition orale survivait dans la mémoire des con-
temporains et dans la pratique des tribunaux. Pliilippe de
Navarre put entretenir et consulter plusieurs de ceux qui
avaient vu les Lettres avant le désastre de 1 187 ; aussi n'eut-
il pas de peine à recueillir la tradition dispersée et à compo-
ser, avec ces éléments authentiques, son livre sur les assises
de la haute cour^. Selon M. Bougnot, ce livre fut écrit vers
1240. L'auteur, qui avait pris part à presque toutes les guerres
d'Orient pendant les premières années du siècle, était alors
fort âgé ; il paraît avoir cédé aux instances d'un ami qui dé-
sirait s'instruire à fond sur ces matières et profiter de la
longue expérience d'un tel jurisconsulte ; il se repentit plus
tard de sa complaisance et regretta d'avoir donné l'exemple
de périlleuses révélations '■* .
Ce regret tardif est exprimé dans un traité moral que le
même auteur composa sur la lin de sa vie, et que nous avons
en manuscrit; il est intitulé : Les quatre tens d'aage d'orne',
Philippe de Navarre nous y ap[)rend, en outre, qu'il avait
écrit, dans son âge mûr, un premier ouvrage ou recueil au-
jourd'hui perdu, qui comprenait l'histoire des guerres d'O-
rient, en vers et en prose, des mémoires sur sa vie, des chan-
sons d'amour et des poésies religieuses®. Quant à son Traité
i. Ch. XLVii., p. 522.
2. cil. ccLxiii, p. 429.
3. « Et tout ce ais je oï retraire à pliisours riui ce virent et sorent ains
(avant) que la lettre fust perdue, et as plusors autres qui bien le savoient...»
Ch. XLVK, p. 522. — Beugnot, t. I", Inlrdd. p. xxiv. — Iliatoire liUûndre^
t. XXI, p. 441, 442.
4. Ce fist il à la proière et la requcste d'un de ses seignors qu'il aiinoit,
et après s'en repenti molt. » — Le.s quatre tens d'âge d'orne, fol. 407.
5. nililiutliLMpie Nationale, inss. supplém. fr. n. 198, 254--. — Iliiloire
Ullrraire, t. XXI, p. 443. il y passe en revue les quatre Ages de l'honmie,
enfance, jovnnt ou jeunesse, moyen Age et vieillesse. H énunière et décrit
les manières d'être de chaque ;\ge, ses mœurs, ses défauts, ses qualités,
ses avantages, et il accompagne le tout de préceptes appropriés à chacune
des situations de la vie. — iiibliothèqne de l'École Jcs Chnrtca, Notice sur
Philipi)e de Navarre, t. Il, p. 23-31.
G. « Phelipes de Navare, qui list cest livre, en fist autre deus. Le premier
PHILIPPE DE NAVARRE. 491
(lo iurispi'udcnce, (|iii est son principal litre auprès de la
postéritr, il comprend qnaLre-vingl-qualorze chapitres, par-
fois très-courts, et a pour but, non pas d'exposer une théorie
complète du droit ieodal d'outre-rner, mais de rapporter, sur
les points les plus essentiels, l'opinion que l'auteur avait vue
prédominer parmi les juges des hautes cours de Syrie et de
Cil} pre. Ne demandons h ce livre ni méthode dans la disposi-
tion des matières, ni proportion dans les développements, ni
ha])ileté dans Fart de traiter les questions. Le temps n'est pas
encore venu oii les jurisconsultes, délivrés de toute préoccupa-
lion politique, pourront appeler l'art au secours de la science
el éle\er des monuments à la fois solides et réguliers.
PhUippe de Navarre ne se dirige d'après aucune idée ginié-
rale. Sans doute, il était un novateur, il essayait une chose qui
n'avait pas été faite avant lui et dont les conséquences devaient
être très-graves; mais en dé(hliti^e, il innovait plus dans la
forme que dans le fond, car son désir était de fixer et non d'é-
])ranler Tautorité de la tradition. Ainsi la seiûe méthode qu'il
soit possible de découvrir dans son livre, qui n'est à vrai dire
qu'un recueil de consiûtations, sans relation immédiate les
unes avec les autres, c'est une distinction clairement étabhc!
entre les « assises, » ou les décisions judiciaires, qui sont prou-
vées et celles qui ne sont que proljaljles. Cette division a l'a-
vantage de séparer le vrai du faux, le certain de l'incertain ^
Le caractère dominant du livre de Philippe de Navarre, son
plus utile mérite est donc de nous présenter un fidèle tableau
list (le lui nieemes une partie ; car là est dit dont il fii, et cornant et porquoi
il vint deçà la mer, et cornant il se contint et maintint longuement par la
fîrace notre Seignor. Après i a rimes et chanrons plusors que il meismes-
list; les unes des graiiz folies dou siècle, que l'on apele amors ; et assez eu
i a que il fist dune grant guerre qu'il vil à son tens, etc..» — Ili^loire lil-
lirnire, t. XXI, p. A33. — Sur la vie et les écrits de Philippe de Navarre,
voir M. Beugnot, Ass/se.s de Jcrui^alem, t. !<"■, p. xxiv, xxxvii-xl, et 475.
1. Beugnot, Introduction, p. xxxviii-xlii. —On trouvera dans le t. XXI
de {'Histoire littiraire de la France, p. 433-465, un examen approfondi des
manuscrits de cet ouvrage, des éditions et des traductions qui en ont été
faites. La même observation s'applique aux écrits des jurisconsultes d'Orient
dont il nous reste ii parler.
492 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
de la vérité historique en ces matières : l'auteur se renferme
dans son rôle d'historien impartial et sincère de la jurispru-
dence féodale, et n'allègue ses propres opinions qu'avec ré-
serve et timidité.
L'ouvrage de Navarre, écrit avec une raison simple et
ferme, avec un sens droit et une visible bonne foi, passa aux
mains de Jean d'Ibelin, pour qui sans doute il avait été com-
posé. Celui-ci, doué d'un esprit étendu, fécond et pénétrant,
d'une science renommée jusqu'au fond de l'Orient et qu'on
venait consulter de toutes parts, agrandit l'ouvrage, le com-
pléta et en fit un véritable traité féodal d'outre-mer. Nous
avons déjà fait connaître la qualité, le rang et les actions de
ce seigneur. 11 était d'une famille qui résidait en Orient de-
puis le commencement du xii" siècle et qui avait fait con-
struire, entre Jaffa et Ascalon, le château d'Ibelin, dont elle
prit le nom. Alliée aux rois de Jérusalem et aux rois de Chy-
pre , elle donna souvent des bails ou régents aux deux
royaumes ; elle y exerça, pendant le xm'' siècle, une influence
supérieure à celle des souverains. Jean d'Ibelin, devenu comte
de Jalîa et d'Ascalon, combattit avec saint Louis à la Mas-
soure : il frappa l'armée tout à la fois par sa bravoure et par
une magnificence que Joinville, qui était son parent par les
femmes, nous a décrite ^ Fait prisonnier après le désastre,
il fut transféré à Damiette, dans la même galère qui por-
tait Joinville et d'autres prisonniers de marque. Il mourut en
i266. Selon toute apparence, c'est entre l'événement que
nous venons de rappeler et l'époque de sa mort qu'il composa
son livre sur ce les assises. »
Ce livre contient deux cent soixante- treize chapitres. Il y a
fondu l'ouvrage entier de Philippe de Navarre ; mais par un
motif resté inconnu, il ne nomme pas une seule fois l'auteur.
Son devancier n'avait eu presque aucune action sur les cours
féodales d'Orient ; les magistrats suivaient toujours l'impul-
1. P. 79. — Voir Jlistoire littcraire, t. XXI, p. 447-434. — Beugnot,
Assises, etc. Introduction, p. xlix-l-li, p. 21, 22.
PHILIPPE DE NAVARRE. 493
sion do leur conscience, ou mt'nie celle de leurs intérêts et de
leurs affections, plutôt que de reconnaître une autorité légale
dans un recueil d'ailleurs imparfaite Jean d'Ibelin, en per-
fectionnant ce recueil, composa un ouvrage qui, après avoir
exercé pendant près d'un siècle une iniluence incontestée sur
les tribunaux d'outre-mei", fut enfin accepté, comme code de
loi, par les seigneurs du royaume de Chypre ^. D'après le plan
qu'il paraît avoir adopté, il s'est proposé de perfectionner le
fond et la forme du livre de Philippe de Navarre : le fond, en
poussant plus loin que n'avait fait son prédécesseiu* les re-
cherches destinées à placer dans tout son jour le corps entier
de la législation d'outre-mer; la forme, en disposant le pro-
duit de ses investigations avec assez d'ordre et de clarté pour
que son li^Te pût être admis dans les tribunaux et dans les
écoles comme un traité méthodique et complet. Il examine
chaque usage judiciaire, chaque (( assise )> isolément, pèse
au poids d'une conscience sévère la légalité de cet usage,
l'admet ou le rejette, et porte ensuite son attention sur un
autre. C'est ainsi qu'il parcourt les diverses branches de la
législation féodale, attaquant les difficidtés, les incertitudes,
les contradictions de la coutume, et passant rapidement sur
les dispositions incontestées. En suivant cette méthode, on
n'enrichit pas la science d'un ouvrage accompli , mais on
fournit aux juges, aux parties et aux légistes un guide fidèle
et assuré'.
L'exemple donné par Philippe de Navarre et Jean d'IbeUn
excita l'émulation de nombreux jurisconsultes ; le prestige
qui entourait la tradition orale s'était évanoui : l'habitude
vint de soumettre à une libre discussion l'esprit et les déci-
sions des anciennes assises. Nous ne possédons que quatre
1. Ilistoire littéraire, t. XXI, p. 450.
2. Beugiiot, Introduction, p. li. — « En 1368, les Seigneurs de Chypre
décidèrent que le livre de Jean d'Ibelin serait revu et corrigé par seize liom-
mes liges de la cour, en présence de Jean de Lusignun, prince d'Antioche
et bail du royaume; que cette nouvelle rédaction, déclarée authentique,
aurait force de loi dans le royaume...» — Histoire littéraire, t. XXI, p. 454.
3. Beugnot, Introduction, p. l, lxii.
494 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
des ouvrages de jurisprudence qui furent publiés en Orient
par des contemporains de Jean d'Ibelin et à son imitation :
l'un fut écrit par Jacques d'Ibelin, l'autre par Geoffroy le
Tort ; les auteurs des deux derniers sont restés inconnus.
Ce qui caractérise ces imitations, c'est leur brièveté. Jean
d'Ibelin s'était attaché à développer les doctrines de Philippe
de Navarre, son maître ; Jacques d'Ibelin, Geoffroy le Tort et
les imitateurs anonymes s'occupèrent de presser et de res-
serrer les longues déductions de Jean d'Ibelin. Ce ne sont
plus que des abréviateurs qui veulent faire descendre la doc-
trine des régions élevées où elle avait été élaborée pour la
rendre accessible à tous les esprits et pour la répandre dans
tous les rangs de la société féodale. Jacques d'Ibelin, arrière-
petit-neveu de Jean d'Ibelin, vécut jusqu'à la fin du xiii^ siècle ;
son recueil, en soixante-neuf chapitres, est clair et sub-
stantiel; on y rencontre quelques notions que le modèle
ne contient pas*. On possède deux fragments de Geof-
froy le Tort ; l'un, qui est un extrait des matières expliquées
par Jean d'Ibelin, et l'autre qui semble indiquer une compo-
sition originale; le tout forme trente-deux chapitres. L'au-
teur, qualifié d'ancien chevalier et de moult bon plaideor,
était chambellan du roi de Chypre en 1217^. Restent les deux
compUations anonymes qui complètent les œuvres aujour-
d'hui publiées des jurisconsultes d'Orient : la Clef des assises
ei le Livre au roi. Le premier de ces ouvrages n'offre guère
autre chose que le recueil des titres de chapitres du livre de
Jean d'Ibelin en deux cent quatre-vingt-dix articles ; les cin-
quante-deux chapitres du second comblent une lacune qui se
remarque dans les précédents traités, et suppléent au silence
<|uc Navarre et d'Ibelin ont gardé sur la royauté. Le Livre au
roi paraît être un fragment détaché d'un très-vaste ouvrage
sur les diverses parties de la législation féodale d'Orient ; il
1. Sur Jacques d'Ibelin, voir Beugnot, t. I*"", Introduction, p. lxiv et
452. — Histoire littà-aire, t. XXI, p. 457.
2. Beugnot, Introduction, p. i.xv et 433. — Histoire littéraire, t. XXI,
p. 435, 456.
JEAN D IBELIN ET SES IMITATEURS. 49o
fut sans (loulc écrit par un jurisconsulte de la cour d'Acre
entre les années 1271 et 1201 '.
Tons les travaux que nous venons d'analyser se rappor-
tent, comme on le voit, aux assises de la haute cour et con-
tiennent la jurisprudence des tril)unaux réservés à la no-
blesse. Mais il existait une seconde charte dans les Lettres du
Sépulcre ; cette charte avait institué les « assises des bour-
geois, » c'est-à-dire les tribunaux où l'on appliquait aux
classes non nobles la législation féodale. Pour les tribunaux
inférieurs, il se trouva aussi des légistes qui prirent soin de
recueillir les décisions les moins contestées, et cette seconde
partie du droit féodal ne fut pas plus négligée que la pre-
mière. Le Livre de la cour des bourgeois, œuvre anonyme
composée de trois cent quatre chapitres, a conservé le résul-
tat de leurs commentaires et de leurs enquêtes ; ce n'est pas
un traité de législation dicté par l'esprit scientifique, mais un
résmiié des coutumes en vigueur et de la jurisprudence
adoptée : de là un défaut d'ordre et de méthode, une absence
de toute déduction logique, plusieurs contradictions, en un
mot, les incohérences et les irrégularités trop ordinaires à
ces recueils qui ne sont et ne veulent être que des réper-
toires*. Un intérêt particulier s'attache à ce recueil. Non-seu-
lement les mœurs de la bourgeoisie chrétienne de Jérusalem
y sont naïvement peintes ; mais il nous offre le plus ancien
livre de droit qni ait été écrit en français. Les faits histo-
riques que ce livre cite ou rappelle nous autorisent à penser
qu'il a été rédigé entre les années 1173 et 1180, par consé-
quent, avant la perte des Lettres du Sépulcre : le caractère
général, la forme et les défauts de l'ouvrage, beaucoup de
particularités, qu'il est inutile de mentionner ici, justifient
pleinement cette conjecture. Nous avons donc là, du moins
1. M. Beiignot suppose que l'auteur inconnu du Livre au Roi est Gérard
de Montréal, savant jurisconsulte cité dans un rapport des commissaires
vénitiens qui en 1531 explorèrent l'ile de Chypre pour y découvrir des ou-
vrages de droit. — Introduction, p. Lxvr.
2. Deugnot, t. II, Introduction, p. lvii.
496 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
dans les parties essentielles qui ont échappé aux remanie-
ments ultérieurs, l'esprit et même le texte fidèlement repro-
duits de la charte bourgeoise établie et sanctionnée par les
rois francs de Jérusalem. Aucun document d'une telle anti-
quité n'existe dans notre littérature judiciaire, à l'exception
du recueil des lois anglo-normandes * .
Vers le milieu du xiv'' siècle, un jurisconsulte du royaume
de Chypre, frappé des défauts du livre des Assises des Bour-
geois, entreprit, à l'âge de soixante-dix ans, d'en écrire un
autre plus complet, plus méthodique, mieux approprié aux
changements survenus dans la législation, les coutumes et
les mœurs. On ignore son nom ; on sait seulement qu'il vi-
vait sous le règne de Hugues IV, qui dura de 1324 à 1361.
Pendant quarante ans, il avait rempli diverses fonctions près
de la Coxirdes bourgeois de Nicosie, ville capitale du royaume ;
il y avait passé onze ans comme juré, onze ans comme gref-
fier et dix-huit ans comme avocat. 11 débute par cette décla-
ration : <c Ce livre peut estre appelé le livre contrefait au
Livre des assises. » C'était indiquer l'intention de suivre une
voie entièrement opposée à celle du jurisconsulte auquel nous
devons l'ouvrage précédent. 11 est, en effet, difficile de trou-
ver deux traités plus opposés par le fond et par la forme ;
car le premier est rédigé comme un code de lois, et celui-ci
est purement dogmatique. L'éditeur moderne a publié ce se-
cond traité sous le titre à' Abrégé du livre des assises : il est
plus court que l'autre et nous est parvenu inachevé ; on y
compte seiûement cent douze chapitres ; cet ensemble se di-
vise en deux parties, dont l'une traite du droit civil propre-
ment dit, et l'autre, de la procédure. La méthode simple
et ferme de l'auteur, la sagesse des principes qu'il établit et
des opinions qu'il développe placent cet ouvrage, malgré l'état
imparfait où nous le trouvons réduit, parmi les productions
1. Beugnot, Ass/ses de la Cour des bourgeois, t. II, Introduction, p. xxxvii.
— Histoire littéraire, t. XXI, 'iGS. — Le texte de la Cour des Bourgeois dans
l'édition de M. Beugnot comprend 22G pages, grand in-folio.
LES ASSISES D'aNTIOCHE. 497
les plus distinguées de l'école des jurisconsultes fameux d'ou-
tremer * .
Entre cette école et celle de France, qui est pi'csqne con-
temporaine, il existe une diirérence notable. Dans l'Orient
chrétien, la féodalité, imposée par la conquête et mainteime
parla guerre, conservait en plein xiii" siècle toute sa vigueur.
Le droit féodal régnait sans opposition et sans partage: ausi^,
les jurisconsultes qui l'aijpliquent dans leurs écrits ne con-
çoivent pas même l'idée d'un autre droit qui puisse limiter
ou contredire le droit dominant. Ils ignorent le droit romain
ou le négligent". C'est à peine si dans le volumineux recueil
1. Bcugnot, p. Lix, 23j, 23C. — Une publication récente vient d'enricliii'
(l'nn texte nouveau la littérature judiciaire de l'Ecole féodale et française
d'Orient. En 187G, la Sociélé niekliilliariste de Saint-Lazare a donné une
version française de l'ancienne traduction arménienne des Assises d'Aii-
tioche. Le texte de ces « Assises, » primitivement rédigé en français,
n'existe plus; une traduction en fut faite au xiu" siècle par nn noble sei-
gneur arménien, Sempad, connétable du royaume d'Âiniénic, frère de ce roi
Ilayton, dont le nom est resté attaché ii une chronique citée plus haut,
dans ce volume (p. 191). C'est cette traduction authentique qu'on vient de
découvrir et de mettre en français. Les Assises d'Anlioche sont une appli-
cation particulière des principes généraux de la législation féodale, contenus
dans les Luttre^ du Srpulcre, et développés par Philippe de Navarre et Jean
d'Ibelin. La principauté d'Antioche, l'un des grands fiefs du royaume de
Jérusalem, avait son usage, comme le comté de Tripoli, autre grand fief,
avait le sien, et l'on savait déjà, par le témoignage des historiens contem-
porains, que ces coutumes particulières avaient été mises en écrit. « L'u-
sage » d'Anlioche parait avoir été rédigé dans les cinquante premières
années du xine siècle, vers le temps où Philippe de Navarre et Jean d'Ibelin
écrivaient. Ces Assises, partagées en deux livics, sont assez courtes; elles
ne peuvent se comparer ni pour l'étendue, ni pour l'impûrlance des ma-
tières, aux Assises de Jinisah-m. Le livre de « la Haute cour » forme dix-sept
chapitres; le livre de la « Cour des Bourgeois » en contient vingt et un. —
Une savante introduction ouvre ce volume. (Venise, imprimerie arménienne
médaillée, 1876.) — La Bibliothèque de l'Ecole des Chartes a donné une analyse
de cette publication. (T. xxxvii, p. 541,1870.)
2. « Les jurisconsultes d'Orient avaient quelques notions vagues sur
l'existence du droit romain; mais ils comprenaient que ses principes et
ceux de la féodalité étaient incompatibles. Les consuls de Milan (premieis
auteurs du Liler feudonnii au xii'" siècle), animés du même esprit, disaient:
Legum auteui romunarum non est vilis auctorilas, sed non adeo vim suam
eiiendunt ut usum vincant aul mores. » — Dcugnot, Assises de Jérusalem,
t. h'^, Introduction, p. lxix.
32
498 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
de leurs travaux on rencontre une allusion au (( code de
l'empereor Justinien*. )> En France, au contraire, la féodalité
combattue, affaiblie , commençant à douter d'elle-même,
tombe en décadence au xiii" siècle. Les juridictions royales
usurpent de tous côtés, avec l'assentiment de la bourgeoisie
et du peuple, sur les juridictions seigneuriales, et ce progrès
de la justice du roi a pour soutiens et promoteurs les juris-
consultes qui écrivent sur les matières de droit à cette
époque. Leur objet n'est pas, comme en Orient, de consti-
tuer la législation féodale dans sa précision et sa rigueur ; ils
s'appliquent bien plutôt à la mitiger et à la réduire, en con-
formant ses dispositions essentielles aux principes du droit
romain^.
Un effort visible en ce sens peut être signalé dans l'ou-
vrage de Pierre de Fontaines, composé vers 1233. Joinville
nous a représenté ce légiste assis au pied du chêne de Vin-
cennes avec saint Louis et jugeant les causes que le roi lui
renvoyait^ : Pierre de Fontaines, qui avait été grand bailli
du Yermandois son pays natal, était alors maître des requêtes
au parlement de Paris. Plusieurs arrêts de cette cour,
recueillis dans les Olim, nous montrent qu'il y siégeait en
1258, 1260 et 1266. Noble de race comme Philippe de Navarre,
il a, comme lui, écrit son livre pour former un jeune gentil-
homme dans la- science des lois ; delà, le titre de cet ouvrage :
Conseil que Piéride de Fontaines donna à son ami. On pense
qu'il mourut vers l'an 1289*. Le C'onsezV comprend trente-
cinq chapitres^. Plusieurs critiques ont reproché h l'auteur
\. Jean d'Ibelin, ch. cxcii, p. 309.
2. Beugnot, Assises, elc, t. !«>", IiUroductiou, p. xlti, lvii, lxix.
3. P. 18, édit. Fr. Michel.
II. «On l'enteri'a à Saial-Dciiis aux pieds du roi son maître, eu la manière
qu'il gisoit à ses pieds de son vivant.» Du Tillet, Recueil des nia de France,
p. 116. -^ Sur Pierre de Fontaines on peut consulter la notice biographique
placée en tôte de l'édition Marnier (184G) et deux articles de l'Histoire
littéraire, t XIX, p. 131-1:^8, et t. XXI, p. 545.
5. Parmi ces chapitres, notons le xi'' sur les Amparliers : « Je lo (je conseille)
à l'emparlier qu'il ust de plus biiés paroles et de plus clères qu'il porra...
El sachent bien li emparlier que trop est granz dcsloiautez de vendre sa
PIERRE DE FONTAINES. 499
d'avoir tenté une conciliation impossible entre le droit romain
et le droit du moyen âge. « 11 a eu le tort, dit M. Beugnot,
de croire le droit coutumier compatible en toutes ses parties
avec le droit romain ; et prenant pour point de départ une
idée dont la l'iiusseté cependant se révélait à chaqne instant
devant lui, il alla hardiment chercher dans le Code, dans le
Digeste et dans les Xovelles, l'explication des rapports du
seigneur avec son vassal, avec ses honuiies ou avec ses seris,
et de tous les autres usages fondés par la féodalité. Ajoutons
que, fatigué des efforts qu'il fallait faire pour foi'cer ainsi le
caractère des deux législations, il abandonna cette entreprise,
et termina son ouvrage en y insérant, sans aucun commentaire,
une foule de lois romaines traduites en français * . » Malgré
celte erreur fondamentale, très-excusable en ce temps-là, le
livre de Pierre de Fontaines est un remarquable monument
de notre plus ancien style judiciaire et une preuve frappante
de l'importance que les études de droit prenaient en France au
xni'= siècle-.
Les Etablissements de saint Louis ont été rédigés un peu
avant 1273; c'est encore là une tentative un peu forcée de
rapprochement et d'assimilation entre le droit féodal ou cou-
tumier, le droit romain et le droit canonique'. L'auteur de
cette compilation célèbre, qui porte le nom du saint roi mais
langue por autrui désiriler, ne por fere li daninclie ; car s'il ii'estoit tant
des sosteneurs de malvaises queieles, il ne seroit mie tant de» entrepre-
neurs...» P. 57, C3. — Pierre de Fontaines, dans son chapitre xi, ne se
sert pas encore du mot A'mkvcat, et Philippe de Beaumanoir, dans son
chapitre v, ne se sert plus du terme û'ampaiiier. Cette diiïérence est ii
remarquer.
1. Introduction aux Coutumes du Beauvoisis (1842), t. ler, p. xiii.
2. Le Conseil, écrit en dialecte picard, est d'une lecture difficile et
obscure. — Sur les onze manuscrits de cet ouvrage, voir Jlarnier, Intro-
duction, p. xxx-XLiv. — Quant au livre intitulé la Royne, qui porte aussi
le nom de Pierre de Fontaines, c'est un recueil composé en partie du
Conseil, et en partie des œuvres d'autres jurisconsultes anonymes et con-
temporains. — Marnier, p. xviK. — Histoire lilt&raire, t. XIX, p. 137, 138.
3. Le titre porte : « Establissemens selon l'usage de Paris et d'Orléans et
de court de Baronie.» — Laurière, Ordonnances des rois de la troisième
race, t. l'-f, p. 107.
500 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE,
qui n'est pas de lui, a réuni, dans une sorte de concordance
mal établie, la coutume d'Orléans, celle de l'Anjou, deux or-
donnances royales, et des textes tirés du Code et du Digeste'.
L'amalgame est confus, parfois énigmatique- ; il faut cepen-
dant louer l'intention qui s'y révèle de poser les bases d'un
droit commun et de diminuer les irrégularités et les contra-
dictions de la justice contemporaine*. Il est probable que
cette compilation est l'œuvre des jurisconsultes de l'école
d'Orléans : elle se divise en deux livres; le premier, où domine
la coutume d'Anjou, contient cent cinquante-deux chapitres;
le second qui n'en compte que quarante-deux, fait de larges
emprunts à la coutume d'Orléans. Le succès de cette œuvre
fut très-grand et son influence dura pendant tout le moyen
âge*.
De la même école, vers la même époque, sortit une autre
compilation anonyme, intitulée : Li Livres de Jostice et de
Plet. Elle comprend plus de trois cents chapitres répartis en
vingt livres^. L'éditeur moderne croit, sur de nomljreux
indices, qu'elle fut rédigée entre les années 1:254 et 1260.
Comme dans les E stablissemens et dans le Conseil, la législa-
tion romaine s'y combine péniblement et prématurément
avec le droit coutumicr ; il y a Là, en présence, deux systèmes
\. La coin|)ilation s'appela d'abord Establissemens le Roi, puis, Establis-
semens de mut LouU. Une préface, idiis récente que l'ouvrage, dit : « Li
bons roys Loeys list et ordena ces establisseinens avant ce que il allast en
Tunes, en toutes les cours layes du royaume et de la prévosté de France...
Et furent faits par grant conseil de sages bornes et de bons clercs pour
confernier les bons usaiges et les anciennes couslumes qui sont tenues el
royaume de France... » P. 107.
2. beugnot. Introduction aux Coutumes du Deauvoids, t. 1^"-, p. xiv.
3. «Et por ce que nous voulons que le peuple qui est dessous nous
puisse vivre loyaulment et en paix, et que li uns se garde de forfere à
l'autre;... et por cliaslier el refréner les mauféleurs par la verge de droit
el de la roideur de justice...» I'. 108.
4. Paul Vioilet, mémoire lu à ITnstilut, en février et mars 1877, sur les
sources des Establissememy de fuinl Louis. — Histoire littéraire, t. XIX,
p. 133-137, 102-109. — M. VioUel prépare, pour la Société de l'bistoire de
France, une nouvelle édition des Estnblissemenls.
o. i'vlition Riipotti el Cliabaille (1830). — Collection de bocuments inédits
sur l'Histoire de Erance.
IMIIMI'IM': DH BHAUMANOIH. ."iOl
juridiqiios opposés; en essayant do se confondre, ils se brisent
l'un contre l'autre, sans par^ enir encore à produire la loi cjiii
doit se faire plus tard de leur mutuelle conciliation.
L'œuvre supérieure de ce temps, celle qui honore ^ra^ment
les jurisconsultes français d'Occident au xuf siècle, c'est le
recueil des Coutianes du Beaiwoisisvédig6 en 1283 par Philippe
de Beaumanoir. L'auteur, lui aussi, était gentilhomme. Né
en Picardie, au commencement du règne de saint Louis, il
gouverna successivement les bailliages de Senlis, de Tours,
de Clermont en Beauvoisis et la sénéchaussée de Saintonge;
il siégoa au i)arlement de Paris à coté de Gui Foucault ou
Foulques, le futur pape Clément IV ; il mourut un peu avant
129(5, après avoir rempli (à Rome en 1289 une mission dont
l'avait chargé le roi Philippe le Bel'. Le mérite caracté-
ristique de son ouvrage est l'élévation des sentiments, la
justesse pénétrante de l'esprit, la liardiesse des déductions.
Beaumanoir prend son point d'appui dans l'analyse des cou-
tumes du Beauvoisis, mais il ne s'y enferme pas ; sa pensée
curieuse rayonne au-delà du cercle étroit de ses observations
premières et poursuit son enquête à travers les coutumes des
provinces voisines. Habile h généraliser les principes, elle
cherche dans la diversité confuse du droit coutuniier, les
éléments d'un droit national uniforme, et elle les découvre,
non pas en s'a ttachant aveuglément aux maximes du droit
romain, mais en se dégageant quand il le faut de la raison
écrite et en s'éclairant de la lumière du droit naturel . Le
1. Beugnot, Introduction, p. xviii-xxx. — UiMûire littéraire, t. XX,
p. 359-361. — Outre son grand ouvrage sur le droit, Philippe de Beau-
manoir a laissé des poésies que nous possédons en manuscrit. Le recueil
poétique qui porte son nom se divise en trois parties : 1° La riote del
inonde, le roman de la }!a)iekine; 2" lÀ )ialas d'amors, dont il a été question
dans notre premier volume, p. 3ti0; 3" une complainte d'amours. —
Histoire littéraire, t. XX, p, 394-'i04.
2. Beugnot, p. xxxi-XLVii. — Minier, Précis du droit franrais, p. 291-
29.3. — lliftoire littéraire, t. XX, p. :557-408. On trouvera dans ces trois
ouvrages une étude développée et un jugement motivé sur le livre de
Beaumanoir. Les copies manuscnles et les éditions successives des Coutumes
du Beauvoisis, y sont aussi l'olijct d'une attention particulière. — Beugnot,
p. XXXV, Lix, cxxi, cxxvii, cx\x. — Histoire littéraire, p. 385-394.
IS
a02 LA LITTÉRATURE JUDICIAIRE.
style est net, précis et ferme, avec une pointe de vivacité
familière qui ajoute du piquant à la noblesse et au sérieux du
sujet. On a reproché aux devanciers de Beaumanoir un
manque absolu d'ordre et de méthode ; il est certain que ces
anciens écrivains sont étrangers à toute idée et à toute habi-
tude de composition régulière : Beaumanoir n'est pas exempt
de ce défaut, cependant le désordre est moins frappant danj
son livre que dans les œuvres déjà signalées et analysées par
nous, car chacun des soixante-dix chapitres de son travail
renferme un traité complet sur une matière déterminée'.
Dans les deux siècles suivants, nous ne rencontrons aucun
ouvrage d'un mérite assez original pour être comparé au livre
de Beaumanoir - . La plupart des travaux sur le droit, composés
aux XIV" et xv'^ siècles, sont des Coutumiers rédigés en fran-
çais ou des traités spéciaux écrits en latin. Indiquons, parmi
ces derniers, la Practica aurea, traité de procédure d'après
la loi romaine, écrit vers 1311 par Pierre Jacob, originaire
d'Aurillac, élève des universités de Toulouse et de Montpel-
lier; le Styhis curise parlamenti Francix, formulaire rédigé
en 1330 par Guillaume Dubreuil, avocat au parlement^; la
1. Avant (le quitter le xiii^ siècle, mentionnons la Coutume d'Amiens dont
on a deux rédactions manuscrites, et les Estatu dou royaume de France,
connus par des citations et des extraits mais dont le texte complet s'est
perdu. — Minier, Précis du droit français, p. 284, 288, 289. — Le catalogue
des manuscrits de la Bibliothèque Nationale contient, sous les n"^ 1073,1074,
1073, l'indication « d'une Ordonnance de maistre Tancrez, chanoine de Bo-
longne, qui traite coment toute personne se doit avoir en justice. » 11 y en
a deux copies, du xiii<= siècle, et une troisième, du siècle suivant. « L'Ordon-
nance» débute ainsi : « Mi compaingnon, vos vos estes grant piéçà entremis
que je vos féisse un livret...» Elle finit par ces mots: « Loenge en soit
à la beneoite Trinité, Père, Filz et sains Esperis. Amen.»
2. Si l'on veut établir un rapprochement entre les travaux des juris-
consultes français du xiiic siècle et ceux des jurisconsultes étrangers du
même temps, on peut consulter les indications fournies par M. Beugnot sur
les ouvrages des légistes anglais Bornes, Bracton, Britton, sur l'auteur
inconnu de la Fkta, sur les Siete Parlidns d'Alphonse IX. roi de Caslille.
— Assises de Jérusalem, t. !<"■, Introduction, p. xn, lvii, lviii. — Cou-
tumes du Beauvoisis, t. l"^, Introduction, p. cxviii-cxx. Un peut lire aussi
Minier, Précis du Droit français, p. :il4-318.
3. Guillaume Dubreuil, ou du Brueil, mourut peu de tcmiis après l'année
1344. La Bibliothèque de l'École des Charles (1841-1843, l^e série, t. III,
LES « COUTUMIERS. " 503
Practica forensis de Masuer qui est du xv° siècle et qui eut
longtemps force de loi en Auvergne, où elle parut d'abord ' .
Les covAumiers abondent. Il y a le recueil des coutumes
notoires du Chastelet de Paris, contenant les sentences ren-
dues par les prévôts sur des points difficiles, depuis l'an 1300,
jusqu'en 1387; — \q'a anciennes constitutions de ce même
Chastelet, dont la date est inconnue, mais qui sont peut-être
antérieures aux coutumes notoires; — les quatre cent quatre-
vingt-deux décisions de Jean Desmares, publiées h la fin du
xiv" siècle, sous forme de maximes de droit ou même de sim-
ples conseils^. Ces décisions se rapportent à la coutume de
Paris. Viennent ensuite les coutumes de Champaigne et do
Brie, « que 11 roys Tiebaulx establit, » la très-ancienne
« coutume » de Bretagne, celle de Bourges, l'ancien style de
Nortnandie, les coustumes et stilles gardez au duc/né de
Bourgogne, lesquels furent observés, au dit duché, jusqu'en
l'année 1459^ : cet ensemble de codes principaux se complète
par deux publications d'un caractère plus général et d'une
portée plus haute; nous voulons dire la Somme rurale du
lieutenant au bailliage de Tournai, Jean Boutillier, mort vers
1420, et le grand Coutumier de France, dont on ne connaît
ni la date ni l'auteur*. L'examen de ces recueils et de ces
travaux nous offrirait d'utiles informations, de savantes
recherches faites par des praticiens habiles, versés dans la
procédure, instruits en jurisprudence, mais on n'y trouverait
rien qui fût l'œuvre de théoriciens ou de publicistes éclairant
le passé et préparant l'avenir ^
p. 47-62), contient sur cet avocat un savant article de M. Henri Bordicr.
1. Minier, p. 298, 306, 311.
2. Minier, p. 306, 307.
3. Ihid., p. 312, 313, 311.
h. Une tradition veut qu'il ail été composé sous le règne de Charles "VI.
— La Somme rurale mentionne des arrêts rendus par le parlement depuis
1370 jusqu'en 1417. Cujas l'appelle un excellent livre, oiHimus liber.
Minier, p. 308-310. — Bibliothèque de l'École des Chartes, 2o série, t. 111
(1846-1847), notice sur Jean Boutillier, p. 89-143.
5. Nous avons remarqué, parmi les manuscrits de la Bibliothèque Na-
liO'i LA LITTÉRATURli J UDICIAlIll':.
Disons donc, en lomiinanl l'analyse de notre plus ancienne
littérature judiciaire, que la belle époque de cette littérature,
c'est la seconde moitié du xni'' siècle, en Occident comme en
Orient. La même force de génie, qui, dans la poésie et dans
les arts éclatait par des créations d'une richesse si variée,
animait aussi ces études juridiques si abstraites et si sévères :
l'ardeur féconde du siècle suffisait à tout et poussait tout en
avant. Quand le déclin, au siècle suivant, se fit sentir dans
les œuvres de pure imagination, il n'épargna pas ces travaux
d'une inspiration si dilîércnte, et pour que l'esprit français,
là comme partout, reprit sa vigueur et son élan, il fallut
attendre la puissante impulsion que lui communiqua la
Renaissance au \\f siècle.
tionale, sous le n" 1095, un Traiti} du droit des rjcns en fruiiraif, qui est du
xv<= siècle, et, sous le n» 1072, une traduction en vers du premier livre du
Digeste par « Phelippes Joullin, licencié en loys, advocat à Bloys. » Cette
traduction est du même temps.
TROISIEiME SECTION
ROMANCIERS, MORALISTF.S ET TRADUCTEURS.
CHAPITRE PREMIER
LES ROMANCIERS.
Variété des genres secondaires en prose. — Nombreux ouvrages
imprimés ou manuscrits. — Les origines du roman moderne. —
Contes et récits des xiii" et xiv« siècles. — L" roi Flore et la belle
Jehanne. — La comtesse de Ponthieu. — Le DU de ^empereur
Constant. — Aucassin et Nicolette. — La légende d'Asseneth.
— Troïhis et Briscida. — Influence de la littérature italienne
sur quelques-uns do nos anciens conteurs. — Le roman de
mœurs au xv'^ siècle. — Jeliande Saintré, par Antoine de la Salle.
— Satires en prose : les Cent Nouvelles nouvelles: les Quinze Joyes
de mariage. — Caractères généraux de ces anciennes fictions.
— Mérites de style ou d'imagination qui s'y remarquent; dans
quelle mesure ces romans ont contribué aux progrès de la prose
narrative.
Cette dernière partie de notre littérature, fort peu connue
du public et assez négligée des érudits , est cependant ,
croyons-nous, l'une des plus riches. On s'imaginerait diffici-
lement la variété des matières qui y sont traitées et le nombre
des ouvrages, la plupart inédits, dont elle se compose. A
notre avis, c'est de ce côté-là surtout, dans cette abondance
inexplorée, que le zèle intelligent des reclierchcs pourrait,
aujourd'hui encore, se déployer avec succès et se signaler par
d'intéressantes découvertes. La foide obscure et confuse de
ces productions, qui forment ce qu'on peut appeler les (jenres
506 LES ROMANCIERS.
secondaires en prose, et que nous allons examiner dans
ces deux chapitres, se subdivise en plusieurs classes : il
y a d'abord les romans, dont quelques-uns sont célèbres,
puis les ouvrages de morale, bien moins connus que les
romans, enfin, l'innombrable quantité des écrits didac-
tiques, de toute forme et de toute importance, et les tra-
ductions. Il n'entre pas dans le dessein du livre que nous
écrivons de nous attacher à l'étude des œuvres restées ma-
nuscrites et de mettre en lumière ce qui est encore inédit ;
nous saisirons, toutefois, l'occasion qui s'offre à nous d'en-
courager cette exploration féconde et d'en indiquer aux plus
courageux, aux plus avisés de nos lecteurs, les ressources et
les facilités.
g Ter
Les romans en prose, aux XIII^ et XlVe siècles.
La poésie narrative, dont nous avons décrit plus d'une fois
l'ampleur et l'exubérance, avait amassé pendant deux siècles
une matière presque inépuisable de fictions sérieuses ou co-
miques, chevaleresques ou populaires, guerrières ou galan-
tes : de cette large source, accrue de si nombreux affluents,
est sorti le roman sous toutes ses formes. Bientôt commence,
en efi'et, un vaste travail de reproduction et d'imitation qui,
s'nppliquant à l'ensemble de ces longs récits, où s'était jouée
si complaisamment l'imagination de nos trouvères, traduit
leurs vers en prose, et tantôt se borne à resserrer ou à para-
phraser le texte primitif, tantôt remanie le fond avec la forme
en insérant dans le cadre ancien des épisodes nouveaux.
Considéré à cette époque de transformation première et de
grossière ébauche, le roman n'est autre chose qu'un poëme
vieilli et dégradé d'où la rime et la poésie ont disparu. Déjà,
en étudiant le déclin de la poésie narrative et ses métamor-
phoses, nous avons retracé l'histoire de ces nombreux pla-
giats et leur vogue durable' ; s'y arrêter ou y revenir serait
1. Tome 1er, p. 262-267.
CONTES ET NOUVELLES DU Xlll" SIÈCLE. 507
superflu; mais nous devons faire connaître par quels progrès
un art ingénieux s'est dégagé de cette imitation vulgaire et a
produit quelques œuvres d'un caractère original.
Les formes et les inspirations diverses de la poésie nar-
rative reparaissent dans le roman, et rien de plus naturel,
puisque les récits en prose ont pris modèle sur cette poésie :
il y a le roman chevaleresque, plein des souvenirs et de l'es-
prit des poèmes épiques; le roman bourgeois et populaire,
plus voisin des fabliaux ; le roman d'aventures, qui se propose
moins de peindre les mœurs sociales que de multiplier en
liberté les incidents et les péripéties. Comme dans les poëmes,
il faut distinguer les sujets purement imaginaires, qui sont
les plus nombreux, et les fictions mêlées de vérité historique.
Quant aux éléments du récit, tout est d'emprunt, tout vient
du répertoire poétique ; on pille le trésor amassé par l'imagi-
nation des trouvères, on en tire à l'envi les moyens d'action,
les ressorts de l'intrigue, les descriptions habituelles, les
amplifications faciles ; chacun puise et se munit d'invention
dans ce fonds commun, dans ce patrimoine du génie natio-
nal. Oii donc peut être le mérite original de nos conteurs?
Çà et là nous le reconnaîtrons h l'art simple et délicat de la
composition, à la vivacité du style, h des situations bien mé-
nagées, à des traits de naïveté touchante ou spirituelle, sur-
tout cala peinture sincère et forte des mœurs contemporaines.
Cherchons de préférence et distinguons de la foule les romans
où brillent ces indices de talent et de vériti^ ; attachons-nous
à y découvrir tout ce qui révèle un goût meilleur, un art fin
et poli, une langue qui s'épure.
Nous avons, du xui" siècle, plusieurs contes et nouvelles
en prose • ; — sans parler, bien entendu, ni des romans de
Gauthier Map et de Robert de Boron, antérieurs à cette
époque % ni des imitations en prose que, de bonne heure, on a
1. Nouvelles françoises du xiii^ siècle, par MM. L. Molaiid et d'Héricaiilt.
- P. Janet, 1856, 1 vol.
2. Ces romans sont de la fin du xii" siècle. On se souvient que, dans
308 LES ROMANCIERS.
faites des poëiiios du cycle breton *. Parmi ces contes récem-
ment publiés, et qui presque tous, comme la Légende d'Amis
et Amiles^, roulent sur des sujets souvent traités en vers, au-
cun n'est remarquable ; deux ou trois sont intéressants. C'est,
par exemple, nn épisode assez agréable cà lire, malgré son
invraisemblance, que celui de la Belle Je/ianne qui, calom-
niée et perdue dans l'esprit de son mari, se déguise en écnyer
et, sous ce travestissement, s'attache aux pas de cet époux
malheureux et prévenu, le suit dans ses expéditions, le tire
du péril, le guérit quand il est malade, ne se découvre à lui
qu'après un long mystère, lorsque le calomniateur repentant
ou confondu a tout avoué'. La reconnaissance, amenée par
des incidents qu'il ne faut pas trop discuter, est simple et
touchante'^* ; le sentiment vrai qui y domine corrige l'invrai-
semblance des détails ; on pardonne volontiers quelques in-
ventions bizarres au vieux conteur qui a su et voulu peindre
la vertu résignée, courageuse, habile dans sa patience et
le cycle breton, les œuvres en prose ont précédé les poëmes en vers. —
Voir t. l<^>\ p. 223-228.
1. L'IIiMoire littéraire cite un romancier du nom de Beaudoin Butors, né
en Flandre vers 1240, et protégé des comtes de Hainaut, qui à la demande
de ses palrons u desrima aucuns contes des (Lventures de Bretaigne.» Il reste
de cette entreprise cinq fragments manuscrits assez mal liés entre eux et
de peu d'importance. — T. XXI, p. 365-371.
2. Ce conte est la traduction en dialecte champenois d'une légende latine
assez ancienne que Vincent de Beauvais a insérée dans le Spéculum his-
toriale (I. XXII, cli. clxii, clxvi, clxix). — Sur cette légende et ce roman,
ainsi que sur les divers poëmes et miracles à' Amis et Amiles, voir Histoire
littéraire, t. XXII, p. 289-299. — L. Moland et d'IIéricault, Introduction,
p. XXIII-XXXI.
3. Le roi Flore et la belle Jehanne, p. 112-140. — Roman traduit d'un
poëme d'aventures dont le texte, croyons-nous, n'a pas été imprimé. Ce
sujet est à peu près le même que celui qui est traité dans un autre poëme.
Le comte de Poitiers, publié par M. F. Michel, et dans le roman en vers
de Gibert de Montreuil, intitulé La Violette ou Gérard de Nevers. — Histoire
littéraire, t. XVIII, p. 768. — T. XXII, p. 783.
4. Ce récit, écrit dans le dialecte picard, est aux manuscrits de la
Bibliothèque Nationale, fonds de Sorbonne, n» 454. Avant d'être publié
jiar MM. L. Moland et d'IIéricault, il l'avait été par M. Fr. Mii-hel dans
le volume du Panthéon littéraire, consacré au théâtre du moyen àgo. Un
en trouve une imitation dans la France kistoriq^ùe, livraison du l<-''' dé-
cembre 1832.
CONTES ET NOUVELLES DU XIII'' SIÈCLE. 509
Iriomplianlo dans son (lévoueineiit. Ces anciens romans ai-
ment à donner aux l'ennnes ini rôle h la l'ois sacrifié et pré-
pondérant. Tantôt on les expose, comme la Comtesse de Pon-
tliieu, à des aventures dans les forêts, à des rencontres de
brigands, où elles subissent les derniers ontrages' ; tantôt on
fait des paris insolents sur les défaillances de leur vertu, et
ceux qui ont tenu la gageure contre l'honneur féminin ne
reculent, pour gagner, devant aucun moyen : ruse, violence,
corruption, mensonge, calomnie, rien ne leur coûte, rien
n'est épargné. De l'abîme oi^i les précipite soudain le crime
ou la fatalité, les femmes se relèvent soit par leur énergie
persévérante et leur douceur intrépide, comme la (( belle
Jehanne, » soit par l'ascendant même et les victoires mi-
racideuses de leur beauté, comme la « comtesse de Pon-
thieu : » l'épreuve tourne le plus souvent à leur gloire ; elle
les rétablit et les ramène, après mille aventures, au rang
d'où elles étaient déchues, et leur vie si agitée finit dans le
repos d'un bonlieur parfait.
Une autre idée favorite de nos vieux conteurs est de mettre
dans l'amour le contraste et l'obstacle des religions et des
races. Ils se plaisent h. unir par le mariage ou par la passion
des cœurs que l'ardente hostilité des croisades sépare si
profondément : la comtesse de Ponthieu, prise en mer par
des Sarrasins, épouse le Soudan du Maroc; Aucassin, fils du
comte de Beaucaire, aime éperdument une jeune captive du
pays barbaresque, Nicolette-. Cet amour, qui offense à la fois
le monde et Dieu, et que la société comme la religion ré-
prouve, s'emporte dans sa violence contrariée à des éclats
d'une impiété toute moderne ; il blasphème avec une ironie
superbe les plus terriljles croyances du christianisme. « Beau
1. Voit' le roman (nii porte ce titre, et l'indication des imitations mo-
dernes qui en ont été faites au xviii'-' siècle. — L. Moland et d'iléricault,
p. xxxv-xxxviii. Le texte publié en ISoO est tiré des mss. 453 (supplém. IV.)
et 7183 (Caiigé). 11 est écrit en dialecte picard.
2. .Vourei/e.s franroises du xiii" siàie, p. 229. — Dans le pûC'me d'aven-
tures de Flure et lilunchclleur, c'est un pa'ien qui aime une chrétienne. //<;>-
toiie lUU'iaire, t. XXll, p. 818-82'i.
510 LES ROMANCIERS.
Sire, dit le comte de Beaucaire à son fds, si vous ne renoncez
à Nicolette, votre âme ira tout droit en enfer et ne verra ia-
mais le paradis ! ' — Et qu'ai-je à faire en paradis, réplique
l'impétueux amant. Ce que je veux, c'est Nicolette, ma très-
douce amie, que j'aime tant. Je vais vous dire ceux qui vont
en paradis. Ce sont de vieux prêtres éclopés et manchots, de
vieux moines toujours crachants et toussants devant les au-
tels et les cryptes, de vieilles nonnes bouffies de tumeurs et
de maladies; avec ces gens-là je n'ai que faire. C'est en enfer
que je veux aller. Là vont les beaux clercs et les élégants
chevaliers qui sont morts aux guerres et aux tournois, les
belles dames courtoises bien pourvues d'amants, les harpeurs,
les jongleurs, tous les rois du siècle. Avec eux je veux aller,
mais que j'aie Nicolette, ma très-douce amie avec moi^ » Il
y a déjà comme une pointe de l'audace irréligieuse d'un don
Juan dans ce jeune cavalier du xiii'' siècle.
Bien que les sujets de ces romans soient pour la plupart
d'invention pure et que la fantaisie du narrateur s'y donne
pleine carrière, on essaie de les colorer d'une certaine vrai-
semblance historique; on les rattache de près ou de loin à des
faits connus. Le roman de YEmpereur Constant, l'un des
plus médiocres, aboutit à la naissance de Constantin (( kl fu
puis molt preudom^; » le conte du Roi Flore renferme des
\. «En paradis qu'ai-je à faire? Je n'i quier entrer, mais que j'aie
Nicoiete ma très-douce amie que j'aim tant. C'en paradis ne vont fors tex
gens corn je vous dirai : il i vont ci viel prestre et cil viel clop et cil manke
qui tote jor et tote nuit crapent devant ces autex et en ces vies croûtes, et
cil à ces vies capes érèses (usées), qui sont nus et décaus et eslrunielé...
Icil vont en paradis; aveuc ciax n'ai jou que faire. Mais en infer voil jou
aler : car en infer vont li bel clerc et li bel cevalier qui sont mort as torncns
et as rices guerres, et li bien sergant et ii franc home. Aveuc ciax voil jou
aler. Et s'i vont les bêles dames cortoises, que eles ont deux amis ou trois
avoue leur barons... Et si i vont lieri)eor et jogleoretli roi del siècle. Aveuc
ciax voil jou aler, mais que j'aie Nicoiete ma très-douce amie aveuc mi. »
P. 243, 244.
2. Nouvelles françoises du xn\o siècle, p. 32. — Ce roman, contenu dans
un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, fonds de Sorbonne, n" 509, est
apprécié dans VHistoire littéraire, t. XXI, p. 571-573. — Lire aussi, dans
la Romania (avril 1877, p. ICI), un travail approfondi sur le cycle légen-
CONTES ET NOUVELLES DU XIII'' SIÈCLE. 51i
allusions h la fondation réconte de l'empire latin de Con-
stantinople ' ; la couitessc de Ponthieu, mariée au soudan du
Maroc, en a une fille qui devient la mère a du courtois turc
Salehadin, tant preus et sages et conquérant^. » 11 serait
étonnant que l'histoire fût dédaignée de nos conteurs, lors-
qu'elle tient une si large place dans les poëmes de nos trou-
vères.
Tout en reconnaissant que la verve et la fécondité ne man-
quent pas aux romanciers du xiii'= siècle, il faut avouer que
l'art de composer un récit est, chez eux, Lien faible encore.
Ils ont d'heureuses saillies, mais ils ne savent ni choisir avec
goût les détails, ni les disposer et les assortir ; leur talent
n'existe qu'à l'état d'instinct. Les incidents se suivent au gré
d'une imagination hardie et puérile qui se permet tout, qui
ne recule ni devant l'extravagant, ni devant le grossier et
l'obscène, qui ne s'inquiète jamais de justifier ce qu'elle in-
vente, qui respecte aussi peu la délicatesse que le bon sens.
On n'a pas d'autre plan que le hasard ; rien n'est amené ni
préparé; on passe brusquement d'un épisode h l'autre, et
quand le narrateur fatigué est à bout d'invention, il le déclare
et prend congé du lecteur. Le style a pour mérite unique
la facilité d'une expression courante et claire. Il est sans re-
lief, comme il est sans étude et sans variété. Les descriptions
se ressemblent et se répètent. Les beaux chevaliers sont in-
variablement <( bien taillés de gambes, de pies, de cors et de
bras ; ils ont les cheveux blons et menus recercelés, les yeux
vairs et riants, la face clere et traitice, le nés haut et bien
assis : » les belles dames ou « mescinetes » ont les (( lèvres
vermeilles plus que n'est cerise ni rose el tans d'esté, les dens
blanches et menues, elles sont grailes parmi les flans, qu'en
vos deux mains les peusciésenclorre. » Toujours et partout
un personnage respectable est (( preus et vaillans et boins as
tlaire dont Constantin était le héros, cycle en vers et en prose auquel
appartient le roman dont il est ici question.
1. Page 15f5.
•2. Page 2^28.
512 LES ROMANCIERS.
armes, courtois, larges et deboinaires, ne mie orghelleus ; ))
une femme vertueuse est (( haute dame et gentille, molt amée
de boines gens. » 11 y a dans cette littérature naissante autant
de phrases toutes faites et de lieuK connnuns descriptifs que
dans les littératures vieiUies. Rien d'étonnant : le narrateur
ne voit que l'aspect extérieur des choses et se borne à l'in-
diquer d'un trait rapide et suporhciel. Le mieux écrit de ces
premiers romans, celui dont le style a le plus de grâce et
de douceur, est le roman d'.4.</mss/« et Aicolette \ Œuvre
d'inspiration provençale sous une forme française, ce joli
conte, mêlé de chant, rappelle, par sa vivacité briUante, la
beUe pastorale d'Adam de la Halle, Robin et M avion, qui,
elle aussi, disions-nous plus haut% est comme iUuminée
d'un reflet du ciel du Midi. Ici, tout est riant et plein de so-
leil ; la fête de la nature répond aux transports charmants des
cœurs; une atmosplière chaude et légère enveloi)pe la scène où
l'action se déploie, où les sentiments parlent, où les person-
nages épuisent les joies et les épreuves de leur amoureuse
destinée.
Au xiv'= siècle, le roman a perdu les grâces naïves, l'abon-
dance facile, l'heureuse insouciance qui caractérisent les in-
ventions de l'âge précédent; il n'a pas encore acquis les mé-
rites nouveaux qui compenseront un jour l'absence des
qualités qu'il n'a plus. C'est pour l'imagination une époque
de langueur et de tourment ; pour la langue, une période de
crise : la terrible réalité de la guerre de Cent ans obsède et
envahit les esprits ; toute la vigueur du génie français passe
dans les histoires qui retracent les souffrances et les angoisses
de la patrie. Pourtant, au début du siècle, avant l'ère des dé-
sastres, quelque chose de l'aimable simplicité primitive sub-
1. Nouvelles fraiiroises du xiu'^ aiccle, p. 231. — On possède une copie
unique de ce conte; c'est le inanusciil coté n" 7989 du fonds français de
la nibliolhèque Nationale. Les nouveaux éditeurs citent dans leur Intro-
duction les imitations et les publications qui, de bonne lieure, ont été faites
de ce loman, p. i.xi, lxii. — Voir aussi VHisloire liiléraire, t. XIX,
p. 74y-7Gl.
■2. Tome U'^, p. 506.
CONTES ET NOUVELLES DU XIV'= SIÈCLE. 513
siste et fait ragromenl de certains récits venus jusqu'cà nous;
plus tard, sur la limite de ce siècle et du précédent, d'autres
romans, écrits pendant l'une des courtes trêves où l'on res-
pirait entre deux catastrophes, nous révèlent le commence-
ment de celte inlluence qui sera si durable et si forte sur
notre littérature, — l'influence italienne. Ces deux traits mé-
ritent d'être signalés dans les meilleurs morceaux du recueil
récent de MM. L. Moland et d'Héricault : Nouvelles françaises
en prose du xiv'^ siècle^.
La légende d'Assenctk ouvre ce volume. Ce n'est qu'une
fiction de quelques pages, composée sans doute parles juifs
convertis des premiers siècles, recueillie dans le Miroir /lis-
ioriqne de Vincent de Beauvais-, et traduite en français par
Jean de Vignay, entre les années 1317 et 1327 ^ M. Saint-
Marc Girardin en a finement apprécié le charme original, lors-
qu'il a dit qu'on y retrouve le génie de l'Orient mêlé aux plus
délicates inspirations du génie chrétien''. Celte fiction rap-
pelle à la fois la Bible et les Mille et une -Nuits. Fille de Pu-
tiphar, conseiller maître de Pharaon, Asseneth, (( belle entre
toutes les vierges de la terre, » habitait le plus haut étage
d'une tour qui ilanquait la maison de son père et s'élevait
1. Paris, Janet, 1858.
2. Le Spéculum hi^toriale, est du xiii" siècle. — Vincent de Beauvais,
dominicain, né en 1200, mort en 1:2G4, a composé une soite d'encyclopédie
sous le litre de Spéculum maj us. Ce « Miroir général » se divise en quatre
paities : le miroir naturel, ou description de la nature, le miroir moral,
résumé des sciences moralis, le miroir scientifique, ou spéculum doctrinale,
contenant la philosophie, la physique, la rhétoi'ique, la politique, le droit,
la grammaire, etc., enlin, le miroir historique. Celte compilation a été
imprimée en 10 vol. in-fol. en 1473.
3. Mss. de la Bibliothèque Nationale, n» 0938, fonds français. — Le ma-
nuscrit est daté de 1333. Jean de Vignay, religieux hospitalier de l'hùtel
et ordre de Saint-J,icques-du-Haut-Pas, à Paris, a traduit, à la requête de
Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe de Valois, le Miroir historique,
la Lvijende dorée de Jacques de Voragine, la Moralité du Jeu des échecs, de
Gilles de Rome, les Epitres et Évangiles pour tous les jours de l'année.
4. Essais de littérature et de morale, 1833, t. H, p. 110-121. — Brunet,
Évangiles apocrypkes, 1849, p. 336. — L. Moland et d'Héricault, Intro-
duction, p. xiv-xvi. — Louandre, Les vieux conteurs français. Revue des
Deux-Mondes, 13 septembre 1873.
33
S14 LES ROMANCIERS.
au milieu d'un verger magnifique, arrosé d'eaux vives. Sa
chambre, faite de marbres de couleur, incrustés de pierres
précieuses et tapissés de draps d'or, contenait un lit doré
couvert d'une étoffe de pourpre u tissue à or et à jacintes. »
(( Là dormait Asseneth seule, et aucun homme ne s'était
assis sur ce lit. » Et (( Asseneth était grande comme Sara,
gracieuse comme Rébecca et belle comme Rachel. » Un jour,
envoyé par Putiphar, Joseph vint à la tour. « Et estoit Jo-
seph vestu d'une cote blanche très-resplendissante et d'un
mantel de pourpre tyssu d'or ; et avoit une couronne dorée sur
son chief, et en cette couronne estoient douze très-fines pier-
res, et sur ces pierres il y avoit douze estoiles d'or, et tenoit
en sa main verge royale et un rameau d'olivier très-plain de
fruits. »
Quand Asseneth le vit s'avancer sur un beau char traîné
par quatre chevaux <( blancs comme neige, » elle s'écria :
(; Voici le soleil qui vient à nous en son char! Je ne savoie
pas que Joseph fust fils de Dieu. Qui peut engendrer si grant
beauté d'homme, et quel sein de femme peut porter telle lu-
mière? » Joseph consent à l'épouser, à condition qu'elle re-
niera ses idoles. Asseneth, u malade de paour et de joie, »
renonce aux dieux qu'elle adorait, et fait pénitence. Pendant
sept jours, vêtue d'une cote noire, le front chargé de cendre,
elle pleure amèrement ; elle a jeté (( toutes ses ydoles par la
fenestre, et donné toute sa viande royale aux chiens. » Alors
une lumière brille à l'Orient, un ange descend du ciel en sa
chambre, avec un visage enflammé; il lui met la main sur la
tête et la bénit : u Asseneth! Asseneth ! esjoïs loi et conforte,
car ton nom de vierge est escript el livre des vivans, et je t'ay
donnée espouse à Joseph. » Le lendemain, Josejjh revint à la
tour ; Pharaon leur posa sur la tête « couronnes d'or, les meil-
leures que il avoit, » leur fit grans noces el grants disners qui
durèrent sept jours et conunanda quenulz ne feisl œuvre, les
noces durantes', n Ce joli récit, cette légende dorée, où la
1. Pages 4, 7, 8, 11.
CONTES ET NOUVELLES DU XIV SIECLE. olo
splendeur orientale s'enveloppe et se tempère de naïveté gau-
loise, est comme un joyau détaché de la richesse biblique par
le traducteur Jean de Vignay et enchâssé dans la prose de
notre ancienne littérature.
Le roman de Troilas, qui remplit la seconde moitié du
même récit, est d'un genre très-différent et suggère de tout
autres observations ' . Il s'agit des amours de Troilus et de
Briséis ou Briséida, amours d'abord fortunées et voluptueu-
sement décrites, puis rompues brusquement par l'infidélité
de la maîtresse et par le trépas de l'amant. C'est Là, on le
voit, un épisode de la légende troyenne, expliquée ailleurs ^^
et si souvent mise en vers et en prose, en drame et en roman,
depuis le poëme de Benoist de Sainte-More jusqu'à la pièce de
Shakespeare, « Troille et Cressida. » Nous ne recommence-
rons pas, à ce propos, une étude spéciale et des comparai-
sons littéraires qui sortiraient du plan de ce livre * ; ce qui
nous importe ici et nous intéresse, c'est moins le sujet très-
connu et un peu banal de ce roman, que le visible progrès
dont témoigne le style du romancier. Il nous semble utUe d'en
chercher la raison. Deux siècles après Benoist de Sainte-
More, Boccace, remaniant à son tour la légende troyenne,
1. Le recueil ne contient ([ue trois romans : A?.w\eth, Troilus, et entre les
deux, Vllistoire de Foulques Fitz Warin. Cette liistoire, traduite d'un ancien
poëme qui n'existe plus, appartient, pour le fond et pour la forme, à l'Angle-
terre. Elle est écrite dans le dialecte ani^lo-normand, qui, au xiv siècle,
s'était alourdi et corrompu au contact de l'idiome anglo-saxon ; aussi est-
elle d'une lecture difficile et peu agréable. La savante Introduction des
éditeurs explique les origines de cette légende, les développements du
poëme tiansformé en roman davenlures, et donne tous les renseignements
bibliographiques utiles à connaître. — P. xvi-xlv. Le texte, imprimé à
Paris en 1840 par M. Fr. .Michel, à Londres en 1853 par M. Thomas Wright,
est lire d'un manuscrit du Briliah Muséum (ms. reg. 12, cxu), qui est du
temps d'Edouard II (1307-1327.)
2. Voir tome l^r, p. 2U-260.
3. Nous ci'oyons devoir signaler le travail approfondi et les Curieuses
recherches de MM. L. Moland et d'IIéricault sur les origines et les trans-
fornations de la légende troyenne: anciens et modernes, français et étran-
gers, poètes, chroniqueurs, dramaturges et romanciers, tous ceux qui, de-
puis liumère jusqu'il Shakespeare, ont touché à la légende, sont cités et
appréciés en pleine connaissance de cause. — Introduction, p. xr.v-cxxxiv.
S16 LES ROMANCIERS.
déjà paraphrasée en 1287 par Y Historia irojana du médecin
sicilien Guido délie Columne, y avail choisi l'épisode des
amours de Troïlus, et en avail fait un poëme plein de pas-
sion, de tendresse et de langueur, intitulé // Filostrato *. Le
roman français que nous examinons n'est qu'une traduction
lihre des octaves du poêle florentin : faut-il allrihuer à l'ori-
ginal les mérites qui distinguent lïmitation? Sans contredit,
et nous avons là un exemple fort ancien de l'influence exercée
sur notre littéi'ature par la supériorité naissante des grands
écrivains de l'Italie.
Expliquons-nous Lien. Cette question des rapports litté-
raires de la France avec l'Italie, et de la réciprocité des ser-
vices que les deux pays se sont rendus, est assez souvent
ohscurcie d'une équivoque facile à dissiper. Il est certain, et
n(jus l'avons dit ailleurs, que la gloire et le mérite de la prio-
rité nous appartiennent : l'imagination française, déjà riche
et puissante à une époque où le génie de la péninside s'igno-
rait encore lui-même, avait tout donné, dès le xn'' siècle, à
l'Italie ; notre langue, nos poèmes, nos chroniques, nos fic-
tions gaies ou sérieuses franchirent aussitôt les monts, et
cette invasion, qui féconda l'Italie, dura environ deux cents
ans^ Au déclin du moyen âge, un mouvement se fait en sens
contraire. Les génies italiens, opulents de nos dépouilles, sa-
vent se créer, tout en nous imitant, une richesse propre; ils
se donnent une originalité qui déjà commence à se retirer de
nous, et des mérites que l'improvisation paresseuse de nos
trouvères a, de tout temps, trop ni'gligés. Ils nous surpassent
dans l'art patient et difficile de composer avec goût et d'é-
crire avec délicatesse ; leur langue souple et sonore, élégam-
ment travaillée, touche à la perfection littéraire, tandis que la
notre, perdant son avance, s'attarde et s'appesantit dans une
demi-barbarie. Beaucoiq» de nos anciennes fictions, portées au
loin par le premier essor du génie français, nous reviennent
1. Doccace, né à Paris eu 1313, nioiinil à Florence en 1373,
2. Tome \^% p. 105, 268, 33'J.
CONTES ET NOrVELLES DU XIV SIÈCLE. 517
alors d'Italie, transforniôos par un art brillant, nouveau pour
nous, vêtues d'une parure gracieuse dont le prestige é])louit
la France au point de lui faire oublier que le fond vient d'elle,
et qu"en accueillant ces créations charmantes elle reprend son
bien. Il y a donc, en r(''sumé, deux époques très-distinctes
dans cet échange international des productions littéraires des
deux pays; la seconde période, oîi les rôles sont intervertis,
date de la fin du xiv" siècle : l'heureuse Italie, en nous payant
une partie de sa dette, efface le souvenir et l'éclat des bien-
faits dont nous l'avons comblée.
Les relations politiques continuaient à faciliter ce com-
merce d'idées et cette action réciproque du génie des deux
peuples voisins. Un roi français était encore h Naples ; la
dynastie des ducs d'Anjou, comtes de Provence, occupait le
trône des Deux-Siciles. Aussi, le roman de Troïlus est-il
l'œuvre d'un seigneur angevin, grand-officier de la couronne
de Naples. Pierre de Beauveau, seigneur de la Roche-sur-Yon,
gouverneur du Maine, sénéchal de Provence et d'Anjou, nous
déclare dans son prologue qu'ayant un jour pénétré dans la
bibliothèque du roi de Sicile, son maître ', il y découvrit, au
milieu de (( mains romans et de mains livres, » un petit écrit
en langue italienne, « appelé Fillostrato, » et que charmé de
son style « très-piteulx et plaisant, » il entreprit de le mettre
en français. Ce personnage était fils de Jean II de Beauvau,
qui mourut, en 13D1, capitaine du château et de la cité de
Tarente; son nom figure a^ec honneur dans l'histoire des
dernières campagnes de la guerre de Cent ans : Jean Char-
tier, Juvénal des Ursins, Jean de Courdigné, auteur des An-
nales (T Anjou, le citent aux années lil6, 1418, 1424, 1431
et mentionnent ses exploits. Aussi galant chevalier que brave
soldat, il composait « de plaisants diz, de gracieuses chan-
çonnetes et balades, » se prodiguant fort au service des
dames, où il fut un jour mortellement atteint et navré : l'in-
fidélité d'une maîtresse, éperdument aimée, lui fit au cœur
1. P. 119. 120.
o!8 LES hOMANCIERS,
une blessure incurable. C'est pour endormir et tromper sa
douleur qu'il traduisit ce roman qui lui offrait la peinture
d'un malheur semblable au sien ; il le « translata, » dit-il,
« en larmoyant ; » il y mit, en effet, tout son cœur, et grâce
à l'inspiration de cette sympathie profonde, il réussit à
rendre les sentiments passionnés, l'ardente mélancolie dont
le poëme original est rempli. Les qualités de l'auteur italien,
la richesse des développements, l'observation fine et péné-
trante du cœur humain, la douceur harmonieuse du style,
l'éloquence ingénieuse, mais diffuse et maniérée, des senti-
ments, cette verve et cette facilité supérieure qui caractérisent
les vrais talents, ont passé, en partie du moins, dans la tra-
duction de l'amoureux sénéchal.
La prose du moyen âge, en reproduisant un modèle brillant
et gracieux, prend de l'ampleur, du nombre, une allure aisée,
une forme régulière et polie, sans perdre sa piquante naïveté :
dès les premières pages de ce récit, on est frappé des diffé-
rences qui le distinguent des romans que nous avons analysés.
Pierre de Beauveau imite les défauts de l'original en même
temps que ses beatités ; nous voyons paraître çà et là dans son
vieux style les concetti dont le faux éclat abusera, au xyi'= siècle,
le goût française L'amour qui est peint quelquefois sous les
dehors d'une galanterie délicate, comme le mobile des nobles
sentiments, comme le mérite suprême qui achève et accomplit
l'honnête homme-, est le plus souvent décrit avec la licence
d'imagination particulière aux conteurs italiens. Composé
vers la fin du xiv'= siècle ou dans les commencements de l'âge
1. «Et quant aiicmi venlelet veiioit de celé part, qui lui frappoit au
visage, il disoit que c'esloit des souppii'S que Brisaïda lui envoyoit... Maiu-
tenant je suis le feu que j'ay liié des yeuix et du visage de Brisaïda ; je
ars et brûle plus que jamais... Et si le soleil descend au lieu là oii vous
estes, je le regarde avec ung despit et envie, pource qu'il me semble
qu'il prend plaisir à veoir mon bien et qu'il se lève plus matin qu'il n'a
accoustiimé pour le désir qui! a de retourner pour vous veoir...» P. 189,
239, 284.
2. « Troïlus prenoit très-granl plaisir de veoir les jeunes gens honnes-
lement et gentement habillez, et teiioit ung chacun, de quelque condition
qu'il fut, perdu s'il n'estoit amoureux.» P. 198.
ANTOINK DE LA SALLE. 510
suivant, ce roman obtint un grand succbs ; les nombreux ma-
nuscrits qui le contiennent en sont la preuve'. Récit entraî-
nant, animé, pathétique, il exerça sur les esprits une influence
secrète mais réelle, et les tourna vers l'imitation de la litté-
rature italienne en montrant ce que le génie d'un peuple
étranger pouvait offrir de ressources pour développer et
féconder le génie national.
n
Le roman de mœars et la satire en prose au XV^ siècle. —
Antoine de la Salle.
Un autre écrivain, plus jeune que Pierre deBeauvau, comme
lui protégé des rois de Sicile, entra dans la voie que le séné-
chal venait d'ouvrir et prit modèle sur les conteurs italiens :
nous voulons parler d'Antoine de la Salle, le plus remarqua-
ble romancier du xv" siècle, l'auteur des Cent Nouvelles nou-
velles, de la Plaisante chronicque du Petit Jehan de Saintré.
La Salle était bourguignon^. Né en 1398, il vécut au delà de
1461. Il nous apprend lui-même, dans un de ses ouvrages
non publié *, qu'il remplissait les fonctions de viguier d'Arles
en 1424; il était, à la même époque, secrétaire de Louis III
d'Anjou, comte de Provence, roi de Naples et de Sicile, qu'il
accompagna en Italie l'année suivante. C'est ce même roi
Louis III qui, en 1431, chargea Pierre de Beauvau de négo-
cier son mariage avec la fdle du duc de Savoie ; on peut donc
supposer, sans témérité aucune, que nos deux romanciers,
attachés au service du même prince, vivant l'un et l'autre h
1. Introduction, p. cvi.
2. Gollat, Mémoires de la république scquanoise, p. 890.
3. Il existe deux manuscrits de cet ouvrac:e à Bruxelles. Notre écrivain
l'a composé, vers la tin de sa vie, pour l'instruction de ses élèves, les trois
fils du comte de Saint-Pol. Le Grand d'Aussy en a donné un extrait {Notices
et extraits des mss. de la Bibliotitcque Nationale, t. V, p. 292.) — A la suite
du Petit Jehan de Saintré, les manuscrits et quelques éditions imprimées
présentent aussi une œuvre historique composée par Antoine de la Salle
pendant son séjour dans les états du duc de Bourgogne ; elle a pour titre :
Addicion extraite des Chroniques de Flandres.
o20 LES ROMANCIERS.
sa cour, s'y sont connus et fréquentés. La Salle connut aussi
à Rome le Pogge, que ses Facéties mordantes et cyniques,
mises à l'index, n'empêchèrent pas d'être secrétaire aposto-
lique sous les pontificats successifs de huit papes ; ce livre
lui plut fort, dans le premier scandale de sa nouveauté, et il
y puisa largement, quelques années plus tard, lorsqu'il écri-
vit chez le duc de Bourgogne, à Genappe, les Cent Nouvelles
nouvelles. Le roi Louis III était mort en 1434. Son succes-
seur, le roi René, grand ami des écrivains et des artistes,
littérateur et artiste lui-même*, retint le spirituel secrétaire
auprès de sa personne et lui donna, avec le titre de chambel-
lan et d'écuyer, la charge d'élever son fils aîné, Jean d'Anjou,
duc de Calabre, âgé de sept ans. Le soin de cette royale édu-
cation et le séjour du précepteur cà la cour de René durèrent
jusqu'à l'année 1448.
Dans l'intervalle, le maître composa pour son élève et
lui dédia un recueil encyclopédique qui contenait un traité
de morale d'après Cicéron, une traduction abrégée de
Frontin, la légende du Paradis de la royne Sihille, la Chro-
nique des rois de Sicile et de nombreux dét:iils sur le céré-
monial des cours, sur le blason, sur les gages de bataille,
l'art de la guerre et la chevalerie : il l'intitula plaisamment
la Sallade, par un douille jeu de mots, selon le goût de ce
temps-là ^ En 1447, Antoine de la Salle fut choisi, en
qualité d'écuyer du roi, pour l'un des juges du tournoi de
Saumur. L'année suivante, ayant achevé l'éducation de
Jean d'Anjou, il quitta la cour de René et passa au service
.de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, qui lui donna
1. Le roi René, sa vie, son administration, ses travaux artistiques et lit-
téraires, d'après les docuraents inédits des archives de France et d'Italie,
par M. Lecoy de la Marche, 2 vol. 1875. — Voir surtout, t. II, ch. iv et v,
p. 133-19G.
2. «La Sallade est ainsi nommée, dil-il dans sa dédicace a Jean d'Anjou,
parce qu'en la sallade se met plusieurs bonnes herbes.» C'est aussi i)ar
allusion au nom de l'auteur. Cet ouvraiie où est cité Jehan Michel présente-
ment evesque d'Angiers (lequel prélat occupa le siège d'Angers jusqu'en
1447), fut imprimé deux fois: 1° à Paris, sans date, in-folio; 2° à Paris,
chez Philippe le Noir, 1527, in-folio.
ANTOINE DE LA SALLK. o2l
ses enfants h élever et l'emmena en Flandre, auprès de Phi-
lippe le Bon, duc de Bourgogne. Avant son départ, le roi de
Sicile l'avait gratifié d'un cadeau de cent florins, dont il est
fait mention dans les comptes de la maison d'Anjou*. C'est
en Flandre, sous l'inspiration de ses nouveaux protecteurs,
au milieu des pensionnaires lettrés de l'opulente maison de
Bourgogne, que notre écrivain, excité tout ensemble par l'es-
prit satirique et par l'enthousiasme chevaleresque qu'il voyait
régner autour de lui, donna l'essor à son imagination et com-
posa, en dix ans, ces trois ouvrages de prose excellente, aux-
quels il doit sa célébrité : les Quinze joyes du mariage, les
Cent Nouvelles nouvelles et le Petit Jehan de Saintré. La tar-
dive fécondité d'im talent si fin et si souple, éclatant tout à
coup, se reconnut aux mérites variés et à la perfection de ses
écrits.
Les Quinze joyes du mariage parurent d'abord '. Elles sont
citées dans les Cent Nouvelles nouvelles qui ont précédé la
Plaisante chronicque de Saintré. Nous lui attribuons sans
hésiter le premier de ces trois ouvrages, bien qu'il n'y ait pas
déclaré ouvertement son nom' : les ressemblances de ton,
de style et d'esprit qu'il est si facile de noter entre cet écrit et
les deux suivants parlent assez d'elles-mêmes et désignent
suffisamment l'auteur. Il n'est guère probable qu'un inconnu
ait possédé au même degré des qualités pareilles, ce rare ta-
lent d'observer, de conter et de peindre, et que la Salle ait eu
pour rival anonyme un autre lui-môme. L'air de parenté
nous semble ici le meilleur des arguments*. Ce petit livre
1. A la date du 19 juin 1448 : «Item, Anthonio de Salla, nostro sculifero
et familiari, florenos cenium, quos ei graciose dedimus, duin novissime a
domoiio^tra ilî.scessi'f. — Archives Nationale», p. 1334''». — Vaiiet de Viii-
ville, Nuiaelk Biographie générale. — Lecoy de la Marche, t. Il, p. 17G.
2. Probahlement en 1450. — Édition Janet (1833), Introduction, p. viii.
3. Un manuscrit de 1464, découvert à Rouen, contient un huilain éniu'uia-
tiiiue où la Salle a révélé et déguisé son nom. — Vallet de Viiiville, Nou-
velle Biographie générale. — Voir aussi l'édition Janet, p. vi, vu.
4. Le dialecte picard domine dans l'ouvrage, selon la remarque de
Le Duchat, ce qui n'est pas étonnant puisque l'auteur habitait alors le nord
de la France. On y trouve cependant un grand nombre d'expressions usitées
52-2 LES ROMANCIERS.
n'est pas, il est vrai, un roman : c'est une satire contre le
mariage, un pamphlet mordant et incisif contre la tyrannie
capricieuse et l'inlidélité des femmes. Mais les mœurs bour-
geoises y sont touchées d'un trait si juste, l'intérieur des
ménages populaires du xy*" siècle y est représenté dans des
tableaux si vrais et si vivants que nul roman de mœurs, au
moyen âge, n'a égalé la finesse, le piquant, le rehef de ces
descriptions, l'abondance et la verve de ce style aimable,
enjoué, naturel, où la malice s'enveloppe de bonhomie, où le
scepticisme railleur prend un air de naïveté.
Antoine de la Salle est le premier des prosateurs français du
xv'' siècle, après Comines . 11 a donné comme un modèle du style
comique en vieille prose française, et nous ne connaissons
guère de comédie en prose, avant le xvn" siècle, qui nous offre
l'équivalent des réparties spirituelles, des dialogues animés, et
de cette rapide succession de scènes et de portraits dont sont
remplies et égayées les Quinze joyes du mariage. Écoutez les
caquets des commères assises au pied du lit de l'accouchée,
dans la Tierce joye, leurs propos qui se croisent, les médi-
sances qui volent de bouche en bouche et daubent le mari
aux applaudissements de la femme; assistez aux tête-à-tète
des deux époux, à leurs querelles intestines compliquées de
l'intervention des parents, des voisins, des enfants et des do-
mestiques ; suivez dans l'inépuisable fécondité de ses arti-
fices l'humeur mobile, tour à tour caressante et grondeuse,
de l'épouse, en contraste avec la patience résignée de l'époux,
et vous reconnaîtrez que le théâtre, qui a produit en tant de
façons le type éternel du bonhomme Chrysale, n'a rien de plus
vif, de plus alerte, de plus finement ol)servé. D'où vient ce
titre ironique donné par l'auteur à son œuvre? On peut y voir
une allusion à ces prières en français qui s'ajoutaient aux
offices, dans les hvres d'heures, et qui s'intitulaient, par
exemple, les Quinze joyes ou les Quinze douleurs de Notre-
Dame, mère de Dieu; nous avons ici comme une litanie des
partictilièiement ou exclusivement dans le Midi qu'il avait autrefois et long-
temps habité. — Introduction, p. ix.
ANTOINE DE LA SALLE. 523
tribiilfi lions du mariage oi^i revient sans cesse, pour conclure
chaque énuméralion, le répons sacramentel : (c Ainsi usera
sa vie en languissant toujours, et finira misérablement ses
Jours ^. n Cette irrévérencieuse imitation n'est pas sans in-
convénient. L'auteur, pour remplir son cadre, est forcé de
trouver dans le mariage « quinze joies )) bien distinctes et de
diviser sa matière en quinze parties d'égale importance ; or,
il arrive, surtout vers la fin, que, le sujet venant à s'épuiser,
ces divisions arbitraires sont vagues et confuses, et que les
derniers chapitres répètent les premiers. De là, des longueurs,
des allures moins vives, un intérêt moins soutenu, et c'est, à
notre avis, le seul défaut littéraire qu'on puisse reprocher à
l'écrivain. Quant à blâmer son scepticisme railleur et à le
taxer d'immoralité, comme l'ont fait certains critiques, ce
serait prendre trop au sérieux une œuvre si légère et donner
bien de la gravité cà un pur jeu d'esprit-.
Les Cent Nouvelles nouvelles, dont la légèreté est moins
facile à excuser, furent racontées, sinon écrites, dans l'inter-
valle de l'année 1456 h l'année 1461. Le dauphin de France,
1. «Et comme aucunes dévotes créatures, pensans en la Vierge Marie, et
considérant les grandes joyes qu'elle povoit avoir durans les saincis mis-
lères qui turent en l'Annonciation... et autres, au nom et pour l'oniieur des-
quelles plusieurs bons catholiques ont fait plusieurs belles et dévotes orai-
sons à la loiienge d'icelle benoicte Vierge Marie, moy aussi, pensant et
considérant le fait de mariage, ay advisé qu'il y a quinze séréuionics, les
quelles ceulx qui sont mariés tiennent à joyes, plaisances et félicités, mais,
selon tout bon entendement, colles quinze joyes sont les plus grans tour-
ments, douleurs, tristesses qui soient en terre...» — Prologue, p. 6.
2. En terminant, l'auteur fait amende honorable aux dames et s'offre à
écrire contre les maris. «Et si elles n'estoient contentes de ce que j'ay cy
escrit, et elles vouloient que je preinsse peine à escrire pour elles, à la
fouUe (à la charge) des hommes, en bonne foy je m'ouffre : carj'ay plus
belle matière de le faire que cette cy n'est, veii les grans tors, griefs tt
oppressions que les hommes font aux femmes en plusieurs lieux... » P. loS.
— A la fin de l'Introduction, on trouvera d'intéressantes indications sur le
manuscrit des Quinze Joijes, rédigé en 1464, et sur les plus anciennes édi-
tions de cet ouvrage, p. xi-xvi, édition Janet, 185?.. — On peut rap|)rocher
des Quinze Joyes certaines satires en prose contre les femmes ou certaines
apologies du sexe féminin, qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale, dans
les manuscrits du xv^ siècle : « Le dialogue aiipologcliqne ercusatoire du dé wt
sexe féminin; le mtjroer des Dames nobles et illustres; L'Istoyre du Miroûer des
Dames mariées, nos 1130, 1189, 1190, t. 1er du catalogue, p. 190, 198, 363.
o24 LES ROMANCIERS.
le futur Louis XI, brouillé avec son père et exilé du royaume,
vivait alors au château de Genappe, en Brabant, où il recevait
de fréquentes visites du comte de Charolais, qui, à cette
époque, n'était pas son rival et ne s'appelait pas encore le Té-
méraire. Ces deux princes, en attendant l'heure de régner, te-
naient une cour mêlée et fort joyeuse, aux dépens du bon duc
Philippe de Bourgogne' ; le lieu était charmant : une vaste et
fertile campagne, semée de bois, arrosée des eaux paisibles
de la Dyle, s'ouvrait aux plaisirs de la promenade et de la
chasse. On se réunissait le soir autour d'une large chemint'e
où brûlaient des arbres entiers, ou bien, pendant l'été, sous
des tonnelles de vigne vierge, entre des murailles de buis
taillé. Là se succédaient, avec la verve grossière et la lD)erté
cynique de ce temps, les gais propos, et les récits d'aventures
scabreuses. Excitée par cette vie d'amusements et de bonne
chère, la folle humeur d'une jeunesse désœuvrée éclatait en
bruyantes audaces d'imagination et de paroles. Chacun ap-
portait son écot et disait sa nouvelle-.
Le nom des narrateurs s'est conservé en tête de leurs récits ;
ils étaient environ trente-cinq, parmi lesquels nous remarquons
Phihppe Pot, seigneur de la Roche, le même qui se signala aux
états généraux de Tours, en 1 483, Louis de Luxembourg, comte
de Saint-Pol, protecteur d'Antoine de la Salle, celui-ci, enfin,
l'auteur des Quinze joyes, à qui la cinquantième nouveUe est
1. Le (lac avait prorais au dauphin une pension de trois mille florins d'or
par mois. — «Les princii^anx de la suite du dict Dauphin, raconte Olivier
de la .Marche dans ses Mémoires, furent le seigneur de Montnuhan et le
baslard d'Armignae, avec le seigneur de Craou; et avoit mondit seigneur
le Dauphin de moult notables jeunes gens, comme le seigneur de Cressols,
le seigneur de Villers, de l'Estang, M. de Lau, M. de la Darde, Gaston du
Lyon; car il fut prince, et aima chiens et oiseaux, et mesme, où il sçavoit
nobles hommes de renommée, il les acheloit à poids d'or, et avoient très-
bonne condition. » Edit. du Dibliophile Jacob (1858). Notice, p. xii.
2. Une iioarelle est un fabliau en prose, un conle. Ce mol a d'abord
a])parlenu à la langue littéraire du Midi; il a passé de là en Italie d'où il
niius est revenu au xv^ siècle. Le Décnincron de Doccace est un recueil
de cent nouvelles; un autre recueil, imité du Décamcron et antérieur à celui-
ci, était intitulé : Le Cento iwvelle untichc. (Voir l'édit. de 1823, Milan.)
ANTOINE DE LA SALLE. 525
attribuée *. La part du comte de Cliarolais est de trois uou-
velles-; le dauphin de France, plus inventif, en raconte une
dizaine'. « Louis XI, dit Brantôme, aimoit fort les bons mots
et les subtils esprits... Et celui qui lui faisoit le meilleur conte
et le plus licencieux, il estoit le mieux venu et festoyé. Et luy
mesme ne s'espargnoit à en faire *... » Aussi l'a-t-on regardé
avec raison comme le principal inspirateur de ce recueil,
qu'on a souvent intitulé les Cent Nouvelles du roi Louis XL
La facétieuse compagnie du château de Genappe avait un
secrétaire; dans le recueil, il est appelé V Acteur ou le rédac-
teur : selon les vraisemblances, c'était Antoine de la Salle, l'un
de ces secrétaires qui, selon le mot de la comédie, ont tout
l'esprit dont leurs maîtres se font honneur. A quel autre titre
aurait-il figuré dans cette réunion de gentilshommes et de
princes? Et qui mieux que lui pouvait tenir la plume? 11 a
donc rédigé et certainement arrangé ce qu'il avait entendu
conter; il y a mis beaucoup du sien, beaucoup des Italiens,
soit pour le fond, soit pour la forme; c'est seulement quel-
ques années pins tard, lorsque le dauphin était devenu roi de
France, que le volume, ainsi composé, a paru^
1. La liste (le Ions ces noms se trouve dans la notice de l'édition de 1838,
p. xiii-xviii. Le seigneur de la Roche est un des plus féconds; il conte
jusqu'à douze nouvelles.
2. Les nouvelles IG, 17 et 38.
3. Nouvelles 2, 4, 7, 9, 11, 29, 33, 69, 70, 71. — L'épitre dédicatoire,
adressée au duc de Bourgogne et de Brabant, se termine par cet avertisse-
ment: «Et notez que, par toutes les nouvelles où il est dit yar Mon-
seigneur, il est entendu par Monmqneur h Dauphin, lequel depuis a suc-
cédé à la couronne, et est le roy Loys unziesme, car il estoit lors es pays
du duc de Bourgoigne.»
4. Introduction, p. xviu.
5. Nous devons dire que xM. Thomas Wright, à qui l'on doit la meil-
leure édition àes Cent Nouvelles /lOKue/ks (Bibliothèque EIzéviriennc, 183S),
pense que ces contes n'ont pas été réellement narrés et débités par les
princes et les seigneurs auxquels on les attribue, mais qu'ils sont tout
smpleuienl une œuvre écrite, une composition d'Antoine de la Salle. L'in-
génieux écrivain, pour accréditer son œuvre, aurait imaginé d'y faire inler-
veuir, comme narrateurs, d'illustres personnages; mais ce ne serait lii qu'une
feinte ou une fiction. Selon le même éditeur, VAverlisseuient qui nous signale
le roi Louis XI comme l'auteur de plusieurs récits ne se trouvait pas dans
le manuscrit original ; il a été ajouté à dessein par le premier imprimeur,
326 LES ROMANCIERS.
On peut y remarquer trois sortes de Nouvelles. Les unes
sont imitées de Boccace et des anciens fabliaux * ; les autres
sont empruntées aux Facéties du Pogge; le reste est original
et fondé sur des faits véritables^. « Se peut très-bien et par
raison fondée en apparente vérité, dit Y Acteur dans sapréface,
ce présent livre intituler de Cent Nouvelles nouvelles; jà soit
ce qu'elles soyent advenues es parties de France, d'Allemai-
gne, d'Angleterre, de Haynault, de Flandres, de Braibant,
etc. ; aussy, pour ce que l'estoffe, taille et façon d'icelles est
d'assez fresche mémoire et de myne beaucoup nouvelle. »
Par là se justifie le titre donné au recueil. Les Cent Nouvelles
nouvelles sont, pour la plupart, d'une origine plus française,
d'une date plus récente, d'un intérêt plus actuel que les récits
déjà surannés du Décaméron ; elles ont un air de nouveauté
et de fraîcheur que le recueil italien n'a plus ^ L'auteur a rai-
son de vanter c( la bonne mine et la façon » de ces Nouvelles;
si quelque chose peut excuser ou atténuer la grossièreté du
Véi'ui'd, et reproduit dans les éditions plus récentes. On sait que M. Wriglit
a découvert à Glasgow, dans la Bibliothèque du musée huntérien, un ma-
nuscrit des Cent Nouvelles nouvelles. Ce manuscrit, possédé par Gaignat au
xviii« siècle, et vendu pour 100 livres 1 sol en 17G9, avait disparu. Le
texte y diffère des éditions imprimées; le dialecte picard, très-sensiblo-
menl elTacé dans ces éditions, subsiste et domine dans le manuscrit.
1. Celle imitation est déclarée dans l'Epitre dé.licatoire : «Sans allaindre
le subtil et très-orné langage du livre de Cent nouvelles.» — Le Déca-
méron de Boccace, traduit en français, d'après une version latine, par Lau-
rent du Premier Faict, sous le règne de Cliarles VI, se trouvait en manus-
crit dans tontes les Bibliothèques royales et princières. — Mss. de la
Bibliothèque Nationale, t. !«•■, n»s 129, 240. La date indiquée est 1414.
2. L'édition de 1838 indique l'origine de chaque récit, comme aussi les
imitations qui en ont été laites au xvi" siècle en France ou en Italie. Paimi
les Nouvelles tirées de Boccace, citons les numéros 1, 9, 14, 16, 18, 19, 23,
34, 38, GO, 61, 64, 78, 88 et 91): les sujets pris ilu Pogge sont les numéros
3, 8, 11, 12, 20, 21, 32, 50, 79, 80, 83, 90, 91, 93, 93 et 99.
3. Sur le manuscrit unique et les anciennes éditions de ce recueil, voir
la notice placée en tête de l'édition de 1838, p. xx-xxir. — Il serait intéres-
sant de noter dans les Cent nouvelles nouvelles les traits de mœurs, les
réilexions et observations qui rappellent le texte des (Juinze Joyes. Citons
ici une seule de ces resseuiblances : vEsmectes (frontières) du pays de Hol-
lande, nn fol naguéres s'advisa de faire du pis qu'il pourrait, c'est assavoir
toy viarier.» (La xii" Nouvelle, p. 73.)
ANTOINE DE LA SALLE. 527
fond, c'est la grâce de la forme, ce style fm, piquant et péné-
trant, vif et précis dans son allure nonchalante, sous une ap-
parence de naïveté négligée. Le mérite original du livre et
de l'auteur est \k * .
L'œuvre capitale, et cette fois avouée, d'Antoine de la Salle,
la Chronicque du Petit Jehan de Saintré, fut achevée à la
même époque et dans ce même château de Genappe. Une
date précise, le 25 septembre 1459, nous est indiquée par
l'épître dédicatoire. L'auteur dédia ce roman cà son ancien
élève, Jean d'Anjou, duc de Lorraine et de Calabre, iils du
roi René; ce qui semlile prouver que, s'il y mit la dernière
main en Flandre, il l'avait écrit et préparé à la cour du roi
de Sicile. En effet, c'est bien Là un livre d'éducation première,
selon l'esprit du temps, et l'on a pu justement l'appeler le
Télémaque du xv" siècle. Antoine de la Salle était de ces pré-
cepteurs aimables qui savent répandre sur un fond de morale
et de raison l'agrément d'une fiction légère. Que s'est-il pro-
posé? De tracer le portrait idéal du parfait chevalier, du
gentilhomme accompli, tel que l'imaginaient ses contempo-
rains. Plein de cet objet, il a rassemblé et développé avec un
soin extrême, avec une vraie richesse de doctrine élégante et
solide, tous les enseignements sacrés ou profanes qui pou-
vaient, selon lui, élever par degrés à ce point de perfection
1. Un petit livre du même temps, réimprimé dernièrement par l'éditeur
Janet (1855), peut être ici mentionné et rapproché tout à la fois des C'eut
nouvelles nouvelles et des Quinze Joijes du mariage: c'est Y Evangile des Que-
nouilles, autre tableau de mœurs fidèle et assez piquant. Ici, l'auditoire est
populaire, et ce sont des femmes qui médisent des hommes: double dif-
férence qui distingue ce petit écrit des deux ouvrages d'Antoine de la Salle.
Une société de gaies commères «bien enlangagées» se réunit chaque soir
pour veiller, filer et causer. L'une d'elles tient le dé de la conversation pen-
dant toute une soirée et dit son avis sous forme d'axiome, comme si c'était
une vérité d'Evangile; la compagnie glose, approuve ou discute. Il y a en
tout six soirées, ou six évangiles dont chacun se divise en plusieurs versets
ou chapitres. Cela est vif, amusant, assez spirituel, mais trop frivole et
d'un mérite trop mince pour nous arrêter plus longtemps. — Une courte
et savante préface de l'iidileur nous fournit de suffisantes indications sur
la date probable, sur l'auteur présumé, sur les manuscrits et les vieilles
éditions de celte facétie.
528 LES ROMANCIERS.
une àme bien née : la religion, la science, la galanterie, la
valeur guerrière sont tour à tour invoquées el, par leurs
vertus réunies, concourent à former ce modèle. La première
moitié du roman contient un traité complet des devoirs de la
vie chevaleresque.
Distinguons les caractères multiples de cette composition,
les influences très-diverses qui ont agi sur l'esprit du roman-
cier. Rempli de coups d'épée, de tournois, d'expéditions
lointaines, de prouesses et « d'emprises, » comme on disait
alors, le roman du Petit Jehan de Saintré continue la tradi-
tion épique des Chansons de Gestes, des poëmes d'aventures,
des fictions en prose imitées ou traduites de notre grande
poésie. Par la beauté de l'idéal qu'il fait briller aux yeux, par
le charme viril de ces nobles images et l'enthousiasme géné-
reux qu'elles inspirent, il mérite de prendre rang parmi les
œuvres que le souffle des temps héroïques anime ; une des-
cendance visible le rattache à cette haute lignée; un reflet de
l'éclat poétique et guerrier du moyen âge reluit dans ses des-
criptions. D'un autre coté, la sobre imagination de l'auteur, la
vérité des peintures, l'absence du merveilleux donnent à cette
fiction un air frappant de ressemblance avec les chroniques
qui racontent les événements contemporains et décrivent la
vie réelle. Plusieurs chapitres peuvent se comparer soit aux
Mémoires de Bouciquaut, soit cà la Chronique du chevalier
flamand Jacques de Lalaing, mort en 1453 * . Le trait distinctif
de ce roman est c|ue la fiction s'y règle sur la vérité histo-
rique. Aussi a-t-il pour titre : VHi/stoi/re et plaisante cronic-
qiie du petit Jehan de Saintré.
Le héros n'est pas imaginaire; l'auteur l'a emprunté aux
annales de l'Anjou. Jehan de Saintré, sénéchal d'Anjou et du
Maine, combattit bravement dans les guerres de Saintonge,
1. Bouciquaut mourut en 1421. Ses mémoires furent écrits par sou ordre
et (le son vivant. La Clironique de Lalaing fut écrite par Georges Chas-
telain. — Voir plus haut, p. 2G1, 274, 273. — On peut aussi rapprocher
des descriptions du Velit Jekan de Saintré plusieurs chapitres de la Clironique
de Charles M, par le Religieux de Sainl-Denis. (T. 1", liv. XI, chap. iv,
p. G7;5.)
ANTOINE DE LA SALLE. 529
en 1350 et 1351, ainsi qu'à Poiliors, où les Anglais le firent
prisonnier. « On le teuuil, dit Froissarl, pour le meilleur et
plus vaillant chevalier de France. » Revenu de captivité, il
reçut du duc de Normandie, régent du royaume, la mission
d'accompagner les ambassadeurs d'Edouard III ; et plus tard
il lut l'un des quatre commissaires désignés par le roi Jean
pour livrer au roi d'Angleterre les provinces de Poitou, Sain-
tonge et Angoumois. Il mourut dans la ville de Saint-Esprit,
sur le Rhône, le 25 octobre 1368 ^ De ce fond historique,
Antoine de la Salle n'a pris qu'un nom et une date, le titre et
le cadre de son roman. Connue le personnage réel dont il
porte le nom, le héros du roman vit à la cour du roi Jean, et
sa chronique fictive se développe en plein xiv^ siècle. Mais là
s'arrête la ressemblance ; tout le reste est de pure invention.
Rien d'étonnant que l'auteur, en traçant le portrait idéal du
chevalier accompli, ait çà et là pris modèle sur les plus fameux
gentilshommes de son temps qu'il avoit pu rencontrer dans les
cours de Bourgogne ou d'Anjou. Jacques de Lalaing, par
exemple, ce Bayard du xv*" siècle, renommé dans tout l'Oc-
cident pour sa bravoure et ses vertus, a dû lui fournir plus
d'un trait-; deux princesses de haut rang, Marie de Bourbon,
femme de Jean d'Anjou, Marie de Clèves, duchesse d'Orléans,
qui aimèrent l'illustre guerrier, ont sans doute suggéré au
romancier l'idée de la jeune Dame des belles cousines de
France^. Il est bien rare que l'esprit le plus inventif ne
trouve pas, dans le monde réel et vivant qui l'entoure, ces
1. Édilion de 1843. — Introduction, p. vi.
2. Cette opinion vraisemblable est émise par M. Vallet de Viriville, A'ow-
vdle Bioijraphie générale. (Article sur Antoine de la Salle.)
3. Marie de Bourbon, femme de Jean d'Anjou, mourut en U^S. C'est eu
1445 que Jacques de Lalaing vint à la cour du roi de Sicile, duc d'Anjou.
« Auprès de sa propre femme, Jean d'Anjou avait pu connaître et observer
la conduite de sa belle cousine, Marie de Clèves, duchesse d'Orléans, née en
1426, mariée en 1440 et qui mourut en 1487.» (Vallet de Viriville.) — Ces
mots beau cousin et belle cousine étaient comme des titres honorifiques et
des noms d'amitié donnés par les rois et les princes soit aux membres de
leur famille, soit à ceux qui vivaient dans leur familiaiité. Cette expression
la dame des belles cousines de France désigne simplement wne princesse du
sançi royal.
34
S30 LES ROMANCIERS.
secours qui le soutiennent, ces inspirations qui donnent
l'essor à sa l'acuité créatrice. Ce beau roman, si noble, si
élégant, d'une délicatesse souvent raffinée, change de ton
vers la fin et se termine comme un fabliau. Des hauteurs de
l'idéal mystique, héroïque et galant de la chevalerie errante,
les personnages tombent tout à coup dans le monde badin
et vulgaire du Décaméron ou des Cent nouvelles novvelles.
Le descendant des preux, le modèle des Paladins, voit se
dresser devant lui un rival dont le langage et l'encolure an-
noncent les héros de Rabelais. Sans doute, le style héroï-
comique n'étîiil pas une nouveauté; Tinvasion de la satire
et de la parodie n'avait respecté ni les Chansons de Gestes,
ni les poèmes d'aventui'es, ni les mystères; on en pour-
rait citer de nombreux exemples : mais ici l'offense à l'idéal
prend une gravité particulière et significative.
L'auteur semble n'avoir exalté, au commencement de son
récit, les sentiments généreux que pour les tourner, à la fin , plus
amèrement en dérision. Le caprice imprévu auquel s'aljan-
donne la Dame des belles cousines n'est pas une de ces défail-
lances banales dont les romans sont remplis ; en se dégradant,
l'infidèle amante de Saintré trahit et déshonore toutes les
grandeurs dont elle était l'àme et le soutien. On avait célébré,
dans les plus éloquents chapitres, l'influence magique et bien-
faisante d'une noble passion ; on nous avait enseigné que
l'amour est le mol)ile des actions héroïques et vertueuses,
que la valeur, la courtoisie, la piété môme reçoivent de lui
l'impidsion et le conseil ; tout le sublime et le généreux des
cœurs s'échauffe, nous disait-on, à ce foyer d'enthousiasme.
El voilà que ce puissant amour, principe de tout bien et de
toute grandeur, brusquement IbUri par d'indignes mésa-
ventures, se brise comme une idole méprisée; l'idéal qu'il
éclairait de sa lumière, qu'il vivifiait de sa ciialeur, s'é-
clipse et s'éteint au milieu des sarcasmes d'un dénouement
bouffon. Ce contraste choquant, ce démenti que l'auteur se
donne à lui-même serait, dans une composition littéraire, la
pire des fautes, si ce n'était pas un trait de vérité : le caractère
ANTOINE DE L.\. SALLE. 531
d'une époque de Iransiliou s'y marque avec une saisissante
évidence ; l'auteur ne [)()u\ ait mieux peindre, que par cette
brusque opposition, lu luUe des deux esprits contraii'es qui
se disputaient la société contemporaine. Tout en retenant
encore une partie des traditions du passé féodal et cheva-
leresque, le xv'= siècle s'ou\rait largement aux influences
dont l'énergie dissolvante ruinait les croyances et les in-
stitutions anciennes; ce n'est pas l'un des moindres mé-
rites du Petit Jeliaii de Saintré, que d'avoir si fidèlement
représenté l'état llollant de l'opinion dans ce déclin du moyen
âge'.
1. On sait qiie M. ilo Tressan a travesti ce sujet en l'iiabillant à la morle
du xviii<= siècle. 11 a fait lie la Dame des belles courues une marquise de la
Régence, et du petit Jehan de Saintré un page on un Chéiubin de \'(Eil-de-
boetif. 11 est curieux de coin[iarer les fades mignardises de celte iinilation
avec la piquante naiveté de l'oridnal. — Dans le même volume, .M. de Tres-
san imite un autre roman du xv^ siècle, intitulé Gérard de Ntverset la belle
Euriant. Co roman n'était lui-même (|u'une traduction on jirose du poëme
de la Viûletle attribué à Gibert de Moutreuii, trouvère du xiii^ siècle, et
publié en 18:i't i)ar M. F. Michel. De ce même sujet Bnccace avait tiré une
Nouvelle du brenmiron (troisième journée), et Shakespeare sa pièce de
Cyiiibeline. {Histoire littéraire, t. N.V111, p. 7(19). — On rapporte quelquefois
au xv« siècle le roman, fort spirituel, de Jehan de Paris ; mais il appartient
au siècle suivant, et ne rentre pas dans le [ilan de notre livie. — Sur les
trois niauusciits du l'élit Jehan de Saintré (Bibliothèque .Nationale, n»* 7oG9,
1676, 445), et sur les anciennes éditions de ce loman, on peut consulter la
notice de .M. J. Marie Guichard, p. xxiii-xxx, édition de 1843.
CHAPITRE II
LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
Les Traités de morale et d'économie domestique, imprimés ou
manuscrits. — Los Livres de raison. — Le Ménagier de Paris.
— Œuvres de littérature variée. — Correspondances manus-
crites de quelques personnages. — Les Traités de dévotion on
français. — Nombreux ouvrages manuscrits de philosophie chré-
tienne, de piété mystique ou savante. — Richesse du catalogue
des manuscrits de la Bibliothèque Nationale. — Littérature didac-
tique; livres de science, de médecine, d'astronomie, de rhéto-
rique, de chasse, de guerre, et d'histoire naturelle. — Li Trésors
de Brunetto Latini. — Le Livre de Marco-Polo. — La traduc-
tion au moyen âge. Oresme, Bercheure et les principaux traduc-
teurs contemporains.
Aussi nombreux que les romans, les ouvrages de morale
et de piété sont moins connus ; presque tous sont restés
manuscrits, ce qui semble prouver qu'ils avaient peu de
lecteurs. C'est le sort des livres qui instruisent, de plaire
moins au public que les livres qui amusent.
Au premier rang des ouvrages sérieux, nous placerons ces
écrits qui tiennent à la fois de l'arithmétique et de la morale
et que les Grecs appelaient économiques, parce qu'on y en-
seigne l'art de bien gouverner une maison. Comme la sagesse
et la vertu sont aussi nécessaires ii la prospérité d'une fa-
mille que le bon ménage de ses finances, ces livres traitent de
la règle des mœurs et de l'administration des biens; ils don-
nent des conseils à la femme et au mari ; ils disent comment
on doit élever ses enfants, diriger ses domestiques, vendre et
acheter, affermer et cultiver ses terres, et tenir une balance
exacte (nitre les dépenses et les revenus. 11 y entre jusqu'à des
LE MÉNAGIRU DE PARIS. 533
recettes de cuisine ' , avec des considérations sur la manière
de recevoir et de régaler ses amis. Souvent on les appelait
Livres de raison ^ : c'étaient alors des registres de famille oii
le chef de chaque génération venait à son tour inscrire, outre
ses profits et ses pertes, le souvenir heureux ou funeste
des événements intérieurs de la maison, quelquefois même
certaines mentions des affaires publiques; il y joignait des
avertissements pour les siens, avec ses dernières volontés et
ses exhortations suprêmes ^ Montaigne a loué son père d'a-
voir observé celte coutume avec un soin qu'il ne sut pas imi-
ter lui-même*.
§ I"
Le Ménafihr de l'nris. — Littérature variée : Traités de morale ; Corres-
pondances manuscrites de quelques personnages. — Livres de dévotion
en français.
Nous avons, de la fin du xiv'' siècle, un ouvrage fort cu-
rieux en ce genre, qui, sans être précisément un livre de rai-
son, représente fidèlement et nous aide à comprendre cette
littérature patriarcale, ce naïf mélange de morale et d'écono-
mie à l'usage des familles. C'est le Ménagier de Paris. Dé-
couvert en manuscrit dans une bibliothèque particulière et
1. Mss. de la Bibliothèque Nationale, ii» 1038 du Catalogue, t. I", p. 177.
Recettes du xiiie siècle. — N" 1154 (xv^ siècle.) De la régie et manière com-
ment le mesnage d'un bon hostel doit estre gouverné, t. I^r, p. 194. — Régie
pour vivre longtemps, n° 1007, p. 174.
2. Dans le vieux français, raison signifie calcul, compte, comme en latin
ratio, en italien ragione.
3. Revue des Deux-Mondes, 1"^ septembre 1873. Les livres de Raison de
l'ancienne France, par M. A. Geffroy. — Les Familles et la société en France
avant la Révolution, par M. Charles de Ribbes, 1873.
4. « En la police économique, mon père avoit cet ordre, que je sçais
louer mais nullement ensuyvre : c'est qu'outre le registre des négoces du
raesnage où se logent les menus comptes, il ordonuoit un papier-journal
à insérer les survenances de quelque remarque, et jour par jour les mé-
moires de l'histoire de sa maison... Usage ancien que je trouve bon à re-
freschir, chascua en sa chascunière, et me trouve un sot d'y avoir failly.»
— Les Romains aussi avaient eu leurs «livres de raison,» rationuria, tabuLv,
qui avec les libri commxntarii, les stemmata et les laudationes mortuorum,
contenaient l'histoire des familles.
534 LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
dans l'ancienne bibliothèque des ducs de Bourgogne, ce traité
anonyme, dont la composition se place entre le mois de juin
1392 et le mois de septembre 1394, fut publié pour la pre-
mière fois, en 1847, par M. Pichon. Il se divise en trois par-
ties que l'auteur appelle « distinctions. » La première, toute
morale, indique les moyens a d'acquérir l'amour de Dieu et
la salvacion de nostre âme ; » la seconde « distinction » est
consacrée aux menus détails du ménage ; la troisième décrit
les « jeux et esbattemens honnestes. » Chaque partie est
subdivisée méthodiquement, par points et par articles, avec
une subtilité toute scolastique. L'auteur inconnu, bourgeois
de Paris sans doute et peut-être magistrat, avait de belles
relations ; il se dit l'ami du prévôt des marchands, Hugues
Aubriot, l'homme de confiance du roi Charles V; nous voyons
aussi, par certains souvenirs qui lui échappent, qu'il a beau-
coup voyagé, beaucoup vu et appris dans ses voyages : il était
à Melun en 1358, à Niort en 1373; il aime à conter et cite,
avec complaisance, non-seulement les histoires de Suzanne,
de Griselidis ou de la chaste Lucrèce, empruntées aux doc-
teurs, mais bon nombre d'anecdotes locales et récentes qu'il
a recueillies sur son chemin.
Son dessein, en écrivant ce traité, était de former le
cœur de sa jeune femme, qui n'était âgée que de quinze
ans, et de lui tracer un tableau des principaux devoirs de
l'épouse et de la maîtresse de maison. Il l'appelle u chère
seur ; » partout il lui parle avec une autorité douce, abon-
dante en conseils affectueux, avec la sollicitude prévoyante
d'une tendresse presque paternelle. Son style, doux comme
la sagesse dont il est l'interprète, a les grâces familières et
l'ingénuité du bon vieux temps, un tour nonchalant, une
allure un peu traînante, qui ne messied pas à la simplicité de
ces épanchements. (( Vous devez estre, chère seur, (c'est le
quint article de la première distinction qui vous le dit), très
amoureuse de vostre mary pardessus toutes autres créatures
vivantes, et du tout en tout estrange ' des oultrecuidés et
1. Alkna, t'inijnée, contraire.
LE MÉNAOIRR DK PARIS. 533
oyscux jeunes hommes, qui sont de trop grant despence
selon leurs revenus, et qui suns terres ou grands lignaigcs
deviennent danceurs, et aussi des gens de court, de trop
grans seigneurs, et en oultre de ceulx et celles qui sont
renommés d'estre de vie jolie, amoureuse ou dissolue...
Et pour ce, chère seur, je vous pry que le inary que vous
arez, vous le vueillez garder de maison maucouverte et de
cheminée fumeuse, et ne luy soyez pas rioteuse, mais
doulce, aimable et paisible. Gardez en hyver qu'il ait bon
feu sans fumée'... » La transition naturelle de ces conseils
pratiques nous conduit à la seconde distinction, qui traite
en détail des soins matériels du ménage. Dans cette partie,
l'auteur s'est aidé du Viandicr de Paris, récemment com-
posé par Taillevent, maître-queux de Charles V^ ; il a
consulté en outre « un fort excellent livre de cuysine, » ano-
nyme, dont la plus ancienne édition imprimée parut, à Lyon,
en 1542 '. Aussi n'a-t-il rien oublié ni dédaigné comme inu-
tile ou trop vulgaire; le jardin, la basse-cour, l'étable, la cui-
sine et le marché, les enfants, le bétail, et les domestiques,
tout passe à l'examen sous l'œil du maître.
Nous apprenons de lui comment se donnait un repas de
noce, un dîner de gala au temps du roi Charles YI ; il fait
le compte exact des mets et des services. Ses indications con-
tiennent en détail plus de vingt menus différents. Voici l'un de
ces menus, tels que les imaginait la sensualité du xiv'' siècle :
Disner pour un jour de ckar, c'est-à-dire pour un jour gras,
1. T. \", p. 76, 171. — Le texte njoule : «et en esté gardez que en
voslre cliambre ni en vostre lit n'ait nulles puces, ce que vous pouvez faire
en si.\ manières.» P. 171.
2. Il existe du Yiandier des éditions de 1490, 1500, 1515, et des manus-
crits ])lus complets que les éditions. — Voir une notice de M. Piclion dans
le Bulletin du Biblioiiltiie, 1843, p. 253, et VAnalecta Bibtion de M. du
Uonre, t. le^, p. 167.
S. Lire dans le tome XXI de la Bibliothèque de l'École des Chartes (année
1860), un arlicle sur un Traité de Cuisine de l'an 1306. Le tiailé se termine
ainsi : «Quicouques veut servir en bon ostei, il doit avoir tout ce qui est en
cest roolle cscrit en son cuer, ou en escril sus soi; e qui ne l'a, il ne puet
bien servir au grei de sonmestre.» P. 224. — Article de M. Douet d'Arcq.
536 LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
(( servi de trente et un mes, à six assiettes. » — Premi^re
(( assiette, «ou premier service: «Garnaclie et testées* ; pas-
tés de véel, pastés de pinpurneaux, boudins et saucisses. —
Deuxième assiette : (( Civé de lièvres et les costellettes, pois
coulés, saleure et grosse char, une soringue d'anguiUe et au-
tre poisson. » — Tierce assiette : (( Rost, conmns, perdris,
chappons , lux, bars, carpes, et un potage escartelé. » —
Quarte assiette : « Oiseaulx de rivière ta la dodine, ris en-
goulé, bourrée à la sausse chaude et anguilles renversées. ))
— Quinte assiette : « Pasté d'aloés, ruissoles, lait lardé,
flaonnés sucrés. » — Sixième assiette : <( Poires, dragées,
neffles et nois pelées. Ypocras et le mestier^ » S'il faut en
croire l'auteiu" du Ménagier, la consommation annuelle de
Paris était, à cette époque, de 30,316 bœufs, 188,552 mou--
tons, 30,79 i porcs, et 19,604 veaux. Un autre ouvrage du
même temps, la Description de Paris, par Guillebert de
Metz^, nous fournit les éléments assez incertains d'une pa-
reille statistique : « On menjoit cà Paris chascune sepmaine,
l'une parmy l'aultre comptée, 4,000 moutons, 240 bœufs,
500 veaulx, 200 pourceaulx salés et 400 pourceaulx non
1. Gi-enache et rôties.
2. Sorte (l'oublie. — Il y a aussi des menus de souliers de char, des me-
nus de disners de poisson pour carême. T. II, p. 101. — A la suite du traité
de cuisine de 1306, publié par M. Douet d'Arcq, se trouvent aussi plusieurs
menus, avec l'indication de prix de chaque plat. On y voit, par exemple,
qu'un diner de cérémonie donné à un évêque et à plusieurs chanoines
coûte la somme totale de quatre livres sept sous neuf deniers. — Biblio-
thèque de VÉcole des Chartes, année 1860, p. 226.
3. Publiée sur le manuscrit unique par M. Leroux de Lincy, en 1855. —
Ce livre contient trente chapitres. Dans les dix-neuf premiers, l'auteur
copie le commentaire ajouté par Raoul de Prestes à sa traduction de la
Cité de bien de saint Augustin et contenant une description de Paris ; dans
les onze derniers il est original. «S'ensuit la description de la ville de
Paris de l'an mil quatre cens et sept. Laquelle description est divisée en
cinq parties. La première partie contient la Cité entre deux bras du fleuve
de Saine. La deuxième partie est de la haulte ville, oîi les Escoles de
l'Université sont. La tierce partie parle de la basse ville devers Saint-Denys
en France. La quarte est des portes de la ville. La quinte devise en géné-
ral de l'excellence de la ville... L'on souloit estimer à Paris plus de quatre
mille tavernes de vin, plus de quatre-vingt mille mendiants...» Ch. xx.
TRAITÉS DE MORALK ET D'ÉCONOMIE. 537
salés. Item, on y vendoit chascun jour 700 tonneaux de
vin*. »
Les traités de pure morale, sans me'lange d'économie do-
mestique, sont manuscrits pour la plupart. Citons VEstrif de
vertu, (( par excellent clerc maître Martin le Franc, prévost
de Losanne; » les Bonnes mœurs et VArchiloge Sophie, du
Frère Jacques Legrand, signalé plus haut parmi les prédica-
teurs ; (( ung petit Traitié de moralité de philosophie, » et le
Triomphe des vertus, ouvrages anonymes ; les Lucidaires de
grant sapientie, traité fort ancien dont le manuscrit est du
xiv" siècle; le Jouvencel, de Mgr du Bueil; le Jardin des
nobles, par Pierre des Gros, Frère mineur; V Horloge de
Sapience, traduit de Jehan de Souabe ; le Traitié de félicité,
par Soillot; le Discours allégorique d'entendement et raison,
par Charles de Coetivy, comte de Taillehourg ; les Ansoigne-
mentz du père à son fils, traité anonyme; le Morti/iement de
vaine plaisance et VAbuzé en court, par le roi René-.
Le tome XXIIP de V Histoire littéraire contient l'analyse
et plusieurs fragments de trois ouvrages en prose d'un chan-
sonnier du xin*' siècle, qui était en même temps chancelier de
l'église d'Amiens, Richard de FournivaP. L'un, qui est inti-
tulé de la Poisanche ou puissance d'amour, est une sorte de
dialogue en style picard ou de dissertation sur l'art d'aimer
adressée à un écolier ; le second, qui est écrit pour une
jeune fdle que l'auteur appelle « ma bêle très-douce suer, »
1. Ch. XXX, p. 81.
2. Catalogue général des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, n^s 600,
143, 214, 187, 190, 4t>l, 580, 19-2, 1154, 1190, 1191, 1146, 1768, 960,
19039, 1695, 1989, 12775, 25293, pages 60, 44, 10, 18, 14, 15, 16, 46,
58, 193, 194, 199. — Les deux ouvrages du roi René furent écrits, l'un
en 1454, l'autre en 1473. Lecoy de la Marche, U roi René, etc., t. II,
p. 162-168. — Œuvres du roi René par M. de Quatrebarbes, t. III et IV,
(1849). — Dans un article de la Romania (janvier 1877), M. P. Meyer
étudie une Varaphrase du Psaume Eructavit, un Traité de la Messe, une
compilation de maximes bibliques, traduite en français sous le titre de Livre
de Sapience, et un Calendrier. Ces pièces se trouvent dans un manuscrit
bourguignon du xive siècle. P. 3-5, 10, 27.
3. P. 709-729. — Sur Richard de Fournival, voir Bibliothèque de l'École
des Chartes, t. II.
b38 LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
offre une théorie, un (( casloiement » du même genre, sous le
titre de Consaux ou Conseils d'amour; le troisième traité,
Bestiaire d'amour, exprime les mêmes idées sous une forme
érudite et badine, avec des comparaisons allégoriques tirées
de l'histoire naturelle. Bien que ces productions bizarres et
subtiles soient plus dignes d'un chansonnier que d'un chan-
celier d'église, il s'y môle assez de raison pour qu'il soit pos-
sible de les mentionner ici. Les matières d'amour n'étaient
pas toujours séparées des sujets plus sérieux par une limite
très-précise; on passait sans scrupule d'un genre à l'autre ;
témoin le roi René qui, vers le même temps, écrivit le Morli-
fiement et le Livre du cueur d'amours espris^.
Parmi ces œuvres de littérature variée, nous placerons
également les Lettres en français qui nous restent de plu-
sieurs personnages, et dont quelques-unes sont fort an-
ciennes ^ Si ces confidences ont le plus souvent rapport aux
affaires et aux intérêts, elles révèlent aussi les caractères, elles
déclarent les sentiments et les passions ; ce lien les rattache aux
livres de morale. Signalons en particulier, dans le tome XXI
de Y Histoire littéraire, les lettres écrites par Marguerite
de Provence, femme de saint Louis, à son neveu Edouard,
fds aîné du roi d'Angleterre : elles ne sont pas exemptes de
locutions provençales, et la phrase, à peine dégagée de la
forme latine, y a plus de dignité que de mouvement, plus de
nombre que de variété ; mais l'embarras de quelques con-
1. Mss. (le l;i liibliotlièqiie ^';llion;lle, no^ 24399 et 1309. — Œuvres du
roi René par M. de Quatrebarbe?, t. 111. — Lecoy de la Marche, t. 11, p. 138.
— Happrocboiis de ces trailés de Fouinival et du rui René un Art d'amour
anonyme coté, aux manuscrits de la DIbliutbèqwe Nationale, sous le n» OU,
t. |cr, p. tj'2. — M. Jules Petit a publié en 1867 à 13ru.\elles iiu Art d'Awoiir
attribué à Jean Lebel; cet ouvrage, très-étendu, est en deux volumes; il se
divise en trois parties: la preniijre comprend tiois livres, la seconde sept
livres, et la ti'oisième deux livres. Le litre complet est : Li ars d'amour,
de vertu et de boneurlé.
2. Histoire littéraire, t. XXI, p. 792-830. Les personnages dont les
lettres en français sont citées dans ce volume sont au nombre de quinze
environ, tous du xiii» siècle. —Le t. XXIV ilonne aussi un aperçu des cor-
respondances familières et des lettres publiques que nous a laissées le
xiV siècle, p. 124-'i28.
rORRESPONDANCRS MANUSCRITES. o30
struclions et rincertitude de la copie ne dcmbcnl pas entiè-
rement au lecteiu' moderne la netteté ni môme la grâce de
ce style ancien'. Lorsque ces publications épistolaires, qui
commencent à peine, seront achevées, lors([uc nous possé-
derons imprimées les correspondances publiques ou secrètes
des hommes les plus aclii's et les plus éminents du xrv" et
du xv° siècles, il y aura lieu de les examiner dans une étude
spéciale, et c'est là un des nouveaux enrichissements que peut
espérer encore, après tant de découvertes, l'histoire littéraire
du moyen âge -.
Cette histoire, longtemps dédaignée, recevrait un autre sur-
croît de richesses qui ne seraient pas d'un moindre prix, si
l'on publiait un jour les livres de philosophie chrétienne, de
dévotion mystique ou savante, écrits en français par d'illustres
docteurs et actuellement accumulés dans les manuscrits de
nos principales bibliothèques. Qu'il nous soit du moins per-
mis de signaler rapidement ce que recèlent ces trésors igno-
rés ; l'utilité des indiciitions rachètera peut-être l'aridité de
la nomenclature. La première classe de ces pieux ouvrages
comprend des recueils de prières, des heures, des livres de
messe et « d'offices, » des psaumes traduits ou commentés,
des calendriers, des « instructions ou ordonnances » qui en-
seignent comment « on doit oïr la messe, » comment (( il faut
se confesser' : » ajoutons-y plusieurs Vies de N.-S. J/iesu-
Crist, les Vies des saints et des apôtres et d'innombrables
1. P;in;es 830-833.
2. M'io Diiponf, qui a piibliti les Ménioiios de Comines au nom de la
Société de IHistoire de France, prépare une édition des Lettres de Louis XI.
3. Le ralional du divin office, translaté de Gnillaume Durant par Jehan
Golein, par le commeiidenieiil du roi de France Charles le Ouint (1374).
Calalogue des viaiiuscriis de la Bibliothèque Nationale, t. 1'^'', n» 17(5, 437.
— Mis$d à l'usane de l'Eglise de Paris, xv» siècle, n° 180. — Les heures
de Nostre Seirjnenr, n° 384. — La raison j>ourquoi l'on dit chacun jour
YIl heures, xv» siècle, n° 944. — Le Sautier en françois. Letanie en fravçois.
Calendrier en françois. Le Pater voûter et le Credo tianslatés avec la glose
en françois, xve siècle, n"s 89ti, 1809, 916, 944. 984. — Instruction pour
entendie la Messe: « Comment l'en se doiht avoir durant le tcms de la
raesse. » Ahmière et « ordonnance comment l'en se doibt confesser. »
N°s 190, 43G, 940, 916, 944, 990, 1003, 1794.
o40 LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
miracles en prose'. Quelques-unes de ces « Croisons et
Méditacions, » de ces (( Composicions delà sainte Escriture, »
datent du xuf siècle ^ .
Nous devons une mention particulière au livre que le che-
valier de la Tour-Landry composa, vers 1371, pour l'éduca-
tion de ses trois filles. Ce chevalier, qui possédait en Anjou,
non loin de Chollet, un fief dont il subsiste encore quelques
ruines, a vécu sous les règnes de Philippe VI, Jean II, Char-
les V et Charles VI; on ignore l'époque de sa mort. Il avait
fait, dans sa jeunesse, quelques poésies légères, et il écrivit
pour ses fils un autre livre d'éducation qui s'est perdu. L'ou-
vrage que nous avons contient cent vingt-huit chapitres. C'est
un recueil de préceptes et d'exemples, une sorte de morale en
action, dont les récits sont tirés de la Bible, de l'Histoire
Sainte et des auteurs profanes. Quelques emprunts ont été
faits aux fabliaux, et il s'y est glissé des anecdotes d'un tour
libre qu'on s'étonne de rencontrer dans un traité écrit pour
des jeunes filles. Le style est simple, facile, un peu traînant;
il intéresse et attache par un accent de naïveté et de sincérité.
Nous en citerons un exemple pris dans l'introduction qui
paraît avoir été d'abord écrite en vers, puis remise en prose.
Le chevalier raconte que se promenant dans son verger, par
un beau jour de printemps, le souvenir de sa femme, qui était
morte assez récemment, lui revint à l'esprit ; voyant alors
ses filles accourir et se jeter dans ses bras, il pensa aux périls
qui les attendaient à leur entrée dans le monde. Frappé de
cette idée, il composa cet écrit pour les prémunir. (( Et ainsi,
dit-il, comme en celuy tems je pensoye, je regardai emmy la
1. Mss. de la Bibliothèque Nationale, t. I" du catalogue. N^^ 423, 988, 981,
967, 1805. Nous recomniautlons ici, une fois pour toutes, de consulter
l'utile et savant ouvrage en sept volumes publié par M. P. Paris, de 1830 à
1848, sous le titre de Manuscrits de lu Bibliothèque du Roi. On y trouvera
la description de la plupart des manuscrits qui renferment les ouvrages
que nous venons d'indiquer et ceux que nous citerons plus loin. Les rares
éditions imprimées qui existent de quelques-uns de ces ouvrages y sont
aussi notées.
2. Mss. de la Bibliothèque Nationale, w^ 425, 786, 962, 437, 963, 571,
616, 984, 1809.
LIVRES DE DÉVOTION. 541
voyc, et vy mes filles venir, desquelles je avoye grant désir
que à bien et à honneur tournassent sur toutes riens, car elles
estoient jeunes et petites et de sens desgarnies... Le monde
est moidt dangereux et moult cnvyeux et merveilleux ; pour
ce, forte chose à congnoistre le monde qui à présent est... »
S'adressanl à deux prêtres et h deux clercs de sa maison, il
leur commanda de relire les livres qui composaient sa biblio-
thèque, « comme les Bibles, les Gestes des roys et les Cro-
nicques de France, de Grèce et d'Angleterre, et do maintes
autres estranges terres, » puis d'en ex traire les bons exemples,
et c'est avec ces éléments qu'il composa son ouvrage ' .
Viennent ensuite, dans ce même ordre de travaux et d'écrits,
de bons et solides traités où l'on se propose d'éclairer la foi,
de soutenir l'âme dans la diversité de ses épreuves, d'expli-
quer à chaque profession ses devoirs particuliers : cette sage
et forte doctrine s'adresse au commun des fidèles et conduit
au salut par la voie ouverte à tous, sans exiger ni susciter
les vertus d'exception. C'est ce que le moyen âge appelle (( le
doctrinal de la foi, le doctrinal de conscience, ou le doctrinal
aux simples gens -. » Le caractère pratique de l'enseignement
s'y reconnaît à la simplicité des titres ^ Un bon nombre des
traités de Gerson appartiennent à ce genre simple, par
exemple, le Traité des teniatïons, les Sept dons du Saint-
Esperit, le Miroir de l'âme, le Miroir de bonne vie, la Méde-
cine de l'âme pour le dernier trépas'*. (Juelques noms
\. Imprimé deux fois au xvi» siècle, cet ouvrage a été publié de nouveau
par M. de Montaiglou en 1834. Une savante notice de l'éditeur moderne
nous fait connaître les manuscrits, les éditions et les traductions qui attes-
tent le succès de cet écrit. (Introduction, p. xxxvii-lvi.)
2. Mss. n»^ 923, 947. — Bonne doctrine pour dévotes femmes, par Simon
de Courcy, confesseur de Marie de Berry (1406), n» 920. — « Compilation
d'enseignements religieux sur l'ancien et le nouveau Testament.» iN"* 90G,
909.
3. La science de bien mourir, — Le bien commun, par Robert Ciboule
chancelier de Nostre-Dame de Paris. — Le Chapitre de bonne conscience,
par le même. — Le livre de sainte méditacion et congnoissance de soy, par
le même. — Instruction pour bien vivre (xiv siècle). — Des quatre dernières
choses qui sont à advenir. — N»^ 423, 447, 17G2, 990, 993, 999.
4. iN»» 1793, 2400, 1003, 990. — D'autres écrits anonymes ou provenant
542 LES MORALISTES ET LES TRADUCTEURS.
contemporains, moins illustres que le sien, sans être entière-
ment ol)scurs, se rencontrent avec lui dans la môme liste :
le fougueux Jean de Yarennes, déj.à cité ailleurs % a laissé
(( une Yraye médecine h l'àme en l'article de la mort ; »
Robert CiboUe ou Ciboule, cliancolier de Nostre-Dame, a
écrit, parmi d'excellents ouvrages, (( le Livre des justes ; »
on a de Jehan de Boiri, évoque de Meaux, « une Exposition
sur la femme forte '^ » D'autres livres anonymes, comme <( la
Vraye manière de adorer Dieu, » ou <( l'Elfect de oroison, »
ou « les Méditacions sur la Passion % » complètent cette série
de travaux destinés à for li fier l'enseignement de la chaire
chrétienne en développant les points les plus importants de
la doctrine \
La dévotion tendre et subtile des mystiques semble se don-
ner carrière dans certains écrits aux titres bizarres, à moins
que ces apparences de recherche et d'affectation ne soient
une de ces modes du faux goût qni souvent s'imposent aux
auteurs les plus sérieux, aux matières les plus respectables.
Nous avons la Tapisserie clirélienne, le Chasteau périlleux,
le Jardin de contemplation, le Retour du cuer perdu, la Gésine
IS astre-Dame, les Pêticions très-dévotes « pour requerre la
grâce, » les VII escltelez de l'escale a. par quoy l'on doit mon-
ter au paradis ^ » En parcourant cette foule de méditations,
d'auti'os docteurs portont parfois los mêmes titres: Le miroir de l'umnine
sulvaiion. — Le tréior de rtime. — Le livre des teiitutions et du péchiez.
Nos /188_ 552, 909, 1000, 1004, 1003, 1006, 2093, 1802.
1. Paye 337-:î(;0.
2. N"* 179;i, IS'il.
3. N"* 9:50, 19l(').
4. Notons encore dans cet ordre d'écrits: Le livre de la misère de l'onime;
par Lolliiers, «indiques dyarres;» — La ville el iimire du monde, parle
même; — La nouvellelc du monde, anonyme; — Le dijalcrjue du père el du
fih; — ÏjU maifon de conscience, par maislre Jehan Suulniei', docteur en
tliéologie; — Les XV douleurs Noslre-Seirineur; — Les XV joi/cs Nosire-
hame; — Traicté du Sainl-E^peril ; — Truiclé du Sainl-Sacrement, n"* 916,
943, 937, 1027, WM], 444, 984.
3. Mss. de la hibliolhèque Nalionak.n"^ 432, 445, 997, 998, ISOG, 113C,
187. — Ajoutons: « Les XII périls d'Iùit'er;» — « le Miroer des (James; »
— « le Dciïenseur de l'Immaculée Conception ; — « le Pèlerinage de vie hu-
LIVRES DE DÉVOTION. 543
toutes ces formes délicates, ingénieuses, ralTiuées, du senti-
ment pieux, tout ce travail de la pensée fervente repliée sur
elle-même, s'étudiant avec passion, avec tourment, s'excitanl
et s'épurant par cette inquiète analyse et cet infini désir du
mieux, nous avons surtout remarqué les écrits qui, du moins
par le sujet et par l'inspiration généi-ale, offrent des ressem-
blances a"\ec y Imitation de Jésus-Clirist, longtemps appelée
V Internelle consolation. Bien que le texte original de V Imita-
tion soit en latin, ce livre célèbre pourrait être utilement rap-
proclié des traités français du même temps ; riiistoire de ses
origines, si difficile à éclaircir, recevrait peut-être de ces com-
paraisons quelque lumière inattendue '.
A ceux qu'attire encore r*:)])scurilé de ce problème resté
presque insoluble, connue <à tous ceux qui se plaisent aux dé'li-
catesses de la littérature ascétique, nous oserons recommander
les manuscrits suivants : le Livre des voies de Dieu, qui est du
XIV'' siècle^; Des biens que irihidacion fait à l'âme; le Traité
très-eonsolatif en tribulation ; le Jardin de vertueuse conso-
lation'^^ un Traité de la sainte âme ; le Secret parler entre
Dieu et l'âme, entre l'espous et l'espouze'' \ le Livre de vie
inaiae » — le Reconfoit des Daiiies mariées ; » — « les Joyes de Paradis ; »
— « le Livre des Angeles ; » — « les VIII béatitudes éviingélicques;» —
« l'Amour et dilectioii de Dieu ; » — « les Poissanclies ou puissances de
rame dévote;» — «un Traicté de requeste de contemplation;» — «le
Traicté de perfection ; » — «les Trois estais de l'âme chrétienne; » — une
Manière simple et dévote pour aviser simples gens à faire un pèlerinage à
Rome. » — ^«s 44i, 446, 602, 610, 1841, 989, 990, 1137, 1142, 1175,
1875, 2095, 2460.
1. Lire la belle étude de M. Caro, de l'Académie française, intitulée:
Quelques réflexions sur l'Imitation de Jésus-Christ, à l'occasion d'une édition
nouvelle. — Jouaust, 1875. Entre les deux auteurs présumés du livre,
Gerson et Thomas a Kenipis, M. Caro ne peut se l'ésoudre à prononcer
(p. xii). — Dans un ouvrage récent sur Gerson, M. Jean Darche (Tliorin,
éditeur) conclut en faveur du chancelier de l'Université.
2. No 1792.
3. Nos 1009, 1026, 1031, 916.
4. N» 444, 1873, 1136. — Il y a aussi, en ce genre: VEnseifinement de
divine sapience à l'ancelk ei àme devotte ; — Comme l'âme a à soy garder
(xiv» siècle); — le Livre de re^pouze ; — Dédication el sanctification de l'dnie
(xiv« siècle); — Quinze perfections nécessaires pour aimer Dieu, n"^ 1136,
1026, 1802; 915, 990.
514 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
et aiguillon d'amour et de dévotion; De l'humilité et con-
(jnoissance de soy, par Gerson'. Certainement la lecture de
ces anciens ouvrages, oubliés aujourd'hui, les premiers où
la langue française soit descendue dans les plus intimes
profondeurs de l'âme humaine pour lui tenir des discours
célestes, serait une excellente préparation à l'étude des saint
François de Sales, des Fénelon, de tous ces écrivains élo-
quents et pénétrants de nos grands siècles classiques qui
ont possédé à un degré si rare la science de la vie intérieure
et qui l'ont exprimée dans un langage admirable ^
§ II
La littérature didactique en prose. — Li Trésors de Brunetto Latini.
Le Livre de Marco-Polo.
Un des caractères delà science renaissante, au moyen âge,
est d'aspirer à l'universalité. On est facilement enclin à tout
embrasser quand on ne peut rien approfondir. De là, des
encyclopédies nombreuses, en vers et en prose, en latin et en
français, sous le titre de Sommes, de Tréso7's, de Miroirs ou
A' Images du monde ^ : parmi ces recueils, la prose française
1. N"s 1136, 1003. — Les autres traités spirituels de Gerson, en fran-
çais, sont: le secret parlement de l'homme contemplatif à son àme; — La
7nontagne de contemplation; — Vision allc(jorique ; — Traicté de mendicité
sjiirituelle ; — Dialogue du cuer mondain et du cuer senlet, n"» 190, 909,
990, 973, 974, 1797, 2'i60.
2. Les tomes XV et \X do YHistoire littéraire citent deux fragments de
prose religieuse qui appartiennent au xu" et au xiiic siècles: le premier est
une Yie de saint Julien, sans nom d'auteur ; l'autre est une Vision de Mar-
guerite de Duyn, prieure de la Chartreuse de Poletin, p. 483, 304-320. —
Voir dans le t. XXX de la Bibliothèque de l'École des Chartes (1869), une
savante notice de M. Léopold Uelisle sur un Recueil de traités de Dévotion
ayant appartenu à Charles V, p. 532-542.
3. Par exemple : le Spéculum mujas ou iiniversale de Vincent de Beauvais
(1200-1264); le Trésor, de Pierre de Corbiac ou de Corbian, en vers pro-
vençaux (xiV siècle) ; ['Image du monde, do Gautier de Metz, eu vers fran-
çais (xiuf siècle.) — Histoire iitléraire, t. XVI, p. 121; t. XVIIl, p. 449;
(. XXllI, p. 294-335.
miUNIÎTTO L.VTINI. 545
revendique le Livre du Trésor, de Bi'unetto Lalini, composé
vers lu fin du xin'' siècle. Ce livre se divise en trois parties.
La première, qui est intitulée De la naissance de toutes
choses, comprend l'histoire du monde depuis Adam jusqu'à
l'année 1206, avec ce que l'on savait ou ce que l'on croyait
savoir de l'histoire naturelle. L'astronomie, la géos^rapliie,
l'agriculture et l'économie rurale y trouvent place, sous
forme de compilations empruntées à l'antiquité et çà et là
rajeunies par quelques observations particulières. La seconde
partie, toute philosophique, reproduit et commente la morale
d'Arislote ; la troisième, enfin, plus originale et plus inté-
ressante que les deux autres, traite de l'art de gouverner les
hommes et s'étend spécialement sur la rhétorique, considérée
comme uu instrument d(> la politique'. L'ensemble, qui
varie un peu selon les manuscrits, l'orme un total d'environ
•quatre cent vingt et un chapitres ^
Pourquoi un Italien, auteur d'écrits rédigés en langue ita-
lieime% a-t-il préféré la langue française lorsqu'il a voulu
composer une encyclopédie? 11 a donné lui-même deux raisons
de cette préférence : « C'est, dit-il, parce que nous sommes
^n France, et parce que la parleure des François est plus dé-
litable et plus commune à toutes gens*. » Pour résumer et
1. Histoire liitrraire, t. XK, p. 27(5-304. — Li livres don Trésor, docu-
ments inédits sur l'Histoire de Fiance, 1863. Introduction par M. Chabailie,
p. X-XVIII.
2. Histoire littéraire, t. XX, p. 29-2.
3. Brunetto Latiai, avant de composer le livre du Trésor, avait publié
plusieurs ouvrages qui contiennent les éléments de son encyclopédie:
VEtliica d'Aristotile ; le (Jnattiior Yirtudi, traduction d'un traité de saint
Martin de Brague; le Credo, le l'assioni fiijurate, le De la fede di Cristo ; une
traduction du l'ro Marcello, du l*ro Ligario, du Pro Dejotaro; un Sonnetto à
la Vierge; la Rettorica, traduction du IV^ livre de la Ultétorique à Heren-
nius; le Tesorctto, poënie moral de plus de trois mille vers où il amionce
la publication du grand Trésor, son u-'uvre capitale. — Introduction,
p. vn-ix.
4. « Kt se aucuns demandoit por quoi cist livres est escriz en ronianz,
selon le langaige des François, puisque nos somes Ylaliens, je diioie que
ce est por deux raisons: l'une, car nos somes en France, etc.» L. h'"",
partie I, ch. l'r. p. 3.
35
o46 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
propager l'universalité du savoir alors acquis et Constaté en
Occident, il convenait de choisir, parmi les idiomes nouveaux,
la langue universelle. Né à Florence, vers 1230, d'une fa-
mille honorable, Brunelto Lalini y mourut en 1294. Rien
d'étonnant qu'il ait eu l'idée d'écrire sur toutes choses, car il
a touché a tout, et le personnage qu'il a joué dans sa patrie
n'a manqué ni d'éclat ni de variété. Philosophe, historien et
poëte, il eut le Dante pour élève; il enseigna l'économie poli-
tique au sénat llorentin et prit part au gouvernement, comme
secrétaire des conseils de la république. Proscrit, en 1200,
avec les chefs du parti guelfe vaincu, il trouva en France un
refuge, demeura cà Paris environ sept ans, jusqu'cà la chute
du parti gibehn : le Trésor est l'œuvre de son exil. Rentré à
Florence, rétabli dans son crédit et dans ses honneurs, il
finit sa vie sans nouveUe secousse et obtint cette gloire, si
rare en tout pays de faction, d'emporter en mourant d'una-
nimes regrets. C'était un homme aimable et spirituel, unis-
sant la vivacité française cà la grâce italienne; le style du
Trésor, abondant en comparaisons ingénieuses, nous offre
une image assez fidèle de cet agréable et fécond esprit ' .
Le vaste projet que Brunetto Latini avait hardiment em-
brassé fut repi'is en détail et traité, dans ses parties les plus
diverses, par des écrivains moins ambitieux, d'une compé-
tence plus bornée mais plus sûre. Voyages, commerce, agri-
culture, histoire naturelle, mathématiques, médecine, astro-
nomie, toutes les applications alors possibles d'une science
encore si vague et si défectueuse, sont l'objet de nombreux
traités ou récits manuscrits, ignorés pour la plupart ; nous
voulons du moins les passer en revue. Dans le petit nombre de
ceux que l'impression a mis en lumière, le plus remarquable,
et l'on peut dii'e le plus étonnant, est le Livre où Marco Polo,
citoyen de Venise, raconte en français les aventures de ses
1. Voir paiiiciiUèrement le Début, 1. I", cli. i, p. 1 ; la fléniiition de la
Justice, 1. 11, cil. xxvii, p. 293, H98 ; la délinilioii de la liliclurique, 1. 111,
cil. I", p. 467, AG8, 470; la d.jlinilioii de la VulUique, 1. 111, 2^ partie,
ch. 1", p. 575.
MARCO POLO. S47
voyages et de son long séjour en Orient ' . Qu'on se figure un
Européen du mu" siècle parcourant l'Asie à petites journées,
pendant vingt-six ans, pénétrant dans ses profondeurs les
plus reculées, jusqu'aux extrémités de la Chine, s'initiant aux
mœurs des pays qu'il traverse, apprenant leur langue, admis
dans la confiance de leurs princes, puis, lorsqu'il est revenu
en Occident, après avoir fait le tour du monde, résumant ce
qu'il a vu en deux cents chapitres. Telle est la matière de
celte relation si curieuse, si originale et trop peu connue.
Marco Polo était né à Venise, en 1:251, d'une famile patri-
cienne et commerçante. Un de ses oncles, établi à Constanti-
nopîe, avait un comptoir à Soudach, sur la mer Noire. Son
père, Nicolo Polo, et le second de ses oncles, partirent de Ve-
nise, en 12oo, pour aller trafiquer avec les Mongols qui enva-
hissaient l'Asie occidentale; les hasards de cette aventureus*;
expédition conduisirent nos deux voyageurs, par la route du
nord de l'Asie, sur les frontières de la Chine, dans la capitale
de Khoubilaï-Kliàan, le chef suzerain des princes tartares.
Bien accueillis, longuement questionnés sur la situation des
chrétiens de Byzance et de Palestine, on les renvoya, en 12GG,
avec un message pour le pape. La renommée de celte puis-
sance pontificale, qui avait soulevé l'Europe par l'effort gigan-
tesque des croisades , frappait les imaginations barbares
jusqu'aux limites du monde .alors connu. Koubilaï-Khùan
demandait à Rome de lui envoyer cent docteurs en théologie
capables de démontrer dans une controverse publique la vé-
rité du christianisme et la fausseté des autres religions : si
cette démonstration était faite, il promettait de se convertir
avec tout son peuple ^ Rome envoya deux Frères prêcheurs
qui, rebutés des périls du voyage, s'arrêtèrent en Arménie
et refusèrent d'aller plus loin'. Plus courageux, nos mar-
chands vénitiens retournèrent, en 1271, auprès du grand
1. Le Livre de Marco Volo, citoyen de Venise, publié, d'après trois ma-
nuscrits inédits, par M. G. Fautlùer, 2 vol. 1803.
2. Livre de Marco l'vlo, cli. vu, p. 13.
3. « Ils orent moult grant paour d'aler avant.» Cli. xii, p. 20.
548 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
Khâan par la route qu'ils avaient suivie précédemment ; ils
emmenaient avec eux le jeune Marco, fils de Nicolo Polo, qui
avait grandi pendant leur premier voyage ; ils restèrent trois
ans et demi en chemin et n'arrivèrent qu'en 1275'. Présenté
au chef mongol, Marco Polo, qui avait vingt-cinq ans, lui
plut par sa bonne mine cA par son intelligence ; on lui donna
le rang de « baron » à la cour du grand Rliàan-. Bientôt il
sut les quatre langues qui se parlaient dans le pays ^ ; on lui
confia des ambassades lointaines et difficiles qu'il rempht à
merveille ; ses talents relevèrent cà la dignité de gouverneur
il'une province qui contenait vingt-sept villes*.
Pendant les dix.- sept ans qu'il passa au service du souverain
mongol, Marco Polo visita la Chine, le Tonquin, l'Inde, Ceylan,
les côtes du Coromandel et du Malabar, la pai'tie de la Cochin-
chine située près du Cambodge; il fit le tour de l'Asie orien-
tale, et lorsqu'il voulut revenir en Europe, avec son père et
son oncle, il prit la route de mer et débarqua au golfe d'Or-
mus. Traversant la Perse, remontant jusqu'à la mer Noire,
leur caravane gagna Conslantinople ; delà, ils redescendirent
à Venise, oîi ils arrivèrent en 1295. On eut peine à les recon-
naître, tant ils ressemblaient à des Tartarcs par le costume,
•la figure et le langage ; ils dépouillèrent peu à peu cet aspect
\. « Et demeurèrent, au retourner, bien trois ans et demy; et ce fu par
les niaus temps que il orent et pour les granz froidures.» Cli. xiii, p. 21.
2. Voici le récit de l'entrevue : « Quant les deux frères et Marc furent
venus en celle grant cité, si s'en alerent au maistre palais où ils trouvèrent
le seigneur ii moult grant compagnie de barons. Ils s'agenoillierent devant
lui et s'uinilierent tant comme il porent. Le seigneur les list drecier en
estant, et les reçut moult honnorablcment... Et quant il vit Marc, qui estoit
joeune bacbeler, si demanda qui il estoit? «Sire, dist son père messire
Nicolas, il est mon lilz et vostre homme. — Bien soit il venuz, dist le
-seigneur...» Et demourerent a la court avec les autres barons.» — Ch. xiv,
p. 21.
3. On parlait plusieurs langues à la cour de Klioubilaï-Kliâan : la langue
'inoi\(jùk, qui était celle des conquérants, la langue chinoise, celle du peuple
-vaincu, la langue tartare ouigonre, la langue persane et même la langue
arabe. Ces langues avaient une écriture et des alphabets dilîéreuts qu'ap-
prit aussi iMarco Polo. — Ch. xv, p. 2;^.
4. La province d'Yang-Tcheou, ch. cxi.iii, p. 'iGT.
iMAllCO POLO. oiO
oriental et rentrèrent dans les habitudes européennes. Pleine
des richesses et des objets précieux qu'ils avaient rapportés
d'Asie, leur maison fut appelée « la cour ou le palais des
millionnaires, » Coi^te dei miUioni ; Marco Polo reçut du peu-
ple le surnom de Marco MiUioni. Singulière destinée que celle
de, cet homme qui avait passé vingt-cinq ans à cheval sur les
routes de la Perse, de l'Inde et de la Chine, et qui, une fois
rentré en Europe, se vit jeter pour plusieurs années dans une
prison. La guerre ayant éclaté entre Venise et Gènes, Marco
Polo s'y engagea et tomba entre les mains des Génois vain-
queurs, en 1:296.
C'est pendant sa captivité qu'il recueillit ses souvenirs
et fit son livre. 11 avait rencontré dans les cachots de Gènes
un Italien, Rustichello ou Ruslicien, de Pise, auteur d'un
abrégé en prose française des poèmes de la Table Ronde'.
Il le prit pour secrétaire et lui dicta sa relation, qui fut
écrite en français-. Rendu à la liberté un peu après 1298,
il Ht présent d'une copie de son manuscrit à (( messire Thié-
bault de Cépoy, » qui se trouvait à Venise, de 1305 à 1307,
comme l'envoyé de Charles de Valois, comte d'Artois, frère
de Philippe le Rel, marié h l'impératrice titulaire de Constan-
tinople, Catherine de Courtenay ^ Celte copie, multipliée par
l'ordre de Thiéliaull de Cépoy et de Charles de Valois, ré-
pandit le livre en Fi'ance* ; il fut bientôt traduit dans toutes
1. Notice sur la relation originale de Marco ?ûlo. lue à l'Académie de»
Inscriptions et Belles-Lettres en 1833 par M. Paulin Paris et reproduite
dans \e Journal asiatique de septembre 1833, p. 244-252. — Selon M. Dis-
raeli, Riisticien de Pise aurait publié cette com])ilalion des romans de la
Table Ronde en Angleterre, à la cour des rois Henri 111 et Edouard !«•■,
avant de retourner en Italie. — Amenilies of Utcrature, vol. I, p. 103, édit.
Baudry. — Le Livre de Marco Polo, t. l^r, introduction, p. lxxxvii, Rnsti-
cien y est appelé «Rusta l'isan. » — Voir aussi Histoire littéraire, l. XXIV,
p. 54"g.
2. Ce point est très-bien éclairci dans le travail de M. Pautbier, t. I^f,
Introduction, p. lxxxii-xci.
3. Prologue du livre de Marco Polo. ï. I", p. 1.
4. Selon M. i*aulin Paris, le manuscrit original rédigé par Rnsticien de
Pise était rempli d'italianismes, et sentait l'étranger. Sur ce manuscrit,
550 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQU liS ET LES TRADUCTEURS.
les langues de l'Europe et lu avidement; mais il (( devisait »
de choses si extraordinaires et si merveilleuses, qu'on l'ad-
mira sans y croire Ml eut, toutefois, ce sérieux effet d'exciter
les esprits aux études géographiques, d'élargir l'horizon si
étroit de l'ignorance publique, et de jeter des semences d'idées
hardies qui, plus tard, ont fructifu''. C'est la relation de Marco
Polo qui a donné l'éveil au génie de Colomb^. Le mérite de
ce récit, après la richesse du sujet, est la sincérité du narra-
teur. Marco Polo dit exactement ce qu'il a vu, mais il le dé-
crit faiblement. Son style est simple, bref, un peu sec, comme
le style d'un journal de voyage. Rien des splendeurs et des
merveilles orientales ne se reflète dans ces descriptions sans
force et sans couleur; on se prend à i-egretter, en les lisant,
que Impuissante imagination d'un Froissart ou même la vi-
vacité d'esprit d'un Joinville n'ait pas eu la fortune de se
trouver en face de tels spectacles et de se déployer dans l'im-
prévu et la variété de telles a^entures. Heureusement, les
choses toutes seules sont d'une nouveauté si attrayante, le
communiqué par Marco Polo, Tliiebault de Cépoy aurait fait faire, à Venise
même, où il séjourna plusieurs années, et sans doute par un cici'c de sa
suite, une rédaction plus correcte qui aurait été soumise à Marco Polo et
approuvée par lui. Le texte imprimé est transcrit sur celte copie revue et
corrigée en 1307. — T. P'"', Introduction, p. lxxxiv-xc. — Sur les manus-
crits aujourd'hui existants, et sur les cinquante-six éditions qui ont précédé
celle de M. Pautliier, voir l'Inti'oduction, p. xcv. On peut classer ainsi par
langues ces éditions : 23 en italien, 9 en anglais, 8 en latin, 7 en allemand,
4 en français, 3 en espagnol, 1 en portugais, I en hollandais.
1. Notice biographique sur Marco Polo par M. Delécluse. Revue des Beux-
Mondes, juillet 183-2. — Ce livre est intitulé dans les anciennes copies: le
Devisement du monde, le Livre des Merveilles du monde.
2. Delécluse, ibid. — On lit cette note curieuse dans un ouvrage intitulé
Analyse des travaux de la société des Philobiblon de Londres: « Il parait
qu'un certain Pamiilo Castaldi, de Fellre, aurait connu l'imprimerie xylo-
graphique et l'aurait employée vers la fin du xiv siècle, d'après l'idée
que lui en auraient donnée des bois que Marco Polo rapporta de Chine à
Venise, et qui avaient servi à l'impression de livres chinois. La tradition
nous apprend que Gutenherg, allié à la famille vénitienne des Coniarini,
avait vu ces bois ii imprimer. L'invention de l'imprimerie en Europe se
relierait ainsi directement, par l'intermédiaire de Maico Polo, à la pnUique
de cet art en Chine.» — Octave Delpierre, Londres, 1802.
ETIENNE BOILEAU. ool
narrateur, malgré son insuffisance , est d'une si évidente
bonne foi, que sa narration s'impose à nous et nous saisit,
sans le secours du talent. Marco Polo, nommé membre du
grand conseil de Venise après sa captivité, vécut jusqu'en
1324 : « En lui mourut, dit le rédacteur d'une copie de son
livre, le meilleur citoyen de la république *. »
De CCS grands récits, où l'on nous décrit les mœurs, le
climat, la puissance et la fécondité de continents entiers,
nous retombons à des documents bistoriques, dont l'ancien-
neté fait tout l'intérêt, et qui nous éclairent quelques points
obscurs des origines d'une ville ou des coutumes d'une pro-
vince. Le Livre des métiers de Paris, rédigé sous le règne de
saint Louis, par l'ordre du prévôt Etienne Boileau "% intéresse
surtout riiistoire de cette ville et celle des commencements
de l'industrie française; c'est le plus ancien monument de la
législation des communautés ouvrières en France. Chargé par
le roi de la prévôté de Paris, dont il rele^'a l'autorité discré-
ditée % Boileau eut l'idée de cette compilation; il eut, en
1. Introduction, p. xx. ~ Le tome I" du Catalogue des manuscrits de
la bibliothèque Nationale nous fournit l'indication de plusieurs récits de
voyages ou de traités géograplii(|ucs que nous croyons ii propos de signaler
ici: La Relation de Jehan de Mandeville (imprimée à Londres en 1725);
Un Petit traictés des i)assaiges faits par les Francoys oultremer, par Sébastien
Mamerot; un livre anonyme des Merveilles du Monde; une traduction fran-
çaise du Livre des xiiii royaumes d'Aise (Asie), par le seigneur de Courcy ; la
Itincrance de la pérégrination de frère Bicult, translatée du latin en franrois;
le Chemin de la pérégrination de frère Odric de Forojulii, également traduit ;
la traduction d'un Traité de l'étal de la Terre-Sainte et de rEgy]ite,n"^ \,il'!
à 1380, 2129, 2G2t5.
2. Documents inédils sur l'Histoire de France, 1837. — Édition Depping.
On en possède cinq manuscrits. — Préface, p. ix-xviii.
3. Etienne Boileau fut nommé prévôt de Paris en 1258; il exerça celle
fonction pendant environ dix ans. Avant cette époque, la prévôté de Paris
était une charge vénale et fort mal remplie; il n'y avait plus ni justice ni
snrelé dans la ville. Saint Louis supprima la vénalité et choisit Etienne
Boileau, bourgeois notable et vrai prudhomme, suivant le langage du temps.
— Ce nom est écrit Boiliaue, Boilene, Boitleaue, Boileaue, et quelquefois en
lutin, Bibens aciuum, dans les documents contemporains et en tète du livre
des métiers. — DejjpinLf, p. lxxxi-lxxxvi. — Voir aussi Histoire littéraire,
t. MX, p. 104-11't.
o52 LES ÉCRIVAINS DIDÂCTIOUKS ET LES TRADUCTEURS.
outre, le mérite de donner à ces règlements une forme
précise et d'en assurer l'exécution pour plusieurs siècles.
Les corporations d'artisans, représentées par leurs maîtres
jurés ou prudhommes, comparurent l'une après l'autre, au
nombre de cent environ ^, devant le prévôt, au Châtelet, pour
déclarer les us et coutumes pratiqués depuis un temps immé-
morial dans leur conîmunauté : un clerc tenait la plume et
enregistrait les dépositions. C'est dans ce registre que Boi-
leau a pris la matière du livre qui porte son nom : le fond du
recueil lui était fourni par les corporations elles-mêmes;
l'ordre, le choix, l'expression viennent de lui; il a donné un
corps, une existence légale, une sanction à des règles vagues,
incertaines, qui n'avaient jamais été rassemblées et dont
plusieurs peut-être n'avaient pas même été écrites ^
Un autre document du même genre, moins volumineux,
mais antérieur de près d'un demi-siècle, a été récemment dé-
couvert et publié par M. Lecoy de la Marche sous ce titre :
Coutumes et péages de Seiis^. Il s'agit d'un partage, entre le
roi et le vicomte de Sens, des (( péages et des coutumes, »
c'est-à-dire, suivant la signification propre du mot, des impo-
sitiojis établies par l'usage sur les denrées et les marchan-
dises qui étaient vendues ou fabriquées dans la ville ou qui la
traversaient *. Le texte est de la fm du xu^ siècle ou des com-
jnencements de l'époque suivante ; h cette date, les monu-
ments authentiques de la prose française peuvent se compter;
nous avons donc là quelques pages dont l'importance philolo-
gique sera certainement appréciée. Nous ne pouvions omettre
d'aussi anciens témoins de la formation progressive de notre
1. L'n certain nombre de corporations, celles des boucliers, des épiciers,
des tanneurs, des vitriers, etc., s'abstiin'ent, soit par négligence, soit pour
d'autres raisons. — Introduction, p. lxxxv.
2. Boileau, dans un court préambule, explique comment et pourquoi il
a rédigé ce livre. P. 2, 3.
3. kbliothéque de l'École des Chartes, 1866. — P. 26:j-290. — Voir aux
manuscrits de la Bibliothèque Nationale, VOrdonwmce da l'éage de la vUle
de Mascon (xiV siècle), n" S'iS'i.
4. Lecoy de la Marctie, p. 266.
LIVRES DE MÉDECINE, D'AI.CIIIMIE ET D'ASTRO XOM I E. bo3
kinguo cl dos ofTorts qu'elle faisait alors pour se plier aux
exigences varices et croissantes de la vi(,' sociale ' .
- Les ouvrages didactiques proprement dits, ceux qui repré-
sentent la science bizarre ou, si l'on aime mieux, le pédan-
tisme ignorant du moyen âge , sont encore manuscrits.
Plusieurs , cepend;uit , nous scml)lent mériter de sortir de
l'obscurité, quand ce ne serait que pour nous faire voir quelles
chimères hantaient ces imaginations inquiètes, quelles appa-
rences de vérités ébauchées et entrevues excitaient et trom-
paient leur ardeur curieuse. Le moyen âge avait l'ambition
du savoir, le pressentiment des grandes découvertes; il lui a
manqué la méthode qui conduit à la certitude. Nous rencon-
trons, h côté de quelques bestiaires et lapidaires anonymes,
traduits du latin ou imités de traités A^ersifiés^, un bon nom-
bre de compilations sur l'alchimie et sur l'astrologie; les
titres sont des plus Aariés : (( Introdncloirs d'astrouojnie ;
Élections selon les regards et les conjonctions de la lune aux
planètes; les Signes et les Points; les Nativités et les Horo-
scopes; Tableaux cabalistiques ; la Fleur d'alchimie ; la Pierre
des Philosophes; » on ferait une longue liste des divagations
1. Nous n'avons pns les mêmes raisons litléraires ou pliilologiques de
mentionner ici avec quelque détail deux auli'es [inblicitions d'un intérêt
purement historique, à savoir : le Rôle des impositions de 1292, inséré dans
la collection des Documents inédits sur l'Histoire de France (Géraud, 1837),
et la Chronique de Gnillebert de Metz, écrite en l'iOT et déjà signalée par
nous. L'étude de ces documents serait à sa place dans nn travail ciiti(|ue
snr les sources de l'histoire de Paris; ils se rattaclient à nn ensemble
curieux d'informations spéciales où figurent le pocme latin d'Ahboii sur le
Sié(je de l'aris, par les Normamls, V Architrenius de Jean de Hauleville et
la Fhiliiqiide de Guillaume Le Breton ;in xii" siècle, les Dits des Rues, des
Crieries, des Moutiers et des ordres de Paris, les Dits de VVniversitc, des
Jacobins, des Cordeliers et des Béguines par Rutebœuf, le Dictionnaire latin
de Jean de Garlande, mêlé d'indications en français snr les métiers et le
commerce de Paris (xii<= siècle), le De Laudibus Parisivs, écrit vers 1322
par nn liabitant de Senlis, le poëme latin sur Paris composé an xv" siècle
par l'Italien Aslézan. — Voir la préface de M. Leroux de Lincy, Chronique
de Gnilleherl de Metz, et les Eclaircissements de M. Géraud, Paris sous Phi-
lippe le Bel.
2. Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. I", n^^ .',12,
834, 94'i, 2007, 2008, 2009, 20'i3. — Voir aussi Histoire littéraire, t. XXIII,
p. 709-729.
oo4 LES É'':R1VA1XS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
qui ont rempli et signalé l'enfance de la science française*.
Notons, en passant, des Avis poétiques en prose-, quelques
ouvrages sur les finances et la marine ^ ; mais c'est la médecine
surtout qui est largement représentée dans les catalogues.
Énumérer toutes les productions de cette littérature médicale
serait excessif : bornons-nous à choisir dans la foule, sinon
les plus importantes, du moins les plus anciennes.
Nous avons, en effet, des traités de médecine et de chi-
rurgie, rédigés en prose française, qui remontent au xiv" et
même au xui*^ siècles ; par exemple, la Tour de grant richesce
et les Vertus de l'eaue Salemonde, la Doctrine de faire inci-
sions, le Roman de fysique, les Serorgeries de maistre Gou-
bert de Paris*. Un livre mWiwK' Maladies des chevaux débute
ainsi : « Au nom de la sainte Trinité, le Père, le Filz et le
Saint-Espérit^.. » Un autre a pour titre : Médecines d'oy-
seaulx^. Un traité (( d'hippiatrique » formule cet axiome :
(( Le cheval est moult nécessaire aux hommes d'Étaf. » Si
nous ajoutons à cette nomenclature forcément abrégée les
Trésors de vénerie^, les livres sur les Tournois, sur les offices
1. Manuscrits, nos 613, 1339-1359, 2017, 2019, 2020. — Uisloire litté-
raire, t. XXI. Analyse des écrits d'un Astroloyue anonyme, p. 423-437.
2. Les douze Dames de Rhétoricqne, n° 1174 ; Table des rilhmes françaises,
n° 2161; la Science poétique, n°^ 2081, 2159. — Le livre des Douze Dames
de lihétoricque, a été publié en 1851 parL. Batissier (Moulins) ; nous l'avons
analysé dans un précédent chapitre. (Pages 146, 147.)
3. N«s 2484, 2132.
4. Nos 1161 (xiiie siècle); 1318 (xiiio siècle); 2030 (xiv siècle); 222
et 834 (xivo siècle). — Le t. XXI de l'Histoire littéraire contient une
courte analyse d'un opuscule français d'un médecin du xiiio siècle,
Alebrand de Florence, p. 415-418.
5. No 1287. — Un Traité d'arithmétique, de géométrie et d'astrologie
commence de même: «Toute bonne science vient et procède du benoit
saint Esperit.» No 1339.
G. No 200G.
7. N'o 2002. — Voir, en outre, les Régimes de Santé, les Enseiijnemenz
des orines, les vaines et les seignées, les vcrtuz et proijriélez de l'eaue de vie,
le Régime des Dames, la Nature des herbez, la receptc pour obvier d'avoir la
colicque, etc., nos 623-G31 ; i320, 1327; 2032, 2045, 2027, 2028, 2031,
2039, 2043, 2046, 2047.
8. No» 616, 1296, 1304.
ANCIENNES TRADUCTIONS EN PROSE FRANÇAISE, ooo
d'armes et les blasons ' , les traités diplomatiques, les Rosiers
des guerres, les Arbres des batailles^ ^ sans oublier les Pré-
ceptes d'arcliitecture et les Jeux d'échecs moralises^ ^ nous
aurons peut-être réussi à faire comprendre qu'à défaut de
savoir et de talent véritables, l'activité d'esprit, du moins,
n'a pas manqué à nos vieux prosateurs. Ce mérite, qu'on ne
saurait leur refuser, éclate encore dans les nombreuses tra-
ductions qu'ils nous ont laissées et qui n'ont pas médiocre-,
ment contribué à former la langue française et à l'enrichir.
Les principaaz traducteurs. — Pierre Bercheure ou Bersuirc et Nicole
Oresme.
On a commencé de bonne heure h traduire ; nos plus an-
ciens textes en prose, sauf un ou deux, sont des traductions.
L'Église recommandait et certains conciles ordonnèrent ce
travail. On « translata du latin en roman » des homélies, des
psaumes, des épîtres et des évangiles, quelques livres de la
Bible et de la Vie des saints, en un mot, les ouvrages d'ins-
truction sacrée et d'édification. Dès le siècle dernier, les Bé-
nédictins, dans V Histoire littéraire % l'abbé Lebœuf, dans ses
très-savantes Recherches'" ^ signalaient ces anciennes traduc-
tions et en citaient de remarquables fragments; des éditions
1. Nos 387, 587, 1280, 1968, 1238-1240, 19G3. — Le roi René, par
Lecoy de la Marche, t. II, p. 155.
2. Nos 567, 1277, 12'.3, 19G6, 1967, 1983, 1996, 2258, 2249.
3. Nos 580, 812, 1167-1174. — L'Album de Villard de Honnccoiirt,
architecte du xiiio siècle, a été publié par M. Lassus à l'Imprimerie Natio-
nale, en 1838. Ce riche et précieux volume est rempli de dessins et de
figures que Villard de Ilonnecourt avait recueillis dans ses voyages; les
dessins sont accompagnés du texte original explicatif dont on nous
donne le fac-similé avec une traduction en français moderne.
4. Le tome XIll de l'Histoire littéraire, qui contient ces textes n'a paru
qu'en 1814 ; mais il a été rédigé sur les notes des Bénédictins et composé
des matériaux qu'ils avaient recueillis.
5. Deux Mémoires publiés dans le tome XVll de ÏAcadémie des Ins-
criptions et Belles-Lettres, p. 709-761 (1731).
5o6 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
récentes et plus correctes ont mis ces textes en pleine lu-
mière. Nous avons, de la fin du xf siècle ou des commence-
ments du siècle suivant, une version française des Psaumes,
publiée par M. F. Michel', une traduction des Qualvc livres
des liois, insérée dans la collection des Documents inédits,
avec le texte français des Sermons de saint Uernard, par
M. Leroux de Lincy^ On peut lire, dans le tome XIII de
Y Histoire littéraire et dans les deux Mémoires de l'abbé Le-
bceuf, d'autres monuments non moins anciens de ce travail
de traduction encourai^'é par TEgiise : les Dialogues du pape
saint Grégoire le Grand % ses Moralités sur Job, son Sermon
sur la sagesse, une Passion selon saint Mathieu, des Epîtres
de saint Paul, une Vie de sainte Dathilde, reine de France*.
On a découvert tout dernièrement, à Epinal, la traduction
d'un Dialogue d'Isidore de Séville en dialecte lorrain du
xn® siècle' : voilà ce que nous connaissons aujourd'hui
de l'œuvre multiple et considérable de nos premiers tra-
ducteurs, voilà les premières leçons qui enseignèrent à un
idiome naissant une construction plus régulière, une marche
plus sûre, l'art d'être à l'avenir plus clair et plus complet.
Les noms de quelques-uns de ces traducteurs, transmis par
les Chroniques, sont venus jusqu'à nous. Albéric de Trois-
Fontaines assure que Lambert de Liège traduisit, au x]i"= siècle,
les Vies des Saints et les Actes des Apôtres ; Lambert
d'Ardres, qui fait mention de plusieurs traductions, dit qu'un
1. Oxford, 1860. — Voir aiipsi Bai'tscli, Chreatomathie franrai)>e, o'^ édi-
tion, p. 42. — Lebœiif, Académie des Inscriptions, t. XVII, p. 724.
2. Paris, 1841. — /f('6lo/re littéraire, t. XIII, p. 13-24. — Lebœuf, p. 720.
— Barlscli, p. 43, 194.
3. Né vers 540, mort en 004. — Ces Dialogues viennent d'être publiés
par M. W. Fœrster, Halle, 1S76 : Li Dialoge saint Gregore lo pnpc. — Ma-
nusciils de la Bibliothèque Nationale, n°^ 430, 431.
4. Iliftoire tiltéraire, t. XIII, p. 7-14. — Lebœuf, p. 720, 721, 723-728.
L'abbé Lebœuf cite, en outre, au même cmlroit, la traduction de l'épîlre latine
de saint Bernard aux Chartreux du Mont-Dieu, diocèse de Reims, p. 721.
5. Romania, juillet 1876, p. 26'J, 318. Le Dialogue est intitulé : Dialofjn$
Aniiiuv conqaerenlis et Rationis consolanti». {l'atrologie de Migne, t. LXXXIII,
col. 825.) L'auteur de la découverte, M. François Bonnardot, a publié le
texte entier avec un commentaire philologi.iue approfondi.
ANCIIÎNNES TRADUCTIONS EN PROSE FRANÇAISE. 5b7
nommé AllVius Iraduisil aussi la Vie de saint Anloine^.ljn
de CCS comtes de Guignes, dont Lambert a écrit l'histoire,
s'était fait traduire le Cantique des Cantiques, des évangiles
et des sermons, par Landri de Valogne ; un savant homme,
nommé GeofTroy, lui fit une version de livres de médecine, et
Simon de Boulogne mit en français, à son usage, le traité de
Solin, qui n'est qu'un abrégé de l'Histoire naturelle de Pline ^.
Ce comte, si désireux de s'instruire, était Baudouin II; il
vivait dans la seconde moitié du xii'^ siècle, et mourut en
1205*. Les traductions des Livres saints, accompagnées de
commentaires, se multiplièrent tellement que l'Eglise, qui
les avait d'abord favorisées, s'en elfraya; elle aperçut le dan-
ger de cette divulgation indiscrète et souvent infidèle; sa
faveur et ses encouragements se changèrent en opposition. 11
est, en effet, des matières délicates oi^i l'on commet une hé-
résie en faisant un contre-sens. Le pape Innocent III, écri-
vant à l'évcque de Metz, en 1199, blâma l'usage immodéré
de ces traductions et de ces commentaires, qui étaient alors
dans toutes les mains : parmi les ouvrages dont il mettait
ainsi la version à l'index, figurent les Evangiles, les E pitres
de saint Paul, la Psautier, les Moralités sur Job, presque tous
les textes que nous venons de citera
Ralenti un instant sans être arrêté par celte désapproba-
tion, l'effort des traducteurs se détourna sur d'autres objets.
On « translata, » connne nous l'avons dit ailleurs % des livres
1. Albéiic, de roidrc Je Cileaux, écrivit au xiu^ siècle une chronique
qui va depuis la création jusqu'à l'année 1241. Lambert de Liège, qui est
cité dans cette chronique ;i l'année 1177, dirigeait l'école Saint-Laurent
établie dans cette ville. II mourut en 1177. — Lambert d'Ardrcs, sous Phi-
lippe-Auguste, a écrit une histoire de la maison de Guignes. — Lebœuf,
p. 720. — Ui'itoire littéraire, t. XIII, p. 114.
- 2. Solin rédigea ce traité vers l'an 230.
3. Histoire littcraire, t. XV, p. 501.
4. « ... Laïcorum et mulierum multiludo non mndica Evanc/elid, Epistolai>
Pau/;, Psallerium, Moralia Job, et plures alios libres sibi fecit in g;illico
•îermoue transfeire.» — Epist. Innocenlii III, lib. Il, Episl. 141. — Hiitoiii:
littéraire, t. XXIV, p. 182, 379.
5. Page 453.
558 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQU !• S ET LES TTiADUCTEURS.
de droit, des traités de médecine, tous ces éléments des
connaissances pratiques dont la société ne peut se passer.
Les manuscrits du xiii" siècle contiennent une Vie de César,
par Suétone, un livre de Sénèque, l'Ar^ militaire de Végèce,
la Chronique dlsidoro de Séville, une Epître de Paul Diacre,
et son Histoire des Lombards mis en français' ; le livre de
Gilles de Rome, de Regimiae principum, fut aussi traduit
à la fin de ce môme siècle-. Vers 1273, Hagins le Juif,
qui habitait Malines, traduisit en français le Principe de la
Sagesse ou Rescid Chocma, ouvrage d'Aben Ezra écrit en hé-
breu*; au commencement du siècle, l'un des Français établis
dans l'empire de Byzance savait assez de grec classique pour
donner en notre langue une version du roman grec de Bar-
laam et Josaphat, attribué sans raison sérieuse à saint Jean
Uamascène^ Ce n'est pas que, à cette époque, la littérature
sacrée ait été entièrement négligée des traducteurs. On ra-
jeunit les versions antérieures, dont la langue avait vieilli.
Pierre, évoque de Paris, traduit de nouveau le Psautier en
1210^ ; Guiart des Moulins, chanoine d'Aire, traduit la Bible
-1. Li faii des Romains par Siiéloines, manuscrits de la Bibliothèque
Nationale, no^ 231 et 1391; le Livre de Seneke, nos 375 et 834; Flave
Vegesce, de la Chose de chevalerie, n" 1229; la Cronicque de Ysodore, escripte
en vuhjal fransoiz, n° G88 ; la Epystole de Paul Biacone et monache de vwnt
de Cassino; ÏYstoire de li Longobart, de Paul Diacone, n° 688.
2. Lebœuf, p. 733.
3. «Ci define li livres de comencement de Sapience que translata Hagins
li juis de ebrieu en romans; et Obers de Montdidier escrivoit le romans.
Et fu fait il Malines en la meson siie Henri Baie ; et fii fines l'en de grâce
4273, l'endemein de la seint Thomas l'apostre.» — Abraham Aben Ezra
llorissait à Tolède dans le xu" siècle. — Histoire littéraire, t. XXI, p. 300.
4. M. Paul Meyer explique dans la Bibliothèque de l'École des Chartes,
(186G), comment il fut amené à découvrir des lambeaux de cette traduction
dont l'auteur est inconnu, p. 313-317. Bappelons ii ce propos qu'un autre
Français, Aimes de Varennes, qui composait en 1188 le roman de Florimont,
paraît avoir possédé le grec vulgaire, ibid., p. 33t. — Saint Jean Damas-
cène, né en 676 mourut en 734. L'auteur du roman qu'on lui attribue
est inconnu; on a fait de ce roman plusieurs versions en français. L'une
des principales est le poëme de Gui de Cambrai. L'ensemble de cette
Jégende a fourni à M. Paul Meyer le sujet d'un travail approfondi publié à
Stutlgard (1864) en collaboration avec M. Zotemberg.
5. Lebœuf, p. 731.
AXCIENXF.S TRADUCTIONS EN PROSE FRANÇAISE. 5j9
d'après l'extrait que Pierre Comcslor en avait fait au siècle
précédent * ; nous avons une traduction de VApocali/pie dans
un manuscrit du xiii" siècle-. On traduit aussi des ouvrages
de piété, par exemple, la Règle de saint Benoît et V Image du
monde, « livre de mestre Gossouin, translatez de latin en
roumanz » à la date de l^io^ Mais on peut dire que dès ce
moment le tra\ail de la traduction se sécularise et que son
ardeur se porte de préférence sur des matières profanes oi^i
l'on rencontre, au lieu des sévérités et des ombrages du pou-
voir ecclésiastique, les encouragements du pouvoir royal!
Au xiv° siècle, sous l'impulsion domiée par Pliilippe le I]el,
Jean le Bon et Charles V, le vaste ensemble de la bltérature
antique est entamé avec suite et avec vigueur. Pierre Bersuire
traduit Tite Live*; Simon de Hesdin, Yalère Maxime^;
Jacques Bauchant, Sénèque". On refait la traduction de
Yégèce'^; des anonymes traduisent Salluste et Suétone^;
on ne tarde pas h interpréter Cicéron, et l'on commence
par sa rhétorique^. Il était naturel de désirer qii£ l'oracle de
1. Ta Bible moralisce, Ja Bille hyatoriaux de Vierre le Mangeur, iiiaiinscrils
de la Uibliollièque Nationale n"* 9, 10, 153-lGG, 167, 169, 402, 897, 906.
— Pierre Couiestor, doyen de l'église de Troyes, anteiir de yilisturia Scho-
lastica, mourut dans l'abbaye de Saint-Viclor à Paris, en 1185.
2. N"* 375, 408. Voici d'autres manuscrits du xiii^ siècle, contenant des
versions françaises de la Bible: n»s 899, 901, 963, 965.
3. Manuscrits de la Dibliolbèqne Nationale, n" 574. — Il faut ajouter à
ces travaux du xiiio siècle les versions de l'Ecriture Sainte faites par les
Vaudois et des traductions pieuses exécutées en Angleterre. — Lebœuf,
p. 731-734.
4. Bibliotbèque Nationale, manuscrits, n»* 30-36, 239-277.
5. Nos 4]^ 282-292.
6. N"s 190, 572, 581, 834, 917, 2473. — Jacques Bauchant, de Saint-
Quentin, était sergent d'armes du roi Charles V.
7. N" 583.
8. «Les anciennes hystoires romaines translatées de latin en françois
selon Lucan et Suétoines et Salustre (année 1364), n"^ 39, 40, 64, 246,
230, 231, 281, 293-297. — Indiquons ici des traductions de César, d'Orose,
de Quiiile-Curce, d'Ovide, qui sont moins anciennes : n°^ 38, 39, 64, 279-281,
47, 537, 238, 137, 883.
9. Histoire littéraire, t. XXiV, p. 182. — Lebœuf, Mém. de l'Acad. des
Jnscript., t. XVli, p. 751. La Rhétorique de Cicéron fut traduite en 1383
par Jean d'Antioche.
500 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
recule, le célèbre stagirile, s'expliquât en langue vulgaire :
Evrart de Conti, médecin de Charles Y, [vadinileH Problèmes
d'Aristote; des miniatures du temps nous montrent le roi
recevant des mains de Nicole Oresme sa traduction de la
Politique ^ Toutes ces traductions du grec, faites sur la ver-
sion latine, ne peuvent avoir le mérite de la fidélité, mais elles
ont celui de la concision et d'une fermeté de style dont la
prose française n'avait donné jusque-là que de bien rares
exemples ^ Par une tentative simultanée, d'autres inter-
prètes contemporains font passer en français les ouvrages des
Pères de l'Église et les meilleurs écrits de la littérature sa-
vante du moyen âge : saint Augustin, Cassien, Boëce, saint
Grégoire le Grand sont les premiers dont les traductions, ou
récentes ou renouvelées, se répandent dans le public '^ Raoul
de Presles, qui venait de donner une nouvelle version de la
Bible, entreprend de traduire la Cùé de Dieu, de saint Au-
gustin ; son travail, commencé en 1371, est terminé en 1373.
On assure que Charles Y, inspirateur de l'entreprise, accorda
une pension de six cents livres au traducteur pour soutenir
son courage et pour lui procurer les loisirs nécessaires ^ .
L'antiquité latine presque en entier, une partie de l'anti-
quité grecque, mais bien défigurée, reparaissent ainsi sous
une forme visible à tous les regards. L'héritage du passé
cesse d'être le domaine privilégié de quelques-uns pour rede-
1. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 18-2, 183. — Lebœuf, p. 732.
2. Le Cai'me Jean Goulain Iradiiisil Cassien « du commandement du Dny
Charles V; » deux dominicains tiaduisiient Boëce en [irose, vers 1330;
Pierre de Ilangcst, « prévost en l'église d'Amiens», translata les quarante
homélies du pape saint Grégoire le Grand. — Parmi les écrits de la lilté-
ralure savante du moyen âge, on traduisit, sous Philippe le Bel, le Cœur des
secrets de l'hilosophie ; sous Charles V, le Livre des Vropriétcs des choses, le
liustican du labeur des champs, le l'olicratiron de Jean de Salisbury, le
Miroir historial de Vincent de lieauvais. Jeanne de Bourgogne, femme de
Phili|)pe de Valois, encouragea particulièrement ce genre de traductions.
— Lehœuf, p. 740-743, 746; Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, nos 50,
51, 175, 912, 913, 9lt), 963, 763. — N"'* 134-137, 213-322, 433, 612, 613.
3. Lebœuf, p. 740, 941. — Manuscrits, n°^ 12-29, 170-174, 434. — Un
anonyme traduisit, au xiv" siècle, l'ouviage de saint Jérôme Sur la vie mo-
nastique et \ei Lamentations de saint Bernard, n"^ 430, 43 1.
ANCIENNES TRADUCTIONS EN PROSE FRANÇAISE. o61
venir le patrimoine commun des nations modernes. Lors-
qu'on parle de la renaissance littéraire du xvi'^ siècle, il ne
faut pas oublier que ce mot ne saurait s'appliquer aux lettres
latines : elles n'ont point ressuscité, parce qu'elles n'étaient
pas mortes*. Au xv® siècle, la vogue des traductions, ac-
crue et propagée, s'étend à la littérature étrangère. Un clerc
du diocèse de Troyes, Laurent de Premierfait - , traducteur
des Économiques d'Aristote, des Traités de Cicéron sur l'a-
mitié et la vieillesse, traduisit le Décaméron de Boccace, h. la
requête de Simon du Bois, valet de chambre du roi Char-
les YI ' ; Jean Lebesguc et Jean Lévesque, sous Charles VII,
mirent en français la Première guerre punique, de Léonard
Bruni, surnommé l'Arétin*; plusieurs ouvrages de Pétrarque
furent aussi traduits par des anonymes'. Beaucoup de tra-
ductions, à l'origine, avaient été faites envers; au xv^ siècle,
on les refait en prose. On rajeunit également bon nombre
de traductions en prose déjà surannées ^
Singularité digne de remarque ! Parmi tant de livres philo-
sophiques, oratoires, historiques et poétiques, qui ont attiré
l'attention des traducteurs, il ne se trouve aucun essai tenté
pour mettre en français Horace et Virgile ^ ! Tacite aussi paraît
1. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 3-2G.
2. Premierfait est le nom d'un petit village de l'Aube, dans le canton de
Méry-sur-Seine, 11 kilomètres d'Arcis, à 27 kilomèties de Troyes. 11 con-
tient 183 habitants. Laurent, comme c'était alors l'usage, prit le nom de
son pays natal. Il mourut en 1418. — Sur ce traducteur, voir Lebœuf, p. 739.
3. Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, n"^ 127, 129-133, 226-240,
397-379. — Quelques-uns de ces manuscrits portent la date de 1409, d'au-
tres, celle de 1414. — On rencontre aussi quelques traducteurs anonymes de
Boccace au xv<= siècle.
4. Ce nom, qui signifie natif d'Arçzzo, fut porté par plusieurs personnages
célèbres. — Léonard Bruni né en 1369, mourut en 1444. Il fut secrétaire
apostolique sous quatre papes et chevalier de Florence. — Manuscrits de la
liibliothcque Nationale, n"» 36, 722.
5. No* 223, 224, 223, 693-396. — Nous avons cité ailleurs la traduction
du Filoitrato de Boccace, par Pierre de Beauvau, p. 513-519.
6. Sur les traducteurs du xye siècle, voir les .Mémoires de l'abbé Lebœuf,
p. 754-061.
7. Un Italien, M. Comparetti, a publié récemment un livre intitulé Vir-
gilio nel medio evo, dont M. Boissier a rendu compte dans la Hevue des
30
b02 LES ÉCRIVAINS DlDACTinL' !• S ET LES TRADUCTEURS.
avoir été négligé. Une seule traduction faite sur le grec nous
est indiquée par le Catalogue des manuscrits de la Biblio-
thèque Nationale ^ Un très-petit nonî])re d'exemplaires grecs
étaient épars dans les principales bibliothèques de ce temps, où
parfois on lit cette mention : <( Un grand livre ancien, escript
en grec. » Quelques-uns, envoyés aux rois de France par les
empereurs byzantins, avaient été distribués en présent à des
monastères. Aristote régnait, mais en lalin, et il avait le plus
souvent passé, avant cette transformation, par l'arabe, par
l'hébreu ; dangereuses épreuves, peu favorables au sens et k
la clarté. On n'avait ni les historiens grecs, ni les poètes dra-
matiques, ni Homère, dont Pétrarque disait, lorsqu'il vit pour
la première fois le texte de Y Iliade : (( Votre Homère est
muet pour moi, ou plutôt je ne l'entends pas. »
Plusieurs Dominicains étudièrent le grec, mais dans les mis-
sions étrangères et pour la prédication, non pour entendre
Homère, ni même saint Jean Ghrysostome et saint Basile. Tout
ce qui venait de ce pays schismatiquc était suspect et le fut
longtemps - . Malgré ses lacunes et ses imperfections, le travail
entrepris par nos anciens traducteurs et poursuivi pendant
trois siècles a porté ses fruits. En forçant la langue française
à reproduire l'énergie, l'ampleur, la précision du latin, il lui
Deux-Mondes, (li"'' févrici' 1877.) Ou y peut voir quelle idée les savants et
le peuple se faisaient de Virgile, au moyen âge, et quelle singulière légende
s'était formée autour de ce grand nom.
1. N" lOâl. « Fleurs do toutes vertuz, translaté de grec langaige. »
Anonyme.
2. Histoire littéraire, t. XXIV, p. 325, 326. — On cite, parmi les rares
hellénistes du moyen âge : le pape Clément V (moit en 1314) qui recom-
mande l'étude du grec dans ses Décrétales; Alexandre V, né à Candie, élu
pape en 1409, qui avait traduit vers II^SO, quelques ouvrages grecs à
t'aris ; l'arclievèque d'Aix, contemporain de Gerson et de Pierre d'Ailly,
Guillaume Fillastre, commentateur de Ptolémée; les dominicains Jofroi
de NVaterford, Guillaume de Meerbeke, Henri Kosbein, traducteurs de
Platon, d'Aristote et de Proclus ; un autre frère prêcheur, Guillaume Ber-
nard!, de Gaillac, qui mit en grec, dit-on, la somme de saint Thomas
d'Aquin. C'est en I'idS qu'une chaire de grec fut instituée dans l'Université
de Paris et couliée à Grégoire Tifeinas dont les disciples furent les maîtres
de Ueuclilin. — lliatoire littéraire, t. XXIV, p. 387, i88. Sur Télude de
riiéljrcu et de l'arabe au moyeu âge, ibid., p. 38G.
PIERRE BERSUIRE. Îi(j3
a cominmiiqué une partie de ces qualités étrangères, et l'a
rapprochée par degrés de la perfection du modèle; il a fait
entrer dans le vocahulaivc une foule de mots que le fonds
primitif, formé par l'usage populaire, ne contenait pas. Pour
exprimer tant d'idées nouvelles, tant de faits scientifiques
rassemblés dans cette immense variété d'écrits, il fallait
créer des mots nouveaux, qu'on tira du latin comme les mots
anciens par un procédé un peu différent : cette richesse, de
date récente mais de même provenance, puisée comme l'an-
cienne à la source primitive, fortifia l'idiome national et
l'agrandit sans en altérer l'unité; elle le mit en état de sou-
tenir la gravite des hautes et nobles matières, et le prépara
à devenir à son tour une langue classique*. Les ouvriers de
ce labeur utile sont, nous l'avons vu, pour la plupart obscurs
ou anonymes ; nous choisirons dans leurs rangs deux des
plus célèbres, Pierre Bersuire et Nicole Oresme, le plus ancien
traducteur de Tite Live et le principal traducteur d'Aristote,
et nous compléterons les indications générales qui précèdent
par une notice abrégée sur leur vie et sur leurs travaux.
Pierre Bersuire , autrement dit Bevclieure, est né vers
1290, dans un petit village de Vendée peu éloigné de Bres-
suire : il prit le nom de cette ville, suivant un usage alors
fort répandu, car la forme ancienne, la prononciation locale
de ce nom est précisément Bersuire, en français, et Bcrcho-
rium, en latin'. Dans ses traités latins, notre auteur s'ap-
1. Nous aurions voulu pouvoir résumer ici les recherches aussi exactes
qu'inléressanles qui sont contenues dans le tome XXIV de Vllhtoire. litté-
raire, sur les Bibliothèques, ïétat et le prix des livres ou vianuscrits, sur les
copistes et les libraires. La lecture de ces pages si savantes est indispen-
sable à qui veut connaitre le mouvement des études et des esprits au
moyen ûge; nous en signalons, du moins, l'importance; p. 278-326.
2. M. L. Pannier, dans un article biographiiiue que la Bibliothêiiue de
l'École des Chartes a publié en 1872, prouve par des pièces manuscrites
aullientiques que tel était le vrai nom de notre traducteur. Ouant au nom
de la ville, il est certain qu'au xYiii" siècle eucoie il s'écrivait et se pro-
nonçait Bersuire. — «Bersuire est nommée souvent Bressuire par ceux du
deliois,» dit Lamartinière dans son Grand Dicliûnnaire, t. I", p. 163,
(Édit. de 1739.) La forme actuelle, résultat d'une métatlièse très-fréquente
dans les noms de lieu, est donc récente. — L. Pannier, P. 32G-330.
504 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
pelle Petrus BerchoriusK Entré au couvent bénédictin de
MaiUezais, il le quitta, après un séjour de plusieurs années,
pour se rendre à la cour pontificale d'Avignon. Jl y demeura
quinze ans, jusqu'en 1340, et y composa deux ouvrages latins
considérables, le Reductorium morale et le JRepertorium, sur
le conseil du cardinal Pierre des Prés, vice-cliancelier du
pape. Là, il connut Pétrarque qui, dans une lettre de 1338, le
qualifie de vir insignis pietate et litteris. En 1342, Pierre
Bersuire est à Paris. Il y avait sans doute accompagné le
cardinal, son protecteur, envoyé par le pape en ambassade
auprès des rois de France et d'Angleterre. Si l'on excepte une
période de temps fort courte qu'il passa dans l'abbaye béné-
dictine de Coulombs, du diocèse de Chartres, le reste de sa
vie paraît s'être écoulé h. Paris. Il y suivit les cours de l'Uni-
versité, ne dédaignant pas même de prendre le titre d'écolier
et d'invoquer au besoin les privilèges de la scolarité ; il y fit
un troisième ouvrage, le Breviarium morale.
En 1352, et dans les années suivantes, nous le trouvons
établi auprès du roi Jean, comme secrétaire; plusieurs lettres
royales, datées de cette époque, portent sa signature. C'est
aussi le moment où, pour satisfaire au désir de ce roi, qui ai-
mait les récits belliqueux de Tite Live, il entreprit la première
version française de la partie des Décades alors connue : un
manuscrit indique la date de 1352, un autre donne celle de
1355 ^ . Bersuire, corrigeant, en 1359, son Repertorium, cite sa
traduction comme une œuvre terminée ^ . Le roi le récompensa
1. On lit duas le prologue du Redaclorium morale écril vers 1330: Sum
quidam yeccatur, nalione Galltis, patria Piciaviims, nomine l'etrus, cognomine
Berchorius. » Bibl. Nat. nis. lat. 16785, f» 2. — Le village où il est né est
Saint-Pierrc-du-Chemin, à 25 kilomètres de Bressuire, sur la route de
Fontenay-lc-Comte.
2. « Cy counneuce Titus-Livius, translaté de latin en françois, à la
requeste de très-noble et souverain prince Jehan, par la grke de Dieu roy
de France, par frère Pierre Berteure, à présent prieur de saint-Eloy de
Paris, Van mil ('('CL et deux.» — Bihliolhcquc de l'Ecole des Chartes, 1872,
p. 34a. — Berteure est une des formes nombreuses que donnait ii ce nom
la variable orthographe du moyen ;lge.
:i. " In linguam gallicam, non sine sudore et laboril)us, transluli de
laliua. » Au mot Roma.
NICOLE ORESME. 565
en le faisant nommer au prieuré de Saint-Kloi de Paris.
Bersuire s'}' abrita pendant les années orageuses qui sui-
virent le désastre de Poitiers. 11 mourut en l'M\2^. Peu de
temps avant sa mort, pour se ménager une retraite loin
du centre agité de Paris, il avait acheté, au prix de cent écus
d'or, une petite maison située rue des Murs, près de la porte
Saint- Victor, dans un lieu solitaire et agreste; on a l'acte de
cette acquisition. Une dernière joie ranima et consola sa
vieillesse : son illustre ami Pétrarque, envoyé par Galéaz
Visconti, seigneur de Milan, vint h Paris, en 1361, com-
plimenter le roi Jean délivré de captivité ; nous savons par
les lettres du poëte combien cette circonstance qui, pour
un temps, les rendit Tun à l'autre, fut agréable h tous les
deux - .
A l'époque de la mort de Bersuire, Nicole Oresme, qui
n'avait pas encore traduit Aristote, quittait le collège de
Navarre où il était resté treize ans comme élève, comme pro-
fesseur et comme grand maître. On ignore l'année et le lieu
de sa naissance; on suppose qu'il était Normand^ : ce qui
est certain, c'est qu'il entra au collège de Navarre en 1348
pour y étudier la théologie et qu'il fut élu grand-maître en
1336*. Selon toute apparence, un certain nombre de ses
écrits latins et la plupart de ses sermons sont de ce temps ^ ;
1. Notice biographique sur le bénédictin Pierre Bersuire, par M. L. Paniiïer.
— Bibliothèque de l'École des Chartes, 1872, p. 325-364.
2. De retour en Italie, Pétrarque écrivit à Bersuire : « L'autre année,
pendant que je me plaisais chaque jour à jouir de ta conversation, avec
d'autant plus d'avidité que j'en avais été privé [dus longtemps...» — Biblio-
thèque Nationale, ms. latin, 8.'i68. Traduit par M. du Hocher.
3. Il y avait des Oresme à Caen au xive siècle.
4. Thèse de M. Meunier: Essai sur la Vie et les ouvrages de Nicole
Oresme, 1857.
5. Voici la liste des ouvrages d'Oresme écrits en latin. 1» Cinq traités
inédits contre l'astrologie : De xiniformitate et difformitatc intentionnm; De
proportionibus proportionum ; De proportionalitate motuum cœlestium; Contra
judiciarios astronomos ; l'trum res futurx per astrologiam possint prcvsciri.
20 Trois ouvrages inédits sur les sciences physiques et naturelles: Rationes
et causœ plurium mirabilium in natnra; — Plura qaodlibeta et dicersx quxs-
tiones; — Solutiones prxdictorum probkmalum. 3" Un traité et deux opus-
500 LI-:S ÉCRIVAINS DIDÂCTIQU i:S ET LES TRADUCTliL'RS.
sa réputation de professeur et de savant lui valut les suf-
frages du chapitre de Rouen qui l'élut doyen de l'Eglise mé-
tropolitaine en 1361 : la dignité de doyen était la première,
dans cette ville, après celle d'archevêque. 11 remplit cette
fonction pendant seize ans, jusqu'en 1377. Dans l'inter-
valle, il composa presque tous ses écrits français. Ceux qui
parurent les premiers sont : un Traité contre les Divinations
et r astrologie judiciaire ; un Traité sur la sphère; une traduc-
tion de son ouvrage latin sur les monnaies. Le premier est
inédit, le second et le troisième ont été imprimés ^ En 1370
il donna une traduction des Éthiques d'Aristote ; l'année
suivante, il traduisit la Politique et les Économiques du
même auteur : ces travaux, entrepris à la demande du roi
Charles V, furent récompensés par une gratification de plus
de cent li\Tes et par le titre de chapelain du roi^ Il était
occupé de la traduction d'un autre livre d'Aristote, Du Ciel
et du monde, lorsque le pape Grégoire XI, sur la présentation
du roi, le nomma à l'évêché vacant de Lisieux, le 16 no-
vembre 1677. Une fois entré dans son évèché, il n'en devait
plus sortir. La carrière des lettres était finie pour lui; il
consacra le reste de sa vie à ses devoirs d'évèque. Oresme
mourut en 1382, deux ans après le roi Charles V ^
Quel est le mérite de ces traductions, les premières qui
cales tliéolotjiqiies inédits : De commnnicalionc idiomatum ; E.rpoxUio cvj}isdam
legis; De malis venturis super Ecclesiam. 4" Un traité imprimé d'économie
politique: De origine, natura, et mvtationibus monetarum. 5° Cent quinze
sermons inédits, une rhétorique manuscrite, et un sermon imprimé. — On
lui a plusieurs fois attribué, en outre, sept ou huit opuscules sans authen-
ticité. — Meunier, p. 30-48, 117-138. — Sur les écrits réiliiiés par Oresme
contre les astrologues, on peut lire un savant article de M. Ctiarles Jourdain
dans la Revue des questions historiques: Nicole Oresme et les Astrologues
à la cour de Charles Y. (l" juillet 1875.)
•1. M. Meunier donne la liste des manuscrits et des éditions qui se rap-
portent aux ouvrages français d'Oresme, p. 48-117.
2. Extrait du compte de François Chanteprime : « Le roy a donné cent
livres à M. Nicole Oresme, lequel lui a translaté de latin en françois les
Éthiques et Politiques, mccclxxi... A, Nicole Oresme pour avoir translaté
les Politiques (la somme manque) m.ccclxxii.»
3. Meunier, La Vie et les ouvrages de Nicole Oresme, p. 3-23.
NICOLl': OIlKSMi':. 507
aient été faitos dos Ktlu'qiies^ de la Politique et des Écono-
miques d'Aristote? Oresme n'a traduit aucun de ces ouvrages
sur le grec : il ne savait pas la langue d'Aristote. A dé-
faut du texte original, il a eu sous les yeux les meilleures
versions latines et les meilleurs commentaires que Ion en
possédât au wy" siècle ; il a très-sagement préféré les tra-
ductions écrites d'après le grec aux traductions faites sur
l'arabe ' . Chacune de ces versions françaises est enrichie de
gloses qu'il emprunte aux commentateurs ou qu'il tire de son
propre fonds. Si Ton compare sa traduction au texte latin,
on reconnaît qu'elle est exacte et lîdèle; mais le texte latin
n'est lui-même qu'une traduction souvent inexacte du grec;
d'où il suit que les infidélités de la version latine ont passé
dans la version française. Notre langue, très-imparfaite en-
core, ne possédait que fort peu de termes philosophiques et
scientifiques ; expressions et tournures, presque tout était à
créer. Si Oresme n'a pas surmonté tant de difficultés, il a
lutté avec courage et parfois avec succès contre les obstacles.
Son style est ferme et précis ; sa phrase, prenant mo-
dèle sur le latin, a souvent une netteté, une concision, une
liberté d'allure qu'on s'étonne de trouver dans un écri-
^■ain du xiv'' siècle. Il y a des pages dans Oresme qui n'ont
pas vieilli. Lorsque le mot latin scientifique ou philoso-
phique qu'il avait à traduire n'existait point en français, il
n'a pas craint de le revêtir d'une désinence française et de
s'en servir. De là, bon nomjjre de néologismes, presque
tous empruntés au latin, mais d'une création si nécessaire,
1. Pour les Éthiques, il s'est servi de la traduction grecque-latine de
Robert Grosse-Tèlo, évèque de Lincoln, et du comnientuire d'Kustalhe,
d'Aspasius, et de Michel d'EijIièse traduits par le même. — Pour la Poli-
tique et les Economiques, il a en recours à la traduction grecque-latine de
Guillaume de Moerbeke et à celle de deux prêtres grecs anonymes faite en
1294. — Pour le Truite du ciel et du monde, il a traduit la traduction grec-
que-latine du même Guillaume de Moerbeke. Le commentaire grec de Sim-
plicius traduit en latin, celui d'Averioës traduit de l'arabe, quelques tra-
ductions latines faites sur l'arabe ont été consultés par lui subsidiairement.
— Meunier, p. 8G, 87.
î)68 LES ÉCRIVAINS DIDACTIQUES ET LES TRADUCTEURS.
d'un emploi si légitime que la plupart ont été consacrés par
l'usage et définitivement adoptés. On a dressé une liste de
ces mots introduits et naturalisés dans la langue par les
traductions d'Oresme; elle est considérable'. Si un travail
de ce genre était entrepris sur chacun des anciens traduc-
teurs dont les œuvres inédites sont accumulées à la Biblio-
thèque Nationale, on apprécierait mieux les services rendus
par ces obscurs et laborieux écrivains ; on se ferait une idée
plus juste des richesses que possédait notre vocabulaire à la
lin du XY® siècle ^ .
1. Cette liste tient environ quarante pages dans la Thèse de M. Meunier,
p. 162-204.
2. Depuis que M. Meunier a écrit sa Thèse sur Oresme, ce traducteur a
été l'ohjet de plusieurs travaux. Ce sont surtout les économistes et les phi-
losophes, MM. Guillaume Roscher, \Volowski et Jourdain, qui se sont occupés
de lui. — M. Léopold Delisle a classé les manuscrits de la Pûlilique et de
VÉconomique. — Bibliothèque de l'École des Ciiartcf, 1809, p. 601-620.
CHAPITRE III
RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
Des principales qualités cl des plus graves imperfections de la lit-
térature du moyen âge. — Causes diverses qui ont arrêté ses
progrès et précipité son déclin. — L'éducation de l'esprit au
moyen âge. Organisation de l'enseignement dans les universités.
Inlluence de la scolastique sur le goût public et sur les talents
littéraires. — La Renaissance était-elle nécessaire pour rendre à
la littérature nationale son essor et sa vigueur? Gomment doit
être posée et résolue cette question.
Nous avons suivi, pendant plus do quatre siècles, le déve-
loppement fécond de notre littérature nationale. Nous avons
vu éclater, dans tous les genres et sous toutes les formes,
en vers et en prose, la riche variété de ses productions.
Tenons donc pour un fait acquis, pour une vérité démontrée
cette naïve originalité, cette fertilité d'invention qui est le
trait caractéristique de la forte et brillante jeunesse du génie
français. Notre exposé a mis en relief un autre caractère de
cette époque trop longtemps méconnue : nous voulons dire ce
vif sentiment, cette passion des choses de l'esprit qui se ren-
contre à tous les degrés et dans tous les rangs de la société
du moyen cage, aux plus sombres jours comme aux temps
les plus heureux de son histoire. Partout, à la cour des rois,
dans les cliâteaux des barons, dans les cloîtres, sur les places
publiques, dans les nombreuses associations bourgeoises qui
expriment, sous des noms différents, la même pensée et pour-
suivent un même but, on aime la poésie et ce que plus tard
on appellera les lettres, on les honore, on les cultive ; par-
tout il y a un puljlic avide, intelligent pour le li-sre écrit
o'iO RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
comme pour la pièce de vers qui se cliaute, se récite ou se
déclame. Ce goût des nobles distractions et des plaisirs déli-
cats, ce zèle pour la science et cette estime du talent étaient,
avec la foi religieuse, l'âme d'une société réputée barbare ;
le haut patronage littéraire, dont l'histoire a fait un titre
d'honneur aux rois modernes, existait chez les Valois du
xiV siècle et chez les premiers Capétiens.
Voilà les beaux côtés du moyen âge, l'aspect inattendu
que sa florissante activité offre aux regards de l'obser-
vateur. Mais il y a place aussi dans cette histoire pour un
autre étonnement et pour un regret. A voir ce que le génie
français avait déjà produit à la fm du xm° siècle, ce qu'il
avait accumulé d'inventions fortes ou gracieuses, nobles ou
familières, on pouvait se croire fondé à espérer qu'un pro-
grès soutenu et continu relèverait plus haut encore, qu'il en-
trerait sans larder dans l'âge de la maturité et de la perfec-
tion, qu'il enfanterait des œuvres, sinon plus variées et plus
riches, du moins plus correctes, d'une forme plus achevée,
partant plus durable, et que la langue de notre pays, comme
celle de l'Italie, se fixerait, dès le xi\" et le xv'' siècle, en s'épu-
rant. C'est le contraire qui est arrivé. Dans la seconde moitié
du moyen âge les hautes inspirations tombent ou s'affaiblis-
sent, la grande invention cesse ; la langue devient plus in-
certaine et plus confuse, excepté chez quelques écrivains
supérieurs ; le style poétique s'alourdit ; il semble que la
jeunesse, naguère si vigoureuse, de l'esprit français, cadu-
que et vieillie dans sa fleur, s'affaisse épuisée sur eUe-incme,
sans pouvoir atteindre à la virilité.
On a parfois attribué aux troubles prolongés de la désas-
treuse guerre de Cent ans l'état de crise et de souffrance où
nous voyons finir notre ancienne littérature. Cette raison
extérieure et d'accident nous paraît insuffisante. Les cala-
mités de cette funeste époque, qui se présentent à notre
pensée aujourd'hui réunies et condensées dans l'horreur d'un
seul souvenir, ont été séparées, en réalité, par d'assez longs
intervalles de repos ; d'ailleurs, le xi' et le xn" siècles si favo-
LliS IMPERFECTIONS DE LA LITTÉRATURE DU MOYEN AGE. oTl
rables au développement de la poésie française n'étaient pas
non plus des temps d'absolue tranquillité et d'inaltérable
félicité : la guerre, enfin, et la souffrance, en exaltant le
patriotisme, en retrempant les âmes, donnent l'essor au
génie bien plus souvent qu'elles ne l'abattent. Cherchons
donc une cause moins passagère et plus profonde ; or, nous
croyons la trouver dans la direction imprimée aux esprits
par le système d'enseignement qui a prévalu jusqu'à la lin
du xvi" siècle. En d'autres termes, sans nier la valeur des
raisons accessoires qu'on peut alléguer, sans contester les
causes particiûières d'infériorité qu'on peut signaler, ce qui,
selon nous, a surtout manqué à l'esprit français pendant le
moyen âge, c'est l'éducation.
Examinez les œuvres les plus remarquables de notre an-
cienne littérature. Elles sont pleines de qualités naturelles,
d'imperfections et de négligences ; les vives saillies, les traits
heureux, la verve, l'imagination, s'y mêlent à des trivialités,
à des longueurs, parfois à de pires défauts qui blessent notre
moderne délicatesse. La composition est inégale, le goût
est absent, ou plutôt il n'est qu'un instinct vague, un sen-
timent confus et capricieux de la beauté littéraire ; l'art se
réduit à des procédés élémentaires, à des pratiques de tra-
dition et tombe facilement dans la routine. Nos poètes sont
des improvisateurs bien doués qui ne savent pas écrire. Cela
est si vrai que, dans la plupart des genres poétiques, les
œuvres les plus anciennes, celles où se sent la première force
de l'inspiration, la nouveauté de l'invention, sont les meil-
leures ; dès que ce beau feu s'éteint ou languit, tout tombe
et périt à la fois : rien ne soutient la faiblesse inexpérimen-
tée du poëtc et ne rachète ses négligences ; le genre s'épuise
tout d'un coup et ne produit plus que des remaniements
diffus et d'insipides contrefaçons.
Cet art difficile de composer et d'écrire, ce choix habile
des mots, ce soin de la perfection, toutes ces qualités fines et
délicates dont la réunion forme les talents accomplis et pro-
duit les œuvres durables, la nature sans doute les ébauche,
572 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
le génie les devine, mais le travail seul les donne : c'est le
fruit la])orieux d'une culture assidue, c'est un secret qui ne
s'obtient qu'au prix d'une patiente initiation. En aucun pays,
peut-être, la nécessité d'un effort persévérant, d'un enseigne-
ment méthodique ne s'imposait plus impérieusement qu'en
France, puisque notre langue et notre nation, formées l'une
et l'autre par une suite de révolutions et par une fusion
d'éléments contraires, avaient peine à se dégager de la dis-
corde et du chaos, à se fixer dans l'unité, et se trouvaient
fort loin de cette condition heureuse que la nature a faite à
certaines races privilégiées chez lesquelles la perfection elle-
même naît et fleurit spontanément comme le génie. Mais oîi
sont en France, pendant tout le moyen âge, les maîtres du
goût ? Dans quelles écoles, par quelles règles, h la lumière de
quels modèles se développent, se fortihent et s'épurent les
talents littéraires ? Nul ne communique à d'autres le secret
de l'art d'écrire, puisque personne ne le possède ou ne
semble s'en soucier : l'enseignement des universités, loin
d'exciter et de cUriger les vocations, les détourne, et si les
modèles ne manquent pas, si les préceptes abondent dans les
livres, l'esprit se ferme à cette clarté ; l'âme, en présence
des chefs-d'œuvre, reste insensible. Aussi peut-on dire que
les plus beaux génies, au moyen âge, n'ont pas donné leur
vraie mesure ni remph leur destinée ; ils demeurent incom-
plets, enveloppés, pleins de lacunes et d'incohérences ; rien
d'étonnant si leurs œuvres les plus hardies ne sont bien sou-
vent que de vives et briUantes ébauches, et si l'épanouisse-
ment littéraire de cette époque ressemble à la végétation
hâtive d'une terre fertile et mal cidtivée.
Pour donner à cette vérité tout son jour, montrons ici
quelle était l'organisation de l'enseignement dans les uni-
versités du moyen âge.
L'Université de Paris, qui fut le type et le modèle de toutes
les autres^, s'était foi'uiée de la réunion des écoles de logi-
1. «Toutes les Facultés de tliùologic et de philosophie ont été, au
moyen âge, organisées sur le modèle de l'Université de Paris; toutes les
LES IMPERFECTIONS DE LA LITTÉRATURE DU MOYEN AGE. 573
que étal)lies sur la montaf^no Sainte-Geneviève avec l'école
(le théologie instituée dans le cloître Notre-Dame'. Les bulles
du pape Innocent 111 en 1208, 1209, et 1213 consacrèrent
l'établissenKint nouveau-. L'Université, universitus scliola-
riim, ou studiwn générale^, comprenait quatre facultés : la
théol(jgie, le droit canon ou faculté de Décret, la médecine,
et les arts. Les trois premières étaient dites supérieures ;
c'était ce que nous appelons le haut enseignement ; la Faculté
des arts servait de préparation et d'introduction aux études
spéciales des trois autres; elle n'avait d'autre objet que la
culture générale de l'esprit. En dehors de l'organisation uni-
versitaire, il existait de petites écoles de grammaire où l'on
donnait un enseignement du premier degré comprenant la
lecture, l'écriture et les éléments du latin : cela correspondait
à notre enseignement primaire, cà une partie de notre en-
seignement secondaire ; quant aux cours de la Faculté des
arts, ils peuvent être comparés aux classes supérieures de
nos collèges*. C'est donc cette Faculté qui, à notre point de
vue, doit être considérée avec une attention particulière, si
l'on veut juger du caractère littéraire de l'enseignement au
moyen âge,
La logique, réputée l'art par excellence, était l'objet prin-
Facultés (le droit, sur le modèle de l'Université de Bologne. »— Thurot, Thèse
sur l'organisation de l'enseifinement au moyen âge, p. 203. — Trois Univer-
sités ont été établies sur le modèle de celle de l^aris au xiiie siècle, dix
au xiye siècle, dix-liuit dans le siècle suivant.
1. Thurot, p. 7. — La Thèse de M. Thurot, sur VOrganisation Je l'en-
seignement au vioyen âge, est un modèle de précision et de clarté dans un
sujet obscur et difficile. — On peut consulter, en outre, sur cette même
question, l'ouvrage latin de du Boulay, llistoria miversHatis parisiensis
six vol. in-folio (1663-1673) ; l'Histoire de l'Université de Paris, par Crévier
en sept vol. in-1-2 (17G1); ['Histoire littéraire, t. IX, p. 76-92; t. XVI,
p. 41-64, et particulièrement le t. XXIV, p. 240-276; un article de M. Georges
Bouihon, sur la Licence d'enseigner et le rôle de l'Ecolàtre au moyen âge, dans
la Revue des questions historiques (1er avril 1876, p. 513).
2. Thurot, Organisation, etc. (1830), p. 11-12.
3. Ce sont les expressions par lesquelles on la désigne dans les actes
officiels du xiii^ siècle. — Thurot, p. M.
4. Thurot, p. 37, 94.
574 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
cipal, pour ne pas dire exclusif, des cours de la Faculté. On
distinguait deux sortes de leçons : les leçons oïdinaires, et
les leçons extraordinaires'. Les premières, qui commen-
çaient le lendemain de la Saint-Denis, 10 octobre, et se ter-
minaient à l'entrée du Carême, traitaient uniquement de la
logique ; c'était le cours obligatoire et réglementaire, fait par
les maîtres es arts dans les écoles que la Faculté avait choi-
sies, et spécialement dans la célèbre rue du Fouarre^ Les
leçons extraordinaires, sortes de conférences accessoires,
pouvaient se faire toute l'année, en tout lieu; les simples
bacheliers y suppléaient au besoin les maîtres : elles embras-
saient des matières plus variées et plus libres, la méta-
physique, la morale, les sciences, la rhétorique et les langues.
L'enseignement complet de la Faculté des arts exigeait au
moins deux années. Dans la troisième année, l'étudiant
subissait une épreuve orale, qui s'appelait déterminance
parce qu'on y posait ^ des thèses ou questions qu'il fallait
soutenir et développer publiquement contre l'argumentation
des examinateurs. Au xv*^ siècle, les déterminants prirent le
nom de bacheliers ^ Voici le programme de l'examen : In-
troduction de Porphyre, livre des Catégories, Syntaxe de Pris-
cien, Topiques et elenchi d'Aristote, le livre des Six principes,
le traité des Divisions de Boëce, le traité de Donat sur les
figures de grammaire, les Topiques de Boëce, les seize pre-
miers livres de Priscien, les premiers et les seconds Analy-
1. Leclioncs ordinarix, lectiones tran»ilorix, oixcunorhv. Les leçons ordi-
naiics étaient ainsi appelées parce que la matière, la forme, 1? jour, l'heure
et le lien étaient déterminés pai' la Faculté; les leçons extraordinaires lais-
saient une plus large place au libre arbitre de chacun. — Tliurot, p. Oa.
2. Ainsi appelée de la paille {fcurre, en vieux français), sur laquelle s'as-
seyaient les étudiants. — En latin, \icus ^traminis ou stramiinm; ce que
Dante a traduit par vico degli Strani.
3. Determinare qiuvstionem, poser une question en la précisant.
4. Déterminantes, bachalarii. — La Faculté leur expédiait des lettres teâ-
timoniales de leur grade, des certificats qui tenaient lieu de diplôme. Pour
être admis k déterminer, il fallait être âgé de quatorze ans au moins et
justifier de deux années d'assiduité. Un exigeait en outre du candidat qu'il
eut fréquenté pendant deux ans les disputes des maîtres et disputé hii-mèuie
pendant le même temps dans les écules.
L ENSEIGNEMENT DE LA SCOLASTIQUE. o/o
tiques '. Même épreuve el même programme pour la licence,
avec des questions de morale, de physique, de mathématiques
et d'astronomie en plus; la limite d'âge, pour être admis à la
soutenance, était fixée à vingt et un ans. Un dernier acte,
appelé inceptio, solennellement passé devant la Faculté réu-
nie, couronnait cette série d'examens et d'argumentations, et
conduisait le candidat au grade par excellence, à la matlrise
es arts^ : une fois agrégé à la corporation, le licencié pouvait
monter en cliaire, ùi cathedvam , c'est-à-dire s'asseoir sur
la chaise à pupitre oi\ siégeaient les régents, et ouvrir lui-
même une école. 11 portait désormais le titre de maître, ma-
gister, devant son nom de baptême ^
Que ressort-il de cet exposé? C'est que ces examens et cet
enseignement se réduisaient à des exercices oraux. Les com-
positions écrites ne furent jamais en usage au moyen âge*.
La leçon du maître consistait dans l'explication d'un texte et
se résumait par un certain nombre de questions tirées de
l'auteur expliqué ^ ; ce cours était souvent écrit d'avance et
dicté. Quant à l'élève, assis sur la paille en hiver et dans la
poussière en été, il prenait des notes, et s'en servait pour
figurer dans les disputes et soutenir contre le maître ou con-
tre ses camarades les argumentations obligatoires. La dispute
était le seul exercice, le seul travail qui lui fût hnposé par les
règlements. « On dispute avant le dîner, écrivait Vives en
1531; on dispute pendant le dîner, on dispute après dîner;
on dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout
temps. » Les boursiers des collèges disputaient tous les sa-
1. Thurot, p. 43. Ce programme fut très-peu modifié pendant tout le
moyen ;1go.
2. Gradaari signifie passer maitre.
3. Le simple bachelier et le licencié non agrégé s'appelaient Domini.
4. Tliurot, p. 88. — llistnire littéraire, t. XXIV, p. 2G6, 2C7.
5. L'explication s'appelait expositio. Au moyen ùge on n'enseignait pas la
science directement et en elle-même, mais seulement par le commentaire
des livres qui faisaient autorité. Leçon signifie lecture; on ne disait pas
faire un cours, mais lire un livre (légère librum); au lieu de dire suivre un
cours, ou disait entendre nn livre (audire librum).
576 RESUME ET CONCLUSION.
médis ; chacun était à son tour répondant et opposant ' . Il se
fit, au xv* siècle, une révolution importante dans la discipline
delà Faculté des arts : la plupart des étudiants, jusque-là ex-
ternes, devinrent pensionnaires et furent renfermés dans des
collèges ou pédagogies. De là, sous la conduite du principal ou
pédagogue, aidé d'un sous-maître, subrnoniior, ils allaient
aux écoles de la Faculté, ou bien, les régents de la Faculté
venaient faire leurs cours au collège même "- : mais les mé-
thodes ne changèrent pas pour cela.
Voici le ta])leau de l'emploi du temps, dressé en 1503
par Jean Standonc pour le collège de Montaigu : de quatre
heures du matin à six heures, leçon; à six heures, messe;
de huit heures à dix, leçon ; de dix heures à onze, discus-
sion et argumentation; à onze heures, dîner; après le
dîner, examen sur les questions discufées et les leçons
entendues, ou, le samedi, dispute; de trois heures à cinq
heures, leçon; à cinq heures, vêpres; de cinq à six heures,
dispute; à six heures, souper; après le souper, jusqu'à sept
heures et demie, examen sur les questions discutées et les
leçons entendues dans la journée; à sept heures et demie,
comphes; à huit heures, en hiver, coucher, et à neuf heures,
en été '. Vers la fin du xv'' siècle, plusieurs professeurs, dans
leurs leçons extraordinaires, donnaient une assez large place
à l'étude de la rhétorique et de la poésie latines. GuiUaume
Fichet, passé maître en 1467, inspirait à ses élèves le goût
de l'élégance dans le style; le célèbre Robert Gaguin, formé
par lui, dé^eloppa son enseignement. Le collège de Navarre,
où les études littéraires étaient en honneur dès le temps de
1. Thiirot, p. 88, âOl.
2. /(/., p. 93-"J8. — Les premières comiminautés d'étudiants, appelées
collèges, n'avaient été généralement fondées, avant le xv« siècle, qu'en
vue des études Ihéologiqiies. C'étaient des pensionnats à l'usage des étu-
diants qui suivaient les cours des trois Facultés supérieures; des internats
pour le haut enseignement. Cependant, quelques bourses y étaient attri-
buées à des élèves de la Faculté des arts. Au xv« siècle, les collèges ou
pensionnats d'étudiants de la Faculté des arts se multiplièrent.
.3. Tliurot, p. 100. — Félibien, llhloin de J'iiri^, Preuves, t. 111, p. 727-
728.
l'ensiîignement de la SCOLASTIQUE. li'l
Gerson, de Pierre d'Ailly, d'Oresme et de Clémengis, compta
parmi ses maîtres de rhétorique, sous Louis XI, Guillaume
Tardif et Guillaume Monljuie, qui out écrit en latin sur l'art
qu'ils professaient. Des ll;diens, à la môme époque, don-
naient à Paris des leçons particulières de versification latine.
Plusieurs collèges instituèrent un cours hcbdoniadaii'e de
l)elles-lettres qui se faisait dans l'après-midi d'un jour de
congé. Il existait, en lioo, un cours d'hébreu commun aux
quatre nations de la Faculté des arts ; le cours de grec, de
Grégoire Typhernas, que cette Faculté payait cent écus par
an, commença en i 457, et celui du Spartiate Hermonyme
date de 1477 '. Mais ces réformes tardives, souvent éphémè-
res et combattues, ces tentatives particulières, utiles à quel-
ques-uns, ne changeaient rien aux habitudes générales, aux
traditions sécidaires ; elles laissaient toute sa force et tout
son empire au système établi, à l'ancien esprit. La plupart
des théologiens et des maîtres es arts méprisaient ces nou-
velles études, qu'ils confondaient sous la dénomination de
grammaire : bon grammairien, mauvais logicien, c'était
leur maxime-.
Voilà, dans ses traits essentiels, l'enseignement que reçut
en France, du xii'^ au \\f siècles, l'élite des esprits. Notre
dessein n'est pas de faire ici le procès à la scolastique, ni de
contester les avantages de cette gynmastique assidue des in-
telligences qui certainement y fortifiait, y développait à un
très-lumt degré la pénétration, la souplesse, la vivacité hardie,
l'imperturljable facUité de rélocution. Nul, dans les joutes
de la parole ne résistait à nos docteurs ; on redoutait, par
toute l'Europe, dans les négociations et les conférences aussi
bien que dans les conciles, les disputeurs français. Leur élo-
quence bizarre, mais abondante, impétueuse et subtile, serrée
dans un tissu d'arguments comme dans une coHe de mailles,
hérissée de citations dont elle perçait et accablait l'adver-
saire, conniiaiidait i)ai'l()iil l'allcnlion et ir.s])irait aux ura-
1. Tliurot, p. 8:i-8tJ.
2. JiL, p. 8'i.
378 RÉSUMÉ ET CONCLUSIOX.
leurs étrangers le découragement et l'effroi. L'Université de
Paris étendait alors sur la elirélienté l'empire incontesté de
sa parole ; la voix de ses représentants retentissait au loin ;
et, comme on disait d'elle au concile de Constance, habebat
magnam audientiam '. De l'exercice continuel de la dispute
était donc né l'art de parlera l'infini sur tous les sujets;
mais cet art est plus nuisible qu'utile à l'art d'écrire, et ja-
mais on ne vit mieux combien ces deux aptitudes sont diffé-
rentes. Ces docteurs, qui gouvernaient et dominaient les es-
prits par leur science éloquente, étaient, môme en latin, de
très-médiocres écrivains : on a peine, en les lisant aujour-
d'hui, à comprendre le succès de leurs œuvres les plus ap-
plaudies, et il est bien rare qu'une page moins pédantesque,
moins surchargée de citations et de formules, se rapproche
assez des exemples de composition et de goût laissés par
l'antiquité pour nous donner une idée de la puissance que
l'histoire leur attribue et pour justifier leur réputation^.
Si l'enseignement de la scolastique corrompait la langue
savante dont il se servait^; s'il en dégradait la perfection
et négligeait l'art d'écrire même en latin, quel secours,
quelles lumières pouvaient en attendre nos poètes et nos pro-
sateurs français? Rendons justice, nous le voulons bien, aux
mérites de la scolastique, mais ses plus décidés partisans
sont obligés de reconnaître qu'elle ne s'est jamais proposé de
former le goût public, ni de favoriser les vocations littéraires.
Lcà est la cause, intime et permanente, des imperfections
graves de notre ancienne littérature, de la lenteur de ses
progrès, et finalement do son déclin. Réduits à ne prendre
conseil que de leur fantaisie propre, n"ayant sous les yeux
1. Thei. anecd., t. 11, col. 1G19. — iti^loire lUUraini, t. XXIV, p. 269,
2. J. V. le Clerc, Hisloire liîti'raire, t. XXIV, p. 267-269,
3. « Le latin était comme une lanirne vivante dont cliacnn disposait à
son gré, usant avec une liberté sans limite du droit de fabriquer les mots
et de les construire à volonté. Nul n'égalait le dédain de nos docteurs pour
la grammaire et l'usage, leur intrépidité k dire en latin ce que le latin
n'avait jamais dit.» J, V, le Clerc, Ilhtoire littéraire, t, XXIV, p. 2(38,
LA RENAISSANCE DES ÉTUDES CLASSIQUES. b79
que los exemples trî's-défectueux de leurs devanciers et les
mœurs encore grossières d'une société à demi civilisée, nos
poètes, nos écrivains, en vrais enfants de la nature, s'aban-
donnaient sans scrupule aux inspirations d'un génie mal
réglé, à la facilité périlleuse de leur verve; ils se permettaient
tout, parce que personne ne savait ni leur rien défendre ni
leur rien commandera Que fallait-il pour ranimer la littéra-
ture appauvrie et défaillante, pour élargir son horizon, pour
l'élever rà des hauteurs où elle n'avait pas même l'ambition
d'atteindre? Deux choses étaient nécessaires : inspirer aux
esprits, aux talents le sentiment et le désir d'une perfection
dont l'idée leur échappait, et leur en montrer le chemin.
Nous ne discuterons pas ici l'opinion de ceux qui pré-
tendent que la Renaissance, en changeant la direction de
l'esprit français, a contrarié le développement de notre lit-
térature et altéré son originalité. Cette opinion, faite de pré-
jugés et d'ignorance, ne soutient ni ne mérite l'examen. Mais
dans cet ensemble de réformes et d'innovations, que le mot
de Renaissance exprime et caractérise, on peut rechercher ce
qu'il y avait de plus utile, de plus fécond et de vraiment né-
cessaire. Le xvi'' siècle a remis en lumière les chefs-d'œuvre
retrouvés de la littérature grecque ; c'est Là son œuvre la plus
célèbre et le plus apparent de ses bienfaits : on lui doit plus
encore, et son titre le plus solide, sa meilleure gloire, à notre
avis, est d'avoir rallumé, à la flamme de son savant enthou-
siasme, cet amour passionné de la beauté littéraire, depuis
si longtemps éteint en Occident, et d'avoir enhn assuré, par
une réforme profonde des méthodes d'enseignement, cette
haute culture des esprits, cette éducation du goût public d'où
sont sortis les chefs-d'œuvre du siècle suivant. Le moyen
âge n'était pas aussi pauvre en ressources, aussi dépourvu
de textes classiques, aussi ignorant de l'antiquité qu'on le
1. On coniiait ce mot de Clément Marot, ancien élève de la Faculté des
Arts de Paris, sur ses professeurs: «Nos-régents du temps passé étoient
de grandes bètes; je veux perdre ma part de paradis, s'ils ne m'ont perdu
ma jeunesse.» — Vic de Cl. Marot par d'Héricault (1867), p. xxx-xl.
o80 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
croit généi'dlemenl ^ ; il possédait la littw'aUu'e latine presque
en entier, c'est-à-dire celle des deux antiquités qui, sans être
la plus belle et la plus parfaite, a cependant exercé sur
l'esprit français l'action la plus directe et la plus décisive. 11
lui a manqué de connaître le prix et le véritable usage de ce
trésor. Il étudiait les poètes en logicien, s'étonnant, comme
Ramus l'avoue en parlant de lui-même, de ne pas trouver de
syllogismes dans Virgile : les plus nobles et les plus délicates
créations du génie antique étaient les plus dédaignées. Avec
un sentiment plus juste du mérite des œuvres admirables
dont il nous a transmis le dépôt, il y aurait pris l'idée d'un
art supérieur et d'un goût épuré; disciple intelligent des
maîtres, il se serait formé aux méthodes sévères de la com-
position, aux qualités solides du style qui seules font durer
les écrits. Nid doute que notre littérature, ainsi dirigée et
fortifiée par une habile imitation de l'antiquité latine, n'eût
de bonne heure égalé les rapides progrès de la littérature
italienne : l'Italie, en effet, n'avait jamais entièrement aban-
donné les traditions classiques ; elle n'avait subi ni aussi
longtemps ni aussi docilement l'empire de la scolastique.
Au xvi^ siècle, la réforme urgente et qui primait tout le
reste, c'était moins peut-être d'acquérir de nouvelles richesses
et de chercher de nouveaux modèles que d'apprendre à tirer
parti de ce qu'on possédait déjà. Tant que cet intérêt essen-
tiel resta en souffrance, les progrès généraux de notre litté-
rature et de notre langue, malgré le talent supérieur de
quelques écrivains et le zèle de tous, furent pénibles et
contestés. En lo98 s'accomplit cette réforme salutaire, l'un
des plus grands bienfaits du xvi" siècle : l'enseignement clas-
sique et littéraire, tel qu'il existe encore aujourd'hui dans
ses parties fondamentales, fut constitué et remplaça l'an-
cienne organisation que nous avons décrite. Dès lors, la face
des choses, dans la société comme dans la lilli'rature, chan-
]. Consullcr, sur celle queslioii, l'article de iM. iîonlaric, inséré dans la
Uevue des qiie!ftioifH historiquex, sous ce tili'e : Vincent de Bcauvais et la con-
naissance de l'antiquité classique au moyen â'je. (Icr janviei' 1875.)
LA RENAISSANCE DES ÉTUDES CLASSIQUES. 581
gca ; la civilisation el la langue françaises atteignirent leur
point de perfection. On n'a pas toujours, selon nous, suffi-
samment apprécié l'importance de cette révolution de l'en-
seignement, qui a produit des effets si prompts et de si
considérables résultats ; elle vaut bien, ce nous semble, par
la grandeur et l'universalité de ses conséquences, la réforme
philosophique dont Descartes est l'auteur et la réforme
scientifique dont la gloire appartient à Bacon.
Le naïf génie du moyen âge n'a pas péri tout entier,
comme on est encore trop porté à le croire, dans cette bril-
lante transformation de notre littérature : il est facile d'en
suivre la trace et d'en reconnaître les inspirations en plus
d'une page de nos modernes chefs-d'anivre. L'esprit chrétien
qui animait la poésie populaire des mystères revit dans
Polyeucte et Athalie ; un écho lointain des épopées chevale-
resques retentit dans les mtdes accents du Cid, à travers les
légendes du romancero espagnol qui l'a transmis à Corneille.
Le puissant génie de Molière a des éclats de verve comique
qui rappellent la franche gaîté et les libres saillies des
Farces du moyen âge. La bonhomie malicieuse des Fa-
bliaux est le trait caractéristique de l'originalité de la Fon-
taine. Bossuet, élève de la maison de Navarre où avait été
élevé Gerson, reproduit dans ses sermons la dialectique ner-
veuse et la profonde théologie des docteurs de l'ancienne
Université de Paris. Il n'est pas jusqu'cà la philosophie poli-
tique des mémoires de Comines qui ne semble avoir inspiré
certaines pages du JJiscoiirs sur l'Histoire universelle ou de
Y Esprit des Lois. On hérite du moyen âge, sans le savoir, et
en le dédaignant. Traité comme un ancêtre dont la barbarie
fait tache parmi les splendeurs et les élégances modernes, il
contribue à former cette gloire du. haut de laquelle on le mé-
prise ; et si modeste que paraisse, dans la magnificence de
son ingrate postérité, la part de richesse qu'il apporte, elle y
est visible. D'une époque à l'autre, la filiation des idées et
des talents est certaine, la tradition des sentiments et des
croyances ne s'interrompt pas ; on se ressemble, en se mé-
37.
J)82 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
connaissant ; îinssi, ce qui domine dans riiistoiru du déve-
loppement de notre littérature, depuis ses origines jusqu'au
temps des chefs-d'duivre, ce qui subsiste, au fond, sous les
apparences changeantes, malgré la variété et le combat des
éléments nouveo-ux qui viennent tour à tour s'ajouter à l'en-
semble, ce qui résulte de ce travail latent des siècles, de cet
effort continu vers la perfection, c'est l'harmonie et l'unité.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
AvEirrissEMKNT. — Caraclcre particulier de ce second volume. —
Sujets qui y sont traités. — Conclusion de l'ouvrage. v-vi
FIN DE LA DEUXIEME PARTIE
TROISIÈME ÉPOQUE.
La poésie satirique, morale et didactique. — Les derniers
poètes lyriques.
Chapitre V^. — La poésie satirique. — Les fabliaux ; leurs origines
et leurs espèces diverses. — Rutebojul'et les principaux auteurs
de satires. — Les grands poèmes satiriques. — Le Roman de
la Rose et le Roman du Renart. 1-56
Chapitre IL — La poésie didactique et la poésie morale proprement
dite. — Restiaires, Volucraircs et Lapidaires. — Poèmes
sur la chasse, sur la géographie et l'astronomie. — Prières
et sermons en vers. — Les Castoiemcnts. — Le Miroir de
Mariage, le Rréviaire des nobles, etc. 57-8G
Chapitre IIL — La poésie lyrique aux xiv'' et xv" siècles. — • Le
Chant royal, la Ralladc et le Rondeau. — L'inspiration pa-
triotique : Olivier Basselin. — Les deux plus célèbres poètes
de ce temps : Charles d'Orléans et Villon. — Rimeurs de la
fin du moyen âge. — Les « grands rhétoriqueurs. » 87-152
TROISIEME PARTIE
LES PROSATEURS FRANÇAIS DU XIl'' AU XVl" SIÈCLE.
PREMIÈRE SECTION
Les Historiens.
Chapitre I". — Les origines de riiistoirc en langue française. —
Les chroniques versifiées et les poèmes historiques avant le
xiii« siècle. — Commencements des l'histoire officielle : les
Grandes Chroniques de France. — Les mémoires personnels.
Le livre de Yillehardouin. — Travaux récents sur le texte de
ces mémoires. — Henri de Valenciennes. 153-182
584 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre II- — Joinville et ses contemporains. — Les historiens
de saint Louis. — Edition savante du livre de Joinville, pu-
bliée par M. Natalis de WaiUy, en 18(38. — Restitution du
véritable texte de cet historien. 183-211
Chapitre III. — Les chroniques de Froissart. — Ses prédécesseurs
immédiats. — Sa vie, ses amitiés, ses voyages. — Nomi)reux
manuscrits de ses chroniques. — Recherches de MM. Kervyn
de Lettenhove et Siméon Iaîcc sur la biograpliie ou sur les
manuscrits de ce chroniqueur. 212-255
Chapitre IV. — Les mémoires de Comines. — Principaux succes-
seurs et continuateurs de Froissart. — Formes variées de
leurs chroniques. — Vie de Comines. — Découvertes récentes
dues à M. Kervyn de Lettenhove. — Originalité de l'esprit
politique de Comines; traits distinctifs de son style. 25G-295
DEUXIEME SECTION
Les Orateurs.
Chapitre F"". — Naissance et développement de l'éloquence sacrée
en français, aux xii" et xin" siècles. — Saint Bernard et Mau-
rice de Sully. — Grand nombre de prédicateurs sécuhers ou
réguliers. — Composition et règles du Sermon. — L'oraison
funèbre. — Etat de la chaire chrétienne, au temps de saint
Louis. 296-339
Chapitre II. — Déclin de l'éloquence sacrée aux xiv"^ et xv" siècles.
De quelques hommes de talent, célèbres par leur action puis-
sante sur les multitudes. — Analyse des sermons de Cerson.
— La prédication sous Charles VII et Louis XI. 340-380
Chapitre III. — L'éloquence et la littérature politiques. — La parole
publique dans les temps féodaux. — Les harangues oflicielles
dans les états généraux. — Les temps révolutionnaires. —
Publicistes du moyen âge. — La littérature royale et la litté-
rature d'opposition. 387-433
Chapitre IV. — L'éloquence judiciaire et l'ancien barreau français.
— Organisation de la justice et des tribunaux en France de-
puis l'époque des invasions barbares jusqu'au xvi" siècle. —
Création du parlement de Paris et de l'ordre des avocats. —
De la littérature judiciaire dans l'ancienne France. 434-504
TROISIEME SECTION
Romanciers, moralistes et traducteurs.
Chapitre P"". — Les romanciers. — Contes et récits des xiii" et
TÂBLlî DES MATlÈUliS. o85
xiv" siècles. — Le roman de mœurs au w'^ siècle : Jehan
de Saintré, par Antoine de la Salle, — Satires en prose.
Les Cent Nouvelles nouvelles; les Quinze Joyes de ma-
riage. 505-531
Chapitre IL — Les moralistes et les traducteurs. — Le Ménagier
de Paris. — Traités de dévotion en français. — Livres de
sciences, de médecine, d'astronomie, <le chasse, de guerre et
d'histoire naturelle. — Li Trésors, de Brunetto Latini. — Le
Livre de Marco-Polo. — Anciennes traductions en prose. —
Pierre Bersuire ou Bercheure, Nicole Oresmc. 532-568
Chapithe IIL — Résumé et conclusion. — L'enseignement au
moyen âge. — Nécessité d'une renaissance des études clas-
siques. 5G9-582
FIS DE LA TABLE DU SECOSD VOLUME.
jAl.sT-CUiLD. — IMrniMblUE Ut M"" V« tLO. D..L1.N.
PQ Aubertin, Charles
151 Histoire d| la langue
A8 et de la littérature
1876 française
t. 2
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